Marcel Granet (1884-1940)

DANSES ET LÉGENDES DE LA CHINE ANCIENNE

Annales du musée Guimet, Bibliothèque d'études, tome LXIVe.
Première édition 1926.

  • Introduction : "Je ne ferai pas la faute de vouloir reconstituer une seule des légendes chinoises.
    Décomposées, réduites à l’état de concrétions littéraires, dégradées plus encore, peut être, — l’histoire a passé là — pour avoir servi à des entreprises diverses de reconstruction érudite, il n’en reste que des lambeaux méconnaissables, emmêlés, retaillés, mutilés. Une poussière de centons : pour qui désire voir d’où sort la Chine féodale, voilà l’unique héritage. Documents pauvres et précieux ! J’ai tenté la gageure de les utiliser. — Mais je veux le montrer : il suffit de soumettre ces légendes déformées à une analyse sociologique. On entrevoit qu’elles dérivent de l’affabulation de drames rituels et de danses religieuses. Cette valeur originelle est elle reconnue ? On peut deviner les conditions sociales, techniques, ethnographiques qui présidèrent à la fondation des Seigneuries.
    D’où cet essai et son titre : Danses et légendes de la Chine ancienne."
  • "J’essaie donc de dresser un premier inventaire des décombres.
    À un moment déterminé de l’histoire chinoise, danses et drames rituels ont joué un rôle important. Des schèmes imaginatifs furent alors inventés, dont on peut voir qu’à de longs siècles de distance ils commandaient encore la pensée et l’action. Ils s’imposaient à l’esprit quand il s’agissait de fonder un pouvoir ou d’en décrire la fondation.
    Je propose l’hypothèse que voici : danses et drames rituels ont joué un rôle important à l’époque où s’établit le pouvoir seigneurial.
    Si l’hypothèse paraît valable, les débris qui restent de l’affabulation des drames et des danses permettent d’étudier le milieu d’idées et de sentiments — et par suite le milieu réel — où prit naissance l’organisation féodale."
  • "J’ai résisté à plusieurs entraînements.
    Je me suis privé du plaisir que procure toute reconstruction. J’aurais pu, dans quelques cas, présenter des reconstitutions, assez vraisemblables et assez riches, de telle figure divine ou de tel thème légendaire. C’eût été tricher avec un sentiment très net qui me vient des textes : les lambeaux sur lesquels on est obligé de travailler, proviennent de milieux d’idées (historiques ou géographiques) extrêmement divers.
    ...Les reconstitutions font meilleure figure quand on les présente isolément. J’ai évité de me procurer les bénéfices que l’on amasse par une production savamment ordonnée d’articles de détail.
    ... Quand les documents laissent un vide, l’usage est de le masquer à l’aide des opinions d’auteurs. Ce sont même ces ponts fragiles que le public savant considère comme les meilleurs passages — parfois les plus solides et souvent les plus décoratifs. Je me suis interdit ce luxe."

Extraits : La danse des Douze Animaux - L’exécution et la danse de Fang-fong - Conclusion
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La danse des Douze Animaux

Nous possédons deux descriptions assez étendues de la cérémonie du changement d’année. L’une figure dans le Heou Han chou, l’autre dans le T’ang chou. Elles ne différent que dans le détail.

L’essentiel de la fête était une danse : la danse des Douze Animaux.

La cérémonie se nommait Ta No (le grand No : ce dernier caractère signifie « Calamité »). Elle avait pour but d’expulser les Pestilences. Elle se faisait dans le palais impérial. On y employait un nombreux personnel. Les principaux exécutants étaient des jeunes garçons. Sous les Han, il y en avait 120. Ils devaient avoir de 10 à 12 ans ; ils portaient un bonnet rouge et une tunique noire et tenaient en mains de gros tambourins à manche. Le personnage qui jouait le premier rôle dans la cérémonie, le Fang-siang-che, avait quatre yeux de métal jaune et portait une peau d’ours. Son habit supérieur était noir et son habit inférieur rouge. Il tenait une lance et brandissait un bouclier. Il y avait en outre 12 animaux avec poils (ou plumes) et cornes. On les faisait entrer dans la salle du trône où nombre de fonctionnaires et de gardes étaient groupés, portant tous un bonnet rouge. Les jeunes garçons psalmodiaient d’abord en chœur une imprécation menaçante à l’adresse des Choses Mauvaises ; puis l’on exécutait la danse du Fang-siang-che et des Douze Animaux. Tous faisaient, en poussant de grands cris, trois fois le tour de la salie, et, portant des torches, sortaient, pour reconduire au dehors les Pestilences, par la porte du Sud. Une première troupe de cavaliers, se passant les flambeaux, les transportaient hors de l’enceinte du palais ; cinq cohortes de cavaliers nouveaux s’en chargeaient alors et allaient les jeter dans la rivière Lo. — L’expulsion terminée, des figurines d’hommes en bois de pêcher, des effigies de Yu liu et des cordes de jonc étaient disposées sur les portes pour l’année nouvelle et l’on remettait aux principaux dignitaires des lances de jonc et des bâtons de pêcher.

Les Rites des Souei et des T’ang ne mentionnent ni la course aux flambeaux, ni les rites d’intronisation de l’année nouvelle dont parle le rituel des Han. Ils parlent, en revanche, des victimes qui étaient, à la fin de la cérémonie, sacrifiées et écartelées aux portes par où sortaient les exorcistes [c’est à dire, sous les T’ang, à la porte du palais (centre) et aux quatre portes cardinales de la capitale]. Le bélier et le coq écartelés, avec accompagnement de libations, étaient enfouis dans une fosse. Une prière écrite était lue par un invocateur : elle indiquait qu’en telle année l’invocateur Un Tel avait été chargé d’avertir le (les) Chen de T’ai Yin (le Yin suprême). — Les conceptions relatives à T’ai Yin ont varié avec le temps et les écoles ; sans doute l’idée qu’on a ici en vue se rapproche-t-elle de celle qui s’exprime ainsi dans un autre ouvrage : « Quand le Soleil va dans les demeures du Nord, le Nord étant le Grand Yin (Ta ou T’ai-Yin), on craint qu’il (le Soleil, qui est Yang) ne soit opprimé (par le Yin). On donne donc aux officiers l’ordre de faire (la cérémonie) Ta No, afin de soutenir le Yang et d’opprimer le Yin. (On emploie pour cela) le Fang-siang-che, les serviteurs publics, ainsi que des jeunes filles qui se servent d’arcs de pêcher, de flèches d’épine et de tambours de terre. »

Le pêcher n’a pas cessé, après les Han, de jouer un rôle aux fêtes du nouvel an. L’écartèlement des victimes à l’occasion du No, loin d’avoir commencé après les Han, était en usage avant leur dynastie. Les rituels s’occupent surtout de règles protocolaires (nombre, costume, rang des exécutants) qui fixent le degré de magnificence de la fête. Ils ne cherchent pas à donner un tableau complet des rites et, moins encore, à en déterminer le sens. Le rituel des T’ang semble mettre la cérémonie du Ta No en relation avec un point critique de la vie du Soleil. Rien n’indique que cette idée soit récente, rien ne prouve non plus que ç’ait toujours été l’idée principale de la Fête.

Génies des mois et génies des éléments

Le nombre et l’âge des jeunes gens varient selon les rituels. Le Fang-siang-che reste toujours le principal personnage de la cérémonie. Le point central est la danse du Fang-siang-che et des Douze Animaux.

Les Douze Animaux sont ils les emblèmes des Douze Mois ?

La liste de ces Bêtes est la même, exactement, dans le T’ang chou et le Han chou. Le Souei chou se borne, à titre d’exemples, à en nommer deux qui se retrouvent dans la liste commune. Wang Tch’ong, qui vivait sous les Han, parle d’une part, des Esprits (Kouei) de la Maison qu’il semble apparenter au Dragon Vert et au Tigre Blanc, génies de l’Est et de l’Ouest ; il appelle ces Esprits les Douze Génies (Chen). Dans un autre passage, il paraît les apparenter à T’ai Souei dont il dit que c’est un génie céleste d’une nature analogue au Dragon Vert. T’ai Souei ou Souei Yin (le Yin de l’Année) est un corps astral qui se déplace en sens inverse de Souei Sing, la planète de l’année (Jupiter), et symétriquement à elle. Le cycle de Jupiter ou de T’ai Souei est le principe d’une division du temps en périodes de Douze ans, chaque année étant définie par l’un des caractères cycliques qui servent aussi pour les mois et les heures. Parmi les Douze Génies qu’il rapproche de T’ai Souei, Wang Tch’ong nomme Teng-ming et Ts’ong k’ouei qui ne figurent pas dans les listes des Douze Animaux.

Ts’ong k’ouei paraît être en rapport avec le troisième et Teng ming avec le deuxième mois de l’année.

Les Douze Animaux, dans l’invocation psalmodiée où ils sont nommés, sont désignés par des expressions intraduisibles et qui paraissent ne présenter aucun sens. La glose n’essaie point de les expliquer. Elle se contente de les rapprocher de monstres moins obscurs. Quelques uns de ceux ci figurent dans les listes des animaux qui sont les prodiges de l’eau, de la terre, du bois (c’est à dire de différents éléments), et aussi des tertres, des monts, des marais (c’est à dire de diverses sortes de terrains).

Tchouang tseu donne une liste de ce genre ; il y fait entrer les génies de la maison. [Ceux ci sont au nombre de SIX, mais, deux d’entre eux formant UN COUPLE, ils sont répartis dans CINQ lieux différents.] Le Li est le génie de l’impluvium placé sous les ouvertures du toit ; le Kie est le génie du foyer : il porte des habits rouges et ressemble à une belle femme ; le Lei-t’ing « tonnerre foudre » réside dans les balayures entassées à l’intérieur de la porte à un battant de la maison ; le Pei-a et le Wa-long sautillent au Nord-Est (ou au Nord), tandis que le Yi-yang habite au Nord-Ouest. Le Yi-yang a une tête de chien ou de léopard et une queue de cheval. Le Wa-long ressemble à un petit enfant grand d’un pied quatre pouces. Il a une épée à la ceinture et tient une lance. Il porte un vêtement noir et un bonnet rouge, exactement comme les enfants qui participent au Grand No.

Tchang Heng, dans le passage du Tong king fou qui sert de commentaire à l’imprécation du No hivernal, ne nomme aucun des Êtres qui, d’après Tchouang tseu, habitent les maisons ; mais, tout à la fin de son énumération, il déclare que l’on «tue Ye-tchong et que l’on extermine Yeou-kouang». Ye-tchong et Yeou-kouang, bien que l’auteur signale deux opérations meurtrières, sont considérées par le commentateur comme formant un groupe de HUIT Frères qui vivent parmi les hommes. Peut être faut il les rapprocher du plus jeune des TROIS fils de Tchouan-hiu qui réside dans les coins des habitations humaines et se plaît à effrayer les petits enfants.

Ce fils de Tchouan-hiu, mort en bas âge comme ses frères, est, comme eux, un Esprit de la Pestilence. Selon Wang Tch’ong, c’était ces trois Esprits que visait anciennement la cérémonie d’expulsion qui sert aussi à accueillir l’année nouvelle.

Le premier des frères qui habite le Yang-tseu Kiang est essentiellement Esprit de Pestilence. Le second se tient dans la rivière Jo : il est Wang-leang et Yu-kouei. Le Wang-leang ainsi que K’ouei étaient, au dire de Confucius, les prodiges du bois et de la pierre. Selon Wei Tchao, cette expression : bois et pierre, désigne les montagnes. En effet, Tchouang tseu considère que K’ouei réside dans les montagnes. Le Wang-leang, d’autre part, est l’essence des monts. Il sait imiter la voix humaine et tromper les hommes. Tchang Heng ne cite point le Wang-leang, mais nomme le Fang-leang dont on nous dit qu’il est le génie des marais herbeux. Le Tcheou li enseigne que le Fang-siang-che qui, dans la cérémonie No, chasse les Pestilences, était aussi employé à chasser des fosses mortuaires les Fang-leang. Fang-leang équivaut, dit on, à Wang-leang.

D’après les gloses du Tong king fou, ce n’est point le Fang-leang (ou Wang-leang) qui est le génie de la pierre et du bois, mais le Wang-siang. Confucius, Tchouang tseu et Houai-nan tseu déclarent que le Wang-siang est un prodige de l’Eau. Confucius l’apparie à K’ouei, tandis qu’il apparie le Wang-leang au dragon (long). Tchang Heng apparie le Wang-leang à K’ouei et à Kiu. — Si le Wang-leang est fils d’un des Cinq Souverains, K’ouei et Long, « le Dragon », sont les ministres de Chouen, le plus célèbre des Cinq Souverains. K’ouei est un musicien ; il est aussi, ainsi que Long, un DANSEUR.

Tchang Heng dit qu’on coupe à la hache le K’iu-k’ouang (mot à mot : chien enragé ; k’ouang signifie aussi fou et présomptueux). Il s’agit, nous dit on, d’un DÉMON SANS TÊTE. Les Démons sans tête provoquent la sécheresse en dansant une DANSE DES ARMES. Le Chan hai king signale dans l’Extrême Occident un être nommé Hing yao ou Hing t’ien ou encore Hing ts’an (yao veut dire mort prématurément et ts’an signifie exécuté) qui « disputa au Souverain la puissance sacrée (chen)... ». Le Souverain lui coupa la tête et l’enterra dans la Montagne Tch’ang yang (= Heng chan, Montagne cardinale du Nord) : de ses mamelles, il se fit des yeux ; de son nombril, il se fit une bouche : brandissant le bouclier et la hache, il DANSE ». C’est aussi dans l’Extrême-Ouest que « se dresse un homme sans tête, brandissant la lance et le bouclier ; il s’appelle Hia keng [Hia signifie été, mais est encore le nom de la première dynastie ; Keng veut dire laboureur]. Jadis Kie, le dernier souverain des Hia, fut, à Tchang chan, combattu par T’ang, Fondateur des Yin, et subit une défaite. T’ang coupa la tête à Keng par devant (?). Keng, quand il se dressa sans tête, courut pour fuir le châtiment et descendit sur la montagne Wou.

Le Laboureur (Keng-fou) figure dans la liste de Tchang Heng. On l’emprisonne, dit on, dans le gouffre de Ts’ing-ling. En effet, d’après le Chan hai king, le Chen (génie) Keng-fou (le Laboureur) a, pour lieu habituel de promenade le gouffre de Ts’ing-ling. Quand il y entre ou qu’il en sort, il se produit un éclat de lumière. Lorsqu’il se manifeste, le pays (où il apparaît) subit une défaite. Là se trouvent aussi neuf cloches dont le chant prévoit la tombée du givre ». C’est aussi à Ts’ing-ling que cet homme du Nord nommé Wou-tchai alla se noyer quand Chouen, dont il était l’ami, lui céda (jáng) l’Empire. — Le Laboureur est un génie de la sécheresse et c’est « parce qu’il déteste l’eau » et « pour qu’il ne puisse plus nuire » qu’on l’emprisonne dans Ts’ing-ling. — C’est pour la même raison que l’on noie dans l’Étang Divin Niu-pa. Niu-pa (ou Pa) est la Sécheresse en personne. Elle est fille du Ciel ou de Houang-ti. Elle a rendu possible l’avènement de ce Souverain. On raconte aussi qu’elle a été exilée par lui dans les Marches Désertes du Nord.

Houang-ti, le premier des Cinq Souverains, eut pour Ministre Tch’e-yeou. On dit encore qu’il combattit Tch’e-yeou et qu’avec l’aide de Niu-pa, il le tua. Tch’e-yeou était le chef de Tch’e-mei. Les Tch’e-mei sont les génies des marais de montagne. Tchang Heng nous dit qu’on les rejetait. Nous savons que les quatre Bannis des Monts polaires avaient pour charge de repousser les Tch’e-mei. Mei désigne l’ensemble des choses VIEILLIES ET DEVENUES MALFAISANTES). Quand Tchang Heng veut faire tenir en une seule expression toute la cérémonie, il écrit qu’on expulsait les Pestilences aux Quatre Bouts du Monde. [Le mot Tch’e, rouge, signifie aussi «expulser, arracher»; il figure dans le titre d’un officier nommé par le Tcheou li qui avait pour charge d’expulser les bêtes cachées dans les murs des maisons, en les attaquant avec les cendres et le bouillon d’huîtres brûlées. — Le mot pŏ désigne les herbes desséchées et les chaumes ; écrit avec une autre clé pă, il veut dire arracher, détruire, ou bien, écrit Pŏ et Pă ou Pŏ, il signifie : Sécheresse.]

Le Wei-t’o que l’on décapitait est, lui aussi, un génie des marais. C’est une sorte de serpent épais comme un essieu et long comme un timon qui est coiffé de rouge vif et vêtu de pourpre (couleur princière). Il est rapport avec les avènements, car qui le voit devient Hégémon et qui le mange possède l’Empire. Les glosateurs du Chan hai king assimilent le Wei-t’o (on dit aussi Wei-yi) au Fei-yi lequel n’est autre que le Wei ou Kouei et devrait s’écrire Wei-yi ou Wei-t’o. Le Wei est le génie des rivières desséchées ; le Fei-yi (ou Wei-yi) dont la résidence est le Mont cardinal du Nord (Heng chan) ou le Mont cardinal de l’Ouest (Houa chan) se montra au moment où T’ang le Victorieux fonda la dynastie Yin et eut à subir la sécheresse.

L’expression wei-t’o peint un mouvement tortueux ou les plis d’un drapeau qui flotte, ou bien encore une démarche souple et aisée ; la même idée est indiquée par l’expression wei-souei, dans laquelle souei est mis pour t’o. Parmi les Douze Animaux énumérés dans l’invocation du Han chou et du T’ang chou, il en est un qui est nommé Wei-souei. Peut être doit on reconnaître en lui le Wei-t’o qui figure dans la liste de Tchang Heng et dans Tchouang tseu.

Des noms qui correspondent peut être à des noms secrets ou à des sobriquets, sont donnés à toutes les autres bêtes. Le sens de ces dénominations nous échappe. Une seule est claire (c’est l’une des deux qui figure au Souei chou) : une des Douze Bêtes est K’iong-k’i. K’iong-k’i, le Vaurien, est le sobriquet (le nom secret ?) de Kong-kong, l’un des Quatre Monstres bannis par Chouen quand il prit le pouvoir.

K’iong-k’i correspond au Vent Kouang-mo, qui est le Vent du plein Nord, du trigramme Kouen, du tambour et du solstice d’hiver [Le solstice d’hiver, dans le calendrier régulier, tombe au 11e mois ; K’iong-k’i est le 11e animal de la liste.] Il est chargé de manger les kou, c’est-à-dire ce qui, par excellence, est Maléfice. Les tigres passent pour les plus grands ennemis des Esprits du mal ; K’iong-k’i est un tigre ailé. Il était peut être le principal des animaux danseurs de la fête hivernale.

Avant que les êtres malfaisants ne soient liés dans le triple cercle de la danse, les jeunes garçons chantent en chœur « Kia-tso mange les (choses) néfastes — Fei-wei mange les tigres — Hiong-po mange les Mei (êtres vieillis et malfaisants) — T’eng-kien mange les (choses de) mauvais augure — Lan-tchou mange les calamités — Po-k’i mange les rêves — K’iang-leang et Tsou-ming, ensemble, mangent les morts écartelés et les âmes parasites (?) — Wei-souei (Wei-t’o ?) mange les Kouan (?) — Ts’ouo-touan mange les Géants — K’iong-k’i et T’eng-ken, ensemble, mangent les Maléfices (kou) — (que) ces Douze génies (Chen) chassent le Mauvais et le Néfaste ! — (qu’ils fassent) rougir (?) vos corps ! — (qu’ils) brisent votre épine dorsale et vos articulations ! — (qu’ils) dépècent votre chair ! — (qu’ils) arrachent vos poumons et vos entrailles ! — vous, si vous ne vous hâtez pas de partir, les retardataires serviront de pâture ! »

L’incantation psalmodiée au cours du grand No est intraduisible, non seulement à cause de l’obscurité des formules et des noms qu’on y rencontre mais aussi parce qu’on ne saurait dire si les verbes y sont à l’impératif, à l’optatif ou à l’indicatif. En fait, il suffit que les mots soient énoncés pour que les choses qu’ils évoquent se réalisent.

La formule du No s’apparente aux formules d’imprécation qui vouaient un condamné aux forces de destruction les moins honorables. Mais, ici, les condamnés sont dévorés ou menacés de l’être. Fait curieux : les tigres, ces épouvantails des esprits malins, sont parmi les dévorés ; parmi les dévorants se trouve K’iong-k’i le tigre, être malfaisant, monstre anthropophage.

Sans doute n’y a t il pas une différence de nature entre les mangeurs et les mangés. Les esprits et les génies reçus et nourris dans la maison pendant l’année écoulée sont expulsés et remplacés par des génies et des esprits d’une puissance renouvelée : reconduire le vieux, introduire le neuf sont les deux aspects d’une même opération rituelle.


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L’exécution et la danse de Fang-fong

Assemblées féodales et joutes mythiques

Le duc Siang de Song désirait réunir les Barbares sous son autorité. Il projetait aussi d’établir son hégémonie sur les princes. Il sacrifia à un dieu local un seigneur arrivé en retard à une réunion qu’il avait convoquée.

Yu le Grand, fondateur de la dynastie Hia, convoqua une assemblée sur le mont Kouei-ki ; Fang-fong, un feudataire, arriva en retard. Yu le tua.

Siang et Yu se proposaient tous deux de dépasser la frontière qui marquait les limites de leur pouvoir. Mais le sacrifice humain, qui fut pour l’un un principe de ruine, fut pour l’autre un principe de prestige.

Il est tenu pour assuré que le duc Siang n’obtint pas l’hégémonie parce qu’il se montra inhumain. Un auteur semble aussi accuser Yu le Grand de cruauté (et, en même temps que lui, Chouen, blâmé pour avoir tué un personnage qui avait acquis du mérite à lutter contre les Eaux débordées). Sseu-ma Ts’ien, qui a si peu de choses à raconter sur le règne de Yu, préfère passer sous silence l’exécution de Fang-fong. Les Annales sur bambou n’hésitent pas à la rapporter. Elles ne lui consacrent que quatre mots. Le Wou Yue tch’ouen ts’ieou n’est guère moins bref ; mais il donne la morale de l’histoire : dès que Fang-fong eut été décapité, « l’Empire tout entier se réunit sous l’autorité de Yu ».

Sseu-ma Ts’ien et les Annales sont d’accord pour affirmer que Yu le Grand mourut à Kouei-ki, la 8e année de son règne. Ce fut aussi l’année où Fang-fong fut exécuté à Kouei-ki.

Kouei-ki est la montagne sainte de Yu. Là étaient son tombeau, son puits, son temple et son champ sacré que sarclaient les corneilles. On pouvait encore voir à Kouei-ki un temple à étage consacré à l’Esprit de Fang-fong.

Il est admis que Kouei-ki signifie réunir et faire le compte. Ce nom fut donné à la montagne en souvenir de l’assemblée où Yu le Grand reçut l’hommage et les présents des Dix mille Seigneurs. La réunion, d’après le Tso tchouan, eut lieu sur un mont nommé Tou chan : Yu avait épousé une fille de Tou chan. Les Annales sur bambou comptent deux assemblées, l’une à Tou chan, la 5e année, l’autre à Kouei-ki, la 8e année. Les savants sont d’avis qu’il s’agit de deux faits distincts, il ne convient point de les confondre : le règne de Yu n’est pas trop riche de faits historiques. Tou chan n’est donc pas Kouei-ki. Le nom ancien serait Mao-chan ou Miao chan.

Une autre tradition veut que ç’ait été Fang chan.— Fang fait partie du nom de Fang-fong.

Le Mont Kouei-ki est la Montagne sainte du pays de Yue dont les princes réclament Yu le Grand pour ancêtre. Elle est située au sud de l’ancienne Confédération chinoise ; Yue passa longtemps pour un pays de Barbares. Les historiens doutent que Yu le Grand soit allé jusqu’à Kouei-ki. Ils s’étonnent même que sa légende se soit installée de si bonne heure dans le pays de Yue.

Mais Yu le Grand alla bien plus avant dans le Midi. Il alla jusqu’aux Quatre Mers.

Il tua Fang-fong à Kouei-ki, puis il installa dans les Marches de l’Extrême-Sud un peuple dont le héros était Fang-fong. C’est le peuple des Poitrines-percées qui habite, dans le Midi, l’extérieur des Mers.

Ce peuple est l’un de ceux dont le tribut signale la pleine Vertu d’un Souverain. Houang-ti, aïeul de Yu à la cinquième génération, reçut la 5e année de son règne la visite des Poitrines-percées. C’est là un événement célèbre : il a inspiré les sculpteurs du Chan-tong. Il fournit aux historiens le moyen de nier que les Poitrines-percées datent seulement du règne de Yu le Grand.

Deux récits affirment le fait. Le plus bref peut passer pour une réplique abrégée du premier. On va voir qu’il contient une variante importante.

« Jadis Yu donna la Paix à l’Empire. Il réunit les feudataires dans la campagne de Kouei-ki. Fang-fong arriva en retard ; (Yu) le tua : la Vertu des Hia (c’est la Dynastie que Yu est en train de fonder) parvint à la plénitude. Deux dragons descendirent auprès de Yu. Yu chargea Fan Tch’eng-kouang de (les atteler et de) conduire le char puis de faire route vers les Régions Externes et, le tour fait, de revenir. Arrivé dans la Mer du Sud, il passa par Fang-fong. Deux vassaux de Fang-fong, en raison de l’exécution de Tou chan, quand ils virent l’envoyé de Yu, furent pris de colère (nou) et tirèrent des flèches contre lui. Soudain il y eut vent, pluie et tonnerre : les deux dragons s’élevèrent dans l’air et s’en allèrent. Les deux vassaux effrayés se percèrent eux-mêmes le cœur avec leur épée et moururent. Yu, par pitié pour eux, retira les épées. Il les guérit avec la plante qui fait ne pas mourir. Ainsi fut créé le peuple des Poitrines-percées. »

« Yu donna la paix à l’Empire. Il tint une assemblée dans la campagne de Kouei-ki, puis, dans le Sud, il passa près de deux génies (chen) de Fang-fong qui tirèrent sur lui avec leur arbalète (nou). Il y eut soudain du tonnerre. Les deux génies effrayés se percèrent eux-mêmes le cœur avec leur épée. Yu, par pitié pour eux, retira les épées. Il les guérit avec la plante qui fait ne pas mourir. Tous deux vécurent et ce fut le peuple des Poitrines-percées. »

Le caractère mythique du combat apparaît clairement. Le rôle joué par les dragons et le tonnerre suffit à l’affirmer. D’ailleurs si le premier récit ne met en scène que des vassaux de Fang-fong, le deuxième parle franchement de génies (chen).

Lieux-Saints et Danses animales

L’Inspection de l’Extrême-Sud prolonge l’assemblée tenue sur un mont méridional. L’assemblée comprend une exécution ; le combat, qui a lieu pendant l’Inspection, en est l’épilogue. L’exécution a fait arriver à la plénitude le prestige des Hia ; le combat a pour conséquence la création d’un peuple de vassaux dans les Marches Désertes. Le combat met en scène des génies (chen). L’assemblée est aussi une assemblée de génies (chen).

Nous savons, grâce à Confucius, que Fang-fong n’était point un homme ordinaire : c’était un géant dont un seul ossement suffisait à charger un char.

Un de ses os fut retrouvé à Kouei-ki au cours de fouilles faites en 494 av. J.-C. En ce temps là, Confucius vivait et les princes cherchaient à profiter de ses enseignements. Un envoyé vint tout exprès de Yue prendre des informations auprès du Maître. Pourquoi l’ossement trouvé était-il si grand ? Confucius identifia tout de suite la trouvaille. C’était un os de Fang-fong qui fut tué et exposé par Yu à Kouei-ki. En effet, chacun des os de Fang-fong faisait la charge d’un char.

Confucius ajouta que Fang-fong avait été exécuté pour être arrivé en retard à une assemblée où Yu le Grand « avait fait venir tous les génies (chen) ».

L’expression « faire venir tous les chen » surprit l’envoyé de Yue qui demanda une explication. Confucius lui déclara que « l’Efficace [chen ou, aussi bien, ling (Influence Heureuse)] des Monts et des Fleuves suffit à régler le Monde : leurs gardiens sont les chen (c’est-à-dire les seigneurs). Les (gardiens des) Dieux du Sol et des Moissons sont les seigneurs ».

Cette réponse d’oracle était décisive. L’interlocuteur n’insista pas.

La formule employée par Confucius met en évidence la parenté des Monts ou des Fleuves et des Dieux urbains du Sol : est seigneur qui est chef de leur cuite. Elle atteste l’identité de la puissance sacrée qui appartient aux Dieux ou aux Chefs : tous méritent d’être qualifiés par le mot chen. Ce mot (auquel le mot ling peut être substitué) se dit de tout pouvoir dont émane une Influence Heureuse.

Mais le sens de l’expression tous les chen peut être précisé. Chouen célébra une cérémonie en faveur de tous les chen après avoir fait, en l’honneur des Montagnes cardinales et des grands Fleuves, le sacrifice qui se fait de loin, Wang. Tous les chen signifie : monts et rivières secondaires. Le sacrifice que Chouen fit pour eux s’appelle Pién, faire le tour. — Ainsi quand il est question de l’assemblée et qu’on parle de tous les chen, on veut désigner l’ensemble des feudataires. Inversement, l’un des récits du combat appelle vassaux ceux que l’autre récit appelle chen (génies).

Les feudataires ou les chen de Fang-fong, rendus à la vie par pitié, fondèrent une race vassale dans l’Extrême-Sud. La pitié d’un Souverain permit de même aux descendants de Houan-teou (quand celui-ci se fut SUICIDÉ) de fonder un peuple dans la Mer du Midi. Houan-teou est l’un des Quatre Bannis qui sur les Monts Polaires propagent l’action civilisatrice (pién) de l’Homme Unique, cependant que Quatre Ministres gouvernent (pién) les Quatre Départements de l’Espace-Temps. Ce fut après avoir réglé le Calendrier et avant d’inspecter les Montagnes cardinales que Chouen fit le sacrifice qui se fait de loin aux grands monts et le sacrifice pién (en faisant le tour) à tous les chen.

Fang-fong, l’un des chen convoqués à Kouei-ki, y fut exécuté. Deux chen de Fang-fong, après s’être suicidés, fondèrent un peuple de vassaux. Fang-fong conserva un Temple à Kouei-ki. La montagne devint le centre du culte de Yu le Grand. L’assemblée, comme le combat qui en est l’épilogue, a eu pour résultat l’inféodation d’un peuple et d’un culte.

Fang-fong était tué avant le combat. Yu, qui se trouva sur place quand il fallut ressusciter les génies suicidés, assista-t-il à la bataille ? Celle-ci ne mit-elle en présence que deux dragons et deux chen ?

Le culte de Fang-fong consistait en une danse à trois exécutants.

Dans le pays de Yue, nous dit-on, se dansait une danse antique : celle de Fang-fong. On soufflait dans un bambou long de trois pieds, de façon à imiter des mugissements, et trois hommes dansaient, les cheveux épars.

Les effigies de Fang-fong, faites de terre et de bois, représentaient un dragon à oreilles de bœuf, dont les sourcils se réunissaient sur un œil unique.

La danse de Fang-fong n’est-elle pas une commémoration du combat ? Fang-fong ne dansait-il pas entre les deux chen, ses acolytes ?

Yu le Grand est en rapport étroit avec le Tonnerre. Il existe des dieux du vent qui ont un œil unique ou qui ressemblent à des taureaux.

Les mugissements imités pendant la danse figurent sans doute le bruit du vent. Fong veut dire « vent ». Fang passe pour le nom ancien de Kouei-ki. Fang-fong peut être considéré comme un dieu local du vent.

Le combat, dragons contre chen, vent contre tonnerre, est l’épilogue, transporté en pays mythique, de l’assemblée de Kouei-ki. Il semble bien que Fang-fong fut exécuté après un combat rituel ou un concours de danses.

L’assemblée de Kouei-ki figure dans l’histoire à titre de simple réunion féodale : Fang-fong (si l’on ne cache pas son exécution) est un feudataire en faute. — Un hasard a voulu que Confucius ait parlé de la réunion. Les paroles du Sage ont été conservées. Elles attestent le caractère religieux de l’assemblée : ceux qui y figurèrent étaient des prêtres ou des dieux. — La géographie supplée à l’histoire. Le thème des randonnées polaires amène le récit du combat qui complète l’assemblée : c’est une bataille de dieux. — Le Mont Kouei-ki est devenu la montagne sainte du pays de Yue. Yue est un État considéré comme barbare ; les textes qui s’y rapportent n’ont pas mérité d’être expurgés autant que des textes classiques. La piété orthodoxe ne nous a pas interdit de savoir que vainqueur et vaincu étaient célébrés côte à côte par les cultes de Kouei-ki. Le culte de l’un d’eux comprend des danses.

Yu obtint la plénitude du prestige grâce à l’exécution de Fang-fong et ce prestige s’affirma dans une bataille que des danses semblent commémorer. L’histoire a soigneusement transposé les données mythiques dont elle s’est nourrie. Il semble pourtant que l’inféodation d’une chefferie locale à une dynastie suzeraine a été d’abord imaginée sous l’aspect d’un combat d’animaux divins. Yu, certes, est devenu un héros sage, raisonnable et humain. Une partie de son prestige est sortie d’une joute dramatique où Dragons et Tonnerre vainquirent Vent et Taureaux.


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Conclusion

Je me suis interdit de reconstituer la moindre légende.

J’ai procédé uniquement en juxtaposant des couleurs franches. Dans l’arrangement de ces touches indépendantes, je me suis laissé conduire par ces larges canevas que sont les schèmes directeurs, les principes de coordination, propres à la pensée chinoise. Je ne suis guère intervenu que, de temps à autre, par quelques rappels de ton.

Un tableau se voit d’un coup d’œil : s’il est bon, il n’a que faire d’une légende. — Mais mon livre est, malgré mes efforts, un peu long. Il me faut demander au lecteur que, gardant la mémoire d’impressions multiples, il veuille bien, d’un seul coup, apercevoir un ensemble. Encore cet ensemble peut-il être jugé complexe et embrouillé. Il fallait bien, sans souci des apparences de redites, montrer les diverses facettes des faits au moment où elles pouvaient briller. Il fallait aussi battre le terrain et suivre des pistes qui fréquemment s’emmêlent. Les développements, souvent arrêtés net, ont été sans cesse repris plus haut qu’ils n’avaient été abandonnés. Une convenance secrète imposait peut-être cette marche piétinante à l’étude des danses et des légendes chinoises : les vieilles chansons de la Chine, faites de thèmes mis en correspondance, n’ont-elles pas quelque chose du pantoum ? — Il me reste à présenter en raccourci les hypothèses auxquelles cette étude progressive peut conduire.

La littérature de la Chine ancienne est une de celles ou la Critique est condamnée à un rendement minime. C’est une littérature à base de centons. Il est dans la pratique impossible, et il serait en fait d’un intérêt à peu près nul, de déceler les interpolations et les contaminations des textes. — L’histoire des documents se réduit à la constatation de quelques faits d’un ordre très général.

Il y a lieu d’abandonner, sous sa forme classique, l’opposition établie entre textes orthodoxes et non orthodoxes. Les premiers ne méritent pas plus de confiance que les seconds. Les uns et les autres utilisent les mémos thèmes, mais dans un esprit différent.

Les ouvrages non orthodoxes utilisent les thèmes à titre d’illustrations symboliques. Le danger est qu’ils les fassent prendre pour des fables, des inventions, des métaphores personnelles. Il y a, tout au plus, transposition de la valeur symbolique du thème. Un symbole dont on change la signification — le propre du symbole est sa plasticité — reste, dans son fond, lui-même. Il est reconnaissable. Le Chaos opéré sert à Tchouan tseu à exprimer l’idée de la spécificité des natures individuelles. On retrouve sans peine l’image de l’Outre percée et façonnée par les Éclairs. Le symbole, d’autre part, n’est utilisé que lorsque des associations d’idées impératives l’imposent à l’esprit. La danse Sang-lin était terrifiante. Tchouang tseu l’évoque — elle et la danse Hien-tch’e qui lui est apparentée — quand il veut peindre un sacrificateur dépeçant une victime. Sseu-ma Siang jou, s’il pense au Fei-lien et au Hibou, ne peut éviter de rappeler les thèmes jumeaux de la Licorne ou du Dragon volant. Tant qu’ils ne sont point soustraits au domaine de l’imagination qui est le leur, les thèmes mythiques gardent une bonne part de leur fraîcheur. Ils restent des faits.

Les œuvres orthodoxes utilisent aussi les thèmes à titre d’illustrations, mais elles les raccordent à des exposés de l’histoire nationale ou de la morale officielle. Non seulement elles ont besoin de les ajuster à une théorie : elles doivent les présenter comme des précédents — comme des faits historiques. Elles leur prêtent une apparence vraisemblable ; elles les datent ; elles les situent. Ces localisations, toujours précises, peuvent impressionner : c’est le premier danger. À bien y regarder, elles révèlent l’artifice de la transposition. Le duc Yen, au début du IIIe siècle av. J.-C., tire contre le Ciel, comme son ancêtre Wou-yi à la fin du XIIe siècle. La question des canaux et des digues ne se pose pas autrement pour Kouen et pour Yu, ancêtres des Hia, que pour les conseillers des premiers Han. Parler de doublets et de contaminations, rechercher le fait premier ou le texte original — tel serait le rôle de la Critique — serait s’exposer à une erreur dangereuse. Ce système conduirait à nier cette réalité particulière aux thèmes — même transposés sous forme de faits historiques — qui autorise encore à ne les point négliger : ils existent indépendamment des rédactions où on les trouve. Ils forment un lot — peu nombreux — où tout le monde puise, quand il y a à illustrer certains schèmes — peu variés.

Le rôle de ces schèmes, de ces principes de composition, peu conscients mais contraignants, est plus apparent dans les écrits orthodoxes. Là est la faiblesse de ces écrits, si on veut les prendre pour des œuvres ayant ce qu’on appelle valeur historique. Là est pourtant leur principal intérêt. Le Tcheou li est une utopie de feudistes. Il ne peut rien apprendre de la « Constitution des Tcheou ». À la rigueur, on y pourrait chercher les théories d’une École qui prétendit fournir aux Han leurs principes constitutionnels : ce ne serait ni un travail aisé, ni qui mènerait loin. Si l’on faisait l’histoire littéraire du Tcheou li, on serait amené à éliminer du texte trois interpolations décelées par la Critique. Ne font partie de l’Œuvre authentique ni le passage sur les flèches serpentantes tirées sur le Hibou divin, ni celui sur les mariages printaniers, ni celui sur le Fang-siang-che et son masque : or ces trois passages interpolés se réfèrent à des croyances et à des coutumes qui ont plus d’importance et de réalité historiques que tout ce que le Tcheou li peut contenir d’authentique. — Mais, si l’on faisait la critique du Tcheou li, rien ne devrait paraître plus arbitraire et plus faux que son arrangement en six parties et les jeux d’esprit qui, sans cesse, mêlent, opposent ou font sortir l’une de l’autre la répartition par cinq et la répartition par six. Ce schème directeur, ces conflits de schèmes directeurs, sont, en vérité, ce que l’ouvrage contient de plus révélateur. — Prenons l’histoire de Confucius. Une anecdote, celle de Kia-kou, est une fable mensongère. Dans le Kong-yang, il n’en est plus question qu’au commentaire ; les éditions synoptiques la suppriment et il n’y en a pas trace dans le Tch’ouen ts’ieou. Or, si nul thème n’a plus de réalité que celui du danseur sacrifié, alter ego du Chef et qui expie pour lui, nul schème n’exprime mieux le fond des conceptions chinoises que celui qui ressort ici de l’arrangement des données thématiques. Il traduit une croyance : une autorité, un ordre neuf ne peuvent s’établir que par l’écartèlement de vertus nocives. Et quoi de plus significatif que la transposition de cette idée centrale ? Cette victoire sur les forces du mal que l’on expulse (jang) est racontée comme obtenue grâce aux rites polis de la morale noble qui apprennent la modération et font d’abord céder lorsque l’on veut avoir (jang). — Rien, à première vue, n’est plus faux que la transposition historique du même schème quand on le fait servir à donner un cadre aux règnes de Yao et de Chouen. Rien, en réalité, ne montre mieux comment devait être imaginée l’inauguration d’un pouvoir souverain. — Le Che yi ki est un recueil de fables, le Mou t’ien tseu tchouan un roman d’aventures. Sseu-ma Ts’ien est le plus critique des historiens. Cependant les deux premiers ouvrages donnent la clé de l’histoire du Corbeau Rouge. Refusez-leur crédit : le passage de Sseu-ma Ts’ien reste sans explication et sans intérêt. Faites état des recueils de fables et lisez Sseu-ma Ts’ien à leur lumière : le schème d’après lequel l’historien ordonne son récit — l’opposition des Vertus royales des Yin et des Tcheou, Eau et Feu, Poisson Banc et Corbeau Rouge — paraîtrait, si on le considérait tout seul, comme une invention et comme le produit de l’esprit de symétrie ; après lecture des deux romans, ce schème se révèle comme une association d’idées imposée à l’auteur : comme un fait. — Les schèmes directeurs expriment des croyances profondes. Ce sont eux pourtant qui, dans l’œuvre orthodoxe, apparaissent d’abord la chose la plus artificielle, comme c’est l’anecdote symbolique qui semble invention fantaisiste dans l’ouvrage hétérodoxe ou qui, dans un texte classique, passe pour interpolation, contamination, fraude tardive.

Tous les textes, indifféremment, peuvent servir à trouver des faits.

Une critique fructueuse est celle qui partira des faits et non des textes.

La donnée du problème doit être formulée ainsi : pourquoi la littérature chinoise est-elle faite de formules stéréotypées toujours mises en œuvre en des arrangements singulièrement monotones?

Si l’on part des faits, on répondra que les arrangements correspondent aux principes directeurs de la pensée chinoise. C’est pourquoi ils peuvent servir de fils d’Ariane, qui, à l’usage, se vérifient sûrs et solides.

Si l’on part encore des faits, on sera conduit, à propos des centons qui forment la matière littéraire, à supposer qu’ils ne différent point en nature des vers qui ont servi à composer le Che king ou des dictons paysans que l’on a colligés pour rédiger des calendriers. — Ils sortent d’une tradition populaire, d’une tradition orale et vivante.

Sur eux, les savants ont à peine prise. Ils les méprisent et ils les subissent. Houai-nan tseu se décide à montrer Yu le Grand dansant la danse de l’Ours. Le passage disparaît de son œuvre. Yen Che-kou reprend l’anecdote qui l’amuse sans qu’il en voit. le sens ; il laisse subsister l’expression « piétiner les pierres en sautillant » : la formule qui éclaire toute l’histoire s’est imposée à lui. Nul érudit ne comprend plus (ou nul érudit ne voudrait révéler) la parenté des thèmes de l’inondation sortie du mortier, de la ville disparue, de l’enfant sauvé des eaux, des sacrifices d’enfants, des marmites ou des mortiers exposés au soleil, des grenouilles et des tambours de bois creusé qui servent aux cérémonies de l’eau. Mais la formule : « du mortier et du fourneau sortirent des grenouilles » est employée, telle quelle, par les historiens à propos d’un siège où l’eau joua un grand rôle et où l’on mangea les enfants, et on la retrouve dans une tradition recueillie, par hasard, à propos de la naissance de Yi Yin. — Le mariage est une joute et s’apparente à la vendetta ; les joutes sexuelles se tiennent en temps de crues près des confluents où (symbole d’exogamie) deux rivières mêlent leurs eaux ; la divinité du Fleuve est masculine, et féminine, celle de la Lo ; près de leur confluent se trouve le Lieu-Saint où, à l’époque des grandes eaux, se font des sacrifices qui sont des mariages sacrés ; on dit que deux rivières joutent ensemble quand elles mêlent leurs eaux débordées. Aucun savant n’accepte que le Comte du Fleuve et celui de la Lo ne soient pas des seigneurs féodaux luttant à la tête de leurs armées. Cependant on n’écrit point qu’entre eux il y eut bataille, mais qu’il y eut joute. — Confucius est bien certain que Yu le Grand tint sur le mont Kouei-ki une assemblée féodale : il est obligé de dire — quitte à gloser par la suite — que Yu y convoqua des Dieux.

Même mal comprises ou volontairement trahies, les formules stéréotypées, rubriques ou centons populaires, transmises d’âme à âme et s’imposant à tous, commandent l’érudit — au moment même où il tâche de substituer à des fables décevantes une histoire raisonnable et correcte, digne des honnêtes gens.

D’où peut venir cette autorité merveilleuse du centon ?

Si l’on prenait le parti d’appliquer à l’histoire des Yin la méthode des doublets, j’aurais grand'peur que les Soleils de T’ang (ils sont trois dans les Annales) ne fussent déclarés un plagiat maladroit des deux Soleils qui symbolisent la lutte des Tcheou contre les Yin. En fait, il y a là une donnée originale et, de plus, si les Soleils de T’ang figurent dans l’histoire, c’est assurément parce que la mémoire de deux vers — deux vers-proverbes — où il est question du Soleil, est restée attachée à la victoire de T’ang, ce Soleil Levant. — La partie solide du Tribut de Yu est le reste d’une geste versifiée de ce Fondateur de la Chine. — Les renseignements abondent sur les premiers princes des Tcheou, que chantèrent les poètes. Ils célébrèrent un triomphe. Or, les chants du triomphe accompagnaient des danses. Danses et chants, à l’occasion d’un sacrifice suprême, réalisaient la victoire. Apparemment, toute la puissance immuable des chants (et toutes celles des gestes rituels qu’ils définissent et qu’ils animent) a continué d’adhérer aux formules consacrées, aux centons, — de la même manière qu’une autorité sainte n’a jamais disparu des vers du Che king, recueil tardif de poèmes, peut-être récents, mais, assurément, composés de thèmes inventés au cours de danses vénérables.

Les centons qui forment la matière de l’ancienne littérature chinoise, œuvres orthodoxes ou non orthodoxes, œuvres d’imagination ou œuvres historiques, proviennent des débris d’une tradition poétique qui, sans doute, resta longtemps orale et qui, sans doute aussi, s’appuya longtemps sur une tradition rituelle.

Les chants d’un scénario de danse forment un tout, ils ont une unité qui doit pouvoir se défendre et se maintenir liée. Les centons sont poussière volante. Les littérateurs les agglomèrent presque à leur gré. Pourquoi les ensembles anciens se sont-ils brisés ?

Confucius, à l’entrevue de Kia-kou, monte sur le dernier degré du tertre et agite ses longues manches. C’est là le geste rituel qui sera efficace. C’est là le moment décisif de la scène. Nous ne savons pas si le geste de Confucius a jamais été dessiné ou sculpté ; mais nous savons bien qu’un geste équivalent, dans une scène analogue, a été gravé sur les pierres du Chan-tong. — La rédaction du Chan hai king ne peut s’expliquer que si cet ouvrage était d’abord un album où des légendes accompagnaient les figures. Animaux divins ou personnages héroïques y sont représentés avec leurs insignes et les emblèmes qui leur sont propres et, bien souvent, dans des postures de danse. — L’auteur du T’ien wen pose au Ciel ses questions non point à propos d’une histoire complète et qui se tient. Il les pose à propos d’un moment d’une histoire. Il interroge au sujet d’une scène isolée, mais dont tous les détails sont clairs. Il reconnaît Yi l’archer ; il sait le nom de son arc et voit qu’il le tient sous le bras et qu’il a son brassard : « Le Grand Sanglier ! c’est sur lui qu’il tire ! » s’écrie-t-il et il se demande pourquoi le Souverain n’accepta point la graisse de la victime — mais il ne dit pas, il ne sait point à quel ensemble se rattache cette scène. — S’il a une légende sous les yeux, ou si son vers est cette légende, vers et légende ne sont plus qu’un centon, détaché, isolé, prêt à servir en toute occasion, prêt pour la littérature savante et pour l’histoire officielle. S’agit-il du Bon, du Mauvais Archer ? Glossateurs, chroniqueurs, philosophes en décideront à leur bon plaisir.

Entre la littérature érudite et la tradition vivante, on doit, bien souvent, supposer un intermédiaire. Du scénario de la danse chantée est sorti le motif de dessin muni d’une rubrique.

Non plus seulement stéréotypé, mais figé, quasi-mort et pourtant riche encore d’efficacité symbolique, le centon va servir aux savants.

Ceux-ci sont des rhéteurs. Ils tiennent une École ou vivent dans les Cours. Autant que des bouffons, ils cultivent l’esprit d’à propos, mais ils sont animés de pensées sérieuses. Ils enseignent l’art de manier les symboles et les formules. « K’ouei yi tsiu (K’ouei n’a qu’un pied) » : voilà le dicton, la donnée populaire, désintégrée, isolée, réduite à l’état de concrétion et, pourtant, restée malléable. Tchouang tseu s’en empare : il construit une allégorie où il oppose K’ouei au mille-pieds, au serpent, au vent. Il inculque ainsi à ses disciples dans l’art de vivre simplement le principe de l’équivalence des divers états de nature. — Confucius, lui aussi, s’empare du dicton. Il explique finement qu’il a pour sens « K’ouei — à lui seul — suffit » et il démontre cette vérité : il ne faut à un ministère qu’un seul ministre — bien choisi. L’adage peut faire autorité : il implique un précédent, lequel remonte à Yao, Souverain antique et Saint, s’il en fut. Les apprentis conseillers d’État entrent donc en possession d’une vérité utile (et plaisante) ; la chronique s’enrichit d’un personnage et d’un fait historiques.

Voilà le centon à point : digne de pénétrer dans les recueils de Conciones.


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