Ély Carcassonne

Couverture. É. Carcassonne : La Chine dans l'Esprit des lois. Revue d'histoire littéraire de la France, avril-juin 1924, pages 193-205.

LA CHINE DANS L'ESPRIT DES LOIS

Revue d'histoire littéraire de la France, avril-juin 1924, pages 193-205.

(voir dans la Bibliothèque Chineancienne : Montesquieu, De l'Esprit des lois)

  • « J'ai posé les principes, dit Montesquieu dans la préface de l'Esprit des Lois, et j'ai vu les cas particuliers s'y plier comme d'eux-mêmes ; » Est-ce la conclusion de l'expérience, ou l'illusion de l'orgueil intellectuel ? Il faudrait pouvoir en décider pour juger sainement de l'œuvre et de l'auteur. On ne connaîtra bien l'Esprit des Lois qu'après l'avoir étudié dans ses sources, retrouvé sous chaque affirmation générale les faits précis qui l'ont suggérée, montré enfin comment s'est établie cette harmonie de la pensée et des choses dont Montesquieu se félicitait si éloquemment. Mais cette tâche, aussi immense que nécessaire, semble effrayer, jusqu'à présent, les courages les mieux trempés. À défaut d'une étude d'ensemble, nous voudrions apporter ici quelques réflexions sur la manière dont Montesquieu a envisagé un problème particulier de politique et d'histoire : celui que proposait à l'ingéniosité de son siècle le gouvernement chinois. [suite ci-dessous]

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Le second livre de l'Esprit des Lois distinguait, avec une netteté tranchante, trois sortes de gouvernements ; le livre suivant n'est pas moins décisif sur leurs « principes », c'est-à-dire sur les ressorts, propres à chacun, qui les font mouvoir : tandis que le gouvernement républicain a pour condition la vertu, et le monarchique, l'honneur, le gouvernement despotique ne veut que de la crainte. Nulles lois, sinon parfois celles de la religion ; nul sentiment de dignité humaine ; nul courage, nulle habileté même : les seuls instruments de règne sont le fer, le poison, le lacet.

« On ne peut parler sans frémir de ces gouvernements monstrueux. »

« Le partage des hommes, comme des bêtes, y est l'instinct, l'obéissance, le châtiment. »

Plus loin, nous apprenons que, dans les États despotiques, le savoir est dangereux, et l'éducation nulle ; que,

« dans ces États, on ne répare, on n'améliore rien ; on ne bâtit des maisons que pour la vie ; on ne fait point de fossés, on ne plante point d'arbres ; on tire tout de la terre, on ne lui rend rien ; tout est en friche, tout est désert. »

La cruauté stupide du prince, l'hébétement servile des sujets, l'immensité, la stérilité et le vide, voilà les caractères des empires qui couvrent le monde asiatique, de la Turquie au Japon, et de l'Inde à la Moscovie.

Or, l'un de ces États émerveillait dès longtemps l'Europe par sa réputation de sagesse et de prospérité. Les jésuites, entrés en Chine depuis la fin du XVIe siècle, tour à tour accueillis et persécutés, avaient révélé à l'Occident la morale de Confucius et publié les mérites de l'empereur Kang Hi. En 1696, les Nouveaux Mémoires du père Lecomte sur l'état présent de la Chine prodiguaient tant de louanges à un peuple infidèle qu'ils devaient inquiéter la Sorbonne et faire condamner l'auteur. La querelle des cérémonies chinoises n'éteignit pas avec elle la curiosité de la France pour la mystérieuse Contrée du Milieu, et, en 1735, le père Du Halde livrait aux empressements du public sa Description de la Chine. Cette vaste compilation, qui résumait les recherches de plusieurs missionnaires, n'était ni un éloge ni une satire, mais un ouvrage de science, qui conserve, encore aujourd'hui, l'estime de juges compétents. Or, si elle ne présente pas la Chine comme le séjour idéal du bonheur et de la vertu, elle est encore plus loin d'en faire l'empire de la désolation et du vice. Du Halde et ses collaborateurs vantent volontiers la sagesse des lois, la fermeté paternelle des empereurs, la modération des mandarins ; ils admirent le nombre et l'industrie du peuple, l'activité du commerce et la fertilité du sol soigneusement cultivé. Une nation sobre, patiente et laborieuse, formée au respect plutôt qu'à l'obéissance servile, faisant cas du savoir et des savants ; un gouvernement complexe et réglé, où la volonté du prince, quoique absolue, est tempérée par la force des traditions et l'autorité des censeurs, une terre florissante, traversée de canaux et couverte de villes, rien dans ces tableaux ne rappelle l'avilissement et la terreur, effets nécessaires, selon l'Esprit des Lois, des gouvernements orientaux. Quand on songe que Montesquieu range expressément la Chine au nombre des États despotiques, on se demande s'il a ignoré la Description du père Du Halde, et l'exception formelle qu'elle opposait aux « principes » de son livre III.

Or, Montesquieu a si bien connu cette compilation qu'il lui doit la meilleure part de ses renseignements sur la Chine. Il ne parle guère de ce pays sans nommer le père Du Halde, et la comparaison des textes fait supposer en outre quelques emprunts que n'avouent pas ses références. Le désaccord entre un pareil document et ses idées sur le despotisme ne pouvait donc lui échapper : la Chine, telle que la décrivaient les missionnaires, n'entrait dans aucun des genres de gouvernement que distinguait l'Esprit des Lois ; manifestement éloignée de la république, elle n'avait de la monarchie ni les corps intermédiaires, ni les ordres constitués, ni la liberté des mœurs : fallait-il donc admettre un despotisme d'un type nouveau exempt de misère et de crainte, où le prince n'eût pas le bras « toujours levé » pour menacer ou détruire, mais sût faire fleurir l'abondance et régner la vertu ? Montesquieu consacre tout un chapitre à lutter contre cette difficulté :

« Nos missionnaires nous parlent du vaste empire de la Chine comme d'un gouvernement admirable qui mêle ensemble, dans son principe, la crainte, l'honneur et la vertu. J'ai donc posé une distinction vaine lorsque j'ai établi les principes des trois gouvernements. »

Mais, au témoignage des missionnaires, Montesquieu oppose le doute critique. Lui, qui croira sans examen les récits les plus saugrenus sur Patane et le Malabar, ne peut se résoudre à admettre la vertu des Chinois. Sur l'honnêteté des mandarins, nous dit-il, les assertions de Lange et du « grand homme milord Anson » démentent les Pères jésuites ; mais l'Esprit des Lois ne précise à ce sujet ni les références ni le contenu des textes. Si l'on ouvre, il est vrai, le Voyage de George Anson autour du monde, on reconnaît vite que son rédacteur, le chapelain Richard Walter, n'aime ni les Chinois ni les « missionnaires catholiques romains ». Plein de mépris pour les « fictions de messieurs les jésuites », il ne tarit pas de plaintes sur la cupidité et la fourberie de leurs catéchumènes, sur la « bonne intelligence qui règne à la Chine entre les magistrats et les voleurs ». Les anecdotes qu'il cite à ce sujet ne laissent pas de faire impression ; mais les « missionnaires romains » eux-mêmes ne dépeignent pas les Chinois comme des modèles de naïveté :

« L'intérêt est le grand faible de cette nation, lisons-nous dans le père Du Halde... Quoique, généralement parlant, ils ne soient pas aussi fourbes et aussi trompeurs que le père Le Comte les dépeint, il est néanmoins vrai que la bonne foi n'est pas leur vertu favorite, surtout lorsqu'ils ont à traiter avec les étrangers : ils ne manquent guère de les tromper s'ils le peuvent, et ils s'en font un mérite. »

Voilà la cause des mésaventures qui ont laissé tant de rancune au chapelain Richard Walter ; mais la mauvaise foi des particuliers, ou de quelques magistrats même, ne suffit pas à prouver la corruption de tout un gouvernement, et l'on ne saurait voir, dans ces récits, un document privilégié. Anson et ses compagnons ignoraient le chinois et ne s'inquiétaient pas d'étudier la Chine ; ils ont séjourné quelques mois dans les parages de Canton et de Macao pour réparer leur navire et s'approvisionner ; leur appareil guerrier pouvait inquiéter, ou gêner du moins, une nation qui entendait rester neutre entre l'Angleterre et l'Espagne. Leur expérience fournit, sans doute, des indications utiles à retenir ; mais elle a été trop brève, trop intéressée, trop incomplète pour ruiner l'autorité des jésuites et ne montrer dans leurs relations que mensonges et rêveries.

De même, lorsque Laurent Lange, envoyé de « Sa Majesté Czarienne », vint à Péking en 1721, il ne songeait pas à chercher en Chine la trace de Confucius ; l'unique objet de son voyage était de favoriser, au mieux des intérêts de son maître, les relations commerciales entre la Chine et la Russie. En dix-sept mois, à peu près, qu'il passa dans l'empire, il ne sortit guère de Péking et se consacra tout entier à sa mission, qui fut laborieuse. La Chine, réfractaire alors à l'intervention européenne, venait de soutenir de longues querelles avec la Russie : l'envoyé de Sa Majesté Czarienne fut accueilli de mauvaise grâce, et finalement éconduit par la cour de Péking, qui se faisait une règle de ne jamais agréer d'ambassadeur permanent. Pendant son séjour, il ne put obtenir des mandarins, dit-il, que des services intéressés, et c'est par l'insuffisance de sa bourse qu'il explique ses déconvenues. Aussi dépeint-il les Chinois comme un peuple avide et retors ; au surplus, son journal ne dit presque rien sur les mœurs et le gouvernement de la Chine. Sans discuter ici l'exactitude de ses assertions, on conçoit qu'elles permettent tout au plus de préciser ou d'accentuer certains reproches des jésuites ; mais en général, ce n'est pas dans l'histoire diplomatique qu'il faut étudier les vertus des nations. Mauvaise foi et vénalité d'ailleurs, ces griefs principaux de Lange sont loin de résumer tous les vices du despotisme tel que le décrit l'Esprit des Lois.

Enfin, c'est aux missionnaires eux-mêmes que Montesquieu va demander des arguments. Le père Du Halde aurait dit : « C'est le bâton qui gouverne la Chine », et le père Parennin, dans le recueil des Lettres édifiantes, rapporte une odieuse persécution contre des princes chrétiens. On peut lire, en effet, dans plusieurs lettres de ce missionnaire s'échelonnant du 20 août 1724 au 22 octobre 1736, le détail des cruels traitements infligés par l'empereur Yong-Tching à des princes du sang convertis. Mais, de ce fait isolé, on ne saurait rien conclure, sinon la volonté de fermer la Chine à une religion nouvelle, suivant des vues que l'Esprit des Lois approuve implicitement.

D'un intérêt plus direct sont les lettres échangées, — « sur le gouvernement de la Chine », dit Montesquieu, — entre le père Parennin et l'astronome Dortous de Mairan. Cette correspondance, insérée dans le recueil des Lettres édifiantes et curieuses, porte « sur le gouvernement, les mœurs et l'état des connaissances chez les Chinois ». En fait, les sciences en constituent le sujet principal ; le père Parennin ne laisse pas, cependant, d'y noter, sur les coutumes chinoises, quelques faits assez propres à dissiper le « merveilleux » dont les enveloppaient des récits trop complaisants ; l'usage, par exemple, d'exposer les enfants et de couper en morceaux certains coupables. Le père Du Halde, aussi bien, ne dissimule pas ces pratiques. Mais Montesquieu semble songer surtout aux lignes où le père Parennin oppose avec finesse les procédés de l'administration chinoise aux déclarations solennelles qui pouvaient tromper des étrangers :

« On lit encore les ordonnances et les déclarations des anciens empereurs remplies des expressions les plus tendres pour leurs sujets qui souffrent... Je crois que cela était sincère du temps que la Chine était gouvernée par des empereurs de sa nation, qui regardaient leurs sujets comme leurs propres enfants, et que l'exécution suivait de près les ordres qu'ils portaient. Aujourd'hui la théorie est encore la même. Mais à la cour on réduit à leur juste valeur toutes ces brillantes expressions auxquelles la pratique ne répond qu'à demi... C'est dans l'empereur, même affection pour ses peuples, mais elle n'est pas égale dans les officiers, sur l'attention desquels il se repose. »

Mais cette « remise au point », dans sa modération, ne conteste qu'à moitié les éloges décernés au gouvernement chinois : qu'il faille distinguer entre les dynasties et rabattre, en Chine comme ailleurs, de l'éloquence officielle, cela ne prouve ni la tyrannie des souverains, ni la misère des sujets. Voilà pourtant le passage le plus explicite de cette correspondance, dernière autorité qu'invoque Montesquieu. Toute sa discussion critique, qui tient en une demi-page, pose les questions bien plus qu'elle ne les résout : elle exprime les doutes d'un esprit alerte, non la conviction méthodique d'un savant. Il n'était pas vain d'opposer à l'admiration trop spéculative ou trop prompte de certains jésuites les constatations des voyageurs ; il n'était pas téméraire de soupçonner que les apparences ou les préventions avaient pu tromper les missionnaires. Mais comment oublier que, seuls parmi les Européens, ces prêtres avaient fait de longs séjours en Chine, gagné la confiance du peuple et maîtrisé les secrets du langage chinois ? Leurs réserves mêmes, prouvant en faveur de leur bonne foi et de leur bon sens, ajoutaient du poids à leurs éloges. Rejeter, toutes les fois qu'ils étaient favorables, les ouvrages de ces chercheurs patients et érudits ; préférer par principe les souvenirs de passagers ignorants, pressés, et soucieux surtout de leurs affaires, était-ce le moyen de comprendre cette grande Chine lointaine et fermée ? Seule une enquête minutieuse, comparant et pesant les témoignages, pouvait discerner dans chacun d'eux la vérité et l'illusion ; mais Montesquieu ne s'impose point une pareille tâche : il en montre seulement la nécessité. Autour de la contrée mystérieuse, il a bien senti qu'une légende s'était formée ; il n'a pas mesuré la part de réalité que pouvait receler la légende.

De fait, ses objections étaient si peu concluantes que lui-même ne s'y est pas tenu : il s'empresse de reconnaître qu'il peut y avoir « quelque chose de vrai dans les erreurs mêmes » qu'il a discutées.

« Des circonstances particulières, et peut-être uniques, » dira-t-il dans une phrase très significative, « peuvent faire que le gouvernement de la Chine ne soit pas aussi corrompu qu'il devrait l'être. »

Circonstances purement physiques, dont l'effet, loin de démentir les principes de l'Esprit des Lois, offrirait le meilleur exemple de leur action combinée. C'est que le géomètre politique des trois formes de gouvernement est aussi un naturaliste : non moins que la nature du pouvoir, les influences de l'air et du sol façonnent le caractère et la condition des peuples. Ainsi le climat de la Chine, qui « favorise prodigieusement la propagation de l'espèce humaine », augmente la population malgré les ravages du despotisme. D'autre part, les famines, fréquentes chez tous les peuples qui vivent de riz, provoquent des séditions parfois irrésistibles : le prince est donc intéressé à empêcher des abus dont les suites peuvent être, pour lui, aussi promptes que néfastes : le soin de sa propre sûreté l'oblige à entretenir chez ses sujets l'économie, le travail, l'aisance ; voilà l'origine de cette sollicitude paternelle, de ces règlements si vantés qui honorent les cultivateurs et retiennent les mandarins. Il n'y faut voir qu'une précaution de la tyrannie, qui se contraint pour mieux subsister. Si des causes tout extérieures ont tempéré, pour la Chine, les conséquences funestes du despotisme, elles n'en altèrent pas l'esprit : en Chine comme en tout pays, il tend, par sa nature propre, à la destruction et à la terreur. Ingénieuse conciliation, qui, sans nier les faits, sauve les principes, et permet à Montesquieu de conclure avec assurance.

« La Chine est donc un État despotique dont le principe est la crainte. Peut-être que, dans les premières dynasties, l'empire n'étant pas si étendu, le gouvernement déclinait un peu de cet esprit. Mais aujourd'hui cela n'est pas. »

Cette explication si commode pour Montesquieu n'était pas l'invention de sa fantaisie pure. L'immense population de la Chine et la difficulté de la nourrir étaient déjà des faits bien connus. Le père Du Halde admirait ces multitudes humaines et soulignait la nécessité d'un travail opiniâtre pour les empêcher de mourir de faim. Par ailleurs, il attribue aux Chinois une invincible ardeur dans la révolte, si les vexations de leurs maîtres les poussent à bout.

« ...La tranquillité de l'empire dépend entièrement de l'application du prince à faire observer les lois. Tel est le génie des Chinois, que si lui et son conseil étaient peu fermes et moins attentifs à la conduite de ceux qui ont autorité sur les peuples, les vicerois, et les mandarins éloignés gouverneraient les sujets selon leur caprice ; ils deviendraient autant de petits tyrans dans les provinces, et l'équité serait bientôt bannie des tribunaux. Alors, le peuple, qui est infini à la Chine, se voyant foulé et opprimé, s'attrouperait, et de semblables attroupements seraient bientôt suivis d'une révolte générale dans la province. Le soulèvement d'une province se communiquerait en peu de temps aux provinces voisines, l'empire serait tout à coup en feu, car c'est le caractère de cette nation, que les premières semences de rébellion, si l'autorité ne les étouffe d'abord, produisent en peu de temps les plus dangereuses révolutions. La Chine en fournit divers exemples, qui ont appris aux empereurs que leur autorité n'est hors de toute atteinte qu'autant qu'ils y veillent infatigablement et qu'ils marchent sur les traces des grands princes qui les ont précédés. »

Mettons en regard la lumineuse brièveté de Montesquieu :

« Le mauvais gouvernement y est d'abord puni. Le désordre y naît soudain, parce que ce peuple prodigieux y manque de subsistance. Ce qui fait que dans d'autres pays on revient si difficilement des abus, c'est qu'ils n'y ont pas des effets sensibles : le prince n'y est pas averti d'une manière prompte et éclatante, comme il l'est à la Chine. Il ne sentira point, comme nos princes, que, s'il gouverne mal, il sera moins heureux dans l'autre vie, moins puissant et moins riche dans celle-ci : il saura que si son gouvernement n'est pas bon, il perdra l'empire et la vie. »

Il serait hasardeux, sans doute, de prétendre retrouver la « source » directe de ce passage. Mais, dans l'ensemble, il paraît bien que Montesquieu a pris chez le père Du Halde les éléments de son explication : l'originalité du philosophe s'affirme dans le rapport qui les unit. Où Du Halde invoque seulement le génie séditieux de la nation chinoise, Montesquieu cherche la raison de son inquiétude, et la découvre dans un fait, rapporté aussi par le père jésuite, la difficulté de subsister. Dans la matière brute du réel, il démêle l'enchaînement des effets et des causes : la Description, à travers son intelligence, se transforme en explication. Substituer aux données de l'empirisme un système d'idées claires, rattacher les faits politiques à leurs conditions morales et matérielles, n'est-ce pas l'ambition de l'Esprit des Lois, le but de la vaste enquête que l'auteur a menée à travers l'histoire de tous les temps et de tous les pays ?

Mais il arrive, au cours de cette recherche, que Montesquieu envisage les mêmes objets, de différents points de vue. Il ne se préoccupe, au livre VIII, que de vérifier sa théorie des trois principes, et de se rassurer sur sa solidité. Lorsque, étudiant les relations des lois avec l'esprit général, les mœurs et les manières d'une nation, il rencontrera de nouveau l'exemple de la Chine, sa curiosité, plus libre et plus large, lui ouvrira des horizons imprévus. Il ne s'agira plus d'imposer aux faits la forme d'une conception précise et un peu étroite, mais de montrer par quels artifices un habile législateur peut modeler les coutumes et l'esprit d'un peuple, C'est dans cette vue qu'il examine les rites de politesse dont les législateurs de la Chine avaient assuré, dans toutes les classes de la société, l'observation religieuse. Puisque le monde des lois sociales, comme l'univers physique, est sujet aux explications rationnelles, on ne saurait voir dans ces institutions l'effet d'un simple caprice ; elles forment une partie nécessaire de la législation de l'empire. L'ordonnance minutieuse de ces cérémonies a pour objet d'éveiller et de conserver dans tous les cœurs les sentiments de respect nécessaires à la tranquillité publique : le respect envers les parents, que chaque homme apprend dès la première enfance, s'étend, par une suite naturelle, à tout ce qui rappelle les parents : les vieillards, les mandarins et l'empereur. Il suscite en retour l'affection des pères et des vieillards, des magistrats et du souverain, pour tous ceux qui leur sont soumis.

« Tout cela formait les rites, et ces rites l'esprit général de la nation. »

L'empire est une grande famille, où les rapports mutuels de déférence et d'amour assurent l'ordre et le bonheur.

« Cet empire est formé sur l'idée du gouvernement d'une famille. Si vous diminuez l'autorité paternelle, ou même si vous retranchez le respect que l'on a pour elle.... ce rapport d'amour qui est entre les princes et les sujets se perdra peu à peu. Retranchez une de ces pratiques, et vous ébranlez l'État. »

Ainsi, les gestes en apparence les plus insignifiants importent au repos de l'empire, car ils plient à la soumission les âmes avec les corps, et la répétition des rites est comme une leçon perpétuelle des sentiments nécessaires à l'ordre social.

Ici encore, on aurait tort de croire que Montesquieu édifie des hypothèses au souffle de sa fantaisie ; il paraît bien qu'il utilise le précieux magasin de faits du père Du Halde. La Description de la Chine parle longuement de ces cérémonies, qui

« sont plutôt des lois, que des usages introduits peu à peu par la coutume, »

et dont un tribunal, à Péking, surveille l'orthodoxie. D'autre part, le père Du Halde affirme en termes exprès que

« le gouvernement politique de la Chine roule tout entier sur les devoirs des pères à l'égard de leurs enfants, et des enfants envers leurs pères. »

L'empereur, comme père de l'empire, les mandarins, comme pères de leur district, exercent sur le peuple cette autorité bienveillante et respectée qui est propre à la puissance paternelle. Ce n'est pas Montesquieu qui a signalé le premier l'importance des sentiments familiaux dans l'économie du gouvernement chinois ; mais il marque fortement ce que Du Halde indiquait à peine d'un trait vague : la relation des rites de politesse avec ces sentiments, dont ils sont à la fois symboles et principes. La nation chinoise est persuadée, écrivait le jésuite, que l'attention aux règles de l'étiquette

« est capable plus que toute autre chose d'ôter aux esprits une certaine rudesse, avec laquelle on naît, d'inspirer de la douceur et de maintenir la paix, le bon ordre et la subordination dans les États. »

Remarque intéressante, mais qui s'arrête à la surface des choses : c'est la pénétration de Montesquieu qui, discernant la fonction des rites, y verra le ressort essentiel du gouvernement chinois, la condition même de son existence.

Mais, dans un État ainsi constitué, que devient le principe crainte ? Dans cette soumission filiale, dans « ce rapport d'amour qui est entre le prince et les sujets », on ne reconnaît plus l'arbitraire féroce et la passivité bestiale qui caractérisent, nous disait l'Esprit des Lois, les relations du peuple et du souverain chez les nations de l'Asie. Voici que Montesquieu accepte, en l'approfondissant, cette conception des missionnaires, dont sa critique s'était jouée : l'idée d'un despotisme sage, paternel, fondé sur l'amour et non sur la crainte. En étudiant la nature propre du gouvernement chinois, il a oublié la rigueur de ses premiers axiomes ; le plaisir de pénétrer les faits, la séduction d'une hypothèse neuve, l'ont emporté sur l'empire des idées préconçues. Ici, plus de doute historique, plus d'ingénieux compromis entre les faits et les principes : ce sont les principes qui fléchissent et cèdent au cas particulier.

« Les princes qui au lieu de gouverner par les rites, gouvernèrent par la force des supplices, voulurent faire faire aux supplices ce qui n'est pas dans leur pouvoir... Aussi, quand on abandonna les principes du gouvernement chinois, quand la morale y fut perdue, l'État tomba-t-il dans l'anarchie, et on vit des révolutions. »

Ainsi conclut le chapitre intitulé Propriété particulière au gouvernement de la Chine ; n'est-ce pas démentir, en termes presque explicites, la conclusion si laborieuse d'un chapitre antérieur : « La Chine est donc un État despotique dont le principe est la crainte ? »

Cette conclusion, pourtant, Montesquieu ne l'a point effacée ; et les premiers livres de l'Esprit des Lois subsistent avec leur impérieuse concision ; aucune nuance n'y adoucit la peinture du despotisme : il demeure le monstre effrayant qui ravage et qui tue. Des faits nouveaux, un instant admis et expliqués, nulle conséquence ne rejaillit sur l'ensemble de la doctrine ; les chapitres du livre XIX sur la Chine forment, dans l'Esprit des Lois, une sorte d'enclave nettement isolée ; on pourrait les croire notés en marge par un contradicteur ingénieux. Le nom de Montesquieu reste lié à la haine et au mépris du despotisme ; ce sont des esprits étrangers, sinon même hostiles à ses tendances, qui devaient recueillir ses indications sur la Chine, s'en aider à renouveler la théorie des gouvernements, et, combattant Montesquieu grâce à Montesquieu même, opposer le despotisme ainsi réhabilité à la monarchie libérale.

Un esprit souple, actif, curieux de faits sinon toujours docile aux faits, tel apparaît donc Montesquieu dans ses études sur la Chine. Sur lui, comme sur ses contemporains, la Contrée du Milieu exerce l'attrait du mystère. Il a réuni à son sujet les documents les plus sûrs : la Description du père Du Halde et le recueil des Lettres édifiantes offraient alors les meilleures sources de renseignements : Montesquieu s'est soucié d'y ajouter encore en consultant les relations des voyageurs. Toutes ses pièces d'enquête, il les a compulsées avec ardeur : une multitude d'allusions, de citations et d'exemples attestent l'étendue de ses lectures et la fraîcheur de ses souvenirs. Mais il ne saurait se borner à recevoir des impressions passives : le document devient pour lui un point de départ, une excitation à penser ; il développe, il interprète, saisissant au vol les suggestions les plus fugitives, réunissant les faits épars pour en faire jaillir l'idée. D'après quelques lignes de ses textes, il construit toute une théorie ingénieuse et neuve de la constitution chinoise. C'est la Chine devinée, reconstituée d'après les missionnaires, que nous présente l'Esprit des Lois. Rien ne montre mieux tout ce que l'intuition du génie peut ajouter aux observations d'esprits consciencieux et sages.

Mais quand Montesquieu aborde la Description du père Du Halde, il n'est pas dans cet état d'impartialité et de candeur absolues qu'exige la recherche scientifique. Une tradition déjà ancienne lui avait légué une conception du despotisme arrêtée dans ses traits principaux. Bossuet et Fénelon avaient distingué de la puissance arbitraire la monarchie réglée par les lois ; Boulainvilliers avait flétri « les maximes du mahométisrne et la barbare loi de l'Orient qui anéantit la propriété des biens » ; et, fort avant lui, La Roche Flavin avait opposé les sains principes de la monarchie française à ceux du despotisme moscovite ou ottoman. Le Montesquieu des Lettres persanes, faisant la satire de Louis XIV, lui attribue un goût décidé pour le régime oriental. Une politique encore novice, sachant mal distinguer les temps et les lieux, confondait dans la même image de cruauté et de caprice tous les pays de cet Orient légendaire et lointain. Quand Montesquieu reprend et creuse ce lieu commun, dans les premiers livres de l'Esprit des Lois, son analyse, toute formelle, précise le concept sans renouveler son contenu. Le despotisme apparaît comme un être de raison, un type abstrait, où se résument des notions plus ou moins exactes sur les pays exotiques et d'amers souvenirs de la France de Louis XIV ; il n'offre qu'une vérité morale : c'est l'éloquente définition d'un mode de gouvernement possible, et non point la copie d'une réalité. Cependant, le témoignage des missionnaires, qu'on pouvait discuter sans doute, mais non pas écarter, opposait à l'horreur de ces évocations la Chine paisible, prospère et sage : premier démenti, — disons mieux : premier avertissement de l'expérience, qui invitait à assouplir, au contact des réalités complexes, la simplicité trop rigide des idées a priori. Montesquieu a fini par céder à cette suggestion, mais il y a cédé malgré lui, et comme par surprise ; il a dérogé à ses principes sans les modifier ; le même ouvrage renferme la condamnation la plus accablante du despotisme et les idées d'où sortira son apologie. Et nous voici ramenés à la conclusion que naguère M. Lanson dégageait avec tant de force dans son étude sur l'influence de Descartes : Montesquieu tire ses principes de la raison, et non de l'expérience ; aux documents, il demande surtout la vérification de ses idées ; sa critique ne s'éveille à propos des textes que pour réduire la résistance qu'ils opposent à sa doctrine. Mais on a pu le remarquer aussi, cet esprit systématique a le sens du réel ; ce géomètre s'intéresse aux faits, et, s'il incline à donner tort à l'expérience, il n'est pas incapable de reconnaître aussi, au moins d'une manière implicite, que sa logique peut avoir tort. L'Esprit des Lois n'offre pas l'unité massive d'une Éthique où toutes les propositions se tiendraient en vertu d'une indissoluble cohésion ; en ordonnant ses formules, le philosophe ne perd pas l'intuition des diversités de la vie, et il admet, à côté de son système, les faits que le système n'a pu s'assimiler. Mesurer la part, dans ce grand ouvrage, de l'a priori et de l'observation, de la rigueur systématique et de la souplesse compréhensible, ce ne serait pas le moindre intérêt d'une étude d'ensemble sur l'information de Montesquieu.

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