Charles de Harlez (1832-1899)

Charles de HARLEZ (1832-1899) : Lao-tze, le premier philosophe chinois. Mémoires couronnés publiés par l'Académie royale de Belgique, Bruxelles, 1886, tome XXXVII, 32 pages.


LAO-TZE, LE PREMIER PHILOSOPHE CHINOIS

ou un prédécesseur de Schelling au VIe siècle avant notre ère.

Mémoires couronnés publiés par l'Académie royale de Belgique, Bruxelles, 1886, tome XXXVII, 32 pages.

  • "On ne doit point s'étonner que les écrits ou plutôt le petit livre du philosophe dont je viens entretenir nos honorés et savants confrères, ait été mal apprécié en beaucoup de points. Il est d'une assez grande obscurité et celle-ci tient à deux causes."
  • "Le langage est loin d'être clair ; le maître, créant un nouveau système, introduisant dans son pays des idées nouvelles, a dû donner à des mots anciens des sens qu'ils n'avaient point par eux-mêmes ; et ses disciples, ayant altéré sa doctrine, n'ont point conservé par tradition le sens que le fondateur de l'école y avait attaché.
    En outre, le chinois a subi des modifications comparables à celles qui distinguent le français du XVe siècle de celui que nous parlons. Certains mots, certains caractères ont changé de signification ou sont tombés en désuétude ; leur valeur exacte s'est perdue. "
  • "Ajoutez à cela les difficultés engendrées nécessairement par le caractère figuratif de l'écriture chinoise et la multiplicité de sens des mots et l'on comprendra tout ce qu'il y a d'ardu dans la tâche de celui qui cherche à interpréter un livre de la Chine antique. Heureusement chaque interprète nouveau trouve devant lui les travaux de ses devanciers qui circonscrivent sa tâche et lui tracent un cercle diminuant sans cesse de rayon. Puis les commentateurs indigènes sont fréquemment d'un grand secours.
    Nous croyons donc faire chose utile en exposant à nouveau le système du plus ancien des philosophes chinois. L'intérêt qu'inspire son histoire est d'autant plus légitime qu'il ne s'agit pas d'un fait dont l'influence n'a pas dépassé les bornes de l'Empire du Milieu. "


Suite du texte in extenso : 1. Ontologie de Lao-tze2. Morale3. Politique
Feuilleter
Télécharger

Le taoïsme, c'est le système dont nous voulons parler ici, n'a point seulement exercé une influence décisive sur l'histoire religieuse et politique de son pays ; il a de plus ouvert les voies au bouddhisme, lui a permis de se répandre et de s'implanter en Chine et de rayonner de là sur le Japon et sur des contrées plus lointaines encore.

Peut-être, en m'entendant parler du plus ancien philosophe de la Chine, aura-t-on cru que Confucius seul pouvait être désigné par ce titre. Ce n'est point lui cependant qui fait l'objet de ce petit travail, mais son rival moins connu et digne peut-être de l'être davantage, l'enfant-vieillard, Lao-tze. Cette expression qui aura peut-être étonné n'a point été choisie sans raison. Car, d'une part, Kong-fou-tze (ou Confucius) est moins un philosophe qu'un moraliste, et de l'autre sa naissance, la date de ses premiers enseignements sont plus récentes que celles de son émule, bien qu'il l'ait devancé dans la publicité donnée à ses théories.

Pour bien comprendre le rôle qu'un personnage historique a joué, la nature des idées qu'il a répandues autour de lui, il faut naturellement se rendre exactement compte du milieu où il a vécu, des influences qu'il a subies, ou contre lesquelles il a voulu lutter. Disons donc quelques mots de l'état de la Chine à cette époque.

Depuis son origine le Céleste-Empire avait eu, plus que tout autre pays, la chance heureuse et malheureuse à la fois de voir se succéder au pouvoir suprême des dynasties qui toutes avaient commencé par des rois aussi pleins de vertus que de talents pour finir par des princes ineptes, corrompus et cyniquement oppresseurs. La dynastie des Tcheous qui, au VIIe siècle, régnait depuis près de cinq cents ans n'avait point fait exception. À cette époque elle était représentée par des princes faibles et sans mœurs qui avaient laissé l'empire se morceler et presque se dissoudre. Les grands feudataires s'étaient rendus pour ainsi dire indépendants du pouvoir central et leurs résidences formaient autant de cours souveraines qui ne laissaient au pouvoir suprême qu'une autorité nominale. C'était, à ce point de vue, l'état de la France sous les premiers Capétiens.

Mais, en outre, la corruption s'était répandue partout. Aux mœurs simples des temps antiques s'étaient substitués un luxe effréné, une soif de jouissance que rien ne pouvait apaiser. Au gouvernement paternel et moralisateur des anciens princes avait succédé un pouvoir d'autant plus tyrannique qu'il était divisé entre une foule de petits princes dont chacun ne pensait qu'à satisfaire son orgueil et ses appétits. La peinture que les historiens nationaux font de ces temps malheureux est vraiment navrante. Comme on peut bien le penser, les ministres et les fonctionnaires imitaient leurs augustes maîtres et rivalisaient de tyrannie et de corruption.

La Chine ne manquait point cependant, alors même, d'hommes supérieurs qui avaient échappé à la contagion générale et s'efforçaient de résister au mal. A côté des exemples de dégradation avilissante, elle en offrait d'autres, d'un courage héroïque, qui font le plus grand honneur au pays, à l'humanité même. Citons seulement ce trait : le dernier de la race qui souillait alors le trône, l'infâme Cheou, comme on l'appelle, se distinguait par ses cruautés et ses débauches. Son oncle, souverain féodal de Ki, vint l'avertir à sa cour même et fut jeté dans un étroit cachot. On lui conseillait de s'évader. Non, dit-il, mon évasion ferait connaître l'acte que j'ai fait et les fautes de l'Empereur. Un autre prince, voyant cet insuccès, se crut obligé de revenir à la charge au risque de sa vie ; l'Empereur lui fit couper le corps en deux et arracher le cœur. Ce qui n'arrêta pas d'autres ministres non moins courageux (voir le Siaò Hio dont je publie en ce moment une traduction complète).

Parmi ces hommes il en est deux dont les noms effacent, pour ainsi dire, la tache infligée à l'histoire de ces temps. Tous deux, bien que d'âges différents, travaillèrent à la même époque et exercèrent sur les destinées de leur nation une influence qui s'est maintenue jusqu'aujourd'hui et ne finira qu'avec elle : c'étaient Kong-fou-tze ou plutôt Kong-tze (Confucius) et Lao-tze. Mais si ces deux sages se proposaient un but commun, leurs vues particulières et leurs caractères formaient le contraste le plus frappant. Kong-tze était l'homme des cours et du passé ; Lao-tze, celui du présent et des classes populaires. Kong-tze était avant tout moraliste et s'occupait exclusivement de la réformation des mœurs ; incarnation du passé, il avait sans cesse devant les yeux les exemples des anciens princes et leur sagesse renommée ; il cherchait à les faire revivre et à ramener ses concitoyens aux vertus et aux mœurs des âges écoulés depuis de nombreux siècles. Lao-tze, persuadé de l'inutilité de ces efforts généreux, appliqués à faire retourner un courant vers sa source, riait de ces tentatives et cherchait le remède dans une nouvelle doctrine. N'espérant point ramener au bien les gens adonnés aux affaires du monde, il se contentait de former dans la solitude quelques disciples éprouvés.

C'est dans ces conjonctures que naquirent et vécurent ces deux hommes qui illustrèrent leur patrie dans des conditions bien différentes. Car si l'histoire a conservé le souvenir des moindres événements qui signalèrent la vie de Kong-tze, en revanche elle ne nous a presque rien transmis relativement au chef des taoïstes. Les livres de ses disciples, il est vrai, sont remplis d'incidents dont le Maître a été le héros, mais ce sont des faits merveilleux inventés à plaisir et tardivement, pour élever le chef de l'école au niveau des Saints du bouddhisme. Tout ce que l'on en sait de sérieux et d'authentique se borne à quelques lignes du Sse Ki ou « Annales historiques » écrit par l'illustre Sse-ma-tzien à la fin du IIIe siècle de l'ère ancienne.

Voici ce passage traduit littéralement ou peu s'en faut :

« Lao-tze vit le jour au village de Kiuk Zhin au district de Li, dans l'arrondissement de Khu, au royaume de Tchou. Son nom de famille était Li, son nom d'enfance El, son nom d'adulte Pek-Yang, son titre posthume Tam.

Sa jeunesse est entièrement inconnue, il n'en est resté aucun souvenir. Ce qu'il devint plus tard n'est pas même connu d'une manière certaine. — Notre auteur continue :

« Il était archiviste de l'État de Tcheou ».

En ce temps, Confucius s'était mis à parcourir les différents États qui divisaient la Chine pour chercher à réveiller dans les cœurs des princes et des ministres les sentiments de justice et d'humanité et arrêter le torrent des passions, en rappelant les vertus des anciens princes.

« Dans ces courses il se rendit auprès de Lao-tze pour le consulter. Lao-tze lui dit : Maître, ces anciens dont vous parlez ne sont plus que des ossements pourris, il ne reste d'eux que leur parole. Quand un grand vient à son temps, il s'élève ; sinon il est ballotté comme une plante sur le sable... Renoncez à votre orgueil, à votre faste, à vos vues ambitieuses. C'est tout ce que j'ai à vous dire. »

Ici l'historien s'arrête.

On comprend maintenant pourquoi la vie de Lao-tze est restée entourée d'obscurité et se raconte en quelques pages. On ne dit rien de plus parce qu'il n'y a pas davantage à en dire. Nous savons cependant que dans son obscurité Lao-tze eut des disciples auxquels il laissa un résumé de ses leçons et qu'enfin, dégoûté du monde, il s'enfonça dans les régions occidentales et disparut.

On conçoit également que les disciples d'une école dont le fondateur avait passé presque inaperçu devaient, pour propager les doctrines du Maître, en relever la personne et les actes.

D'abord, on lui attribua une naissance merveilleuse et l'on tira de la signification de son nom une légende qui entourât sa naissance d'une auréole miraculeuse.

Lao-tze signifie simplement « Le vieillard », mais tze, pris à la lettre, ayant la signification de « enfant », on fit du tout : l'enfant-vieillard et de là on tira la conséquence qu'il était né par l'effet d'une cause surnaturelle, qu'il était resté quatre-vingts ans dans le sein de sa mère et en était sorti avec une chevelure toute blanche et la mine d'un vieillard. Plus tard encore on en fit un être céleste, sans commencement ni fin, avatâra ou incarnation de la sagesse éternelle qui formait la base de son système. C'était pour l'opposer aux avatâras de Vichnou ou de Bouddha, dont on avait apporté la connaissance en Chine aux premiers siècles de l'ère chrétienne. Mais ceci intéresse peu notre sujet, car nous n'avons à nous occuper que de la doctrine primitive.

Ce que Lao-tze s'était efforcé de créer, c'était un système dont l'adoption pût guérir les esprits et les cœurs en s'attaquant à la racine même du mal.

Radical, dans toute la force du terme, il visait aux fondements de l'édifice social pour l'abattre et entraîner dans sa chute ce qu'il croyait être la cause de tous les vices et de tous les maux de son époque. Mais n'anticipons point sur les faits.

La tentative de Lao-tze sur le terrain philosophique a cela de particulièrement intéressant qu'on a cru, d'un côté, pouvoir l'assimiler aux enseignements de Schelling et de l'autre y retrouver des idées purement chrétiennes ou bibliques. Les uns y ont vu la Trinité divine, d'autres le Verbe évangélique, d'autres encore le nom de Jehovah. Et ce ne sont point des missionnaires catholiques qui ont imaginé cela, mais des protestants et l'illustre sinologue Abel Rémusat lui-même qui donnèrent dans ce travers. Trouvant dans un chapitre du Tao-te-King les trois mots Y, wei, hi désignant trois qualités du premier principe, il enseigne que ces termes n'appartenaient pas à la langue chinoise et que ce ne pouvait être autre chose que les trois consonnes (ou demi-consonnes) du nom sacré de Jéhovah. Il n'y aurait certainement rien d'impossible à ce que Lao-tze eût eu une connaissance plus ou moins étendue de la Bible ; des découvertes récentes faites par le savant sinologue de Londres M. Terrien de la Couperie, ont démontré que les disciples de Lao-tze avaient largement puisé dans les livres de l'Occident et spécialement dans ceux des Accadiens. Toutefois, il n'est pas difficile de se convaincre que ces rapprochements sont les fruits de l'illusion. Non seulement Y, wei, hi ont un sens dans la langue chinoise, mais ce sens s'adapte parfaitement au passage où ils sont employés. En outre l'emploi, en cette occasion, des lettres du trigramme sacré des Hébreux ainsi divisé et morcelé ne s'explique en aucune façon, comme on le verra plus loin.

Non moins imaginaire est la connaissance du Verbe divin attribuée à Lao-tze. Il est très vrai que l'on peut dire « au commencement était le Tao » (premier principe selon Lao-tze), mais cela ne le rapproche nullement du Λόγος, car à ce prix on pourrait dire que le verbe est atome pour Épicure, puisque d'après ce philosophe «les atomes étaient au commencement».

Il est même vrai que les auteurs de « la Bible anglicane traduite en chinois » ont pu rendre le premier verset de saint Jean par ce mot « au commencement était le Tao ». Mais la conclusion qu'on en tire est un vrai jeu de mots. Si Tao peut signifier : parole, verbum, il a aussi d'autres sens et le sens de verbum est entièrement étranger au langage de Lao-tze ; celui-ci n'a jamais rien imaginé qui approchât, même de très loin, de la personnification de l'intelligence dans la divinité.

Mais tout cela ressortira complètement de l'exposé du système.

Pour mettre mieux en relief l'autre point de vue et le sujet principal de notre travail, nous croyons devoir présenter ici en quelques mots la pensée fondamentale du système de Schelling. Ce résumé, nous l'empruntons à l'Encyclopedia britannica pour éviter toute appréciation personnelle qui pourrait se faire sous une influence quelconque.

« L'absolu que nous ne connaissons qu'en nous identifiant à lui et que nous appelons Divinité doit être regardé comme n'étant dans sa condition originaire, ni sujet, ni objet, ni matière, ni esprit ; mais l'union, l'indifférence, la possibilité latente de l'un et de l'autre.

Il est devenu tout ce qui existe par un mouvement propre qui le conduit à se développer lui-même continuellement de degrés en degrés depuis la plus humble manifestation de ce que l'on appelle la matière jusqu'à l'être organique et l'activité de la raison même dans la nature humaine. Dans ce mouvement de la Divinité ou de l'Un absolu qui constitue la vie de l'univers il y a deux processus : 1° le mouvement d'expansion ou la tendance objectivante par laquelle l'absolu se lance, pour ainsi dire, dans l'existence actuelle, et de la natura naturans proviennent toute la variété et le complex de la natura naturata ; 2° le mouvement contractile ou la tendance subjectivante par laquelle la natura naturata retombe sur la natura naturans et devient consciente d'elle-même.

Voilà bien, je pense, un résumé, un argumentum exact de la doctrine du philosophe allemand ; nous verrons par la suite en quoi elle diffère de celle du père de la philosophie chinoise. (Comp. Chalmers, Lau-Tze, p. XVI.)

Ajoutons encore, pour être complet à notre point de vue, que l'on considère généralement le système de Lao-tze comme très rapproché de celui d'Épicure ; on appelle même ordinairement son auteur : le philosophe épicurien du Céleste-Empire. On verra, par ce qui suit, je pense, que cette qualification n'est nullement exacte. Sans doute Lao-tze prêche le calme, la modération des passions d'une manière qui rappelle Épicure ; mais jamais on ne pourrait dire de l'un de ses disciples Laotzii de grege porcus. Sa doctrine conduit, au contraire, à un résultat tout opposé.

Mais c'en est assez de ces considérations extérieures ; abordons l'exposé de la doctrine même.

Comme il a été dit plus haut, nous ne le connaissons que par le livre dont les disciples du vieux philosophe ont hérité et qu'ils nous ont transmis. Sans doute il contient très fidèlement la doctrine du maître, mais les disciples y ont fait certainement quelques ajoutés, sans toutefois en altérer la substance. Ce livre étant très court, nous pourrions nous contenter d'en donner ici une traduction ; mais nous ferions à nos lecteurs un présent peu agréable. Cet écrit, tout petit qu'il est, n'en est pas moins assez difficile à étudier ; il n'a ni ordre ni méthode ; les différentes matières y sont exposées pêle-mêle, par sentences plus ou moins isolées. Une étude complète permet seule de reconstruire et de systématiser la doctrine qu'il contient. Nous croyons donc devoir assumer ce travail pour la facilité de nos lecteurs. Nous citerons cependant le texte lui-même en le traduisant comme cela nous semblera le mieux après avoir comparé les diverses œuvres de nos devanciers et révisé le texte.

Nous serons plusieurs fois en opposition avec eux, nous donnerons nos motifs dans les cas les plus importants. Les obscurités que présente l'original sont maintes fois éclairées par les discussions des commentateurs dont Stanislas Julien nous fournit une ample moisson ; nous y aurons égard autant que de raison.

Le livre laissé par Lao-tze a pour titre : Tao-te-King. King est « un livre déclaré vrai et authentique, fruit de la sagesse d'hommes supérieurs » ; Te est la vertu. Quant à Tao, mot principal qui forme la base de tout le système, il est plus obscur. Ce terme a trois sens : « voie, raison ou justice, et parole ». Le premier sens ne convient nullement ici où il s'agit de l'être primordial ; « parole » verbum n'a point du tout l'aspect sous lequel le Tao peut être considéré, le Tao ne produit ni par la pensée ni par la parole interne, comme on le verra. « Raison, justice » en prenant pour ces mots l'acception par laquelle ils se touchent, sera la seule expression convenable. Toutefois, comme il s'agit d'un être substantiel, la raison, la justice devront être prises comme telles et non comme termes abstraits. « Intelligence » vaudrait mieux encore. Aussi, pour éviter toute inexactitude, le mieux est de garder simplement le mot chinois Tao.

Le Tao-te-King est donc « le livre canonique de l'intelligence et de la vertu ». Ce titre indique déjà que le livre classique du taoïsme traite de deux matières distinctes : l'ontologie et la morale. Ajoutons qu'à ce dernier point de vue il s'occupe également de droit public, du gouvernement des nations et nous aurons les trois divisions du système de Lao-tze : «ontologie, morale, politique». Ces trois matières sont développées en aphorismes répandus sans ordre ni méthode. Nous commencerons par la première et ferons suivre les autres ; mais, avant cela, disons un mot du but général du livre.

La fin principale que se proposait Lao-tze était de remédier aux maux de son temps et d'en corriger les vices ; il voyait l'inutilité des efforts de Kong-tze et des autres sages antérieurs ; il jugeait qu'il ne suffisait pas de rappeler les exemples des anciens et de perpétuer les anciennes croyances si restreintes et si simples. L'homme s'était dévoyé et tombait dans tous les écarts ; il fallait le ramener à sa voie. Les désordres venaient de son ignorance et de ses passions, il fallait lui rendre la connaissance de la vérité et lui apprendre à se gouverner lui- même, en lui en montrant les moyens. Mais ces désordres régnaient aussi dans les régions gouvernementales, il fallait donc aussi régler les affaires du gouvernement et en restaurer les lois. Tout est là pour Lao-tze, tout dans sa doctrine gravite auteur de ces trois principes. Avant lui la philosophie n'avait pas été au delà des croyances religieuses. La doctrine d'un Dieu unique, maître souverain du ciel et de la terre, auteur de la nature générale et individuelle, producteur et formateur de l'univers ; puis dans la nature matérielle cinq éléments ou plutôt cinq principes de mouvements (Hing, mouvement, acte) — à savoir : le feu, l'air, l'eau, le minéral et le bois. — Après Dieu, des esprits supérieurs dépendant de lui, mais bons et dignes d'honneur et de sacrifice ou plus ou moins méchants et capables de nuire. — Telle était à peu près toute la richesse philosophique de la Chine. La spéculation ne s'était guère étendue que sur le terrain moral.

Lao-tze, le premier, rechercha les causes des existences, l'origine des choses, leurs vicissitudes, leur fin. Il conserva la notion de Dieu telle que les Chinois l'avaient toujours comprise, mais il eut la pensée d'en étudier la provenance. Il n'en parle, il est vrai, qu'une seule fois dans son livre. L'idée qu'il s'en fait nous est clairement indiquée par le mot ou plutôt par le caractère qu'il emploie pour le désigner. Comme chacun le sait, l'écriture chinoise était originairement représentative ; beaucoup de symboles ont conservé toute leur signification ; ils pourraient même former une collection de traits de mœurs ou de satires. — Ainsi : deux femmes cela veut dire « querelle » ; trois, c'est « l'inconduite » ; une femme et une demi-porte ouverte indique « la jalousie ». Un pinceau et une bouche (un pinceau parlant) c'est « livre » ou « écrire » ; un mandarin et un cœur (un cœur de mandarin) c'est « dur, méchant ». Une bouche qui parle entre deux chiens désigne « un procès » ; un bâton (ou un sceptre) traversant trois lignes parallèles (marquant les trois degrés de l'humanité), c'est l'autorité souveraine, c'est le monarque. Ceci nous ramène à notre sujet. Le caractère qui représente Dieu se compose de quatre traits : tout en haut est une ligne avec un point au-dessus, symbole de la supériorité ; en dessous est une espèce de toit représentant le ciel ; sous ce toit est un carré manquant d'un côté et figurant la terre ; enfin un bâton-sceptre placé perpendiculairement au travers des deux derniers signes, ajoute au reste l'idée de la souveraineté. Le tout indique donc le Maître souverain du ciel et de la terre, Ti.

Lao-tze en retient la notion, mais ajoute qu'il croit le premier principe Tao antérieur à Ti. (Voy. chap. IV fin.) C'est là, du reste, tout ce qu'il en dit. L'objet de ses méditations est le Tao ; c'est par lui qu'il croit pouvoir rerum cognoscere causas. Voyons donc ce qu'il nous apprend de cette dernière conception ; mais n'oublions pas, pour ne pas nous fourvoyer, que Lao-tze, ayant le génie poétique, emploie fréquemment des métaphores et de plus que la langue chinoise manquant à son époque de mots exprimant les nouvelles idées qu'il voulait présenter aux hommes de son âge, l'expression est chez lui parfois obscure.

*

1. Ontologie de Lao-tze

A. Le Tao. — Au commencement, à l'origine de toutes choses est le Tao. Qu'est-ce que le Tao ? C'est l'être primordial, universel, absolu, qui ne peut avoir de nom réel ni être atteint par le raisonnement.

En effet, étant l'être absolu, ayant la plénitude de l'être, il n'a point de qualité distincte ; il n'y a point de notion supérieure dont on puisse se servir pour l'expliquer ; l'esprit humain ne peut l'atteindre. C'est pourquoi Lao-tze commence ainsi son livre :

« Le Tao qui peut être atteint par le raisonnement n'est pas le Tao éternel. Le nom qui peut être proféré n'est point le nom éternel. Sans nom (i.e. étant à l'état où il ne peut être nommé), c'est l'origine du ciel et de la terre ; nommé (susceptible d'un nom), il est la mère de toutes choses. Dans l'éternelle non-existence du désir, on voit son essence infiniment subtile, (spirituelle) ; dans l'éternelle existence du désir, on voit ses productions. Ces deux choses ont une origine identique et des noms différents. Cette identité est dite l'abîme (profondeur obscure et incommensurable), l'abîme des abîmes. C'est la porte de toutes les choses mystérieuses et spirituelles. » (Tao-te-King, chap. Ier.)

Ainsi, d'après Lao-tze, à l'origine de toutes choses est l'être absolu, éternel, non point l'être idéal, mais l'être concret, réel, substantiel. En lui-même il est incognoscible et innommable, mais dès qu'il produit les êtres contingents, il se manifeste et montre des qualités qui fournissent matière à une appellation. En lui-même, dans son essence spirituelle, il est sans désir ; produisant les êtres contingents, il est mû par le désir de les produire. Mais en tant qu'existant en lui-même et en tant que créant les êtres, il est identique à lui-même, et dans cette unité de nature subjective et productive, il est un abîme incommensurable et insondable, et tout cela au plus haut degré possible.

« Le Tao a-t-il commencé ? a-t-il une origine ? Non, il est éternel ; il est le père originaire de tous les êtres, il subsiste éternellement ; il a précédé le Dieu qu'adorent les Chinois. » (Tao-te-King, chap. IV.)

Notons que Lao-tze s'exprime ici avec réserve et dit simplement : « Il me semble ».

Des qualités du Tao nous avons déjà vu une partie. Lao-tze en dit encore ceci :

« En le regardant, on ne le voit pas, il est imperceptible ; en l'écoutant, on ne l'entend pas, il est inaccessible aux sens ; en voulant le palper, on ne le touche point, il est infiniment subtil. Ces trois qualités ne peuvent se considérer séparément. C'est pourquoi on les confond en une (chap. XIV). Le Tao est infini ; au-dessus de lui il n'y a point d'éclat, au-dessous il n'y a point d'obscurité; devant lui on ne peut voir sa face, derrière lui on ne peut voir son dos » (chap. XXI et XIV).

Le Tao est vide, c'est-à-dire qu'il n'y a en lui aucun être particulier ; mais il peut tout contenir, il est immense ; son être et ses productions sont inépuisables (chap. IV) ; (littéralement : Quand on s'en sert, il est inépuisable, inusable.) Il est éternellement le même (chap. XXI).

« Le Tao est esprit. » Lao-tze l'appelle l'esprit de la vallée, parce que, comme une vallée, il contient les êtres (chap. VII) ; ailleurs, il le compare à un vase (chap. XI). Subsistant sans interruption, innommable, il se rapporte à l'absence d'être particulier (ou il y rentre). C'est une forme sans forme, une image sans image (ici sans qualité matérielle). Il est vague et confus (c'est-à-dire sans formes particulières) ; mais au dedans de lui sont les formes et les êtres. En lui est une essence infiniment subtile (spirituelle), et cette essence est vérité ; il est en lui la vérité ; il voit sortir de lui tous les êtres (chap. XXI) ; et au chapitre XXV :

« Il est un être indiscernable et parfait existant antérieurement au ciel et à la terre. Il est en repos et incorporel. Seul il subsiste et ne change point. Il pénètre partout et n'éprouve aucun dommage. Je ne sais pas son nom, je l'appelle Tao. Pour lui donner un nom, je l'appelle par ses qualités : « Grand » (à cause de son immensité et de sa supériorité universelle) ; « fugace » (parce qu'il échappe à l'esprit et aux sens) ; « éloigné » (par sa nature supérieure) ; « celui qui revient » (il a l'air de fuir celui qui le recherche et il vient à lui ; il va et revient dans les êtres). « Dans ses actes, il prend modèle sur sa propre nature (chap. XXV). Éternel et sans nom, il est petit par la simplicité de sa nature, mais le monde entier ne saurait se le soumettre » (chap. XXXII).

Enfin, en un passage, Lao-tze semble qualifier le Tao de « non-être » quand il dit : « Le non-être pénètre dans ce qui n'a pas d'interstice ». Que ce mot ne désigne pas le « non-être » dans le sens de Schelling, c'est ce qu'il serait inutile de prouver après ce qui a été dit de la nature du Tao ; mais la suite le prouvera encore mieux.

B. Origine des êtres. — Suivant en cela la terminologie chinoise habituelle et le mode de conception régnant en Chine depuis des siècles, Lao-tze partage tous les êtres produits en deux parties : le ciel et la terre. La terre comprend notre globe et tout ce qu'il porte, le reste appartient au ciel. L'idée exacte que les Chinois veulent exprimer par ce mot est assez difficile à déterminer. Tantôt c'est le ciel matériel, tantôt Dieu lui-même ; tantôt le monde spirituel, Dieu et les esprits. Au second sens, le mot t'ien (ciel) est employé indifféremment pour le Ti (Dieu), les deux termes alternent dans une même phrase, et cela dans les plus anciens livres de la Chine. (Voir mon étude sur La religion primitive des Chinois.) Lao-tze prend ces notions de « ciel et terre » telles qu'elles sont, sans les définir. Pour lui, le ciel et la terre sont perpétuels ; tous les autres êtres sont passagers et meurent ou se détruisent (chap. VII).

Il croit aussi aux esprits, bons ou mauvais. « Lorsque l'empire est gouverné selon le Tao, les esprits mauvais ne tourmentent point les hommes », dit-il au chapitre LX ; et il ajoute : « Ce n'est point qu'ils ne puissent nuire, mais c'est que les saints (les chefs) ne nuisent pas eux-mêmes, et alors les esprits n'ont aucune raison d'intervenir ». L'espace entre le ciel et la terre est vide ; Lao-tze le compare à l'intérieur d'un soufflet (chap. V).

Cet ensemble d'êtres compris dans le ciel et la terre doivent leur existence au Tao. C'est le Tao qui, selon l'expression figurée de Lao-tze, est l'ancêtre originaire et la mère de tous les êtres ; il contient en lui les formes et les êtres : il les voit sortir de lui comme par une porte (chap. XXI). Il est la mère mystérieuse dont la porte est la racine du ciel et de la terre, c'est-à-dire de toutes choses (chap. II).

Comment les êtres ont-ils été formés ? Lao-tze répond incidemment : La simplicité parfaite (l'être absolu, le Tao) s'est répandue et a formé toutes les formes des êtres (chap. XXVIII) ; quand le Tao s'est divisé, il a pris un nom (chap. XXII). Le Tao est le principe du monde devenu la mère du monde (chap. LII). Le philosophe ne s'explique pas plus clairement. Entend-il par là que les êtres émanent de la substance du Tao ? C'est possible, bien qu'il ne faille pas prendre à la lettre ses termes figurés. En tout cas, le panthéisme serait simplement ici l'émanatisme ; une fois produits, les êtres contingents ont une nature à eux séparée de celle du Tao. Ils lui sont entièrement extérieurs.

Quant à la manière dont la production des êtres s'est opérée, Lao-tze n'est pas beaucoup plus clair. Voici ce qu'il en dit (chap. XLII) : Le Tao produisit un ; un produisit deux ; deux produisit trois ; trois a produit tous les êtres. Ceci est et reste vague et ne concorde pas très bien avec ce qui précède. Lao-tze dit encore que le Tao est répandu dans tous les êtres. Cela peut se concilier si l'on admet qu'il est répandu dans les êtres pour les soutenir. Les commentateurs expliquent cet un, deux, trois de cette façon : Un est la manifestation du Tao en dehors de lui ; deux sont les deux principes de la philosophie chinoise, le principe mâle et le principe femelle qui se partagent l'univers. Trois seraient ces deux principes et le troisième indiqué plus loin : « principe d'harmonie entre les choses ». — On pourrait encore supposer que la première fois, trois veut dire troisième et la seconde : ces trois ; en outre, que ces trois ont formé les êtres par l'action supérieure du Tao. Ainsi tout se concilierait. L'un aurait produit ces deux principes ; ceux-ci auraient engendré le troisième, le principe de l'harmonie, et tous trois ensemble auraient donné l'existence à tout le reste.

Enfin, et c'est par ici seulement que Lao-tze touche à Schelling, au chapitre XL il dit : Toutes les choses du monde sont nées de l'être ; l'être est né du (ou dans le) non-être. En outre, au premier chapitre quelques commentateurs, par un changement de ponctuation, lisent : Dans l'éternel non-être on voit son essence spirituelle, dans l'éternel être on voit ses productions. Cette lecture n'est pas soutenable ; mais, en l'admettant même, on doit se demander ce qu'est, en réalité, cet éternel non-être où l'on voit l'essence du Tao et ce non-être d'où sortent les êtres. Si nous consultons les commentateurs, la réponse nous sera facile ; car, tous en général sont unanimes à déclarer que par non-être Lao-tze entend la nature spirituelle et qu'il l'appelle ainsi parce qu'elle n'a aucune forme, rien qui permette à l'homme de l'appréhender et que, pour lui, elle semble ne point exister. Devons-nous admettre cette explication ? L'unanimité des auteurs est déjà un gage de vérité ; mais ne nous en contentons point et tâchons de tirer une conclusion certaine des doctrines mêmes du philosophe. Cela ne nous sera pas malaisé. On a vu que Lao-tze parle toujours du Tao comme d'un être complet et parfait qui a son existence en lui-même, entièrement distincte de toute autre, qu'il existe avant toutes choses, qu'il a tout produit, que pour produire il ne s'est point développé de puissance à existence, mais qu'il est en quelque manière sorti de lui-même. Par la création et après la création des êtres, le Tao ne se développe point, ne s'augmente point, il reste le même, entier en lui-même ; il est alors le conservateur, le point d'appui, le modèle de tous les êtres ; tous doivent agir par lui, au moyen de lui ; ils doivent s'en servir et il est inépuisable ; pour agir il prend modèle sur sa propre nature spirituelle, infinie, éternelle. — Tout cela est évidemment le contre-pied de la simple « puissance d'être », du non-être tel que nous l'entendons.

Le sens de la phrase qui nous occupe est donc que : les êtres visibles viennent de l'être spirituel, ou bien que « les êtres particuliers proviennent de l'être parfait, absolu, unique, et que celui-ci ne vient de rien, mais existe par lui-même ». Le terme de non-être a été aussi inspiré à Lao-tze par une image qui lui est familière.

Le Tao contient tout comme le vide de la vallée ou d'un vase contient ce qui s'y trouve ; d'où il l'appelle vide et non-être.

Telle est donc véritablement l'origine des êtres d'après Lao-tze ; leur vie est expliquée par lui de la façon suivante :

L'être un, absolu, infini, innommable en raison de sa perfection (chap. I), d'un repos incessant, immuable, a produit les êtres distincts et contingents, à savoir : le ciel, la terre et tous les êtres particuliers qui les occupent. Le ciel et la terre sont immuables et perpétuels ; tous les autres êtres périssent ; après avoir été dans un état d'activité constante et étendue, ils reviennent tous à leur origine et rentrent dans le repos (chap. XVI).

La vie, l'activité des êtres particuliers dans leur durée ne dépend pas directement du Tao, mais de la terre et du ciel et de ce dernier seul immédiatement (chap. LXXIII). Retournés à leur origine, au repos, les êtres retombent dans le non-être et le Tao les en retire. C'est en cela que consiste son mouvement. En lui-même il est en repos constant (chap. XL). Et au chapitre XXXIII Lao-tze dit : Tous les êtres retournent au Tao comme les ruisseaux vont aux rivières et les rivières à la mer.

Du reste, l'action de la terre et du ciel sur le développement et la vie des êtres n'exclut pas celle du Tao ; car au chapitre LXI il est dit positivement que le Tao les fait naître, les nourrit, les fait croître, les perfectionne et les protège. On peut concilier les textes en disant que le Tao fait cela par l'intermédiaire du ciel, qu'il a produit dans ce but et qui agit sous sa main. Cependant il est dit quelques lignes plus haut (41 initio) que le Tao donne un corps et perfectionne par une impulsion intime. Ce texte est certainement de Lao-tze, c'est son genre et son style. Le texte qui concerne l'action du ciel peut avoir été ajouté par ses disciples ; c'est de la philosophie chinoise toute primitive et instinctive. Cependant le dernier passage peut être traduit : les êtres prennent un corps et se perfectionnent par une activité puissante, intime, et c'est le meilleur sens ; mais le contexte exige que cette impulsion vienne du Tao, car la ligne suivante porte : c'est pourquoi tous les êtres révèrent le Tao. Et le chapitre XXXIX est entièrement consacré à nous dire que le ciel, la terre, les esprits et tous les êtres subsistent par le Tao, qu'il appelle l'un.

En plusieurs endroits Lao-tze parle de l'emploi du Tao par l'homme et de son inépuisabilité. D'après l'ensemble du système, ces mots obscurs veulent dire que l'être primitif et infini, pénétrant, soutenant et dirigeant tous les êtres, coopère à leur activité. Les hommes, en retournant à lui par l'imitation et la pratique des vertus, recourant à lui pour y parvenir, le forcent moralement à une coopération spéciale. Quand on s'appuie sur lui, il se fait notre soutien ; quand on a recours à lui et qu'on l'imite, il coopère à nos actes et nous aide à les accomplir. On peut recourir à lui sans crainte, on ne saurait ni le fatiguer ni l'épuiser puisqu'il est infini.

*

2. Morale

La morale de Lao-tze est fondée sur les trois principes essentiels : du libre-arbitre de l'homme, de la bonté originaire de la nature humaine et de la perfection absolue du Tao, modèle de tous les êtres.

a) Que l'homme dans ce système soit considéré comme doué de volonté libre, c'est attesté par tous et chacun des préceptes moraux, qui le supposent sans contredit et n'ont de raison d'être que dans cette supposition. C'est en outre affirmé expressément au chapitre XXXIV, où il est dit que le Tao est maître souverain de l'homme, mais ne le domine pas et le laisse libre.

b) Le second principe conduit Lao-tze à d'assez singulières conséquences. L'homme étant naturellement bon, il a dû naître tel et l'humanité tout entière à son origine ne comptait que des hommes justes et excellents. Alors la vertu était pratiquée par tous complètement et naturellement. On ne savait encore, à ce temps, ce que c'était que la vertu en général et les vertus parce que personne ne commettant de fautes d'aucune sorte, il n'entrait dans l'esprit de personne de désigner d'un nom laudatif cette conduite universelle et naturelle ni de parler de vices inconnus.

Cet état de justice et de perfection a été troublé par les passions que surexcite l'appétit des choses visibles. Les désirs ont troublé le calme absolu des âmes. Ainsi sont nés les vices et les fautes qu'ils engendrent ; ainsi, par opposition, les vertus ont été connues. L'homme n'a donc qu'une tâche à remplir, au point de vue moral : apaiser, étouffer ses passions et revenir à l'état originaire. Ici intervient le troisième principe.

c) Perfection du Tao, son imitation nécessaire à l'homme. C'est là le principe suprême et final de la morale lao-tzienne. Le Tao est le terme dernier de l'activité de l'homme, il doit y revenir comme à son principe et à son modèle ; l'imiter est le moyen d'atteindre cette fin. Quand les hommes se sont éloignés du Tao, est née la grande vertu que l'on a connue par son opposé. Elle est fort inférieure au Tao, mais elle est le degré qui conduit au principe suprême. Celui qui fait des actes de vertu est vertueux, mais l'imitateur du Tao est seul parfait (voy. XXII à XXV, XLI, XLVI).

Les principales qualités du Tao connues depuis sa manifestation aux êtres particuliers sont : à l'intérieur, le calme, le repos parfait ; à l'extérieur, la bienveillance sans particularités, sans partialité. Il faut donner à l'âme l'unité qui l'empêche de se partager entre divers objets et la quiétude qui prévient les commotions intérieures. Pour cela il faut que la force vitale soit subjuguée par l'intelligence (chap. X) ; l'homme doit être comme un nouveau-né. Il doit se délivrer des lumières spéciales de son intelligence et ne se fier qu'au Tao (X). Car celui qui tient à ses vues ne peut être éclairé (XXIII). L'homme doit cultiver son intérieur.

Citons le chapitre XLVI : « Quand le Tao était en ce monde, on renvoyait les chevaux (de guerre) et l'on cultivait les champs ; le Tao n'étant plus en ce monde, les chevaux de guerre sont sur les frontières. Il n'y a pas de crime plus grand que de suivre ses désirs, il n'y a pas de plus grand malheur que de ne pas être content (de son sort) et de désirer acquérir. Celui qui sait être content l'est toujours... »

Les principales vertus prescrites par le code moral de Tao sont :

1° La quiétude intérieure, le calme, le repos, le non-agir. Il faut faire le vide en soi-même et revenir au repos qui est la vie (XVI). Celui qui est au Tao diminue chaque jour ses passions et ses désirs, il diminue sans cesse jusqu'à ce qu'il arrive au non-agir ; dès qu'il n'agit point il n'est rien qu'il ne puisse faire. On devient maître du monde par le continuel non-agir. Ce n'est point par les longs discours que l'on peut corriger les autres, mais par l'exemple du repos, du non-agir (XLVIII) ;

2° Exempt de passion, l'homme vertueux ne doit point tenir à la vie ; il doit être content de son sort, mais procéder toujours avec crainte de faillir (chap. LXXII, LXXV). Il doit se contenir, dominer son corps et ses appétits, son corps doit lui peser comme une grande calamité (chap. XIII) ;

3° Les autres vertus particulières sont : l'humilité et la simplicité, la modération, la pureté, la justice, la bonté, la générosité, la bienfaisance, la douceur, l'indulgence, l'absence de toute affection particulière et personnelle, l'économie. L'enseignement des autres, les efforts faits pour les rendre meilleurs sont également prescrits. Mais cela doit se faire par l'exemple et non par le raisonnement.

Tous les efforts de l'homme doivent être dirigés vers son intérieur, ce qu'il doit étudier c'est la nature intime ; du monde extérieur il doit savoir aussi peu que possible. Il doit être comme le nouveau-né qui n'a pas encore souri à sa mère, exempt, par conséquent, de toute passion, de tout désir (chap. XXVIII).

Le sage doit renoncer à la gloire, aux honneurs, renoncer à toute ambition, vivre simple et inconnu. Bien qu'il se sache fort, éclairé, célèbre, il doit agir comme s'il était faible, ignorant, obscur et ne point chercher à dominer les autres (chap. XXVIII). Il rejette le luxe et la magnificence (chap. XXIX), il ne s'attribue point ses mérites (chap. XXXIV). Il est parfait, droit, ingénieux, éloquent, etc., et ne le paraît point. Pur et tranquille, il est le modèle du monde terrestre (XLV). Il fait de grandes choses et ne s'en prévaut point ; il ne laisse pas voir sa sagesse. La modération est le premier besoin de l'homme. Il doit être bienfaisant sans chercher son intérêt, faire du bien sans compter sur ceux auxquels il prodigue ses bienfaits (chap. X). En faisant le bien il ne doit point faire acception de personnes, mais faire le bien pour le bien à tous indifféremment (chap. LXXIX) et aimer à donner (ibid.).

Rien n'est plus mou et plus faible et cependant plus irrésistible que l'eau ; telle doit être la douceur de l'homme (chap. LXXVIII).

Nous ne nous arrêterons pas aux particularités de ces différentes vertus ; nous donnerons seulement quelques exemples de la méthode suivie par Lao-tze pour développer sa matière. « Pratiquez le non-agir ; que votre occupation soit le non-faire ; savourez ce qui est sans saveur, les choses grandes et les petites, les choses abondantes et rares. Rétribuez les injures par des bienfaits. Commencez les choses difficiles par ce qui en est facile, les choses les plus difficiles ont commencé par ce qui en est facile. Le saint ne cherche point les choses difficiles, c'est pourquoi il sait les accomplir (chap. LXIII). Les paroles vraies ne sont pas ornées, les paroles ornées ne sont pas vraies. Le saint n'accumule pas, plus il emploie ses biens dans l'intérêt des autres, plus ils augmentent ; plus il donne et plus il s'enrichit (chap. LXXXI).

« La raison dernière de toutes ces vertus est l'imitation du Tao. Le Tao infini est bon et miséricordieux, il aime tous les êtres indistinctement, les soutient, les nourrit, les fait grandir et prospérer ; il protège les hommes et même soutient les pécheurs et les aide à revenir ; il est l'asile de tous (chap. LXII). En même temps il est toujours en repos et agit toujours avec désintéressement. Il ne cherche ni la gloire, ni aucun intérêt propre. Infiniment grand, il se met au service du plus petit. Après les actes de la plus grande puissance il ne recherche ni gloire, ni avantage, » etc., etc.

La sanction de cette morale est le retour au Tao et le bonheur qu'il procure. Mais Lao-tze ne paraît pas s'être préoccupé du sort de l'âme après la mort. Tout en distinguant dans l'homme l'esprit et le corps et en prêchant la lutte du premier contre le second, il ne dit rien de ce qui leur arrive après la séparation. Rien ne nous indique sa pensée à cet égard, si tant est qu'il y a pensé. A-t-il cru à l'absorption dans le Tao ou à une vie en lui, bien que l'âme reste distincte de lui ? On peut le croire sans oser l'affirmer.

*

3. Politique

L'œuvre de Lao-tze n'eût point été complète s'il n'y eût traité directement de la politique, du gouvernement de la nation. Il voulait, en effet, flétrir la tyrannie et la corruption qui régnaient en maîtresses aux cours et dans les administrations de tout ordre et guérir les maux invétérés dont la nation souffrait et se mourait. Les règles qu'il avait à poser n'étaient pas seulement politiques, les principes moraux devaient y entrer. C'est aussi ce que l'on trouve dans le Tao-te-King, mais répandu çà et là sans règle ni méthode.

La loi fondamentale est celle de la morale même. Les princes et les grands doivent imiter le Tao, recourir à lui, s'en servir, selon l'expression du philosophe. Ils doivent régner sans orgueil, ni faste, ni ambition et gouverner comme s'ils ne le faisaient point.

Si les princes et les rois possédaient et conservaient le Tao, tous les êtres viendraient se soumettre à leur pouvoir. Le ciel et la terre leur enverraient une rosée fertilisante et les peuples vivraient en harmonie (chap. XXXII). Le roi doit aimer le peuple et gouverner la nation tout en restant comme inconnu (chap. X). S'il sait employer les autres, il sera comme au-dessous d'eux (chap. LXVIII). Les chefs doivent avant tout travailler à calmer les passions du peuple et à remettre la nature humaine en son état primitif. Alors le peuple ne savait de ses rois que leur existence, tant ils rendaient leur administration insensible, mais aussi ils ne cherchaient pas les applaudissements du peuple.

Bien rarement ils lui faisaient entendre leur voix et lorsque l'État était prospère et le peuple vertueux, on se disait : « nous sommes ainsi naturellement », tellement peu la main de l'administration se faisait sentir. Depuis que les princes ont cherché les louanges et la gloire ils ont d'abord été flattés, puis craints, puis méprisés (chap. XVII).

Pour calmer les passions du peuple et rétablir le règne de la nature ou de la justice il faut s'abstenir d'exalter les dignités, de vanter les richesses, de montrer les objets qui excitent la cupidité. Ainsi on empêchera les compétitions, les vols et les troubles. Le bon roi vide les cœurs et remplit les estomacs, il amortit les désirs et fortifie les os, il écarte de la connaissance des objets qui excitent les passions et pratique le non-agir (chap. III) et alors tout est bien gouverné. Car quand les mauvais désirs sont éteints et que l'action désordonnée est empêchée, l'empire se rectifie de lui-même.

Les chapitres LVII et suivants nous donnent les préceptes gouvernementaux que voici :

« Par la droiture on gouverne l'empire ; par la ruse on fait la guerre ; par le non-agir on est maître. Quand le gouvernement multiplie les prohibitions et les dépenses, le peuple devient pauvre de plus en plus. Quand le peuple a beaucoup de moyens de lucre, l'empire tombe de plus en plus dans les troubles... plus les lois se multiplient et plus il y a de voleurs. Mais si le roi pratique le non-agir, aime la quiétude et se dégage de ses désirs, le peuple se convertit de lui-même, s'enrichit de lui-même et revient à la simplicité. Quand l'administration est indulgente et ferme les yeux sur les petites choses, le peuple est riche. Lorsque l'administration voit trop bien, le peuple en vient à manquer de tout. C'est par l'exemple des gouvernants que le peuple doit être gouverné. Le bon roi est juste, désintéressé, droit, éclairé ; il ne blesse, ne reprend et n'éblouit personne. »

Le chapitre LXV blâme la prudence excessive qui rend le peuple difficile à gouverner et fourvoie le prince.

Aux chapitres LXXIV et LXXV il s'élève contre la tyrannie qui dispose arbitrairement de la vie des hommes, contre les impôts excessifs, l'action continuelle du gouvernement et la trop grande ardeur au lucre. Enfin ce qu'il flétrit le plus énergiquement, ce sont les passions belliqueuses et la guerre qui n'est point nécessitée. Il a, sous ce rapport, ses maximes à lui, par exemple, celle du chapitre LXIX. Quand deux armées combattent à armes égales, c'est le guerrier compatissant qui remporte la victoire. Le sage, quand il doit faire la guerre, déplore cette nécessité ; il frappe un coup décisif et s'arrête, il n'abuse point de sa victoire et ne fait que ce qui est nécessaire. Il frappe un coup décisif et ne se vante point, ne tient pas à paraître fort. Le triomphe acquis au prix du sang ne le réjouit point. À celui qui, sans tristesse, détruit des vies humaines on ne peut confier le pouvoir.

Enfin voici le tableau qu'il fait du gouvernement de ses vœux :

« Un petit royaume et un peuple peu nombreux, s'il n'a des armes que pour dix ou cent hommes, ne doit point même s'en servir. J'inspirerais au peuple la crainte de la mort, le dégoût des longs voyages (afin qu'il vive en repos et pratique la justice). Quand même il aurait des bateaux et des chars, il ne s'en servirait pas, quand même il aurait des cuirasses et des lances, il ne les mettrait pas en rang, je ramènerais le peuple à l'usage des cordes nouées ; il goûterait sa nourriture et se plairait à ses vêtements, il serait heureux en sa demeure et aimerait des mœurs simples et sans faste. Si un autre royaume se trouvait en vue et que le chant du coq ou l'aboiement des chiens pouvait être entendu de l'un à l'autre, les peuples parviendraient à la vieillesse et à la mort sans être allés et venus l'un vers l'autre. » (chap. LXXX).


Arrêtons-nous ici ; de plus longs détails n'intéresseraient que les spécialistes. Ajoutons toutefois une réflexion relativement au non-agir cher à Lao-tze. Il ne s'agit pas évidemment d'une inactivité complète. Lao-tze ne condamne que l'abus d'action ; mais, il faut bien l'avouer, pour lui cet abus se rencontre assez facilement. Ce qui explique cette tendance chez notre auteur, ce sont les excès qui se commettaient de son temps, où vingt petits princes, chacun avec une armée de fonctionnaires, témoignaient sans cesse d'une activité fiévreuse tandis que partout régnaient le trouble, les passions les plus violentes et la tyrannie. Lao-tze, appartenant aux petits et aux opprimés, voulut opposer à ces maux un remède radical en en coupant la racine.

Mais c'en est assez. Je crois avoir, dès maintenant, le droit de conclure que le système de Lao-tze a été généralement mal apprécié. S'il a des points de contact avec celui de Schelling, c'est en matière accessoire et plus souvent dans les termes que dans les idées. En outre, Lao-tze n'a connu ni le dogme de la Trinité divine, ni celui du Verbe divin, ni le nom de Jéhovah. Enfin, entre ses doctrines et celles d'Épicure il n'y a de commun que certaines apparences. Le philosophe qui prêchait l'humilité, l'abnégation, l'abstinence, la lutte contre les passions, le désintéressement et l'amour, comme l'imitation d'un premier principe personnel et spirituel, n'était certes pas un épicurien.

Devons-nous déduire de ceci que le système de Lao-tze est entièrement autogène et qu'il n'a rien dû à personne de ses théories si nouvelles pour la Chine ? Il serait très hardi de répondre à cette question dans un sens ou dans l'autre. Ce qui est certain et ce qui n'a pas encore été remarqué, c'est que la philosophie brahmanique a des traits qui rappellent fréquemment les enseignements de Lao-tze. C'est dans l'Inde que l'on trouvera l'être sorti du néant, l'action flétrie et l'inactivité présentée comme la perfection. C'est là aussi que l'on rencontrera l'être absolu primitif sans forme, inaccessible aux sens, sans mouvement comme sans nom ni qualité d'aucune sorte. Le Tao comme le Tad des brahmanes ne devient cognoscible et n'acquiert un nom et des qualités qu'en sortant de lui-même pour produire les êtres contingents. Il y a certainement des différences entre les conceptions fondamentales des deux ordres de système, mais les similitudes sont parfois si grandes qu'en parcourant le Tao-te-King on oublie en maints passages qu'on n'a pas en main les lois de Manou, la Bhagavadgîtâ ou quelque autre livre de l'Inde brahmanique.

Lao-tze a-t-il connu ces derniers et leur a-t-il fait quelque emprunt ? Il serait téméraire de l'affirmer. Rappelons toutefois que la tradition ou la légende attribue à Lao-tze un voyage dans les lointaines régions de l'Occident.

Tel est donc dans son ensemble et ses principaux détails le système du premier philosophe chinois qui enseignait au temps où la philosophie grecque était encore à son aurore. Si le système dont il dota sa patrie n'est point parfait de tous points, on ne peut disconvenir qu'il n'eût point fait déshonneur aux sages de la Grèce. S'il donne souvent plus de part à l'imagination qu'au raisonnement, on ne peut oublier que la plupart du temps ses expressions sont figurées et voilent « sous les images » des pensées qui ne manquent pas de profondeur. C'était la mode alors en Chine, on parlait par image et Kong-tze, après avoir vu son rival, disait lui-même à ses disciples : « Je sais que l'on peut saisir avec des filets les oiseaux qui volent dans l'air, qu'on peut prendre avec une ligne le poisson qui s'enfonce dans l'eau, qu'on peut atteindre de la flèche l'animal le plus rapide. Quant au dragon qui s'élève au ciel, je ne sais comment on peut le saisir, et j'ai vu aujourd'hui le dragon. » (Sse matsien, Sse ki.)

Certes, pour les penseurs de nos jours Lao-tze n'est pas un dragon, mais plus d'un système dont on parle n'est pas meilleur que le sien et je ne pense pas m'être préoccupé de soucis inutiles en cherchant à le faire mieux connaître. Il est peu de tentatives de l'esprit humain qui eurent des résultats plus grands et plus durables. Les enseignements de Lao-tze n'ouvrirent pas seulement les voies à la philosophie, ils préparèrent le triomphe du bouddhisme et enfantèrent à côté de philosophies analogues cette secte de charlatans et d'astrologues qui s'est répandue par toute la Chine et qui a souvent tenu en mains les destinées de l'Empire. Le retour au Tao qu'enseignait le maître devint, pour les gens grossiers de l'école et pour leurs exploiteurs, une immortalité que l'on cherchait à se procurer par l'alchimie, la consultation des sorts et d'autres moyens tout aussi scientifiques et légitimes. Car pour employer le langage de Lao-tze, l'insecte hideux naît du rayon du soleil et le ver immonde, du gracieux papillon.


*

Téléchargement

harlez_laotze.doc
Document Microsoft Word 250.0 KB
harlez_laotze.pdf
Document Adobe Acrobat 269.7 KB