BRUCKER Joseph (1845-1926)

LA CHINE ET L'EXTRÊME-ORIENT

d'après les travaux historiques du père Antoine GAUBIL, missionnaire à Péking (1723-1759)

Revue des questions historiques, XXXVII, 1er avril 1885, pages 485-539.

  • "Abel Rémusat, le célèbre sinologue, a écrit avec vérité, au commencement de notre siècle : « Gaubil est incontestablement celui de tous les Européens qui a le mieux connu la littérature chinoise, ou du moins qui en a su faire les applications les plus utiles et les plus multipliées. »"
  • "C'est surtout par ses travaux dans le domaine de l'histoire et de la géographie, que le missionnaire a mérité cet éloge. Rien d'important ne lui a échappé de la masse de documents accumulés depuis quarante siècles dans le pays le plus fidèle au culte des souvenirs. Et ses recherches, embrassant toutes les périodes du long passé historique de la Chine, les ont toutes éclairées de nouvelles lumières. Mais ce qu'il faut considérer comme son grand honneur, c'est d'avoir su distinguer et mettre en relief, dans l'histoire chinoise, des côtés à peine entrevus jusque là, par lesquels elle touche à l'histoire de toutes les contrées de l'Asie, et même à celle de notre Occident ; enfin, d'avoir tiré des annales de ce peuple, qu'on se figurait comme ayant toujours été étranger au reste du monde, des trésors d'informations sur nombre de questions, auparavant très obscures, quoique très intéressantes, de l'histoire et de la géographie générales."
  • "À l'aide de la correspondance inédite et des manuscrits originaux du père Gaubil, nous avons pu, croyons-nous, faire mieux connaître les services qu'il a rendus à l'astronomie et à la science chronologique. Les services qu'il a rendus à l'histoire et à la géographie ne méritent pas moins d'être mis en lumière d'après les mêmes sources. Il convient d'autant plus de montrer toute l'étendue de l'œuvre accomplie dans ce domaine par le savant missionnaire français, qu'ici la partie imprimée est plus loin de donner une idée complète de ce qu'il a fait, et que l'honneur qui aurait dû lui revenir de ses découvertes historiques lui a été quelquefois enlevé par d'autres."

Extraits : La religion des anciens Chinois - Histoire et géographie de la haute Asie
Gaubil et De Guignes - Correspondance avec l'Académie de Saint Pétersbourg
Connaissance de l'Amérique chez les anciens Chinois : le Fou-sang

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La religion des anciens Chinois

Personne n'ignore que les missionnaires jésuites de Chine, frappés surtout des enseignements du Chou-King, ont eu presque tous une opinion très favorable de la religion des anciens Chinois. Et ç'a été pour leurs adversaires un prétexte à de violentes attaques. Gaubil, sur ce point, a pensé comme la grande majorité de ses confrères ; mais les preuves multiples qu'il a données de sa sincérité, on pourrait presque dire de son indépendance scientifique, permettent d'affirmer qu'ici encore il n'a suivi que sa conviction, formée par l'étude personnelle et loyale de tous les documents. Au reste, dans cette controverse, comme dans la question de la science astronomique des anciens Chinois, et d'autres semblables qui, de son temps, passionnaient tant d'esprits, notre missionnaire, aussi modeste que savant, n'a jamais prétendu qu'au rôle d'interprète fidèle des témoignages chinois, laissant au public instruit d'Europe à en tirer les conclusions légitimes. Il se contente donc, dans son Chou-King, d'éveiller l'attention sur les passages qui lui paraissent les plus propres à éclairer la grande question, puis de confirmer l'interprétation qu'il en donne par les commentaires chinois les plus anciens et les plus autorisés. Toute polémique proprement dite reste absente de ses notes.

À la vérité, Gaubil était persuadé qu'il ne fallait rien de plus, pour terminer cette dispute aux yeux des hommes de bonne foi, que de leur montrer les textes des King, notamment du Chou-King, dans un certain ensemble. Et de fait, sa traduction suffit, sans aucun commentaire, pour mettre à néant l'étrange théorie de Visdelou, de Maigrot et de leurs disciples sur l'athéisme et le matérialisme prétendu des anciens livres chinois.

Par exemple, comment concilier avec l'athéisme des principes tels que ceux-ci, qui forment la base même du Chou-King ? « Tout pouvoir légitime vient du Ciel (Tien) ; les gouvernants sont les ministres, les « ouvriers » du Ciel ; le premier devoir du souverain est d'honorer le Ciel ; les dynasties sont conservées ou rejetées par le Ciel, suivant qu'elles sont fidèles à garder et faire garder sa « loi ». Ce qui est dit du « Ciel », Tien, est également affirmé du Chang-ti, « souverain seigneur ; » ou plutôt ce second terme tout personnel s'échange constamment avec le premier dans les textes, de manière qu'ils désignent évidemment un seul et même Être suprême. Cet Être ne serait-il que le ciel matériel ou une espèce de destin, aveugle et fatal, comme l'assurait l'évêque de Claudiopolis, trop influencé par l'autorité de quelques commentateurs et les idées des lettrés modernes de la Chine ? C'est là une assertion insoutenable, devant les textes si nombreux où le Chou-King attribue au Tien ou Chang-ti un caractère digne du plus pur monothéisme.

Ce n'est pas seulement dans quelques passages plus ou moins douteux, mais à travers tout le livre, que resplendit, sous le nom de Tien ou Chang-ti, l'idée d'un Dieu personnel, principe de toutes choses, auteur et gardien de la loi morale, et dont la providence souverainement intelligente et libre gouverne spécialement l'humanité.

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Les conclusions si favorables que les jésuites ont tirées des King, par rapport à la religion des anciens Chinois, ne laissent pas que de donner lieu à certaines objections délicates. Nous devons dire comment le père Gaubil y répondait.

On a opposé, d'abord, les fables cosmogoniques et mythologiques, que la plupart des historiens chinois placent au commencement de l'histoire de leur nation. En effet, avant les temps auxquels se rapportent les récits des King, ils font s'écouler des milliers de siècles, qu'ils remplissent à l'aide de fictions non moins étranges que celles dont se composent les cosmogonies et les histoires primitives des Orientaux polythéistes. On infère de là que les Chinois ont dénaturé la tradition primitive comme toutes les nations païennes, et qu'ainsi les jésuites leur ont bien à tort attribué une sorte de privilège à l'encontre. Et l'on conclut enfin, ou que les King ne sauraient vouloir dire ce que les missionnaires jésuites y lisent, ou qu'ils ne représentent pas les véritables idées des anciens Chinois sur Dieu et sur l'origine des choses.

Gaubil a résolu cette difficulté en passant, mais d'une manière qui paraît entièrement satisfaisante, dans son Traité de la chronologie chinoise, surtout dans les importantes notices d'histoire littéraire qui en forment la seconde partie. Il observe que ces fables, non seulement sont absentes des livres « classiques » proprement dits, qui jouissent seuls d'une autorité indiscutable auprès de tous les Chinois, mais sont encore ignorées par tous les auteurs anciens qui représentent les idées communes de leur temps, et qu'elles ne se montrent d'abord que dans les écrits de la secte du tao. Il les rencontre pour la première fois dans les ouvrages d'un fameux docteur de cette secte, nommé Lie-tse, qui florissait sur la fin du cinquième siècle avant notre ère. Mais il remarque qu'elles ne passèrent des livres taoïstes dans les histoires nationales que sous la dynastie Han (depuis 206 avant J.-C.), grâce au peu de discernement des lettrés qui présidèrent à la reconstitution des anciens monuments, après les désastres que leur avaient fait subir l'incendie des livres ordonné par Tsin-chi-hoang (213 avant J.-C.) et une longue période de guerres civiles. Encore les premiers grands historiens, comme Sse-ma-tsien (vers l'an 100 avant J.-C.) et Pan-kou (vers 60 après J.-C.), n'en font-ils aucune mention. En résumé, ces fables sont de beaucoup postérieures aux King. Elles n'ont, du reste, jamais obtenu le crédit absolu qui est attaché à tous les enseignements de ces livres sacrés. Les Chinois instruits « ne trouvent pas mauvais (comme s'exprime Gaubil) qu'on dise que l'histoire (chinoise) avant le temps de Fou-hi (le premier empereur mentionné par les King) est fabuleuse ; ils le disent eux-mêmes pour la plupart. »

Le savant missionnaire fortifie et complète cette réponse, en découvrant la vraie source des fables taoïstes. Elles sont, en grande partie, d'importation étrangère, et empruntées aux Indous, aux Perses et même aux Juifs ; elles ont été seulement « habillées à la chinoise » et appliquées à des personnages chinois. La ressemblance trop marquée de ces fables avec les récits primitifs et les légendes des peuples qui viennent d'être nommés, le prouve. Gaubil confirme cette pensée à l'aide de certaines indications historiques qui montrent comment les emprunts ont pu avoir lieu. Il rappelle, par exemple, que, d'après les taoïstes eux-mêmes, Lao-kun, leur chef ou du moins le premier de leurs grands docteurs (environ 603 avant J.-C.), aurait visité le Ta-Tsin, c'est-à-dire l'Asie occidentale. D'ailleurs, le commerce et d'autres causes ont souvent amené en Chine des étrangers, qui y ont fait connaître des systèmes religieux, plus ou moins en désaccord avec la tradition nationale, mais séduisants, parce qu'ils parlaient plus à l'imagination que l'enseignement austère des King.

Cette immixtion étrangère a pris, à différentes époques, le caractère de véritables invasions intellectuelles, qui ont modifié dans une large mesure les idées dominantes au pays de Confucius. Notre missionnaire écrit à ce sujet, dans une lettre de 1752 : « Vers la fin du temps du Tchun-tsieou (plus de 470 ans avant J.-C.), ou au commencement et quelque temps après, il paraît qu'il y eut de grands changements et qu'il s'éleva de nouvelles sectes. Plusieurs de ces sectaires défigurèrent l'histoire chinoise et les King ou livres classiques ; et il y a apparence que les sectaires dits de tao eurent des connaissances des Juifs et de la doctrine de Zoroastre et des bracmanes ; et dès ce temps-là il paraît que des Persans et Juifs etc. entrèrent en Chine. Après le temps de Jésus-Christ, la religion et les livres des bracmanes s'introduisirent en Chine ; plusieurs auteurs chinois prirent beaucoup de ces idées, comme de celles des disciples de Zoroastre, [des] Juifs, [des] Sabéens, etc. »

Les recherches des sinologues modernes, combinées avec celles des indianistes, ont pleinement confirmé les vues de Gaubil quant à la présence de nombreux emprunts étrangers, et spécialement indiens, dans la littérature taoïste, ainsi que dans la littérature chinoise plus récente, en général. L'originalité du Chou-King, ou son caractère exclusivement chinois, comme le maintenait Gaubil, n'a fait aussi que gagner en évidence. C'est donc bien dans ce livre, et dans les parties réellement antiques des autres King, qu'il faut chercher la vraie tradition religieuse de l'ancienne Chine.

Ce n'est pas à dire que les écrits taoïstes n'en contiennent également des parcelles précieuses, mélangées à l'alliage impur et étranger. Gaubil était persuadé qu'ils conservaient un certain nombre de « traditions sur les anciens temps » que la littérature classique a perdues, soit parce que les livres qui les renfermaient ont péri dans le grand incendie de Tsin-chi-hoang, soit même parce que la critique trop positive de Confucius les avait déjà élaguées des King, en raison de quelque teinte mythique qu'elles avaient pu prendre en passant de bouche en bouche pendant des siècles. Il observe très bien que beaucoup de ces récits, entièrement fabuleux dans leur forme, étaient pourtant fondés sur quelque vérité, mais défigurée. En effet, on ne peut s'empêcher d'y voir plus d'un point de contact avec les premières relations bibliques. Telle est, par exemple, la division des âges primitifs de l'humanité en dix périodes, qui rappelle la succession des dix patriarches de la Genèse. Telle est surtout la relation d'un déluge, causé, durant la neuvième période, par un mauvais prince nommé Kong-Kong, lequel, suivant une autre version, était « un esprit qui paraissait sous la forme d'un dragon ailé ». Ce déluge fut arrêté par Nu-oua, une princesse également douée de pouvoirs merveilleux, qui tua Kong-Kong, et redressa le ciel bouleversé par le déluge, à l'aide d'une pierre de cinq couleurs (l'arc-en-ciel ?).

Les réminiscences traditionnelles qu'on remarquera ici, et bien d'autres semblables, justifient assez les missionnaires qui ont cherché des vestiges de la révélation et de l'histoire primitive jusque parmi les fables les plus étranges des livres taoïstes et des ouvrages populaires. Gaubil était loin de condamner en principe cette recherche, quoiqu'il ne fait pratiquée lui même qu'avec beaucoup de réserve.

Il inclinait même à admettre, après plusieurs savants missionnaires, que la forme singulière de ces mythes cosmogoniques et de ces légendes sur les âges primitifs n'était souvent qu'un voile allégorique ou symbolique, recouvrant les traditions véritables : « Les sectateurs du tao, dit-il, ont fait de Fou-hi, Chi-nong et autres des monstres tenant du bœuf, du serpent, du dragon, de l'homme ; on peut dire que ces auteurs ont voulu faire des allégories. De même, quand ils ont dit que ces premiers princes chinois sont nés miraculeusement sans commerce de la femme avec l'homme, ils ont voulu leur donner une origine céleste et les élever au dessus des hommes ordinaires ; mais par là ils n'ont prétendu dire autre chose, sinon que ces princes eurent des qualités et des vertus qui les rendaient dignes d'être les maîtres de l'empire. »

Il sera plus vraisemblable, peut-être, de regarder ces « allégories », non comme le produit calculé des réflexions de quelques sages, mais comme la résultante naturelle des habitudes de pensée et de parole vive et imagée, qu'on est en droit de supposer aux premiers dépositaires de la tradition primitive. Ainsi entendue, la méthode d'interprétation insinuée par Gaubil a certainement un fondement sérieux. Il est vrai que dans l'application il est très facile d'excéder, et nous avons déjà vu que plusieurs missionnaires, moins prudents que le père Gaubil, n'ont pas évité cet écueil.

Mais en voilà bien assez, croyons-nous, pour prouver que les légendes mythiques existant à côté de l'enseignement sobre et positif du Chou-King, confirment plus qu'elles n'infirment la valeur de la tradition religieuse et historique des Chinois.


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Histoire et géographie de la haute Asie

Malgré la valeur immense d'un monument, de l'antiquité tel que le Chou-King, et la portée considérable des faits d'histoire religieuse et morale que nous y relevons, il ne serait pas inexact de dire que les annales chinoises sont encore plus intéressantes par ce quelles nous apprennent sur les peuples et les pays étrangers, que par ce qu'elles nous révèlent de la vie intérieure de la nation. C'est ce que le père Gaubil a eu le mérite de prouver le premier d'une manière bien sensible. Dans presque tous ses grands travaux historiques, après la version du Chou-King, dans l'histoire de la dynastie mongole de Chine, dans celle de la dynastie Tang, etc., il a porté son attention principale sur les rapports de l'empire céleste avec l'extérieur. Nous allons montrer brièvement quelles nouvelles informations il a su tirer des documents que les Chinois ont conservés sur cette partie de leur histoire. C'est dans ce champ, nous l'avons déjà dit, que les recherches du savant missionnaire ont été le plus originales et le plus utiles au progrès des sciences historiques.

Gaubil fut frappé, à la première lecture des histoires chinoises, de la grande place qu'y tenaient les populations demi-sauvages de l'Asie centrale et orientale. Il soupçonna immédiatement que ces barbares désignés par les Chinois sous les noms de Tata, Mongou, Tou-kue, Hiong-nou, lesquels avaient harcelé le Céleste Empire depuis les temps plus reculés, étaient les mêmes qui, sous les noms de Huns, de Tartares, de Mongols et de Turcs, ont à différentes époques inondé et ravagé l'Asie, et même subjugué une partie de notre Europe. Il ne tarda pas, en effet, à découvrir dans les annales chinoises des relations expresses et contemporaines des expéditions de Gengishkan et de ses Mongols, des conquêtes des Turcs dans l'Asie occidentale, etc.

Il s'empressa de faire part de ses trouvailles au père Ét. Souciet et au père J.-B. du Halde, en leur envoyant, dès 1725, un Abrégé de l'Histoire chinoise des Yuen, ou des empereurs mongols de Chine (1279-1368). « L'histoire chinoise, écrit-il à cette occasion au père Souciet, me paraît mettre mieux au fait sur le pays des (Tartares Mongols) et leur origine et les expéditions de Gentchiscan en Tartarie et en Chine ».

Dans la même lettre, qui est datée du 12 septembre 1725, il priait son correspondant de lui procurer « un bon livre sur l'histoire de Perse et l'origine des Turcs » ; il donna la raison de cette demande dans une lettre du 21 octobre de l'année suivante : « C'est, dit-il, qu'il me paraissait voir dans l'histoire de cinq petites dynasties (chinoises) avant les Tang et dans celle des Tang (618-907) beaucoup de choses regardant les anciens Turcs et Perses. C'est une réalité ; et ce point bien développé vous fera bien du plaisir, aussi bien qu'à ceux qui aiment l'histoire et l'ancienne géographie de ces peuples. »

On sent, dans ces derniers mots, la joie naïve du chercheur heureux. Au reste, le jeune missionnaire était bien en droit de penser que sa découverte devait « faire plaisir » à tous les vrais amis de l'histoire. C'était, en réalité, une mine d'or qu'il venait d'ouvrir. Pour le comprendre, il faut se rappeler ce qu'on savait en Europe, au commencement du dix-huitième siècle, sur l'histoire et la géographie de la haute Asie. Tout se réduisait, comme l'a bien dit Abel Rémusat, « pour l'antiquité, à quelques traditions incohérentes, éparses dans les écrits des géographes grecs ; pour les temps plus rapprochés, à un petit nombre de faits relatifs aux peuples de l'Asie orientale qui avaient eu des rapports avec l'empire romain, et pour le moyen âge, à divers récits des voyageurs qui avaient conservé le souvenir des conquêtes de Tchingkis-khan et de ses successeurs. Ces matériaux incomplets, sans suite et sans liaison, ne pouvaient servir à reconstituer, d'une manière tant soit peu satisfaisante, l'histoire de tant de nations qui ont perdu leurs annales, si jamais elles en ont possédé. La véritable source était encore inconnue... Les historiens de la Chine, dont la succession non interrompue embrasse une série de vingt-cinq siècles, n'ont jamais négligé de recueillir, sur les contrées voisines de cet empire, les renseignements qui pouvaient se rapporter à l'histoire et à la géographie ; ils ont même formé, de ces renseignements, des collections qui renferment, en réalité, les chroniques complètes de la haute Asie, depuis deux mille ans. Il n'y a que ces recueils où l'on puisse chercher la solution d'une foule de questions historiques qu'il serait difficile et souvent impossible d'éclaircir sans ce secours. »

C'est au père Claude de Visdelou que Rémusat attribue le mérite d'avoir découvert cette source et d'y avoir puisé le premier. Peut-être a-t-il raison ; car Visdelou a précédé Gaubil de plus de vingt ans en Chine, et son Histoire de la grande Tartarie, qui n'a été publiée qu'en 1774, a dû être terminée en manuscrit dès 1718, dix années avant que Gaubil envoyât en France son premier grand travail sur les tribus de la haute Asie. Mais on peut affirmer, croyons-nous, que le second de ces missionnaires n'a jamais profité de l'œuvre du premier. Visdelou avait quitté la Chine en 1707 ; c'est à Pondichéry, dans l'Inde, qu'il a écrit, du moins achevé son Histoire de la Tartarie, alors que tous les rapports étaient rompus entre lui et ses anciens confrères.

Gaubil, qui fit toujours bon marché des honneurs de la priorité, a de lui-même fait remonter aux pères Gerbillon et Martini la première idée de ces recherches.

Voici, en effet, ce qu'il écrit au père Ét. Souciet, en lui notifiant l'envoi de son Histoire de Gentchiscan et des empereurs mongols de Chine, le 8 août 1728 : « Les noms défigurés en chinois, le défaut de connaissance de l'histoire et de la géographie orientale etc., ont empêché plusieurs missionnaires de reconnaître (dans les livres chinois) les expéditions de Gengiskhan, de Houlagou, de Batou. Dans le premier voyage que fit le père Gerbillon en Tartarie, il s'aperçut bientôt qu'il était parmi les Gengiscaniens, et la lecture de l'histoire chinoise en tartare, avec ce qu'il sut des princes tartares eux-mêmes, le mit bientôt au fait sur les Mongous (Mongols), et sans les occupations qui l'accablèrent, il y a apparence que cet illustre missionnaire nous aurait laissé quelque chose d'excellent, non seulement sur les Mongous d'aujourd'hui, mais encore sur ceux d'autrefois. Le père Martini, dans son Atlas, promet une histoire des Mongoux gentchiscaniens... ; je ne sais s'il l'a faite, mais du temps qu'il fit son Atlas, ses idées n'étaient pas exactes sur le sujet. »

Si le père Gaubil n'a pas été le premier à chercher dans les vieilles annales chinoises les informations qui ont tant ajouté à nos connaissances sur les pays et les peuples de la haute Asie, nul, du moins, n'avait encore si bien compris l'importance de cette source, et nul ne l'a exploitée d'une manière plus profitable pour la science. Sans parler des essais informes des pères Martini et Gerbillon, l'ouvrage de Visdelou n'est guère qu'une vaste compilation, où l'auteur s'est à peu près contenté de traduire les historiens chinois, sans aucun éclaircissement. Gaubil, au contraire, a fait un choix : il n'a pris, dans ces longs récits d'un intérêt inégal, que les faits d'une portée réelle pour l'histoire. Il s'est surtout efforcé de ne rien laisser d'obscur dans les documents qu'il traduisait. Ainsi il a eu soin de rapprocher les diverses relations des mêmes événements pour les éclairer les unes par les autres ; il a perpétuellement comparé les récits chinois avec les renseignements parallèles fournis, soit par les écrivains byzantins et arabes connus de son temps, soit par les voyageurs occidentaux, tels que Marc Polo, Rubruquis, etc. Enfin, il a donné une attention particulière à l'identification des noms et des positions géographiques : tâche épineuse dont Visdelou s'était à peu près dispensé, mais que Gaubil a remplie avec une application bien méritoire et un bonheur remarquable.


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Gaubil et De Guignes

L'étude des travaux, soit imprimés, soit inédits du père Gaubil nous conduit forcément à l'examen d'un problème de priorité, et peut-être d'honnêteté littéraire. Nos lecteurs n'ont pu nous suivre jusqu'ici sans penser plus d'une fois à Joseph de Guignes, et sans se demander quelle a pu être l'influence du missionnaire sur l'historien des Huns et des Turcs. De Guignes a fait de son mieux pour établir l'opinion qu'il ne devait rien à personne ; et il faut croire qu'il y a réussi, puisqu'un savant des plus sérieux et des plus équitables a pu écrire et répéter encore récemment ce qui suit : « De Guignes le père a le premier exploré les annales chinoises au profit de l'histoire générale. — C'est au célèbre auteur de l'Histoire des Huns qu'appartient l'idée féconde de recourir aux sources chinoises pour suppléer au silence des anciens auteurs de l'Occident sur l'histoire d'une immense partie de l'Asie, ou du moins personne avant lui n'avait réalisé cette idée. »

Combien de pareilles assertions sont inexactes, il est à peine besoin de le dire après ce que nous avons exposé dans les pages qui précèdent. Rappelons seulement que la première publication où de Guignes ait, on ne saurait dire réalisé, mais au moins indiqué l'idée dont il s'agit, le Mémoire historique sur l'origine des Huns et des Turcs, n'a paru qu'en 1748, c'est-à-dire six ans après que l'Académie des inscriptions avait entendu l'importante communication de Fréret sur les Tou-kue des Chinois ou les Turcs, neuf ans après l'apparition de l'Histoire de Gentchiscan, dix-neuf ans après la mise au jour des premiers essais où Gaubil a exploité les informations des annalistes chinois sur les peuples barbares de la haute Asie. La priorité du missionnaire sera encore plus évidente, si l'on admet, comme M. Vivien de Saint-Martin lui-même, que le premier travail de De Guignes qui ait une portée réelle dans ce genre, est son mémoire lu à l'Académie des inscriptions le 7 mai 1754.

L'Histoire générale des Huns, des Turcs, des Mongols et des autres Tartares occidentaux est et restera un grand titre de gloire pour son auteur. Mais déjà Rémusat a conjecturé que de Guignes, dans cet ouvrage, était plus débiteur qu'il n'a voulu le paraître. Ce savant sinologue écrit à propos du travail de Visdelou sur l'Histoire de la grande Tartarie : « On a des raisons de penser qu'il ne fut pas inconnu à de Guignes, auquel il put servir de premier guide pour déchiffrer les Annales de la Chine, et auquel du moins il dut suggérer l'idée des recherches qui donnent un si grand prix à son Histoire des Huns. Le sujet des deux ouvrages est le même en beaucoup d'endroits ; les mêmes écrivains ont été mis à contribution, et le travail du père Visdelou est de beaucoup antérieur au premier essai que de Guignes publia sous le titre de Lettre à M. Tannevot. Ce n'est point ici une accusation de plagiat, dirigée contre le savant académicien : il a bien certainement compulsé les originaux ; mais notre observation a pour objet de faire voir comment il a pu parvenir à les entendre et à en tirer lui-même des extraits beaucoup plus étendus. »

Quoique de Guignes n'ait prononcé le nom de Visdelou nulle part, que nous sachions, dans son ouvrage, l'observation de Rémusat est parfaitement vraisemblable ; mais il sera plus juste, croyons-nous, de partager entre Visdelou et Gaubil l'influence qu'il attribue au premier seul. De Guignes a pu prendre l'idée de ses recherches dans les premières publications de Gaubil sur les Mongous, aussi bien que dans le travail inédit de Visdelou. Et celles-là lui indiquaient déjà les sources chinoises où il a puisé le plus, notamment la célèbre encyclopédie de Ma-touan-lin. Si aux écrits imprimés de notre missionnaire on ajoute le Traité de la chronologie chinoise et l'Histoire des Tang, que de Guignes a eus certainement entre les mains assez longtemps avant de publier son Histoire des Huns, on s'aperçoit que Gaubil lui a ouvert la voie sur presque tous les points, non seulement en faisant connaître les guides chinois que l'académicien a plus tard suivis, mais encore en indiquant à l'avance tous les faits les plus importants dont il devait composer la substance de son ouvrage.

Nous venons de dire que l'historien des Huns a connu les grandes œuvres inédites de Gaubil avant la mise au jour de son Histoire. En effet, celle-ci a paru de 1756 à 1758 ; or, l'Académie des inscriptions avait reçu le Traité de la chronologie dès 1750 et l'Histoire des Tang en 1754. Il y a même lieu de penser que de Guignes, devenu membre de l'Académie en 1753, fut du nombre des commissaires qu'elle dut nommer pour examiner ces deux ouvrages, en vue de leur publication projetée dans ses Mémoires. Pour ce qui concerne l'Histoire des Tang, nous avons un aveu de l'académicien lui-même, — il est vrai, tacite et forcé — dans sa Lettre aux auteurs du Journal des Savants en réponse à la critique du Journal de Trévoux (1757). Un rédacteur des Mémoires de Trévoux, dans un compte-rendu, d'ailleurs élogieux, des trois premiers volumes de l'Histoire des Huns, avait trouvé bon de constater que certaines « conjectures fort heureuses » du savant orientaliste avaient été aussi proposées par le père Gaubil dans son histoire inédite des Tang. Il indiquait, en particulier, l'identification des Hiong-nou avec les Huns et des Tou-kue avec les Turcs, et l'emploi du nom de Fo chez les Chinois pour désigner Jésus-Christ. Du reste, le critique n'en concluait rien autre chose, sinon que « l'accord de deux savants, dont l'un écrit à Péking et l'autre à Paris, est un très fort préjugé en faveur de cette littérature étrangère ». Mais de Guignes crut voir là une accusation détournée de plagiat, contre laquelle il s'empressa de réclamer. Il affecte d'abord de déclarer qu'il lui « paraît assez indifférent quel est celui qui aura fait le premier cette découverte ». Puis il continue : « Si d'autres l'ont dit avant moi, je m'en sers comme d'un témoignage en ma faveur ; mais je proteste cependant que je ne l'ai vu écrit nulle part, et que la lecture de l'histoire chinoise m'y a conduit naturellement. Il s'agit ici du témoignage du père Gaubil, que je regarde comme le plus savant missionnaire que nous ayons. Avant qu'il envoyât en France son histoire des Tang, où il dit que les Hiong-nou sont les mêmes que les Huns, je lui avais adressé mon prospectus dans lequel j'ai développé toutes les branches de cette nation. »

Observons que ce prospectus n'était qu'un aperçu fort sommaire du plan de son histoire, que de Guignes avait envoyé au père Gaubil vers la fin de 1751 ; le missionnaire le reçut en août 1752. L'académicien ajoute : « Je lui parlais en même temps de Fo, que je regarde comme un des noms donnés par les Chinois à Jésus-Christ. »

Il eût été difficile à de Guignes de prouver qu'il avait été conduit à ces « découvertes » par l'histoire chinoise seule. Mais ce qu'il faut surtout retenir de sa réponse passablement équivoque, c'est qu'il ne nie pas d'avoir consulté l'Histoire des Tang de Gaubil avant de publier son Histoire des Huns ; il n'aurait pas manqué de le faire, assurément, si la vérité l'avait permis.

D'autres écrits importants du missionnaire ont dû être communiqués à de Guignes par J. de l'Isle, qui s'intéressa beaucoup à ses premiers travaux. C'est à ces communications que fait allusion cette phrase significative d'une réponse de Gaubil à l'orientaliste : « Je vous laisse entièrement libre sur l'usage que vous voudrez faire, soit de ce que vous avez déjà vu de moi, soit de ce que vous verrez ; soyez sûr que je ne me formaliserai de rien. »

Enfin, le missionnaire a écrit à l'académicien plusieurs fois, de 1752 à 1755, sur le sujet de leurs études communes ; et quoiqu'il ne reste qu'une seule de ces lettres, en y joignant les allusions contenues dans la correspondance de Gaubil avec de l'Isle et avec l'émule de de Guignes, Leroux Deshauterayes, on peut juger qu'elles ne furent pas inutiles à l'historien des Huns.

Nous n'aurions pas eu à faire cette recherche ingrate des obligations de De Guignes à l'égard du père Gaubil, si le savant académicien avait lui-même reconnu ses dettes, comme l'ont fait d'autres plus savants que lui. Mais il n'a pas eu ce courage ou cette noblesse. Il ne craint pas d'affirmer, au commencement de son grand ouvrage, que l'histoire des tribus de l'Asie centrale est « un champ vaste, qui n'a pas été défriché ». Dans la suite, présentant à ses lecteurs la liste des travaux antérieurs qu'il a consultés, il mentionne l'Histoire de Gentchiscan et les Observations publiées par le père Souciet ; mais, ni là, ni ailleurs, que nous sachions, il ne laisse entendre qu'il ait connu d'autres écrits de Gaubil. Plus tard, il a fait encore pis. Gaubil, d'après sa correspondance, le jugeait « un homme de vrai mérite et fort poli » ; il aurait eu à en rabattre beaucoup, du moins quant au second article, s'il avait pu lire les mémoires sur l'incertitude des douze premiers siècles des annales chinoises et de la chronologie chinoise. Non content de reprocher aux missionnaires, en bloc, d'avoir prodigieusement exagéré la valeur historique des annales de la Chine, et grossièrement trompé l'Europe sur le crédit qu'elles méritent, le critique va jusqu'à les accuser d'avoir « interpolé et altéré une infinité de textes à la faveur desquels ils soutiennent à leur gré l'antiquité de la nation chinoise ». Ces attaques passionnées étaient d'une injustice flagrante, au moins en ce qu'elles ne tenaient aucun compte aux missionnaires les plus considérés, comme les pères Parrenin, Régis, et surtout Gaubil, de leurs travaux si consciencieux de critique sur les monuments de l'antiquité chinoise. Chose étrange ! de toutes les méprises que l'académicien a pu relever chez quelques missionnaires, il n'y en a pas une seule importante, qui n'eût été signalée et savamment rectifiée, longtemps auparavant, par le père Gaubil, non seulement dans ses correspondances avec le père Souciet, Fréret, Mairan et de l'Isle, mais encore dans ses ouvrages imprimés, ou du moins dans son Traité de la chronologie chinoise, que de Guignes connaissait, et dans ses Observations sur le mémoire de Fréret concernant la certitude de la chronologie chinoise, observations qui avaient été également adressées à l'Académie des inscriptions, comme nous l'avons dit. Cependant, de Guignes ne craint pas de s'attribuer, devant la même Académie, le mérite d'avoir découvert ces erreurs. Les amis du célèbre historien des Huns ont beaucoup loué ses vertus privées ; nous laisserons à nos lecteurs à décider si sa conduite à l'égard des missionnaires, et en particulier de Gaubil, ne rappelle pas trop les procédés de son maître Fourmont.


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Correspondance avec l' Académie de Saint Pétersbourg

On a vu le père Gaubil, avec le père Parrenin, dès 1725, mêlé assez activement comme interprète, et même un peu comme conseiller des ministres de Péking, aux négociations entre la Russie et l'Empire céleste. Il demeura toujours depuis lors, jusqu'à la fin de sa vie, l'intermédiaire des communications diplomatiques entre les deux puissances. Les Russes n'eurent jamais qu'à se louer de sa parfaite loyauté. Cependant leurs efforts pour prendre pied en Chine n'avaient pas laissé que de lui causer d'abord des appréhensions bien naturelles dans un Français et un missionnaire.

« Ce Conseil de Russie, écrit-il au père Souciet, le 14 septembre 1730, travaille efficacement à mettre dans ses intérêts les princes calcas, mongous... Il trouve du secours pour cela dans les lamas, dont on en trouve auprès de tous ces princes et qui l'instruisent de tout ce qui se passe en Chine... Ils (les Russes) cherchent des livres (chinois), cartes, dictionnaires, — on s'est adressé pour cela même au père Parrenin ; — (ils cherchent) à fonder un établissement religieux à Péking, à envoyer à l'empereur des ouvriers, chirurgiens, mathématiciens. »

Parlant encore de ces tentatives russes, en 1733, il va jusqu'à exprimer la crainte que, si elles réussissent, « ce ne soit la ruine de la mission ». Les Russes obtinrent, en effet, quelques années plus tard, l'établissement qu'ils souhaitaient dans la capitale de la Chine. Mais Gaubil se convainquit, alors, sans doute, qu'ils ne se préoccupaient guère de prosélytisme. Nous voyons, par plusieurs de ses lettres, qu'il vécut en bons termes avec la nouvelle colonie, notamment avec les jeunes gens que Saint-Pétersbourg envoyait à Péking pour apprendre le chinois.

Une lettre intime qu'il écrivit au père Souciet le 3 novembre 1733, expose les motifs qui lui avaient fait accepter, quelques années auparavant, un commerce littéraire avec les savants de Russie : « Messieurs de Saint-Pétersbourg, écrit-il, souhaitent bien être avec nous en correspondance, et il y a de grandes raisons pour cela. Quand même nous Français ne le voudrions pas, nous pouvons bien compter que le père Kögler, et d'autres Allemands qui sont arrivés à Macao pour venir à Péking et qui sont bons sujets pour les mathématiques, entretiendront toujours un commerce réglé avec les Russiens. Et c'est d'ailleurs l'intention du R. P. général. D'ailleurs, il nous importe ici de vivre bien avec les Russiens, et dans les occasions, ils nous ont été ici bien utiles.

Ces « Messieurs de Pétersbourg » qui souhaitaient entrer en relations avec les jésuites de Péking, c'étaient surtout les membres de l'Académie des sciences, académie un peu hétéroclite, que Pierre le Grand et ses successeurs avaient composée de savants de toute nationalité, pour présider à l'éclosion de la vie intellectuelle et scientifique parmi leurs sujets demi-barbares. Inutile de nommer J. N. de l'Isle, qui, après son départ de France (1726), n'avait pas cessé de recevoir les observations astronomiques des jésuites de Chine par l'intermédiaire de leurs confrères de France, mais qui aspirait à nouer des communications directes avec les missionnaires, et en particulier avec le père Gaubil. Le secrétaire de l'Académie du Nord, Théophile Sigfrid Bayer, connu par ses recherches sur divers points difficiles de l'ancienne histoire de l'Asie, et qui s'efforçait de faire entrer la Chine dans la sphère de son érudition, désirait non moins vivement se lier avec ces jésuites qu'il avait injuriés jadis. Le vœu des deux savants et de leurs collègues trouva un appui dans le comte d'Ostermann, chancelier de Russie. Ce personnage, fameux par le rôle politique qu'il a joué sous la tsarine Anne et l'infortuné Jean VI, joignait à ses divers titres celui de président de l'Académie et tenait à passer pour protecteur des sciences. Il ordonna ou permit de demander en son nom la correspondance désirée. C'est ce que fit Bayer par une lettre latine adressée à tous les jésuites de Péking, qui la reçurent en 1732. Il y joignit un hommage de son Musæum Sinicum, publié en 1730. Les missionnaires ne pouvaient se refuser à ces avances. Et ainsi commença entre eux et l'Académie russe un échange de lettres et de largesses scientifiques, que nous voyons se continuer, autant que le permirent les difficultés des communications et les changements politiques, jusque vers la fin du dix-huitième siècle. Gaubil eut une large part à cette correspondance. Ses entretiens avec les savants du Nord roulèrent principalement sur des questions de chronologie et d'astronomie chinoise, et sur l'histoire ancienne et la géographie de la haute Asie. Nous en avons déjà signalé quelques points intéressants.

Le secrétaire de l'Académie du Nord avait manifesté le désir de recevoir quelques livres chinois, pour enrichir la bibliothèque de la Société et favoriser les études chinoises de ses membres. Les missionnaires le satisfirent libéralement, en 1737, par l'envoi de plus de trois cent quarante volumes, représentant toutes les branches de la littérature du Céleste Empire. Sur ce nombre, quatre-vingt-deux volumes, renfermant des ouvrages sur l'astronomie et les mathématiques, étaient offerts par le Nan-tang ou « Collège portugais du sud », qui avait la direction du tribunal astronomique. Le « nouveau Collège » portugais ou la résidence de Saint-Joseph donna soixante-quatre volumes, comprenant surtout des livres composés en chinois par les missionnaires. Enfin, nos compatriotes envoyèrent les plus précieux monuments de l'ancienne littérature chinoise, en tout deux cent quatre-vingt-douze tomes, comprenant les livres « classiques » (trente-deux tomes), les principaux historiens, etc. Leur cadeau était empaqueté dans une caisse de bois mastiquée à la chinoise ; aux livres on joignit des échantillons d'artemisia « diversement préparée », des feuilles de tabac, des graines de plantes de plus de cinquante espèces, et, « pour combler les espaces vides » (comme il est dit dans la lettre d'envoi), les vies de saint Louis de Gonzague et de saint Stanislas Kostka en chinois, un calendrier mongol et d'autres menues choses. L'Académie répondit à ces présents par l'envoi de trois caisses remplies de ses publications. Elle voulut témoigner au père Gaubil, en particulier, quel prix elle attachait à ses communications, en plaçant son nom parmi ceux de ses membres ordinaires, le 16 mars 1739.

Une lettre de notre missionnaire à de l'Isle nous apprend qu'il avait songé un moment à offrir à l'Académie de Saint-Pétersbourg son grand Traité de la chronologie chinoise. S'il avait donné suite à cette idée, l'ouvrage aurait sans doute vu le jour bien plus tôt qu'il n'a fait. Mais, malgré la froideur ou « quelque chose de pis », qu'il rencontrait dans les Académies de France, il lui répugna toujours de livrer à des étrangers une œuvre qui pouvait faire quelque honneur à son pays. Sa délicatesse patriotique allait si loin, qu'il n'adressa jamais une communication tant soit peu importante à ses correspondants non français, sans en faire tenir au moins une copie aux savants avec qui il était en commerce à Paris.


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Connaissance de l'Amérique chez les anciens Chinois : le Fou-sang

Il nous reste quelques mots à dire du sujet des lettres du père Gaubil aux secrétaires de la Société de Londres. Dans la première, il exprime son sentiment sur la carte de Kaempfer, laquelle, dit-il, « n'est pas un ouvrage chinois et ne saurait être d'aucune utilité à un savant européen » ; puis il donne un bref aperçu de l'étendue des connaissances géographiques des Chinois avant leurs rapports avec les Occidentaux. Il revient sur cette matière dans des lettres subséquentes ; il y touche, en particulier, la fameuse question de la connaissance de l'Amérique chez les anciens Chinois. C'était au moment où de Guignes essayait de montrer par les livres des Chinois que ceux-ci faisaient des voyages à la Californie (qu'ils auraient désignée sous le nom de Fou-sang), dès l'année 458 avant Jésus-Christ. Ce savant inclinait même à croire qu'ils avaient poussé beaucoup plus loin, et qu'ils furent peut-être les initiateurs de la civilisation que les conquérants espagnols furent si étonnés de rencontrer au Mexique. Gaubil écrit à Birch, le 26 novembre 1754 : « Il y a eu quelques-uns de nos anciens missionnaires qui ont cru voir dans les livres chinois la mention de quelques régions américaines. On m'écrit de Paris qu'un Français de Paris a lu cela (aussi) dans les livres chinois. J'ai moi-même examiné cette question il y a longtemps, et je l'ai examinée naguère encore plus à fond. Je ne vois ou ne crois voir aucune mention de terres américaines dans les anciens livres chinois ; mais je reparlerai de cela une autre fois. »

Le missionnaire avait écrit les mêmes choses à de l'Isle, le 28 août 1752 ; car son correspondant lui avait déjà longuement parlé de la prétendue découverte de De Guignes, dont les conclusions le séduisaient. L'académicien sinologue ayant lui-même communiqué ses arguments au père Gaubil en 1754, ce dernier répondit, suivant ses habitudes de franchise, par une lettre qui est une réfutation complète. Cette réponse nous a été conservée, grâce à la précaution prise par le missionnaire d'en adresser une copie à de l'Isle, qu'il savait être « fort pour un Fou-sang ». Comme elle a été publiée par Klaproth, nous n'en donnerons pas d'analyse. Observons seulement que, si l'opinion de De Guignes a eu, jusqu'aujourd'hui, de nombreux et savants partisans, les raisons déjà données par Gaubil l'ont fait rejeter et par Klaproth et par d'autres sinologues encore plus compétents, tels que le Dr Bretschneider, de la mission russe de Péking.

Du reste, l'insuffisance des arguments de De Guignes ne prouve rien contre l'hypothèse, toujours vraisemblable, d'une ancienne colonisation de l'Amérique occidentale par des émigrants venus de l'Asie, et peut-être de la Chine. Cette hypothèse ne repose pas uniquement sur les relations vagues et mêlées de fables dont le Fou-sang est le thème dans les livres chinois. Sans parler des ressemblances plus ou moins marquées entre les monuments antiques, les croyances, les usages et même le type physique des indigènes civilisés de l'Amérique occidentale, d'une part, et des peuples de l'Asie orientale, de l'autre, le passage de l'ancien continent au nouveau par le nord de l'Océan Pacifique est trop facile pour qu'il n'ait pu être exécuté plus d'une fois, avant Christophe Colomb, soit fortuitement, soit de dessein prémédité. Gaubil l'admet expressément : « Je ne laisse pas, écrit-il à de l'Isle dans la lettre déjà citée, en 1752, d'approuver votre idée que l'Amérique, au moins septentrionale, du côté de la Californie, a pu être peuplée par les peuples du nord-est de la Tartarie chinoise. Les Chinois anciens et récents s'accordent assez à dire 1° que, sous la dynastie Tcheou, avant Jésus-Christ, les Chinois du sud ont peuplé le Japon ; 2° que le dernier empereur de la dynastie Hia ayant été détrôné par Tching-tang (1766 avant Jésus-Christ), son fils s'enfuit avec un grand nombre de Chinois dans la Tartarie, et y fonda les diverses puissances tartares du nord et du nord-est de la Chine. »


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