Henri Maspero (1883-1945)

Couverture. Henri Maspero (1883-1945) : La société et la religion des Chinois anciens et celles des Tai modernes. Quatre conférences faites à Tokyo en avril 1929. Mélanges posthumes sur les religions et l’histoire de la Chine, Bibliothèque de diffusion du

LA SOCIÉTÉ ET LA RELIGION DES CHINOIS ANCIENS
ET CELLES DES TAI MODERNES

Conférences faites à Tokyo en avril 1929, et éditées dans les Mélanges posthumes sur les religions et l’histoire de la Chine, Paris, 1950, vol. I, pages 139-194.

  • "Quand on étudie la répartition géographique des formes de société et de culture dans la partie orientale du continent asiatique, on s’aperçoit qu’elles sont disposées par larges zones parallèles dans chacune desquelles les éléments fondamentaux sont essentiellement différents. Ce sont, du Nord au Sud :
    1° Tout au Nord, la zone des non agriculteurs, des nomades éleveurs de bestiaux, appelés suivant les lieux et les âges Huns, Mongols, Toungouses, etc.
    2° Puis le vaste domaine de la civilisation chinoise, avec ses dépendances d’Annam et de Corée, civilisation foncièrement agricole et sédentaire.
    3° Plus au Sud, dans les provinces méridionales de la Chine et dans la partie septentrionale de l’Indochine, du Tibet à la mer de Chine, une zone de tribus barbares, nombreuses et différentes, Lolo, Miao-tseu, Tai : toutes, malgré les différences de langue et de culture, ont ceci de commun que la société y est fondée sur la vie agricole sédentaire et le régime féodal, chaque circonscription constituant une unité religieuse gouvernée par des seigneurs héréditaires, et la religion étant toujours l’affaire du groupe, jamais celle de l’individu.
    4° Encore au Sud, dans les montagnes, à la lisière des plaines indochinoises, des populations disséminées en petits groupes, agricoles aussi, mais de langue et de civilisation entièrement différentes des précédentes (les langues qu’elles parlent appartiennent principalement à la famille Mon Khmer) ; leurs groupements foncièrement anarchiques ne dépassent pas de petits villages indépendants les uns des autres, et chez eux la religion est affaire individuelle ou familiale où la communauté n’intervient pas.
    5° Enfin, dans les plaines indochinoises, les États de civilisation hindoue, Birmanie, Siam, Laos, Cambodge, etc."
  • "Ce n’est là une division ni anthropologique, ni ethnologique, ni linguistique. Les populations groupées dans chacune de ces cinq zones géographiques ne sont homogènes à aucun de ces points de vue. C’est simplement un classement fondé sur la structure sociale et les éléments fondamentaux de la civilisation. Son intérêt est qu’aussi haut que l’on remonte dans l’histoire, la même répartition semble avoir existé; elle était seulement plus simple, car, dans l’antiquité, le domaine de la civilisation chinoise était moins étendu qu’aujourd’hui, et de plus la civilisation hindoue n’avait pas encore fait son apparition en Indochine."
  • "Entre la civilisation chinoise antique et celle des Tai, des Lolo, des Miao-tseu, il existe des points de contact si nombreux, des ressemblances si frappantes qu’on est amené à envisager l’existence, à l’époque préhistorique, d’une culture commune à ces populations. De cette culture commune, je vous montrerai certains traits typiques au cours de ces conférences."

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La mythologie

Conférence du 25 avril 1929

Il peut paraître étrange de vouloir comparer la mythologie chinoise à la mythologie tai. On dit souvent, en effet, que la religion chinoise antique ne comportait aucune mythologie, et tout ce qui y ressemble est généralement considéré par les érudits chinois comme d’invention taoïste et relativement moderne. C’est là une illusion, due à ce que les érudits chinois n’ont jamais connu qu’une seule interprétation des récits légendaires, la méthode évhémériste. Sous le prétexte de retrouver le noyau historique d’une légende, ils éliminent tous les éléments qui leur paraissent invraisemblables, et ne conservent plus qu’un résidu incolore où les dieux et les héros sont transformés en saints rois et les monstres en princes rebelles ou en mauvais ministres ; et ce sont ces élucubrations qui, mises bout à bout suivant un ordre que diverses théories métaphysiques, surtout celle des Cinq Éléments, imposaient à la chronologie, constituent ce qu’on appelle l’histoire des origines chinoises. Cela n’a d’histoire que le nom ; en réalité, il n’y a que des légendes tantôt d’origine mythologique comme par exemple la légende de Tchouan-hiu ou celle du Grand Yu, tantôt provenant des temples ancestraux des grandes familles, comme la légende de Heou-tsi l’ancêtre des Tcheou, tantôt émanant de centres religieux locaux, comme les récits relatifs au Comte du Fleuve Ho-po, tantôt récits d’origine en partie au moins savante, élaborés pour expliquer un rite, tantôt simples contes empruntés au folklore comme la légende de Chouen, etc. Tous ces fantômes doivent disparaître de l’histoire de la Chine dont ils encombrent les débuts ; au lieu de s’obstiner à rechercher sous la forme légendaire un fonds historique inexistant, il faut au contraire chercher à retrouver le fond mythologique ou le conte populaire sous le récit pseudo historique.


La mythologie chinoise ancienne était aussi considérable et aussi variée que celle de la plupart des autres religions antiques. Je ne puis en indiquer ici que quelques traits, vous renvoyant pour plus de détails à un article que j’ai publié en 1924 dans le Journal Asiatique, sous le titre de Légendes mythologiques dans le Chou-king. Je vous parlerai de la représentation générale du monde et des légendes de l’aménagement de la terre aux origines, parce que j’ai retrouvé des légendes tai correspondantes.


La manière dont les Chinois se figuraient qu’était fait le monde est un sujet qui n’est guère traité dans les ouvrages de l’antiquité qui nous ont été conservés. Toutefois, en rapprochant des passages extraits d’auteurs divers, on arrive à en avoir une idée assez précise. Le monde était pour eux comme une sorte de char, dont la terre carrée forme le fond ta-yu et le ciel rond le dais kai : c’est pourquoi on dit que « la terre porte » et que « le ciel recouvre ». Entre le fond et le dais, il n’y a pas de parois pleines, mais simplement aux quatre coins de la terre s’élèvent des piliers qui soutiennent le ciel et le séparent de la terre, l’empêchant de tomber. À l’origine, ces piliers étaient égaux et le ciel et la terre étaient parallèles, mais par la suite le pilier du Nord Ouest, le mont Pou-tcheou, ayant été ébranlé par le monstre Kong-kong, le ciel et la terre tombèrent l’un sur l’autre de ce côté et, depuis ce temps, le ciel penche vers le nord ouest et la terre vers le sud est, l’étoile polaire n’est plus au centre du ciel, et les astres « coulent » lieou d’est en ouest dans le ciel, pendant que sur la terre les fleuves coulent de l’ouest à l’est.

Le ciel est formé de neuf gradins superposés kieou-tch'ong, qu’on appelle aussi les Neuf Cieux kieou-t'ien. Chacun est séparé de l’autre par une porte gardée par des tigres et des panthères et commandée par un des Portiers du Seigneur ti-houen ; à l’étage inférieur, c’est la porte Tch'ang-ho, limite du monde céleste et du monde terrestre, et qui les fait communiquer l’un avec l’autre ; par cette porte le vent d’Ouest descend sur la terre, et c’est par elle qu’on peut entrer dans le ciel et commencer à monter au Palais Céleste Tseu-wei-kong. Celui-ci est situé à l’étage le plus élevé, dans la Grande Ourse Pei-teou. C’est là que réside le Seigneur d’En Haut Chang-ti, dieu suprême qui gouverne à la fois le monde terrestre et le monde céleste ; dans ce dernier, il est particulièrement le souverain des morts dont les âmes habitent son domaine, chacune à sa place hiérarchique. Ce palais est gardé par le Loup Céleste T'ien-lang (l’étoile Sirius) :

« Un loup aux yeux perçants va et vient tout doucement, il lance les hommes en l’air et joue à la balle avec eux ; il les précipite dans un gouffre profond, pour obéir aux ordres du Seigneur, et ensuite il peut dormir.

Sous le ciel « coulent » le Soleil, la Lune, les étoiles, glissant suivant la pente vers le nord ouest : et aussi le fleuve Céleste T'ien-ho, ou Han Céleste T'ien-Han, Yun-Han, c’est à dire la Voie lactée, par où les eaux du monde céleste vont rejoindre au Grand Abîme Ta-ho celles du monde terrestre, séparant à jamais la Tisseuse Tche-niu de son mari le Bouvier K'ien-nieou. Dans le dais céleste court une sorte de fente Lie-k'iue par où brille l’éclair. De plus, il est percé de portes par où l’influx céleste peut descendre se mêler à l’influx terrestre : la Porte du Froid Han-men au Nord, la Porte du Chaud Chou-men au Sud, etc.

Au dessous du ciel s’étend la terre. À l’origine, elle communiquait avec lui par un chemin, mais ce chemin fut détruit par Tch'ong-li. Au milieu sont les Neuf Provinces chinoises kieou-tcheou, entourées de régions barbares, au delà desquelles s’étendent les Quatre mers sseu-hai ; celles ci communiquent entre elles et forment autour du monde habité une ceinture d’eau comme le fleuve Océan des Grecs. Plus loin se trouvent des pays peuplés de dieux et d’êtres fantastiques : la mère des soleils, la mère des lunes, les dieux du vent ; le Comte de l’Eau Chouei-po au corps de tigre avec huit têtes d’homme et dix queues ; les femmes du Maître de la Pluie Yu-che ; la Dame Reine d’Occident Si-wang-mou, déesse des épidémies ; et bien d’autres dieux, déesses, héros et monstres de toutes sortes. Là sont aussi les peuples étranges, Géants Long-po de cent pieds, Pygmées Ts'iao-yao d’un pied et demi à peine, Poitrines trouées Kouan-hiong, etc.

Plus loin encore, « comme la terre est carrée et le ciel est rond, les quatre coins de la terre ne sont pas recouverts par le ciel », dit un opuscule attribué à Tseng-tseu : là s’étendent des pays que le soleil n’éclaire jamais. Dans le coin Sud Ouest, c’est le pays de Kou-mang, où le chaud, le froid, le jour et la nuit ne sont pas séparés, et dont les habitants toujours endormis ne s’éveillent qu’une fois en cinquante jours. Dans le coin Nord Ouest, c’est la contrée des Neuf Yin kieou-yin, que le ciel n’abrite pas et où le soleil ne luit jamais ; au milieu se dresse un dieu au corps de serpent avec une tête d’homme, le Dragon à la Torche Tchou-long, dont le corps a plus de mille li : il ne mange, ni ne dort, ni ne souffle ; le vent et la pluie lui obstruent la gorge ; quand il ouvre les yeux, il fait jour au pays des Neuf Yin ; quand il les ferme, il fait nuit ; quand il souffle il fait du vent ; quand il respire c’est l’hiver, quand il aspire c’est l’été. Dans l’angle opposé, au Sud-Est, s’ouvre le Grand Abîme Ta-ho, gouffre sans fond où les eaux du monde terrestre et celles du fleuve Céleste (la Voie lactée) se jettent toutes sans qu’il croisse ni décroisse. Au delà, c’est le vide : « En bas, c’est le gouffre profond et il n’y a pas de terre ; en haut, c’est l’espace immense et il n’y a pas de ciel. »

Entre le ciel et la terre circule le Soleil : au matin, à l’Orient, sa mère Hi-ho le baigne dans le lac Hien-tch'e qu’on appelle aussi le Gouffre Doux Kan-yuan ; il apparaît alors à la Vallée Lumineuse Yang-kou, monte dans les branches de l’arbre Fou-sang (ou K'ong-sang) ; puis il traverse le ciel et redescend à l’Ouest au mont Yen-tseu, où le roi Mou, d’après le roman Mou t'ien-tseu tchouan, alla contempler le spectacle de son coucher, et disparaît enfin dans la vallée Si-lieou. Près de là se trouve l’arbre Jo, dont les fleurs sont les étoiles et éclairent la nuit. De cette légende solaire, je vous indique en passant que nous trouvons des traces dans un des livres classiques, le Chou-king : Hi-ho, mère et cocher du soleil, apparaît en belle place dans la partie de l’ancien Yao-tien qui constitue l’actuel Chouen-tien ; mais l’évhémérisme un peu naïf des anciens scribes l’a divisée en plusieurs personnages, les frères Hi et Ho ; et les vallées de Yang-kou et de Lieou-kou sont les lieux où ces frères, devenus les fonctionnaires chargés du soleil, « reçoivent respectueusement » le soleil à son lever et à son coucher.

Le pendant de la description que je viens de vous faire se retrouve chez les Tai-Blancs. Le monde est formé de trois étages : en haut le ciel, au milieu la terre, en bas le pays des Nains. Chacun de ces étages est plat. Le ciel l’est aussi bien que la terre ; c’est une espèce de grande dalle horizontale circulaire de pierre blanche, avec une sorte de rebord formant un pied vertical peu élevé, le Pied du Ciel, qui repose sur des montagnes dont deux au moins sont connues, à l’Est et à l’Ouest, aux lieux où le soleil se lève et se couche. Sa face supérieure est le domaine des Seigneurs T’en Pu t’en qui gouvernent les âmes des morts. À sa face inférieure les étoiles, le Soleil et la Lune circulent de l’est à l’ouest ; et du nord au sud court le Porc Long, qui dans ses allées et venues s’est fait un chemin qu’on voit d’ici bas, le Chemin du Porc, la Voie lactée. Les étoiles sont de petites boules d’or que la Fille aux Étoiles On nang dao couvre d’un grand voile chaque matin et découvre chaque soir. Le Soleil et la Lune sont de grosses boules d’or que des jeunes garçons et des jeunes filles, les Seigneurs du Soleil Pu Ngen, et les Dames de la Lune Nang Büon, roulent devant eux comme de grosses balles. Le Soleil passe la nuit sur la terre et monte chaque matin au ciel par la montagne de l’Est, le Pic d’Or du Bout des Eaux Pa kam la nam ; il grimpe du côté extérieur de la montagne, celui qui est opposé à l’endroit où habitent les hommes, de sorte que ceux ci ne le voient pas avant qu’il soit arrivé en haut de la montagne qui le cache durant son ascension ; là il trouve une porte percée dans le pied du Ciel, la Porte de Lumière de la Cime du Pic d’Or, par laquelle il passe dans le ciel : c’est son lever. Il traverse le ciel de l’est à l’ouest par un chemin spécial ; le soir il arrive à une autre montagne, la Montagne où le Ciel Finit, par laquelle il descend : c’est son coucher. La nuit, il revient d’Occident en Orient en roulant sur la terre, en dehors du ciel, par le côté sud. La lune suit à peu près le même trajet, mais avec ses portes particulières. Les Dames de la Lune doivent non seulement la rouler, mais encore l’emmailloter et la démailloter suivant les jours, avec une bande d’étoffe, qu’elles enroulent d’un tour chaque jour du seizième au premier de chaque mois, et déroulent du premier au quinzième. Comme les routes du Soleil et de la Lune sont proches, quand au commencement de chaque mois la Lune fait son trajet de jour, les Seigneurs du Soleil aperçoivent les Dames de la Lune ; ils échangent des chansons et cherchent à se rencontrer ; s’ils y réussissent, ils laissent un moment leur boule et s’ébattent ensemble ; et les jeunes filles, pour qu’on ne les voie pas, tendent des voiles et des nuages autour d’eux : d’où les éclipses de Soleil. Les éclipses de Lune sont beaucoup plus dangereuses. Il y a dans le ciel une grenouille énorme, la Grenouille qui mange la Lune. Ordinairement le Seigneur de l’Étang Hañ la tient enchaînée au fond de son étang ; mais quand ce dieu dort, elle réussit parfois à rompre sa chaîne et à s’échapper ; elle se met alors à la recherche de la Lune et l’avale. Les Dames de la Lune courent aussitôt éveiller le Seigneur de l’Étang Hañ ; et, pour les aider, sur terre les jeunes filles frappent le mortier à riz avec le pilon dès que l’éclipse commence : à ce bruit, le dieu endormi se réveille, capture la grenouille, l’oblige à rendre la Lune et l’enchaîne à nouveau.

Le Pic d’Or du Bout des Eaux, par où le Soleil monte au ciel le matin, est situé à l’extrémité Est du monde, dans la mer Orientale. Les eaux de la mer s’écoulent vers l’est ; elles entrent dans une grotte au pied de la montagne par une ouverture carrée, et en ressortent au sommet par une ouverture ronde : cette eau est la source de la rivière céleste Nam Te tao, qui n’est pas la Voie lactée. À l’entrée de la grotte se tient le Seigneur Si-su du Bout des Eaux qui, aidé d’oiseaux et de crabes géants, empêche les arbres qui descendent le fil de l’eau de pénétrer dans la grotte et d’en obstruer l’entrée. C’est aussi lui qui garde l’Obscurité à l’intérieur de la grotte : chaque soir, il ouvre la Porte de l’Obscurité Céleste, celle ci se répand sur la terre et il fait nuit.

Vous avez vu que le Soleil passait la nuit en dehors du ciel. Les pays en dehors du ciel ne sont pas connus des Tai-Blancs de Phu qui. Mais les Tai-Noirs de Nghia lô les connaissent très bien. C’est de « la terre en dehors du ciel » que vinrent au commencement du monde les seigneurs Suong et Ngün, ancêtres du clan noble Lo kam, et les premiers princes de Müong Müai. « En ce temps là, les seigneurs Tao Suong et Tao Ngün mangeaient le müong de Um, le müong de Ai en dehors du ciel. Le seigneur Tao Ngün organisa alors le müong de Lo le Grand qui est sous le ciel. » C’est dans cette région « en dehors du ciel » que se trouvent les villages qu’habitent l’une des diverses âmes des morts.

Dans le monde ainsi fait, il avait existé à l’origine une communication directe entre le ciel et la terre; malheureusement cette communication fut bientôt coupée. Voici la légende telle qu’elle est racontée chez les Tai-Noirs de Nghia lô au début de la prière rituelle qu’on lit aux funérailles de tout mort ayant appartenu au clan noble Lo kam :

« Je me souviens qu’au temps de la création de la terre et des herbes, de la création du ciel pareil à un chapeau de champignon, de la création des sept montagnes de roc, de la création des gouffres d’eau et des sources, de la création des trois blocs de rochers, de la création des sept cours d’eau, de la création des bouches des rivières Te et Tao, en ce temps, le ciel était étroit et très bas, le ciel était plat. Quand on décortiquait le riz, le ciel gênait les pilons ; quand on filait de la soie, le ciel gênait le fuseau ; les bœufs en marchant étaient gênés par le ciel qui touchait leur bosse, les porcs en marchant étaient gênés par le ciel qui touchait leur dos. En ce temps, les grains de riz étaient gros comme des courges ; les tiges des légumes, il fallait des haches pour les fendre. En ce temps, le blé mûr rentrait tout seul au village ; si l’on était paresseux, il rentrait tout seul à la maison.
En ce temps, il y avait une veuve qui n’avait pas de grenier, qui n’avait pas de natte de bambou. Les grains de riz vinrent en voltigeant se poser sur ses oreilles, se poser sur ses yeux. Alors elle se fâcha ; alors elle prit les grains de riz et alla chercher un couteau pour couper, hacher les grains de riz ; alors elle chassa le riz jusqu’à la rizière sèche en disant :
— Attends qu’on vienne te récolter !
Elle chassa le riz jusqu’à la rizière humide en disant :
— Attends qu’on vienne te moissonner, que l’on vienne te prendre pour te rapporter au village ; et si l’on est paresseux pour venir te prendre, ne rentre pas de toi-même à la maison !
La veuve alors prit un petit couteau ; avec le couteau elle coupa le lien du ciel, avec le petit couteau elle trancha le lien du ciel. Le lien du ciel coupé, le ciel s’éleva jusqu’au firmament ; il devint le ciel qui remplit la vue.

Les Tai-Blancs de Phu qui décrivent ainsi cette communication dans la prière aux Dames Célestes :

À l’origine, la terre était petite comme une feuille de poivrier ; le ciel était comme une petite coquille ; la trace des pieds des buffles était comme la trace d’un poulet. En ce temps, il y avait des arbres, et ils n’avaient pas de feuilles ; il y avait des cœurs, et ils ne savaient pas aimer ; il y avait des garçons, et ils ne savaient pas courtiser les filles ; il y avait des sabres, et on ne savait pas tuer ; il y avait des couteaux, et on ne savait pas couper ; il y avait des haches, et on ne savait pas abattre ; il y avait des prières, et on ne savait pas les réciter. On allait du côté du ciel demander au Seigneur ; on allait chercher du riz en montant au monde céleste demander au Père Pu-kam. Le Père céleste alors ordonna à Tak ten de descendre porter des plants de riz. Il descendit de ce côté, il descendit commander aux Tai du pays, il planta dix mille plants...

Après quoi le Seigneur céleste, pour n’être plus incommodé par les demandes constantes des hommes montant au ciel, fit couper la communication. On dit aussi que les hommes gênés par la proximité du ciel demandèrent que le ciel s’élevât, et il prit sa place actuelle.


Les Chinois anciens ont une légende analogue. En effet, le chapitre Lu-hing du Chou-king contient cette phrase : « L’Auguste Seigneur chargea Tch'ong-li de rompre la communication entre la terre et le ciel afin que cessassent les descentes (des dieux). »

Dès l’époque des Tcheou, les érudits chinois ont cherché une explication symbolique de ce passage, et le Kouo-yu contient un long discours de Kouan Yi-fou au roi Tchao de Tch'ou (514 488) expliquant que, primitivement, le peuple laissait le soin du culte, et, par conséquent, des communications avec les esprits aux fonctionnaires chargés de ce service, mais qu’au temps de Chao-hao, les mœurs s’étant corrompues, le peuple se mit à invoquer les esprits et à les faire descendre à tort et à travers, si bien que les rapports entre les hommes et les dieux devinrent désordonnés : c’est ce que Tchouan-hiu fit cesser en donnant leurs charges à Tch'ong et à Li.

Cette interprétation est ingénieuse dans son évhémérisme un peu naïf. Nous sommes ici en pleine mythologie ; le texte lui-même le montre. Les Chinois hésitent à savoir si l’Auguste Seigneur (Houang-ti) est Tchouan-hiu, Yao ou Chouen ; or le passage est très clair et ne laisse place à aucun doute : il suffit de lire les lignes qui précèdent pour voir qu’il ne s’agit d’aucun empereur terrestre, mais du Seigneur d’En Haut, qui est mentionné expressément :
« Les multitudes qui souffraient d’oppression annoncèrent leur innocence en haut. Le Seigneur d’En Haut examina le peuple : il n’y avait pas de parfum de vertu s’élevant, mais la puanteur des châtiments s’exhalant. L’Auguste Seigneur eut pitié de la multitude innocente qu’on assassinait... Alors il ordonna à Tch'ong-li de rompre la communication entre la terre et le ciel...

Comme dans la légende tai, les grandes lignes de la légende chinoise étaient qu’à l’origine le ciel et la terre communiquaient entre eux, en sorte que les dieux pouvaient descendre du ciel sur la terre. Plus tard, comme les dieux en profitaient pour descendre du ciel opprimer les hommes (chez les Tai, au contraire, ce sont les hommes qui en abusent pour importuner les dieux), le Seigneur d’En Haut ordonna à Tch'ong-li de rompre cette communication.


La troisième légende dont je voudrais vous parler est relative à l’aménagement de la terre au commencement du monde. Je vous ai dit, dans la première de ces conférences, combien cet aménagement avait été long et pénible, au milieu des difficultés sans nombre que la configuration du terrain opposait aux défricheurs ; il avait fallu élever des digues contre les inondations, creuser des canaux pour drainer et assécher les marais. Tous ces travaux étaient si anciens que le souvenir s’en perdait dans la brume des légendes, et qu’on les attribuait aux héros de la haute antiquité, descendus du ciel aux origines du monde afin de mettre la terre en état d’être habitée par les hommes. Et chaque région de la Chine avait donné un tour particulier à la légende, suivant les traits particuliers de la topographie, de la religion et de la société locales.

Dans le Nord de la grande plaine, la lutte prenait des allures épiques et les dieux y prenaient leur part : la donnée générale était qu’un monstre maître de la terre, Tch'e-yeou, s’opposait au héros céleste, mais était finalement vaincu. « Tch'e-yeou sortit de la rivière Siang, il avait huit doigts, huit orteils, la tête hérissée, il monta sur les Neuf Bourbiers pour abattre le K'ong-sang », disait le Kouei-tsang, ouvrage du IVe siècle a. C. aujourd’hui perdu, qui passait pour la recension du Yi-king de la dynastie Yin, probablement parce qu’il provenait du pays de Song où régnaient les descendants de cette dynastie. Il chassa l’empereur Jaune Houang-ti, jusqu’à la plaine Tchouo-lou, où celui-ci lui livra bataille avec une armée d’ours gris, d’ours noirs, de panthères, de tigres et autres fauves. Ensuite, l’empereur Jaune envoya contre lui le Dragon ailé Ying-long ; celui-ci rassembla les eaux contre Tch'e-yeou qu’aidaient le Comte du Vent Fong-po et le Maître de la pluie Yu-che : ce fut alors que le monde fut inondé.

« Alors, dit le Kouei-tsang, l’empereur Jaune fit descendre la Fille céleste appelée Pa, pour arrêter la pluie; la pluie cessa (Pa est en effet la déesse de la sécheresse). (Le Dragon ailé) poursuivit et tua Tch'e-yeou dans la plaine de Ki-tcheou. La déesse Pa ne put remonter au ciel ; partout où elle se tenait, il ne pleuvait pas, les plantes et les animaux mouraient. L’Aïeul de l’Agriculture T'ien-tsou, le prince Kiun, le fit savoir à l’empereur Jaune, et celui-ci transporta Pa au Nord de l’Eau Rouge Tch'e-chouei (qui sépare au Nord le monde habité du désert). Alors l’empereur Jaune planta les cent espèces de grains, d’herbes et d’arbres, et le prince Kiun, Aïeul de l’Agriculture, enseigna aux hommes à travailler les champs.

Plus au sud, dans la plaine orientale, entre le T'ai hang-chan, le T'ai-chan et la mer, la légende était presque identique, au moins dans ses grandes lignes ; mais les noms et les détails étaient différents.

La terre était le domaine de Kong-kong, monstre que le Kouei-tsang décrit comme ayant un corps de serpent, avec un visage d’homme, des cheveux vermillon et des cornes. Le Maître du Feu, Tchou-yong, « au corps de bête, au visage d’homme », fut d’abord envoyé contre lui, mais sans succès. Puis Tchouan-hiu lutta contre lui et le vainquit. Kong-kong s’enfuit, et dans sa rage il se précipita sur le mont Pou-tcheou, colonne Nord Ouest du ciel, le frappa de ses cornes, et chercha à le renverser :

« La colonne du ciel fut brisée, l’attache de la terre fut rompue, le ciel s’affaissa vers le Nord Ouest, et le Soleil, la Lune, les étoiles se déplacèrent (d’est en ouest) ; la terre pencha vers le sud est, les eaux débordèrent de toute part, et la terre fut inondée.

Un fils de Kong-kong, Keou-long, ne lutta pas contre Tchouan-hiu ; au contraire, il aménagea sa terre, domaine qu’il avait reçu de son père, pour la culture et, en récompense, il lui fut accordé des sacrifices ; il devint le Souverain Terre Heou-t'ou, Grand dieu du Sol Ta-chö de tout l’empire.

Entre le domaine de ces deux légendes, au Nord du T'ai-chan dans la région de la rivière Tsi, la légende présentait encore la même forme de lutte violente, bien que le texte qui nous l’a conservée, le Lie-tseu, attache moins d’importance à cette lutte elle même :

« Dans les temps très anciens, les quatre points cardinaux étaient hors de place, les Neuf Provinces étaient ouvertes ; le ciel ne couvrait pas entièrement (la terre), la terre ne portait pas entièrement (le ciel) ; le feu brûlait toujours sans s’éteindre, l’eau coulait toujours sans s’arrêter ; les fauves mangeaient le peuple paisible, les oiseaux de proie enlevaient les vieillards et les enfants. Alors Niu-koua fondit des pierres de cinq couleurs pour compléter le ciel azuré, elle coupa les pattes d’une tortue pour fixer les points cardinaux, elle tua le dragon noir pour sauver le pays de Ki, elle amassa de la cendre de roseaux pour arrêter les eaux qui débordaient... En ce temps là tout fut tranquille, tout fut parfaitement calme.

Et selon le Fong-sou tong, ce fut seulement alors que, tout étant en ordre, « Niu-koua tourna de la terre jaune et en fit des hommes ».


Au contraire de ces légendes des plaines chinoises, dans la région occidentale aux vallées étroites, aux défilés resserrés, aux hautes montagnes abruptes, la légende présentait une affabulation assez différente. Au lieu que Niu-koua endiguât le fleuve, que l’empereur Jaune envoyât la déesse de la sécheresse, c’est en perçant les montagnes que le héros Yu le Grand avait fait écouler les eaux.

« Dans l’antiquité, Longmen n’étant pas encore percé, Lu-leang n’étant pas encore creusé, les eaux du fleuve passaient par dessus Meng-men. » En ce temps là, dit le Chou-king, « les vastes eaux assaillaient le ciel ; immenses, elles embrassaient les montagnes, elles dépassaient les collines». Kouen fut chargé de mettre les choses en ordre sur la terre : un épervier et une tortue lui enseignèrent à faire des digues, mais l’eau montait en même temps que celles ci. Alors il déroba les terres vivantes du Seigneur d’En Haut qui croissent d’elles mêmes, afin de réprimer les vastes eaux. Le Seigneur d’En Haut, dans sa colère, ordonna à Tchou-yong, le ministre de la Justice, de tuer Kouen : il le mit à mort au mont Yu ; le cadavre resta là exposé trois ans sans se corrompre : alors il fut ouvert d’un coup de sabre wou, et Yu en sortit. Kouen se transforma en poisson nai jaune et se jeta dans le fleuve Jaune.

Le Seigneur chargea alors Yu de mettre en ordre la terre et d’établir les Neuf Provinces. Yu vainquit les nuages et la pluie au Mont des Nuages et de la Pluie. Quant aux eaux, il ne chercha pas à les endiguer, mais travailla à les faire écouler. Ce fut un long travail pendant lequel il se changea en ours. La fille de T'ou-chan, qu’il avait épousée, le vit un jour sous cette forme et eut si peur qu’elle fut transformée en pierre. Elle devait lui apporter sa nourriture chaque jour quand il frappait un tambour ; une fois, il fit tomber des rochers qui se choquèrent avec un bruit de tambour ; elle accourut et, voyant un ours, s’enfuit. Yu la poursuivit ; elle courut jusqu’à ce qu’épuisée elle tombât, et fut changée en pierre. Elle était alors enceinte de K'i : la pierre continua de grossir, et au bout de neuf mois Yu, l’ouvrant d’un coup de sabre, en tira son fils K'i. Les travaux de Yu aboutirent à percer une brèche dans les montagnes de Long-men, à ouvrir le défilé de Meng-men, par où les eaux s’écoulèrent. Puis Po-yi, le forestier, et, comme tel, chargé du Feu, enseigna aux hommes la chasse par le feu mis à la brousse. Enfin le Souverain Millet, Heou-tsi, apprit aux hommes à semer le grain dans la terre défrichée par le feu.

La légende de Yu était la plus célèbre des légendes chinoises occidentales, mais elle n’était pas la seule : le Tso-tchouan (première année de Tchao) nous fait connaître la légende du Chan-si, sur la rivière Fen ; le héros en était T'ai-t'ai :

« Autrefois Kin-t'ien eut un descendant appelé Mei, qui fut Maître de l’Eau hiuan-ming-che. Celui-ci engendra Yun-ko et T'ai-t'ai. T'ai-t'ai fut capable de succéder à l’emploi de son père : il fit couler régulièrement la Fen et la T'ao, il endigua le grand marais, et rendit habitable T'ai-yuan.


Toutes ces légendes chinoises, malgré les différences d’affabulation, sont bâties sur le même thème. Si on les résume en éliminant les traits accessoires, on constate que leur diversité apparente se réduit au fond à des adaptations locales d’un même thème qui est celui-ci. Le monde étant couvert d’eau, le Seigneur d’En Haut y envoie un héros pour l’aménager. Celui-ci se heurte à des obstacles tels qu’il échoue. Le Seigneur envoie alors un deuxième héros qui, après des exploits prodigieux, réussit à rendre la terre habitable. Alors ce héros même, ou d’autres venus l’aider, enseignent aux hommes l’agriculture. Or sur ce même thème est construite une légende que l’on trouve à peu près sous la même forme chez tous les Tai d’Indochine. Je vous en donnerai ici la version que j’ai notée chez les Tai-Blancs de Phu qui :

« Autrefois, en ce monde d’ici-bas, il y avait de l’eau, il y avait de la terre, mais il n’y avait personne pour les mettre en ordre. Le Ciel dit au Seigneur I-t’u et à la dame I-t’üong :
— L’eau, descendez la boire ; la terre, descendez la mettre en ordre !
Et ils descendirent ; ils allèrent abattre les arbres de la forêt pour faire un défrichement et avoir à manger. Quand vint l’époque du riz mûr, les oiseaux et les rats vinrent de partout et le mangèrent tout ; quand les oiseaux eurent mangé, ils allèrent se percher dans un banyan très grand. Le seigneur I t’u prit une hache pour abattre l’arbre, mais de quelque façon qu’il coupât l’arbre, il ne s’abattait pas, de quelque façon qu’il frappât l’arbre, il ne tombait pas ; quelle que fut l’époque, il ne pouvait manger. Au bout de cent ans, il retourna au ciel. Le Ciel le vit venir et lui dit :
— Pourquoi remontez vous si vite ?
Il répondit :
— Vraiment rester là bas est impossible ; après cent ans, je reviens faire rapport au ciel !
Le Ciel dit :
— Si on délaisse l’eau du monde inférieur, il n’y aura personne pour la boire ; si on délaisse la terre, il n’y aura personne pour la mettre en ordre !

Le Ciel envoie alors un deuxième héros, qui reste aussi cent ans, mais qui est obligé de rentrer pour la même raison, le récit est exactement le même que celui du premier héros. Puis il s’adresse à un troisième héros, Pu yü, et à sa femme Na mü, et les envoie.

— Or çà ! Pu yü et Na mü ! descendez boire l’eau, descendez mettre en ordre la terre ! Quand vous l’aurez mise en ordre, vous l’habiterez jusqu’à la fin des générations.
Alors le seigneur Pu yü emporta du ciel une hache d’argent, une hache d’or, et descendit pour abattre. Il coupa neuf ans neuf mois, et le banyan tomba ; il frappa neuf ans neuf mois, et l’arbre s’écroula. Quand fut tombé le banyan, les oiseaux et les rats n’eurent plus de lieu de refuge ; les oiseaux s’envolèrent de tous côtés et retournèrent au ciel. Le Seigneur Pu yü aussitôt revint au ciel. Le Ciel le vit monter et demanda :
— Pourquoi revenez vous si vite ?
Il étendit les mains pour saluer et dit :
— Le Ciel m’a ordonné de descendre défricher le monde inférieur. J’ai fait des champs, j’ai fait des rizières. Voici que la pluie vient et je n’ai pas de bœufs pour faire les champs de semis ; le tonnerre crie et je n’ai pas de buffles pour faire les rizières. Je vous prie que les bœufs descendent labourer les champs de semis, que les buffles descendent labourer les rizières !
Le Ciel dit :
— Cheval, tes pattes sont petites, tu ne peux fouler aux pieds les rizières ; tes jambes sont petites, tu ne peux écraser la boue. Cheval, tu porteras la selle pour que les fonctionnaires sur ton dos aillent se promener ! Buffles, votre cuir est épais, descendez porter le joug ! Porcs et chiens, descendez dans le monde inférieur, pour que les hommes quand ils seront malades fassent des sacrifices ! Poulets, descendez pour marquer le temps et chanter au lever du soleil !
Alors le seigneur Pu yü, emmenant les buffles et les chevaux, se rendit en bas. À mi-route, les bœufs et les buffles virent que l’herbe était bonne ; ils coururent entrer dans les montagnes pour manger l’herbe. Le seigneur irrité remonta au ciel :
— Voici que les bœufs et les buffles se sont enfuis ! Tous les animaux ont couru dans la montagne manger l’herbe !
Le Ciel dit :
— Je vous donnerai le tigre qui descendra dans la montagne chasser les buffles !
Alors le tigre descendit dans la montagne chasser les bœufs et les buffles et tous les animaux. Et ils revinrent au village, et ils entrèrent dans la maison du seigneur Pu yü. Quand arriva l’époque des défrichements, le seigneur fit des défrichements. Ce qu’il fit à manger était excellent, ce qu’il fit pour se vêtir était aussi convenable. Il aima l’eau qu’il avait arrangée, il aima le pays qu’il avait créé. Il ne retourna pas au ciel. Il prit l’apparence d’un gros arbre afin que le peuple l’adorât. Quand arrive la fin de l’année, le peuple tai se réunit et lui sacrifie.

Il est en effet devenu le dieu du Sol du canton, le fi-müong, dont je vous ai parlé l’autre jour. Vous voyez que le thème est bien le même que dans les légendes chinoises. Les différences que la légende tai présente avec celle ci sont absolument du même ordre que les différences entre les légendes chinoises elles mêmes ; comme elles, elle nous montre l’arrangement local, sous l’influence des conditions géographiques et sociales locales, d’un même thème que nous retrouvons aussi chez les Lolo. Et chez tous également, c’est la légende des origines, de la mise en ordre du monde par les hommes au commencement du monde ; mais en Chine, quand on commença à essayer de transposer la mythologie en histoire, au temps des Tcheou, on prit chacune de ces légendes à part et, de chacune, on fit un récit historique. Heureusement ce travail factice ne suffit pas à masquer complètement la valeur première purement mythologique de ces légendes.


J’espère vous avoir montré, par les faits que je vous ai décrits, tant aujourd’hui qu’au cours des conférences précédentes, que la comparaison de la société et de la religion des Tai modernes avec la société et la religion de la Chine antique, pourrait aider à la compréhension de l’une et de l’autre. Toutefois, j’aurais mal accompli la tâche que je m’étais proposée, si je vous avais donné à croire qu’à mon avis la société, la religion et la mythologie chinoises antiques peuvent et doivent s’expliquer par celles des Tai modernes. Il va sans dire qu’une idée simpliste est loin de ma pensée.

Je vous ai dit dès le début qu’un travail absolument scientifique devrait comporter des comparaisons des Chinois anciens non pas avec les Tai modernes seuls, mais avec toutes les populations méridionales, Lolo, Moso, etc. Malheureusement ces populations sont très mal connues. Pour les Tai mêmes, j’ai dû m’appuyer presque exclusivement sur mes observations personnelles. Mais l’étude des Tai était pour beaucoup de raisons une des plus faciles : d’abord ils forment des groupes compacts en territoire français, et par conséquent je n’ai pas rencontré avec eux les difficultés matérielles que présenterait l’étude des Lolo ou des Moso en territoire chinois. Ensuite les dialectes sont très proches les uns des autres, et on passe aisément de l’un à l’autre ; pour plusieurs il existe des manuels en français ; et d’autre part, les indigènes étant soumis depuis un siècle et plus à la domination annamite, beaucoup d’entre eux parlent annamite, ce qui facilite l’étude de leur langue. Enfin chaque groupe a son écriture, dont la connaissance est généralement répandue ; et on peut obtenir des textes écrits. Et cependant, malgré ces circonstances favorables, il m’a fallu une dizaine d’années pour recueillir assez de textes de prières, de légendes, etc., pour me faire une idée à peu près exacte de trois groupements locaux tai ; encore reste t il quelques lacunes. L’étude des autres populations, moins facile, sera bien plus longue encore.

Faut il s’interdire des comparaisons qui sautent aux yeux ? Ce serait absurde. Certes, la comparaison avec la totalité des populations vaudrait mieux. Mais, comme dit un proverbe français, « le mieux est l’ennemi du bien ». Puisque la comparaison avec toutes les peuplades est pour le moment impossible, la comparaison avec une seule peuplade vaut mieux que pas de comparaison du tout. Pour dépasser la simple constatation de ce que pensaient de leurs cérémonies les Chinois du IIIe ou du IIe siècle a. C. et atteindre au sens profond des faits religieux, la pire méthode serait celle qui consisterait à expliquer uniquement par une interprétation plus ou moins ingénieuse des textes chinois relativement tardifs des croyances et des rites que nous constatons avoir été communs à de nombreuses populations apparentées, sinon par la race et par la langue, au moins par la culture, et parmi lesquelles les Chinois ne forment qu’un seul groupement entre plusieurs. La comparaison s’impose donc en Chine comme ailleurs. Seulement il faut se garder d’expliquer les uns par les autres, soit les Chinois par les Tai ou les Lolo, soit les Tai ou les Lolo par les Chinois, comme si les uns avaient conservé intact et dans sa forme originelle ce que les autres auraient seuls transformé. Il faut se rappeler constamment que nous avons en réalité, chez les Chinois anciens et chez les Tai actuels, deux formes différentes prises, après une longue évolution séparée par un même rite, par une même croyance, par un même fait social, par une même légende, peut être même par des rites, des croyances, des faits sociaux, des légendes analogues, mais différenciés dès l’origine.

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