Camille Gronkowsky

Le goût chinois en France :

LES PARAVENTS EN LAQUE DE COROMANDEL

Revue Renaissance de l'art français, novembre 1919, pages 484-492.
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  • Introduction : "Aujourd'hui, nous voulons seulement examiner l'un des produits exotiques qui fut le plus recherché en France dès son apparition, et dont la vogue resta durable : les paravents de Coromandel, variété admirable dans le merveilleux domaine des laques."
  • « Les objets de laque, ont écrit les Goncourt, sont les plus parfaits qui soient jamais sortis de la main des hommes. »

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Page 484. Camille Gronkowsky. Les paravents en laque de Coromandel. Revue Renaissance de l'art français, novembre 1919.
Appartient à la comtesse R. de Béarn. — Face.

Au déclin du XVIIe siècle, la belle société française se sentait fatiguée des meubles solennels, noblement symétriques, et qui s'harmonisaient presque trop bien avec les lourds brocarts et les hautes perruques. La jeune duchesse de Bourgogne et son entourage tentèrent d'égayer le décor de leurs appartements dans un Versailles attristé et pompeux : mais la volonté despotique de Louis XIV ne tolérait guère les écarts de la tradition, et pas davantage la raideur gourmée de Mme de Maintenon. Et pourtant la Fantaisie — qui devait si finement s'épanouir au siècle suivant — se glissait dans l'ameublement, dès cette époque, par une voie détournée qui fut l'Exotisme.

L'Exotisme, c'est à dire la Chine et le Japon, contrées longtemps fabuleuses et qu'avaient vaguement décrites les premiers missionnaires jésuites (vers 1581) : ces deux pays, et non pas d'autres (sinon quelques vagues turqueries), parce que les communications étaient difficiles à cette époque, les champs d'exploration restreints, et aussi parce que le goût européen et surtout le goût français, n'auraient pas toléré des produits artistiques frelatés ou ridicules, comme on le fait malheureusement aujourd'hui pour certaines conceptions élaborées par les nègres d'Afrique.

Les Pères jésuites surent inspirer confiance aux empereurs chinois, si bien que l'un des plus connus parmi ces souverains raffinés, celui qui a donné son nom à toute une magnifique période de l'art, Kang-Hi (1662-1723), leur avait délégué, outre l'intendance de l'astronomie, la direction de certains ateliers du palais. Bien mieux, ce monarque vraiment moderne, ayant voulu connaître les plus récentes découvertes européennes, pria le père Bouvet de revenir en France avec mission de recruter de nouveaux missionnaires plus particulièrement experts dans le domaine des arts et des sciences. Ainsi furent présentés à Pékin le père Gherardini, peintre estimé, et le père Belleville, miniaturiste, qui débarquèrent au début de 1699. Le mouvement d'échange se trouvait déclenché, et le phénomène inverse, l'exportation — non des gens cette fois, mais des choses — s'ensuivit, avec le succès le plus vif. La Compagnie des Indes, pour ne citer qu'elle, déversa chaque année des quantités énormes de porcelaines, de laques, de bronzes, sur les marchés européens ; et nos collections actuelles, nos musées spéciaux et même quantité de nos objets usuels, tirent leur origine de ces lourdes cargaisons qui amenaient, après un interminable et difficultueux voyage, ces fragiles merveilles dans nos ports. Et encore nous n'avons parlé que de l'époque ou le « goût chinois » avait obtenu la faveur durable et assurée de la mode : mais il existait depuis longtemps en France, — à l'état d'exception il est vrai ; ainsi nous apprenons par son inventaire que Gabrielle d'Estrées possédait « un pavillon de taffetas de la Chine où il y a toutes sortes d'oyseaulx et d'animaux représentez » ; nous savons aussi que, en 1605, Louise d'Orange envoyait de Hollande, au Dauphin de France, parmi d'autres présents, « des ouvrages de la Chine, à sçavoir un parquet (?) de bois peint et doré par dedans, peint de feuillages, arbres, fruits et oiseaux du pays » ; la même princesse, qui tenait à se faire bien venir de la cour de France, adressait un peu plus tard à la sœur du Dauphin « de la vaisselle tissue de jonc et crépie par le dedans de laque comme cire d'Espagne ».

C'est Héroard qui nous conte cela dans son Journal , et il nous apprend aussi qu'aux Galeries du Palais les marchands de curiosité vendaient « des besognes de la Chine » si belles, que Louis XIII ne dédaigna pas d'y venir faire des emplettes.

Le public suivait l'impulsion de la Cour et des grands ; il trouvait bientôt à la fameuse foire de Saint-Germain des objets d'Extrême-Orient, et Scarron nous dit dans quelles conditions :

Menez moi chez les Portugais
Nous y verrons à peu de frais
Les marchandises de la Chine.
Nous y verrons de l'ambre gris,
De beaux ouvrages de vernis,
Et de la porcelaine fine
De cette contrée divine
Ou plutôt de ce paradis.

Mazarin, dont le goût était si fin, et qu'on pourrait citer comme un exemple de collectionneur accompli, s'il avait moins cultivé la brocante et les combinazione, Mazarin montrait avec orgueil des objets d'Extrême-Orient parmi les splendeurs entassées dans son Palais-Cardinal ; le duc d'Orléans de même, au Palais-Royal ; et Louis XIV également, du moins au début de son règne, puisque l'Inventaire général des meubles de la Couronne de 1673 mentionne des paravents de la Chine et des sièges recouverts d'étoffes de même provenance. Bien mieux, le principal attrait d'une fête donnée par lui à Marly, c'est le Roi de la Chine, un divertissement où l'on voyait figurer trente Chinois, des palanquins, des instruments de musique du Céleste-Empire ; et les mémorialistes de la Cour nous parlent encore d'une « collation à la chinoise », offerte par M. le Prince à la duchesse de Bourgogne. Les belles céramiques venues de Pékin ornaient souvent les tables des grands seigneurs et de la haute bourgeoisie ; ce qui n'était qu'une mode devint bientôt, d'ailleurs, une quasi-nécessité, lorsque, par suite des guerres malheureuses et de la famine, les édits royaux de 1689 ordonnèrent aux détenteurs d'argenterie de la faire fondre, dure loi qui les obligea à se « mettre en faïence », suivant la curieuse expression du temps, ou tout au moins à manger dans la porcelaine chinoise, ce qui était, il faut le reconnaître, une consolation.

Mais Louis XIV veillait. Le créateur de Versailles, le gardien de la tradition française s'inquiéta de cette vogue effrénée, de ce penchant peut-être dangereux vers une esthétique si inattendue, si lointaine ; et d'autre part le protecteur naturel de nos industries nationales, le collaborateur de Colbert, sentit le péril : le 27 août 1709, par un arrêt du Conseil, il défendit à toutes personnes, quelle que fût leur qualité, de « vendre, acheter, garder, aucunes étoffes des Indes, de la Chine ou du Levant tant des étoffes de soie pure que de celles mêlées d'or et d'argent ».

Cet arrêt fut renouvelé en 1714, et plusieurs fois encore sous le règne de Louis XV ; mais quel roi, même le plus puissant des despotes, a jamais pu triompher de ce super-souverain, le goût ? « L'Art et la Littérature sont l'expression de la Société », a écrit de Bonald. Évidemment, et le docte moraliste, s'il avait daigné s'occuper de si futiles à-côtés, aurait pu ajouter : la Mode. Cela est si vrai que malgré les édits royaux, le goût chinois exerça une véritable emprise sur toute la première moitié du XVIIIe siècle : il suffit de consulter le livre-journal de Lazare Duvaux pour voir les quotidiennes livraisons qu'il faisait dans cet ordre d'idées aux amateurs, aux gens de cour, et surtout à la favorite, la toute-puissante Pompadour, qui donnait le ton. Gersaint le fameux négociant ami de Watteau, tenait enseigne « À la Pagode », et débitait « belles pagodes, lacques, porcelaines de la Chine et du Japon ». Et si l'on considère cet engouement d'une façon plus haute et plus générale, on en tire la conséquence éclatante, que le style Louis XV — le seul de nos styles qui soit vraiment original, — a été sensiblement influencé par l'asymétrie et le raffinement délicat d'Extrême-Orient.

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Appartient à la comtesse R. de Béarn. — Revers du précédent.

Cette alliance de deux esthétiques en apparence contradictoires, nous en étudierons le développement par la suite, avec des exemples à l'appui. Aujourd'hui, nous voulons seulement examiner l'un des produits exotiques qui fut le plus recherché en France dès son apparition, et dont la vogue resta durable : les paravents de Coromandel, variété admirable dans le merveilleux domaine des laques.

« Les objets de laque, ont écrit les Goncourt, sont les plus parfaits qui soient jamais sortis de la main des hommes. »

Tous ceux qui ont étudié de près l'art prestigieux, ensorcelant des Nippons, souscriront à cette assertion. Mais les laques de la Chine sont moins beaux que ceux des Japonais, comme composition et comme matière ; on les divise généralement en deux séries, laques peints et laques sculptés. Or il existe une troisième variété qui, à notre connaissance, n'a jamais fait l'objet d'aucune étude, c'est précisément le laque de Coromandel. Quelle est sa technique ?

Écartons d'abord toute assimilation avec les laques peints et les laques sculptés. Les premiers consistent en une sorte de gomme résineuse qui, extraite de certains arbres (rhus vernis et augia sinensis), soumise à de savantes, minutieuses, préparations, devient finalement un vernis coloré que l'artiste appliquera, à raison de plusieurs couches, sur une mince ossature de bois poli, poncé à la poudre d'émeri. Ainsi sont fabriqués les boîtes, écritoires, plateaux, délicates merveilles qui animent nos vitrines ou nos étagères de leur éclat doré, ou rouge vif, ou noir. Au contraire le laque sculpté est le résultat d'un travail de ciselure opéré dans le corps d'une pâte épaisse, en suivant les contours d'un dessin décalqué par avance ; cette mixture, de composition compliquée et d'ailleurs variable, ne doit être sculptée qu'au moment ou elle devient presque complètement sèche, c'est-à-dire lorsque aucune reprise n'est possible, ce qui nécessite une habileté et une décision singulières. Tels sont les coupes, boîtes à thé, coffrets, étuis, où s'enchevêtrent des dragons fantastiques, des fleurs, des sinuosités de flots ou de nuages parfois exagérées, — tout cela d'une couleur uniformément brun-rouge, et ajouré souvent.

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Appartient à M. I. Oppenheimer. — Face.

Et maintenant, voici les mystérieux laques de Coromandel. Il n'est pas nécessaire d'être très versé dans la géographie pour savoir que le pays de Coromandel est situé sur la côte de l'Inde, et donc à distance respectable de la Chine. Pourquoi ce nom injustifié ? C'est une des premières énigmes de ce sujet inexploré. Car s'il est un produit purement chinois, comme facture et comme origine, c'est bien celui-ci. Les principaux paravents ainsi dénommés et parvenus en Europe avaient été trouvés surtout dans la province intérieure de Shan-si, et aussi dans celles de Sin-Nang-Fou et de Hou-ân. Mais quelques-uns d'entre eux furent aussi découverts par des voyageurs sur la côte du pays de Coromandel ; peut-être leur ignorance des pérégrinations antérieures de ces objets a-t-elle été la cause de cette mauvaise appellation. Remarquons aussi que certaines poteries orientales ont tiré leur nom de leur port d'expédition ; on pourrait peut-être faire ici une assimilation. Dernière supposition : nous avons noté dans l'Encyclopédie britannique le terme « ébène de Coromandel », chong en chinois. Est-ce que l'ossature de ces paravents — en ébène quelquefois, — n'aurait pas été cause que le nom d'une partie de l'objet sera devenu le nom du tout ? Nous donnons, avec quelque précaution, ces diverses suggestions qui nous paraissent plus ou moins plausibles, en l'absence de tout texte.

La technique des paravents en laque... de Coromandel — puisqu'il faut ainsi les nommer — est-elle bien connue ? Ce serait une erreur de croire que l'on en peut donner tout le secret, comme il est si aisé de le faire, et avec quel luxe de précision, pour les autres variétés de laques. Nous sommes cependant en mesure, après une enquête qui demanda quelques soins, d'en tracer la ligne générale. Il faut d'abord considérer la préparation uniforme des feuilles du paravent, avant toute ornementation. Le bois qui le constitue est généralement le sapin, bois poreux, tendre, et qui doit être absolument sec. On l'enduit d'une toile fine, pour l'empêcher de jouer et le maintenir ; on recouvre le tout d'une couche de colle mélangée à de l'ardoise pilée, de manière à obtenir une surface absolument lisse, mais sans dureté. Ce bois tendre, cette toile, cette colle, ne forment plus qu'une unique substance, laquelle sera poncée jusqu'à devenir unie comme un marbre. C'est alors que l'artiste se met à laquer, c'est-à-dire à apposer le vernis sur toute la surface ; il fait ensuite sécher, il ponce, et il recommence ce travail patient autant de fois que l'exige l'effet de profondeur et d'intensité qu'il désire obtenir, en ayant grand soin que chaque couche soit absolument lisse avant d'être elle-même recouverte par la couche subséquente ; le plus léger défaut entraînerait la destruction de la pièce entière, pour ces difficiles amateurs de laque. En vue d'obtenir un beau noir, il faut préparer un dessous approprié, parfois rouge, parfois blanc ; certains des paravents que nous voyons aujourd'hui ont conservé une tonalité très sombre : ce sont ceux pour qui la couche de vernis fut épaisse dès l'origine ; d'autres ont pris une teinte brun-doré, comme ambrée : c'est la préparation du fond qui tend à reparaître, l'enduit primitif ayant été peu nourri.

Notre paravent est entièrement laqué, il s'agit maintenant de l'orner. Les grandes œuvres sont évidemment uniques et créées par des artistes de valeur, qui en dirigent eux-mêmes l'exécution ; pour des spécimens moins importants, ou pour certains détails secondaires, de bordure par exemple, le dessin pourra être tracé à l'aide d'un poncif (ce qui explique certaines répétitions sur des paravents différents). Le praticien, mis en présence du dessin à exécuter, se livre alors à un travail que l'on pourrait appeler du « champlevé sur bois ». Qu'on nous permette donc, et ceci n'est pas une digression, d'expliquer en deux mots, et pour assimilation, la technique de l'émail :

a. Il est cloisonné quand, sur le métal qu'il s'agit d'orner, l'artiste dispose de minces rubans en cuivre, qui formeront un dessin dont les intervalles seront remplis par une poudre colorée (et ultérieurement chauffée). Celle-ci se trouvera enclose dans des compartiments, c'est-à-dire cloisonnée.

b. L'émail est champlevé lorsque l'artiste creuse dans le métal même les parties réservées suivant la fantaisie de son dessin, et dans ces fonds il disposera la poudre colorée destinée à être ensuite vitrifiée.

C'est avec ce second procédé que nous pouvons faire une utile comparaison : nous aurons une idée aussi juste que possible de la technique ornementale des laques de Coromandel si, dans notre pensée, nous remplaçons le bronze par du bois, et la poudre brillante par de véritables couleurs peintes. L'artiste chinois se met donc à graver en creux le bois laqué, avec des instruments qui ne diffèrent guère de ceux qu'employaient les vieux imprimeurs de xylographie, avant la découverte de l'imprimerie, lorsque les « caractères », non encore mobiles, étaient patiemment gravés dans le bois. Ici la taille ne doit pas atteindre la surface du sapin, tout se passe dans l'épaisseur de l'enduit, lequel peut, d'ailleurs, mesurer quelques millimètres.

Dans les cases ainsi réservées — et ceci constitue le quatrième stade du travail, — le praticien coule une mixture colorée. Celle-ci n'est jamais à l'huile, c'est une sorte d'aquarelle gouachée et qui offrait à l'origine un éclat intense. Les nuances délicieusement pâlies que nous aimons aujourd'hui sur ces paravents l'ont été par l'effet du temps.

Nous avons demandé à des Chinois pour quelle raison les livres de leur pays sont muets sur la technique des laques de Coromandel : ils nous ont répondu que ces objets sont tenus, chez eux, comme faisant partie du mobilier, c'est-à-dire comme produits d'un art un peu inférieur : la tradition d'enseignement oral et pratique leur suffit. Raisonnement singulièrement étroit quand on considère la beauté de ces objets.

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Appartient à M. I. Oppenheimer. — Revers du précédent.

Au point de vue esthétique, un paravent de Coromandel bien réussi est un enchantement. Toute la distinction raffinée de l'art chinois s'y retrouve, mêlée à une imagination admirable et jamais désordonnée. Avec le souci, toujours, de la composition d'ensemble et celui du plus infime détail, la mythologie et l'histoire des mœurs, l'observation journalière et l'amour de la nature interprétée, en constituent les inépuisables thèmes ; on croit bien connaître l'un de ces ouvrages, et voici qu'on y découvre encore du nouveau précieux. Les reproductions qui accompagnent cette étude pourront sembler à première vue monotones ? Qu'on veuille seulement les examiner avec quelque attention, et l'on appréciera bientôt la charmante diversité du tout et des parties. Rares sont les paravents antérieurs au XVIIe siècle ; par exception, celui de la collection Louis Cartier appartient à la fin du XVe (époque des Ming) ; les deux oiseaux de Hô, qui y figurent, représentent l'empereur et l'impératrice. Avec les premières années du XVIIIe siècle, la décadence commence : de jolis détails, sans doute, mais on ne trouve plus la superbe unité du décor qui caractérise la période précédente, ni la poésie, intense de l'un, par exemple, des spécimens ici reproduits, celui où des ibis s'envolent parmi de grands pins (symboles de la longévité). Presque tous ont une histoire, mais elle est généralement perdue pour nous Européens. Par une heureuse fortune, nous pouvons donner celle de l'un de ces paravents, qui fait partie de la collection de Mme Langweil, et qui nous introduit dans l'intimité d'une famille chinoise. Il fut offert à l'occasion de son anniversaire à une certaine Mme Tch'en, mère d'un fonctionnaire de la province de Tché-Kiang. Les donateurs étaient tous collègues, du fils de cette dame, et l'un d'eux a composé l'inscription suivante :

« Écrit pour souhaiter avec respect la longévité de Mme Tch'en mère, qui a reçu un décret impérial lui conférant le titre de « grand honneur ». Au cinquième mois de cette année, ce sera son anniversaire. Combien serait-il pénible qu'il n'y ait aucun mot de félicitations pour égayer la coupe du banquet ? M. Tong s'excuse de ce qu'il n'a pas le temps : mais moi, comment oserais-je aussi refuser, sous prétexte d'être peu lettré ? Je dis donc à Tsan-Kiem : « Madame Tch'en mère était jeune fille d'une famille vertueuse ; elle épousa un seigneur fidèle et brave ; elle collaborait dans les grandes entreprises de son mari et était capable de l'aider à agrandir sa réputation. À ce moment, le Fils du Ciel s'intéressait aux fonctionnaires importants et faisait attention aux frontières ; Mme Tch'en mère accompagna le char de son mari à une distance de 10.000 li, dans un pays lointain.

Elle lavait les bols blancs pour donner à manger, elle tenait en main pour son mari la grande hache (l'insigne du pouvoir) et quittait ses costumes rouges pour aller planter un drapeau.

Ainsi, si le seigneur Tchong-Kouo a pu partager avec ses inférieurs et soldats les plaisirs et les peines et remettre peu à peu l'ordre dans le pays, c'est que Mme Tch'en l'aidait dans ses actes, elle y était pour beaucoup. Cependant un petit vilain vassal déploya ses vilenies et se révolta. C'est que le souverain Ciel ne nous protégeait pas. »

Suit l'histoire de la révolte de Wou-San-Kouei ; le gouverneur est blessé, et meurt. L'inscription reprend :

« Le mari mourant encouragea sa femme en lui disant de bien entretenir la famille. Alors Madame pleura la disparition de l'Astre. Elle se mit en voiture dans la direction de son pays natal.

Lors des funérailles, Madame vint, portant le chignon de deuil, et elle accomplit les rites. N'est-ce pas là une femme lettrée qui connaît les livres et une femme de foyer qui connaît les règles ? Son fils s'est grandement distingué dans ses fonctions. Cela vient peut être aussi de l'éducation maternelle. Dernièrement, il fut promu ministre de la Justice de la province de Hou-pei. En recevant sa nomination, son cœur se remplit de joie ; en saluant l'envoyé impérial, sa mine fut égayée. L'empereur lui donna un banquet orné de drapeaux rouges. Dans la cour arriva un char apportant un décret écrit en vermillon qui conféra le titre Yi Tcheng à son père défunt et lui donna un caveau de pierre. Voici donc le fils couvert de bonheurs illimités. Aussi, nous unissons nos voix pour faire nos félicitations en présentant la coupe à Madame pour son anniversaire. Et moi je fis cette notice en l'année... (1712 après J.-C.), 5e mois, 2e décade, un jour heureux. »

Cette inscription est suivie de la liste des donateurs. Que doit-on admirer davantage, la dignité de cette dame, ou le rare esprit de camaraderie qui règne parmi les fonctionnaires... chinois ?

Les paravents étaient un meuble indispensable aux Français et surtout aux Françaises du grand siècle, dans leurs hautes et vastes salles mal chauffées où sévissaient traîtreusement les vents coulis ; très grands, ils formaient souvent comme une petite pièce séparée dans la chambre et dans le salon. Ils étaient recouverts de damas, de brocatelle, ou bien ils étaient peints à l'huile ; certains furent somptueusement revêtus de Savonneries. D'autres venaient d'Orient, et, dans ce cas, leur vogue suivit les vicissitudes du goût chinois en France, c'est à dire que leur succès fut considérable. A la fin du XVIIe siècle, le maréchal d'Humières, qui habitait l'Arsenal, possédait « six feuilles de paravans de papier peint de la Chine prisés quinze livres». C'est un prix modeste, mais il s'agit d'un simple papier.

À la même époque, les ambassadeurs de Siam offrirent à Louis XIV, de la part de leur souverain « trois paravents, l'un à douze feuilles de bois du Japon ? avec les bords dorez et des oiseaux et des arbres (Mercure de France de juillet 1686). Un personnage nommé Constance présente au roi « trois paravents, deux de six côtés, chacun du Japon, et un autre plus petit à huit costés ; il est de la Chine. »

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Appartient à Mme Langweil.

La plupart des courtisans possédèrent bientôt des paravents chinois, et, détail amusant, on se mit à appeler « Chinois de paravent » les gens peu dégourdis, à tournure de... magots :

Le mobile rempart qu'inventa le Chinois
Près de nous pour abri déployé sous nos toits,
Interdisant au froid l'accès de nos asiles
En écarte du vent les attaques subtiles.

Ce rimailleur avait vu tant de paravents de la Chine dans les beaux appartements français, qu'il donnait aux Célestes la paternité d'une invention qui ne leur revient pas.

Interrogeons les comptes toujours suggestifs du plus fameux marchand de meubles du XVIIIe siècle, Lazare Duvaux, nous y trouverons des documents intéressants pour cette étude. Ainsi son Journal nous apprend que le 31 janvier 1753, il livre un paravent en vernis de la Chine à la comtesse d'Egmont. Le 12 juin de la même année, il réclame 366 livres à la marquise de Pompadour, comme prix de raccommodage d'un grand paravent en vernis de Coromandel, après l'avoir fait « monter de quarante-quatre charnières en cuivre d'or doré moulu, collé sur les épaisseurs. À la vente du... mari de la favorite, M. Le Normant d'Étiolles (23 février 1767), passa aux enchères « un magnifique paravent de laque de douze feuilles, assez épaisses pour être refendues et former la boiserie complète d'un cabinet ».

(Le rédacteur du catalogue conseillait ainsi, sans avoir l'air d'appuyer, une des plus détestables pratiques du XIXe siècle, fécond en massacres d'objets d'art.) Ce meuble, dont on devine aisément la provenance, fut adjugé 3.000 livres. À la vente du duc Charles de Lorraine, voici « un paravent consistant en vingt feuilles détachées, dont un côté est en vieux laque, et l'autre en vernis de la Chine ».

Cette rédaction est un peu embrouillée... Plus correcte, la description insérée dans le catalogue de vente du Président de Corberon, rue Barbette (14 janvier 1782) : « Deux beaux paravents de vieux laque de Coromandel à six feuilles chacun, de plus de six pieds de haut, travaillés également des deux côtés. »

On voit que le XVIIIe siècle finissant, continuait la mode de l'époque précédente, avec la même passion, et bien que les dimensions plus exiguës des appartements eussent pu diminuer quelque peu la nécessité de cette pratique. Aujourd'hui, ils ne servent vraiment plus à préserver du froid, les actuels modes de chauffage nous ayant généralement libérés de ces soucis : ce sont purement des objets d'ornement. Après tant d'erreurs et de vicissitudes du goût, l'Exotisme est, plus que jamais, à l'ordre du jour. Même certains ont cru découvrir l'art persan, peu de temps avant la grande guerre, parce que deux hautes personnalités parisiennes y avaient pris le thème de fort belles fêtes : fait louable en soi, excellente propagande pour l'histoire du Beau dans les milieux mondains ! L'Art nouveau, qu'on ne sait vraiment plus comment nommer, tant ses distinctions deviennent subtiles, consent à accueillir les paravents de Coromandel dans ses hardis décors, peut-être à cause des noirs conjugués avec des dorures. Les intérieurs « anciens » en tirent de magnifiques effets, qu'il s'agisse de la salle à manger de la comtesse de Béarn ou de celle du duc d'Albe (à Madrid), ou du salon de Mlle Cécile Sorel, pour ne citer que les plus somptueux.

On en voit aussi dans quelques ateliers de haut goût et chez les chercheurs de chimère et de beauté lointaine, en qui la nostalgie de l'Orient crée des âmes baudelairiennes :

Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères,
Des divans profonds comme des tombeaux,
Et d'étranges fleurs sur des étagères
Écloses pour nous sous des cieux plus beaux...

Ces vers pourraient être inscrits en caractères bouddhiques, compliqués et fins, sous certains « paradis artificiels » de Gaston La Touche, de Jacques Blanche ou de Raymond Woog, tout rutilants de la magie des laques et de leur étrange poésie.

Page 491. Camille Gronkowsky. Les paravents en laque de Coromandel. Revue Renaissance de l'art français, novembre 1919, pages 484-492.
Appartient à M. Louis Cartier.

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