Joseph-Toussaint Reinaud (1795-1867)

RELATION DES VOYAGES FAITS PAR LES ARABES ET LES PERSANS DANS L'INDE ET À LA CHINE DANS LE IXe SIÈCLE DE L'ÈRE CHRÉTIENNE

Traduction française et éclaircissements de J.-T. REINAUD

Imprimerie royale, Paris, 1845.
Tome I, CLXXX+pages 1-91, 105-120 (observations sur la Chine). Tome II, notes sur la Chine.

  • "Le récit qui sert de base à la relation, et qui porte dans le texte le titre de Livre premier, a pour garant un marchand nommé Soleyman, qui s'était embarqué sur les côtes du golfe Persique, et qui fit plusieurs voyages dans l'Inde et à la Chine. La rédaction du livre premier eut lieu l'an 237 de l'hégire (851 de J.-C.) C'est l'époque où les rapports commerciaux de l'empire des Khalifes de Bagdad avec l'Inde et la Chine étaient dans leur plus grande activité. La rédaction a été faite d'après ses récits [de Soleyman]. Cette partie se termine à la page 59. Tout ce qui suit, jusqu'à la fin, appartient à un amateur de connaissances géographiques, lequel se nommait Abou-Zeyd-Hassan, et était originaire de la ville de Syraf, port de mer alors très fréquenté, dans le Farsistan, sur les bords du golfe Persique. Le titre que Renaudot a placé en tête de sa traduction n'est point exact. Renaudot a parlé de deux voyageurs ; il n'y a eu qu'un voyageur..."
  • "Abou-Zeyd, dit que, postérieurement à l'époque où le marchand Soleyman racontait ses aventures, l'état de tranquillité où se trouvait la Chine avait changé, ce qui avait ralenti les voyages de Chine, et les avait même interrompus. Là-dessus il raconte une révolte qui était survenue en Chine l'an 264 de l'hégire (878 de J.-C.), la fuite de l'empereur de sa capitale, etc. L'ensemble du récit montre clairement qu'Abou-Zeyd vivait au moment où les événements de Chine avaient changé la face de l'Asie orientale."
  • "Massoudi rapporte, dans le Moroudj-al-dzeheb, que, se trouvant à Bassora l'an 303 de l'hégire (916 de J.-C.), il eut occasion de voir dans cette ville un homme appelé Abou-Zeyd-Mohammed... Abou-Zeyd a fourni à Massoudi un certain nombre de faits qui se trouvent dans le Moroudj-al-dzeheb. Massoudi a également fait des emprunts au premier livre, rédigé d'après les récits du marchand Soleyman... Massoudi, bien qu'Abou-Zeyd n'ait jamais fait mention de son nom, a communiqué à son tour au second plus d'une observation importante... Je me crois en droit de conclure qu'Abou-Zeyd et Massoudi étaient contemporains, qu'ils se sont vus et qu'ils se sont fait réciproquement des communications."

Cinq pages de la Bibliothèque Chineancienne se rapportent à la relation des voyageurs arabes et persans du neuvième siècle : celle-ci ; la traduction d'Eusèbe Renaudot : Anciennes relations des Indes et de la Chine de deux voyageurs mahométans ; la traduction de G. Ferrand : Voyage du marchand arabe Sulaymân en Inde et en Chine ; les pages concernant la Chine, extraites des Prairies d'Or, de Maçoudi ; l'Examen de la route que suivaient les Arabes et les Persans pour aller en Chine, par Alfred Maury.


Extraits : Chaîne des chroniques - Des observations sur la Chine et l'Inde - Nouvelles observations sur la Chine
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Carte détaillée de la route pour la Chine. Relation des voyages faits par les Arabes et les Persans dans l'Inde et à la Chine. Trad. J.-T. Reinaud. Imprimerie royale, Paris, 1845.
La Route pour la Chine

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Chaîne des chroniques

On dit que le roi de la Chine compte dans ses États plus de deux cents métropoles. Chacune de ces métropoles a à sa tête un prince (malek) et un eunuque ; du reste, elle a d'autres villes sous sa dépendance. Au nombre de ces métropoles est Khanfou, rendez-vous des navires, et ayant vingt autres villes sous sa dépendance. Le nom de ville ne se donne qu'aux cités qui ont le djadem, et l'on entend par djadem une espèce de trompette. Le djadem est long et assez épais pour remplir les deux mains à la fois ; on l'enduit de la même manière que les autres objets qui nous viennent de Chine. Il a trois ou quatre coudées de longueur ; mais sa tête est mince, de manière à pouvoir être embouchée. On entend le son du djadem à près d'un mille de distance.

Chaque ville a quatre portes, et à chaque porte il y a cinq de ces djadem, dont on sonne à certaines heures de la nuit et du jour. Chaque ville a également dix tambours, dont on frappe en même temps qu'on sonne du djadem. C'est une manière de rendre hommage au souverain. De plus, les habitants se rendent compte par là des heures de la nuit et du jour ; du reste, ceux-ci ont des signes et des poids pour connaître les heures.

Les échanges, en Chine, se font avec des pièces de cuivre. Les princes ont des trésors, comme les princes des autres pays ; mais seuls, parmi les princes, ils ont des trésors de pièces de cuivre ; car c'est la monnaie du pays. Ce n'est pas qu'ils ne possèdent de l'or, de l'argent, des perles, de la soie travaillée et non travaillée ; bien au contraire, tout cela abonde chez eux : mais ces objets sont considérés comme marchandise ; c'est le cuivre qui sert de monnaie.

On importe en Chine de l'ivoire, de l'encens, des lingots de cuivre, des carapaces de tortues de mer, enfin, le boschan ou kerkedenn, dont nous avons donné la description, et avec la corne duquel les Chinois font des ceintures.

Les bêtes de somme sont nombreuses chez les Chinois, ils ne connaissent pas le cheval arabe ; mais ils ont des chevaux d'une autre espèce ; ils ont aussi des ânes et des chameaux en grand nombre ; leurs chameaux ont deux bosses.

Il y a en Chine une argile très fine avec laquelle on fait des vases qui ont la transparence des bouteilles ; l'eau se voit à travers. Ces vases sont faits avec de l'argile.

Quand un navire arrive du dehors, les agents du gouvernement se font livrer les marchandises et les serrent dans certaines maisons. Les marchandises sont soumises au dork pendant six mois, jusqu'à ce que le dernier navire soit entré. Alors les Chinois prennent les trois dixièmes de chaque marchandise et livrent le reste au propriétaire. Ce que le sultan de la Chine désire se procurer, il le reçoit au taux le plus élevé et le paye comptant ; il ne se permet à cet égard aucune injustice. Au nombre des objets que le souverain prélève est le camphre, qu'il paye au prix de cinquante fakkoudj le manna, et le fakkoudj équivaut à mille pièces de cuivre. Le camphre qui n'est pas mis à part pour le sultan, se vend la moitié de cette valeur, et on le met dans la circulation générale.

Construction d'une maison chinoise.Relation des voyages faits par les Arabes et les Persans dans l'Inde et à la Chine. Trad. J.-T. Reinaud. Imprimerie royale, Paris, 1845.
Construction d'une maison chinoise.

Quand un Chinois meurt, il n'est enterré que le jour anniversaire de sa mort, dans une des années subséquentes. On place le corps dans une bière, et la bière est gardée dans la maison ; on met sur le corps de la chaux, qui a la propriété d'absorber les parties aqueuses ; le reste du corps se conserve. Quand il s'agit des princes, on emploie l'aloès et le camphre. On pleure les morts pendant trois ans ; celui qui ne pleure pas sur ses parents est battu de verges ; hommes et femmes, tous sont soumis à ce châtiment ; on leur dit :

— Quoi ! la mort de ton parent ne t'afflige pas ?

Ensuite, les corps sont enterrés dans une tombe, comme chez les Arabes. Jusque-là, on ne prive pas le mort de sa nourriture ordinaire ; on prétend que le mort continue à manger et à boire. En effet, la nuit, on place de la nourriture à côté, et le lendemain on ne trouve plus rien. Il a mangé, se dit-on.

On continue à pleurer et à servir de la nourriture au mort, tant que le corps est dans la maison. Les Chinois se ruinent pour leurs parents morts ; tout ce qui leur reste de monnaie ou de terres, ils l'emploient à cet objet. Autrefois on enterrait avec le prince tout ce qu'il possédait, en fait de meubles, d'habillements et de ceintures ; or les ceintures, en Chine, se payent à un prix très élevé. Mais cet usage a été abandonné parce qu'un cadavre fut déterré, et que des voleurs enlevèrent tout ce qui avait été enfoui avec lui.

En Chine, tout le monde, pauvre et riche, petit et grand, apprend à dessiner et à écrire.

Le titre que l'on donne aux fonctionnaires varie suivant la dignité dont ils sont revêtus, et l'importance des villes qui leur sont confiées. Le gouverneur d'une ville d'un ordre inférieur porte le titre de toussendj, mot qui signifie il a maintenu la ville. On donne au gouverneur d'une ville de l'importance de Khanfou le titre de dyfou. Les eunuques sont appelés du nom de thoucam ; les eunuques sont nés en Chine même ; le cadi des cadis (grand juge) est appelé lacchy-mâmakoun ; et ainsi des autres titres, que nous ne reproduisons pas, de peur de les écrire incorrectement. Aucun de ces fonctionnaires n'est promu avant l'âge de quarante ans. C'est alors, disent les Chinois, que l'homme a acquis une expérience suffisante.

Les gouverneurs d'un ordre inférieur, quand ils siègent, s'asseyent sur un trône, dans une grande salle ; un autre siège est placé devant eux. On leur présente les écrits où sont exposés les droits respectifs des parties ; derrière le gouverneur est un homme debout, désigné par le titre de leykhou ; si le gouverneur se trompe dans quelqu'une de ses décisions, et fait une méprise, cet homme le reprend. Il n'est tenu aucun compte de ce que disent les parties ; ce qu'elles ont à dire dans leur intérêt doit être présenté par écrit. Lorsqu'une personne demande à poursuivre une affaire devant le gouverneur, un homme, qui se tient à la porte, lit d'abord l'écrit, et, s'il y remarque une irrégularité, il le rend à la personne. Les requêtes adressées au gouverneur doivent être rédigées par un écrivain qui connaisse les lois. L'écrivain ajoute au bas : « Rédigé par un tel, fils d'un tel ». Si quelque irrégularité se trouve dans l'écrit, la faute retombe sur le rédacteur, et on le bat des verges. Le gouverneur ne siège qu'après avoir mangé et bu ; c'est afin qu'il apporte aux affaires plus d'attention. Chaque gouverneur est payé sur les revenus de la ville où il commande.

Le roi suprême ne se montre qu'une fois tous les dix mois : « Si, dit-il, le peuple me voyait fréquemment, il n'aurait plus de considération pour moi. Les formes du gouvernement doivent être despotiques ; en effet, le peuple n'a aucune idée de la justice ; la force seule peut lui apprendre à nous respecter. »

Les terres ne payent pas d'impôt ; mais on exige une capitation de tous les mâles, chacun suivant ses moyens. Les Arabes et les autres étrangers payent un droit pour la conservation de leurs marchandises.

Quand les denrées sont chères, le sultan fait tirer des vivres des magasins publics, et on les vend à un prix inférieur à celui du marché ; par conséquent, la cherté ne peut pas se prolonger.

L'argent qui entre dans le trésor public provient uniquement de l'impôt levé sur les têtes. Je suis porté à croire que l'argent qui entre chaque jour dans la caisse de Khanfou s'élève à cinquante mille dinars ; et, pourtant, ce n'est pas la ville la plus considérable de l'empire.

Le roi se réserve, entre les substances minérales, un droit sur le sel, ainsi que sur une plante (le thé) qui se boit infusée dans de l'eau chaude. On vend de cette plante dans toutes les villes, pour de fortes sommes ; elle s'appelle le sâkh. Elle a plus de feuilles que le trèfle. Elle est un peu plus aromatique, mais elle a un goût amer. On fait bouillir de l'eau, et on la verse sur la plante. Cette boisson est utile dans toute espèce de circonstances.

Tout l'argent qui entre dans le trésor public provient de la capitation, de l'impôt sur le sel, et de l'impôt sur cette plante.

Dans chaque ville, il y a ce qu'on appelle le darâ ; c'est une cloche, placée sur la tête du gouverneur, et qui est attachée à un fil, lequel s'étend jusque sur la voie publique, afin qu'elle soit à la portée de tout le monde indistinctement. Quelquefois ce fil a une parasange de long. Il suffit que quelqu'un remue tant soit peu le fil pour que la cloche se mette en mouvement. Celui donc à qui on a fait une injustice, remue le fil, et la cloche s'agite sur la tête du gouverneur. Le plaignant est admis auprès du gouverneur, afin qu'il expose lui-même ce qu'il désire, et qu'il fasse connaître le tort qu'on lui a fait. L'usage de la cloche existe dans toutes les provinces.

Empereur Tang. Relation des voyages faits par les Arabes et les Persans dans l'Inde et à la Chine. Trad. J.-T. Reinaud. Imprimerie royale, Paris, 1845.
Empereur chinois (de la dynastie des Tang) accordant une audience et faisant un présent.

La personne qui veut voyager d'une province à l'autre se fait donner deux billets, l'un du gouverneur et l'autre de l'eunuque. Le billet du gouverneur sert pour la route, et contient les noms du voyageur et des personnes de sa suite, avec son âge, l'âge des personnes qui l'accompagnent, et la tribu à laquelle il appartient. Toute personne qui voyage, en Chine, que ce soit une personne du pays, un Arabe, ou tout autre, ne peut se dispenser d'avoir avec elle un écrit qui serve à la faire reconnaître. Quant au billet de l'eunuque, il y est fait mention de l'argent du voyageur et des objets qu'il emporte avec lui. Il y a sur toutes les routes des hommes chargés de se faire présenter les deux billets ; dès qu'un voyageur arrive, les préposés demandent à voir les billets ; ensuite ils écrivent : « A passé ici, un tel, fils d'un tel, telle profession, tel jour, tel mois, telle année, ayant tels objets avec lui ». Le gouvernement a eu recours à ce moyen, afin que les voyageurs ne courussent pas de danger pour leur argent et leurs marchandises. Que si un voyageur essuie une perte ou meurt, on sait tout de suite comment cela s'est fait, et on rend ce qui a été perdu au voyageur, ou à ses héritiers, après sa mort.

Les Chinois respectent la justice dans leurs transactions et dans les actes judiciaires. Si un homme prête une somme d'argent à quelqu'un, il écrit un billet à ce sujet ; l'emprunteur, à son tour, écrit un billet, qu'il marque avec deux de ses doigts réunis, le doigt du milieu et l'index. On met ensemble les deux billets. On les plie l'un avec l'autre, on écrit quelques caractères sur l'endroit qui les sépare ; ensuite, on les déplie et on remet au préteur le billet par lequel l'emprunteur reconnaissait sa dette. Si, plus tard, l'emprunteur nie sa dette, on lui dit : « Apporte le billet du préteur ». Si l'emprunteur prétend n'avoir point de billet, qu'il nie avoir écrit un billet accompagné de sa signature et de sa marque, et que son billet ait péri, on dit à l'emprunteur qui nie la dette : « Déclare par écrit, que cette dette ne te concerne pas ; mais, si, de son côté, le créancier vient à prouver ce que tu nies, tu recevras vingt coups de bâton sur le dos, et payeras une amende de vingt mille fakkoudj de pièces de cuivre ». Or, comme le fakkoudj équivaut à mille pièces de cuivre, cette amende fait à peu près deux mille dinars. D'un autre côté, vingt coups de bâton suffisent pour tuer un homme. Aussi personne, en Chine, n'ose faire une déclaration par écrit, de peur de perdre à la fois la vie et la fortune. Nous n'avons jamais vu qui que ce soit consentir à faire cette déclaration. Les Chinois se conforment, dans leurs rapports respectifs, à la justice ; personne n'est privé de son droit ; ils n'ont pas même recours aux témoins ni aux serments.

Quand un homme fait faillite, et que les créanciers le font mettre, à leurs frais, dans la prison du sultan, on exige une déclaration de lui. Après qu'il est resté un mois en prison, le sultan le fait comparaître en public, et l'on proclame ces mots : « Un tel, fils d'un tel, a emporté l'argent d'un tel, fils d'un tel ». S'il reste au failli une somme placée chez quelqu'un, ou s'il possède quelque champ, ou des esclaves, en un mot, quelque chose qui puisse faire face à ce qu'il doit, on le fait sortir tous les mois, et on lui applique des coups de bâton sur l'anus, parce qu'il est resté en prison, mangeant et buvant, bien qu'il lui restât de l'argent. On lui applique les coups de bâton, que quelqu'un le dénonce ou ne le dénonce pas ; il est battu dans tous les cas, et on lui dit : « Tu n'as cherché qu'à frustrer les autres de ce qui leur appartenait et à t'emparer de leur bien ». On lui dit encore : « Tâche de faire droit aux réclamations de ces personnes ». S'il n'en a pas les moyens, et s'il est bien constant pour le sultan qu'il ne reste au failli aucune ressource, on appelle les créanciers, et on les satisfait avec l'argent du trésor du Bagboun, titre que porte le roi suprême. Bagboun est le seul titre qu'on donne au souverain, et ce mot signifie fils du ciel ; c'est le mot dont nous avons fait magboun. Ensuite on proclame ces mots : « Quiconque entretiendra des rapports d'affaires avec cet homme sera mis à mort ». Ainsi personne n'est exposé à éprouver des pertes de ce genre. Si on apprend que le débiteur a de l'argent placé chez quelqu'un, et que le dépositaire n'ait pas fait de déclaration au sujet de cet argent, on tue celui-ci à coups de bâton. L'on ne dit rien pour cela au débiteur ; on se contente de prendre l'argent, qu'on partage aux créanciers ; mais, à partir de ce moment, le débiteur ne peut plus entretenir de rapports d'affaires avec personne.

On dresse, en Chine, des pierres d'une longueur de dix coudées et gravées en creux. L'inscription présente un tableau des diverses maladies et de leurs remèdes. Pour telle maladie, y est-il dit, il y a tel remède. Celui qui n'a pas les moyens d'acheter le remède le reçoit aux frais du trésor public.

Les terres ne payent pas d'impôt ; l'impôt se paye par tête, suivant la fortune de chacun et l'importance de ses propriétés.

Le nom de tout enfant mâle qui naît est écrit dans les registres du sultan. Dès que l'enfant est parvenu à l'âge de dix-huit ans, on exige de lui la capitation ; mais, lorsqu'il a atteint sa quatre-vingtième année, il ne la paye plus ; au contraire, on lui donne une pension aux frais du trésor public, et l'on dit à ce sujet : « Nous avons reçu de lui une pension quand il était jeune ; il est juste que nous la lui rendions, maintenant qu'il est vieux ».

Dans chaque ville, il y a des hommes de plume et des maîtres, qui instruisent les pauvres et leurs enfants aux frais du trésor public. Les femmes sortent les cheveux exposés à l'air ; pour les hommes, ils se couvrent la tête.

On trouve dans les montagnes un bourg, nommé Tâyou, dont les habitants sont courts de taille. Tous les hommes qui, en Chine, sont courts de taille, sont censés venir de ce bourg. Les Chinois, en général, sont bien faits, grands, d'un blanc clair, mais coloré de rouge. Ce sont, de tous les hommes, ceux qui ont les cheveux du noir le plus foncé. Les femmes laissent pousser leurs cheveux).

Tribunal sous les Tang. Relation des voyages faits par les Arabes et les Persans dans l'Inde et à la Chine. Trad. J.-T. Reinaud. Imprimerie royale, Paris, 1845.
Tribunal chinois sous la dynastie des Tang.

...La noblesse, dans chaque royaume, est censée ne faire qu'une seule et même famille ; la puissance ne sort pas de son sein, et les princes nomment eux-mêmes leurs héritiers présomptifs ; il en est de même des hommes de plume et des médecins ; ils forment une caste particulière, et la profession ne sort pas de la caste.

...Quant aux Chinois, ils ne se nomment pas d'avance des héritiers.

Les Chinois sont des gens de plaisir ; mais les Indiens réprouvent le plaisir, et ils s'en abstiennent ; ils ne boivent pas le vin, et ne mangent pas le vinaigre qui est fait avec le vin. Ce n'est pas l'effet d'un scrupule religieux, c'est par dédain. « Tout prince, disent-ils, qui boit du vin, n'est pas un prince véritable. » Les Indiens sont entourés d'ennemis qui leur font la guerre et ils s'expriment ainsi : « Comment administrera-t-il bien les affaires de ses États, celui qui s'enivre ? »

...Quant à la Chine, il arrive quelquefois qu'un gouverneur de province s'écarte de l'obéissance due au roi suprême. Alors on l'égorge et on le mange. Les Chinois mangent la chair de tous les hommes qui sont tués par l'épée.

Dans l'Inde et dans la Chine, quand il est question de faire un mariage, les deux familles s'adressent des compliments et se font des présents ; ensuite, elles célèbrent le mariage au bruit des cymbales et des tambours. Les présents qu'on se fait à cette occasion sont en argent, chacun suivant ses moyens. Si une femme mariée est convaincue d'adultère, la femme et l'homme sont mis à mort ; voilà ce qui se pratique dans toutes les provinces de l'Inde ; mais, si l'homme a fait violence à la femme, l'homme seul subit la peine. Toutes les fois qu'il y a eu concert entre l'homme et la femme, on les tue tous les deux.

Dans l'Inde comme dans la Chine, la filouterie, pour un objet léger ou considérable, est un cas de mort. En ce qui concerne l'Inde, quand un filou a volé une obole et une somme au-dessus, on prend un long bâton, dont on façonne l'extrémité en pointe ; ensuite on fait asseoir le filou sur le bâton, de manière que la pointe lui entre par l'anus et lui sorte par le gosier.

Les Chinois commettent le péché du peuple de Loth avec des garçons qui font métier de cela, en place des courtisanes attachées aux temples d'idoles.

Les murs des maisons en Chine sont en bois ; mais les Indiens bâtissent avec des pierres, du plâtre, des briques et de l'argile ; du reste, il en est quelquefois de même en Chine.

Dans l'Inde et dans la Chine, le firasch n'est pas admis ; chacun est libre d'épouser la femme qu'il veut (même lorsqu'elle est grosse d'un autre homme).

La nourriture des Indiens est le riz ; dans la Chine, la nourriture est le blé et le riz ; les Indiens ne connaissent pas le blé. Ni les Indiens ni les Chinois n'usent de la circoncision.

Les Chinois sont idolâtres ; ils adressent des vœux à leurs idoles et se prosternent devant elles ; ils ont des livres de religion.

...En Chine, il y a des cadis qui jugent les différents entre particuliers, de préférence aux gouverneurs ; il en est de même dans l'Inde.

On trouve dans toute l'étendue de la Chine la panthère et le loup. Quant au lion, on ne le rencontre ni dans l'une, ni dans l'autre contrée.

On tue les voleurs de grand chemin.

Les Chinois et les Indiens s'imaginent que les boddes leur parlent ; ce sont plutôt les ministres des temples qui entrent en conversation avec le public.

Les Chinois et les Indiens tuent les animaux qu'ils veulent manger, ils n'égorgent pas l'animal, mais ils le frappent sur la tête jusqu'à ce qu'il meure.

Ni les Indiens ni les Chinois ne pratiquent les ablutions pour se purifier de leurs souillures. Les Chinois s'essuient avec du papier ; pour les Indiens, ils se lavent chaque jour avant le lever du soleil ; c'est après cela qu'ils mangent.

Les Indiens n'approchent pas de leurs femmes au moment de leurs règles ; ils les font même sortir de la maison, de peur de contracter quelque impureté. Pour les Chinois, ils ont commerce avec leurs femmes dans cet état, et ils ne les envoient pas ailleurs.

Les Indiens se servent du cure-dents, et aucun d'eux ne saurait manger avant de s'être nettoyé les dents et de s'être lavé. Les Chinois ne suivent point cet usage.

L'Inde est plus étendue que la Chine : ses provinces feraient plusieurs fois les provinces de la Chine. On y compte également un plus grand nombre de principautés ; mais les provinces de la Chine sont mieux peuplées.

Ni la Chine ni l'Inde ne connaissent le palmier ; mais ces deux contrées possèdent d'autres espèces d'arbres et de fruits qui manquent à nos pays. L'Inde est privée du raisin ; mais il se trouve, à la vérité en petite quantité, dans la Chine. Tous les autres fruits abondent dans ces deux régions ; la grenade surtout est abondante dans l'Inde.

Les Chinois n'ont pas de science proprement dite. Le principe de leur religion est dérivé de l'Inde. Les Chinois disent que ce sont les Indiens qui ont importé en Chine les boddes, et qu'ils ont été les véritables maîtres en religion du pays. Dans l'une et l'autre contrée, on admet la métempsycose ; mais on diffère dans les conséquences de certains principes.

La médecine et la philosophie fleurissent dans l'Inde. Les Chinois ont aussi une médecine ; le procédé qui domine dans cette médecine c'est la cautérisation.

Les Chinois ont des notions en astronomie ; mais cette science est plus avancée chez les Indiens. Du reste je ne connais personne, ni parmi les uns ni parmi les autres, qui professe l'islamisme, ni qui parle la langue arabe.

Les Indiens n'ont pas beaucoup de chevaux. Les chevaux sont plus nombreux en Chine.

Les Chinois n'ont pas d'éléphants, et ils n'en laissent pas entrer dans leur pays, regardant la présence de cet animal comme une chose fâcheuse.

Les troupes du roi des Indes sont nombreuses, mais elles ne reçoivent pas de solde. Le souverain ne les convoque que pour le cas de la guerre sacrée ; les troupes se mettent alors en mouvement ; mais elles s'entretiennent à leurs propres frais, sans que le roi ait rien à donner pour cela. Quant à la Chine, la solde des troupes est établie sur le même pied que chez les Arabes.

Les provinces de la Chine sont plus pittoresques et plus belles. Dans l'Inde, la plus grande partie du territoire est dépourvue de villes ; en Chine, au contraire, on rencontre, à chaque pas, des villes fortifiées et considérables. Le territoire chinois est plus sain, et les maladies y sont plus rares ; l'air y est si pur, qu'on n'y rencontre presque pas d'aveugles, ni de borgnes, ni de personnes frappées de quelque infirmité. Il en est de même dans une grande partie de l'Inde.

Les fleuves de l'une et de l'autre contrée sont considérables ; ils charrient beaucoup plus d'eau que nos fleuves. Les pluies dans l'une et l'autre région sont abondantes.

L'Inde renferme beaucoup de terres désertes. La Chine, au contraire, est partout cultivée. Les hommes de la Chine sont plus beaux que ceux de l'Inde, et se rapprochent davantage des Arabes pour les vêtements et les montures. Les Chinois, en costume et dans une cérémonie publique, ressemblent aux Arabes ; ils portent le caba et la ceinture.

En deçà de la Chine sont le pays des Tagazgaz, peuple de race turke, et le khakan du Tibet. Voilà ce qui termine la Chine du côté du pays des Turks. Du côté de la mer, la Chine est bornée par les îles des Syla (Al-syla) ; ce sont des peuples blancs qui vivent en paix avec le souverain de la Chine, et qui prétendent que, s'ils ne lui envoyaient pas des présents, le ciel ne verserait plus ses eaux sur leur territoire. Du reste, aucun de nos compatriotes n'est allé les visiter, de manière à pouvoir nous en donner des nouvelles. On trouve dans ce pays des faucons blancs.

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Des observations sur la Chine et l'Inde

Voici ce que dit Abou-Zeyd-Al-Hassan de Syraf :

J'ai lu avec attention ce livre, c'est-à-dire le premier livre, lequel j'avais été chargé d'examiner et d'accompagner des observations que j'avais recueillies dans mes lectures, au sujet des incidents de la navigation, des rois des contrées maritimes et de leurs particularités, en relevant tout ce que je savais à cet égard, dans les choses dont l'auteur de ce livre n'a point parlé. J'ai vu que ce livre avait été composé dans l'année 237 (851 de J.-C.). Or, à cette époque, les choses qui tiennent à la mer étaient parfaitement connues, à cause des nombreux voyages que les marchands de l'Irac faisaient dans les régions maritimes. J'ai donc trouvé tout ce qui est dit dans ce livre conforme à la vérité et l'exactitude, excepté dans ce qui est rapporté au sujet des aliments que les Chinois offrent à leurs parents morts, et dans ce qu'on ajoute, à savoir que, si on met pendant la nuit des aliments devant le mort, ils ont disparu le lendemain matin, ce qui autoriserait à croire que le mort les a mangés. On nous avait fait le même récit ; mais il nous est venu de ces régions un homme sur les renseignements duquel on peut compter ; et, comme nous l'interrogions à ce sujet, il a nié le fait et il a ajouté : « C'est une assertion sans fondement ; c'est comme la prétention des idolâtres qui soutiennent que leurs idoles entrent en conversation avec eux. »

Mais, depuis la composition de ce livre, la situation des choses, particulièrement en Chine, a beaucoup changé. Des événements sont survenus qui ont fait cesser les expéditions dirigées (de chez nous) vers ces contrées, qui ont ruiné ce pays, qui en ont aboli les coutumes et qui ont dissous sa puissance. Je vais, s'il plaît à Dieu, exposer ce que j'ai lu relativement à ces événements.

[Ban-schoua le rebelle]

Ce qui a fait sortir la Chine de la situation où elle se trouvait en fait de lois et de justice, et ce qui a interrompu les expéditions dirigées vers ces régions du port de Syraf, c'est l'entreprise d'un rebelle qui n'appartenait pas à la maison royale, et qu'on nommait Ban-schoua. Cet homme débuta par une conduite artificieuse et par l'indiscipline ; puis il prit les armes et se mit à rançonner les particuliers ; peu à peu les hommes mal intentionnés se rangèrent autour de lui ; son nom devint redoutable, ses ressources s'accrurent, son ambition prit de l'essor, et, parmi les villes de la Chine qu'il attaqua, était Khanfou, port où les marchands arabes abordent. Entre cette ville et la mer il y a une distance de quelques journées. Sa situation est sur une grande rivière, et elle est baignée par l'eau douce.

Les habitants de Khanfou ayant fermé leurs portes, le rebelle les assiégea pendant longtemps. Cela se passait dans le cours de l'année 264 (878 de J.-C.). La ville fut enfin prise, et les habitants furent passés au fil de l'épée. Les personnes qui sont au courant des événements de la Chine rapportent qu'il périt en cette occasion cent vingt mille musulmans, juifs, chrétiens et mages, qui étaient établis dans la ville et qui y exerçaient le commerce, sans compter les personnes qui furent tuées d'entre les indigènes. On a indiqué le nombre précis des personnes de ces quatre religions qui perdirent la vie, parce que le gouvernement chinois prélevait sur elles un impôt d'après leur nombre. De plus, le rebelle fit couper les mûriers et les autres arbres qui se trouvaient sur le territoire de la ville. Nous nommons les mûriers en particulier, parce que la feuille de cet arbre sert à nourrir l'insecte qui fait la soie, jusqu'au moment où l'animal s'est construit sa dernière demeure. Cette circonstance fut cause que la soie cessa d'être envoyée dans les contrées arabes et dans d'autres régions.

Le rebelle, après la ruine de Khanfou, attaqua les autres villes, l'une après l'autre, et les détruisit. Le souverain de la Chine n'était pas assez fort pour lui résister, et celui-ci finit par s'approcher de la capitale. Cette ville porte le nom de Khomdan. L'empereur s'enfuit vers la ville de Bamdou, située sur les frontières du Tibet et y établit son séjour.

La fortune du rebelle se maintint pendant quelque temps ; sa puissance s'étendit. Son projet et son désir étaient de raser les villes et d'exterminer les habitants, vu qu'il n'appartenait pas à une famille de rois, et qu'il ne pouvait pas espérer de réunir toute l'autorité dans ses mains. Une partie de ses projets furent mis à exécution ; c'est ce qui fait que jusqu'à présent, nos communications avec la Chine sont restées interrompues.

Le rebelle conserva son ascendant jusqu'au moment où le souverain de la Chine se mit en rapport avec le roi des Tagazgaz, dans le pays des Turks. Les États de ce roi et ceux de la Chine étaient voisins, et il y avait alliance entre les deux familles. L'empereur envoya des députés à ce roi, pour le prier de le délivrer du rebelle. Le roi des Tagazgaz fit marcher son fils contre le rebelle, avec une armée nombreuse et d'abondantes provisions. Une longue lutte commença ; des combats terribles eurent lieu, et le rebelle fut enfin abattu. Quelques-uns ajoutent que le rebelle fut tué ; d'autres disent qu'il mourut de mort naturelle.

L'empereur de la Chine retourna alors vers sa capitale de Khomdan. La ville était en ruines ; lui-même était réduit à une grande faiblesse ; son trésor était épuisé, ses généraux avaient péri, les chefs de ses soldats et de ses braves étaient morts. Outre cela, chaque province se trouvait au pouvoir de quelque aventurier, qui en percevait les revenus et qui ne voulait rien céder de ce qu'il avait dans les mains. L'empereur de la Chine se vit dans la nécessité de s'abaisser jusqu'à agréer les excuses de ces usurpateurs, moyennant quelques démonstrations d'obéissance que ceux-ci firent, et quelques vœux qu'ils prononcèrent pour le prince, bien que, d'ailleurs, ils ne tinssent aucun compte de ses droits en ce qui concerne les impôts, ni des autres prérogatives inhérentes à la souveraineté.

L'empire de la Chine se trouva dès lors dans l'état où fut jadis la Perse, quand Alexandre fit mourir Darius, et qu'il partagea les provinces de la Perse entre ses généraux. Les gouverneurs des provinces chinoises firent alliance les uns avec les autres, pour se rendre plus forts, et cela sans la permission ni l'ordre du souverain. À mesure qu'un d'entre eux en avait abattu un autre, il se saisissait de ses possessions ; il ne laissait rien debout dans le pays, et en mangeait tous les habitants. En effet, la loi chinoise permet de manger la chair humaine, et l'on vend publiquement cette chair dans les marchés. Les vainqueurs ne craignirent pas de maltraiter les marchands qui étaient venus commercer dans le pays. Bientôt l'on ne garda pas même de ménagements pour les patrons de navires arabes, et les maîtres de bâtiments marchands furent en butte à des prétentions injustes ; on s'empara de leurs richesses, et on se permit à leur égard des actes contraires à tout ce qui avait été pratiqué jusque-là. Dès ce moment le Dieu très haut retira ses bénédictions du pays tout entier ; le commerce maritime ne fut plus praticable, et la désolation, par un effet de la volonté de Dieu, de qui le nom soit béni, se fit sentir jusque sur les patrons de navires et les agents d'affaires de Syraf et de l'Oman.

Réprimande d'empereur. Relation des voyages faits par les Arabes et les Persans dans l'Inde et à la Chine. Trad. J.-T. Reinaud. Imprimerie royale, Paris, 1845.
Empereur de la dynastie des Tang réprimandant un de ses serviteurs.

On a vu dans le premier livre un échantillon des mœurs de la Chine, et voilà tout. En Chine, un homme marié et une femme mariée qui commettent un adultère, sont mis à mort. Il en est de même des voleurs et des meurtriers. Voici de quelle manière on les fait mourir. On lie fortement les deux mains du condamné, et on les élève au-dessus de sa tête, de manière qu'elles s'attachent à son cou. Ensuite on tire son pied droit et on l'introduit dans sa main droite ; on introduit également son pied gauche dans sa main gauche ; l'un et l'autre pied se trouvent ainsi derrière son dos, le corps entier se ramasse et prend la forme d'une boule. Dès ce moment, le condamné n'a plus de chance de s'échapper, et on est dispensé de commettre quelqu'un à sa garde. Bientôt, le cou se sépare des épaules ; les sutures du dos se déchirent, les cuisses se disloquent, et les parties se mêlent ensemble ; la respiration devient difficile, et le patient tombe dans un tel état, que, si on le laissait dans cette situation une portion d'heure, il expirerait. Quand on l'a mis dans l'état qu'on voulait, on le frappe, avec un bâton destiné à cet usage, sur les parties du corps dont la lésion est mortelle ; le nombre des coups est déterminé, et il n'est pas permis de le dépasser. Il ne reste plus alors au condamné que le souffle, et on le remet à ceux qui doivent le manger.

[Les femmes qui ne veulent pas s'astreindre à une vie régulière]

Il y a, en Chine, des femmes qui ne veulent pas s'astreindre à une vie régulière, et qui désirent se livrer au libertinage. L'usage est que ces femmes se rendent à l'audience du chef de la police, et qu'elles lui fassent part de leur dégoût pour une vie retirée et de leur désir d'être admises au nombre des courtisanes, se soumettant d'avance aux devoirs imposés aux femmes de cette classe. En pareil cas, on écrit le nom de la femme et le nom de son père ; on prend son signalement et on marque le lieu de sa demeure ; elle est inscrite au bureau des prostituées. On lui attache au cou un fil auquel pend un cachet de cuivre qui porte l'empreinte du sceau royal ; enfin, on lui remet un diplôme dans lequel il est dit que cette femme est admise au nombre des prostituées, qu'elle payera, tous les ans, au trésor public, une telle somme, en pièces de cuivre, et que tout homme qui l'épouserait sera mis à mort. Dès ce moment cette femme paye, tous les ans, la somme qui a été fixée, et personne n'a plus la faculté de la molester.

Cette espèce de femmes sortent le soir, sans se couvrir d'un voile, et portent des étoffes de couleur ; elles s'approchent des étrangers nouvellement arrivés dans le pays, notamment des gens corrompus et dépravés, et aussi des habitants du pays. Elles passent la nuit chez eux, et elles s'en retournent le lendemain matin. Louons Dieu de ce qu'il nous a préservés d'une pareille infamie.

[Les pièces de cuivre]

La coutume des Chinois, de faire leurs achats et leurs ventes en pièces de cuivre, vient de l'inconvénient attaché à l'usage des pièces d'or et d'argent. Ils disent que, si un voleur parvient à s'introduire dans la maison d'un Arabe, qui est dans l'usage de faire ses transactions en pièces d'or et d'argent, il a la chance d'emporter sur son dos jusqu'à dix mille pièces d'or, ou le même nombre de pièces d'argent, ce qui suffit pour consommer la ruine de l'Arabe. Qu'un voleur, au contraire, s'introduise dans la maison d'un Chinois ; il ne pourra pas emporter plus de dix mille pièces de cuivre ; ce qui équivaut à dix mitscals d'or seulement.

Ces pièces de cuivre, que nous nommons folous, sont faites avec du cuivre et d'autres métaux fondus ensemble. Elles sont de la grandeur de ce que nous appelons un dirhem bagly. Au milieu est un large trou par lequel on fait passer une ficelle. Mille de ces pièces équivalent à un mitscal d'or. Une seule ficelle enfile mille de ces pièces ; mais à chaque cent l'on fait un nœud. Quand un homme achète une ferme, ou une marchandise, ou des légumes et des objets au-dessus, il donne un certain nombre de ces pièces, suivant la valeur de l'objet. On trouve de ces pièces à Syraf ; ces pièces portent des mots écrits en chinois.

À l'égard des incendies qui ont lieu en Chine, de la manière de bâtir les maisons et de ce qui a déjà été dit à ce sujet, les villes sont, dit-on, construites en bois et avec des roseaux disposés en treillage, à la manière des ouvrages qu'on fait chez nous avec des roseaux fendus. On enduit le tout d'argile et d'une pâte particulière à la Chine, qui est faite de graines de chanvre. Cette pâte est aussi blanche que le lait ; on en enduit les murs, et ils jettent un éclat admirable.

Les maisons, en Chine, n'ont pas d'escalier, parce que les richesses des Chinois, leurs trésors et tout ce qu'ils possèdent, sont placés dans des caisses montées sur des roues et qu'on peut faire rouler. Lorsque le feu prend à une maison, on met en mouvement ces caisses avec ce qui y est renfermé, et il n'y a pas d'escalier qui empêche de s'éloigner avec rapidité.

[Les cinq robes de l'eunuque]

Ce qui concerne les eunuques a été indiqué d'une manière bien brève. Les eunuques sont spécialement chargés de la perception de l'impôt et de tout ce qui tient aux revenus publics. Parmi eux, il y en a qui ont été amenés captifs des régions étrangères, et qui ont été faits, plus tard, eunuques ; il en est d'autres qui sont nés en Chine, et que leurs parents eux-mêmes ont mutilés pour les offrir au souverain, afin de capter par là sa bienveillance. En effet, les affaires de l'empire et ses trésors sont entre les mains des gens de la cour.

Les officiers qui sont envoyés par l'empereur vers la ville de Khanfou, port où affluent les marchands arabes, sont des eunuques. L'usage de ces eunuques, et des gouverneurs des villes en général, est, quand ils montent à cheval, de se faire précéder par des hommes qui tiennent à la main quelques pièces de bois semblables aux crécelles (des chrétiens), et qui les frappent l'une contre l'autre. Le bruit qui en résulte s'entend de fort loin. Aussitôt les habitants s'éloignent du chemin par où doit passer l'eunuque ou le gouverneur ; celui qui est sur la porte d'une maison se hâte d'entrer et de fermer la porte sur lui. Cet état dure jusqu'après le passage de l'eunuque ou de l'homme préposé au gouvernement de la ville. Aucun homme du peuple n'oserait rester sur le chemin, et cela par un effet de la crainte et de la terreur qu'inspirent les hauts fonctionnaires ; car ceux-ci tiennent à ce que le peuple ne prenne pas l'habitude de les voir, et à ce que personne ne pousse la hardiesse jusqu'à leur adresser la parole.

Le costume des eunuques et des principaux officiers de l'armée est en soie de la première qualité ; on n'apporte pas de soie aussi belle dans le pays des Arabes. Cette soie est très recherchée des Chinois, et ils la payent un prix très élevé. Un des marchands les plus considérables et dont le témoignage ne comporte pas de doute, raconte que, s'étant présenté devant l'eunuque envoyé par l'empereur dans la ville de Khanfou, pour choisir les marchandises venues du pays des Arabes et qui convenaient au prince, il vit sur sa poitrine un signe naturel, qui se distinguait à travers les robes de soie dont il était couvert. Son opinion était que l'eunuque avait mis deux robes l'une sur l'autre ; mais, comme il tournait continuellement les yeux du même côté, l'eunuque lui dit :

— Je vois que tu tiens tes yeux fixés sur ma poitrine ; pourquoi cela ?

Le marchand lui répondit :

— J'admirais comment le signe qui est sur ta peau pouvait se distinguer à travers les deux robes qui couvrent ta poitrine.

Là-dessus, l'eunuque se mit à rire et jeta la manche de sa tunique du côté du marchand, disant :

— Compte le nombre des robes que j'ai sur moi.

Le marchand le fit, et il compta jusqu'à cinq cabas placés l'un sur l'autre, et à travers lesquels on distinguait le signe. La soie dont il s'agit ici est une soie écrue et qui n'a pas été foulée. La soie que portent les princes est encore plus fine et plus admirable.

[L'oiseau sur l'épi]

Les Chinois sont au nombre des créatures de Dieu qui ont le plus d'adresse dans la main, en ce qui concerne le dessin, l'art de la fabrication, et pour toute espèce d'ouvrages ; ils ne sont, à cet égard, surpassés par aucune nation. En Chine, un homme fait avec sa main ce que vraisemblablement personne ne serait en état de faire. Quand son ouvrage est fini, il le porte au gouverneur, demandant une récompense pour le progrès qu'il a fait faire à l'art ; Aussitôt le gouverneur fait placer l'objet à la porte de son palais, et on l'y tient exposé pendant un an. Si, dans l'intervalle, personne ne fait de remarque critique, le gouverneur récompense l'artiste et l'admet à son service ; mais, si quelqu'un signale quelque défaut grave, le gouverneur renvoie l'artiste et ne lui accorde rien.

Un jour, un homme représenta, sur une étoffe de soie, un épi sur lequel était posé un moineau ; personne, en voyant la figure, n'aurait douté que ce ne fût un véritable épi et qu'un moineau était réellement venu se percher dessus. L'étoffe resta quelque temps exposée. Enfin, un bossu étant venu à passer, il critiqua le travail. Aussitôt on l'admit auprès du gouverneur de la ville ; en même temps on fit venir l'artiste ; ensuite on demanda au bossu ce qu'il avait à dire ; le bossu dit :

— C'est un fait admis par tout le monde, sans exception, qu'un moineau ne pourrait pas se poser sur un épi sans le faire ployer ; or l'artiste a représenté l'épi droit et sans courbure, et il a figuré un moineau perché dessus ; c'est une faute.

L'observation fut trouvée juste, et l'artiste ne reçut aucune récompense.

Le but des Chinois, dans cela et dans les choses du même genre, est d'exercer le talent des artistes, et de les forcer à réfléchir mûrement sur ce qu'ils entreprennent et à mettre tous leurs soins aux ouvrages qui sortent de leurs mains.

[L'homme de la tribu des Coreyschytes]

Il y avait, à Bassora, un homme de la tribu des Coreyschytes, appelé Ibn-Vahab, et qui descendait de Habbar, fils de Al-asvad. La ville de Bassora ayant été ruinée, Ibn-Vahab quitta le pays et se rendit à Syraf. En ce moment un navire se disposait à partir pour la Chine. Dans de telles circonstances, il vint à Ibn-Vahab l'idée de s'embarquer sur ce navire. Quand il fut arrivé en Chine, il voulut aller voir le roi suprême. Il se mit donc en route pour Khomdan, et, du port de Khanfou à la capitale, le trajet fut de deux mois. Il lui fallut attendre longtemps à la porte impériale, bien qu'il présentât des requêtes et qu'il s'annonçât comme étant issu du même sang que le prophète des Arabes. Enfin l'empereur fit mettre à sa disposition une maison particulière, et ordonna de lui fournir tout ce qui lui serait nécessaire. En même temps il chargea l'officier qui le représentait à Khanfou de prendre des informations, et de consulter les marchands au sujet de cet homme, qui prétendait être parent du prophète des Arabes, à qui Dieu puisse être propice ! Le gouverneur de Khanfou annonça, dans sa réponse, que la prétention de cet homme était fondée. Alors l'empereur l'admit auprès de lui, lui fit des présents considérables, et cet homme retourna dans l'Irac avec ce que l'empereur lui avait donné.

Cet homme était devenu vieux ; mais il avait conservé l'usage de toutes ses facultés. Il nous raconta que, se trouvant auprès de l'empereur, le prince lui fit des questions au sujet des Arabes, et sur les moyens qu'ils avaient employés pour renverser l'empire des Perses. Cet homme répondit:

— Les Arabes ont été vainqueurs par le secours de Dieu, de qui le nom soit célébré, et parce que les Perses, plongés dans le culte du feu, adoraient le soleil et la lune, de préférence au Créateur.

L'empereur reprit :

— Les Arabes ont triomphé, en cette occasion, du plus noble des empires, du plus vaste en terres cultivées, du plus abondant en richesses, du plus fertile en hommes intelligents, de celui dont la renommée s'étendait le plus loin.

Puis il continua :

— Quel est, dans votre opinion, le rang des principaux empires du monde ?

L'homme répondit qu'il n'était pas au courant de matières semblables. Alors l'empereur ordonna à l'interprète de lui dire ces mots :

— Pour nous, nous comptons cinq grands souverains. Le plus riche en provinces est celui qui règne sur l'Irac, parce que l'Irac est situé au milieu du monde, et que les autres rois sont placés autour de lui. Il porte, chez nous, le titre de roi des rois. Après cet empire vient le nôtre. Le souverain est surnommé le roi des hommes, parce qu'il n'y a pas de roi sur la terre qui maintienne mieux l'ordre dans ses États que nous, et qui exerce une surveillance plus exacte ; il n'y a pas non plus de peuple qui soit plus soumis à son prince que le nôtre. Nous sommes donc réellement les rois des hommes. Après cela vient le roi des bêtes féroces, qui est le roi des Turks, et dont les États sont contigus à ceux de la Chine. Le quatrième roi en rang est le roi des éléphants, c'est-à-dire le roi de l'Inde. On le nomme chez nous le roi de la sagesse, parce que la sagesse tire son origine des Indiens. Enfin vient l'empereur des Romains, qu'on nomme chez nous le roi des beaux hommes, parce qu'il n'y a pas sur la terre de peuple mieux fait que les Romains, ni qui ait la figure plus belle. Voilà, quels sont les principaux rois ; les autres n'occupent qu'un rang secondaire.

L'empereur ordonna ensuite à l'interprète de dire ces mots à l'Arabe :

— Reconnaîtrais-tu ton maître, si tu le voyais ?

L'empereur voulait parler de l'apôtre de Dieu, à qui Dieu veuille bien être propice. Je répondis :

— Et comment pourrais-je le voir, maintenant qu'il se trouve auprès du Dieu très haut ?

L'empereur reprit :

— Ce n'est pas ce que j'entendais. Je voulais parler seulement de sa figure.

Alors l'Arabe répondit oui. Aussitôt l'empereur fit apporter une boîte ; il plaça la boîte devant lui ; puis, tirant quelques feuilles, il dit à l'interprète :

— Fais-lui voir son maître.

Je reconnus sur ces pages les portraits des prophètes ; en même temps, je fis des vœux pour eux et il s'opéra un mouvement dans mes lèvres. L'empereur ne savait pas que je reconnaissais ces prophètes ; il me fit demander par l'interprète pourquoi j'avais remué les lèvres. L'interprète le fit, et je répondis :

— Je priais pour les prophètes.

L'empereur demanda comment je les avais reconnus, et je répondis :

— Au moyen des attributs qui les distinguent. Ainsi, voilà Noé, dans l'arche, qui se sauva avec sa famille, lorsque le Dieu très haut commanda aux eaux, et que toute la terre fut submergée avec ses habitants ; Noé et les siens échappèrent seuls au déluge.

À ces mots, l'empereur se mit à rire et dit :

— Tu as deviné juste lorsque tu as reconnu ici Noé ; quant à la submersion de la terre entière, c'est un fait que nous n'admettons pas. Le déluge n'a pu embrasser qu'une portion de la terre ; il n'a atteint ni notre pays ni celui de l'Inde.

Ibn-Vahab rapportait qu'il craignit de réfuter ce que venait de dire l'empereur et de faire valoir les arguments qui étaient à sa disposition, vu que le prince n'aurait pas voulu les admettre ; mais il reprit :

— Voilà Moïse et son bâton, avec les enfants d'Israël.

L'empereur dit :

— C'est vrai ; mais Moïse se fit voir sur un bien petit théâtre, et son peuple se montra mal disposé à son égard,

Je repris :

— Voilà Jésus, sur un âne, entouré des apôtres.

L'empereur dit :

— Il a eu peu de temps à paraître sur la scène. Sa mission n'a guère duré qu'un peu plus de trente mois.

Ibn-Vahab continua à passer en revue les différents prophètes ; mais nous nous bornons à répéter une partie de ce qu'il nous dit. Ibn-Vahab ajoutait qu'au-dessus de chaque figure de prophète on voyait une longue inscription, qu'il supposa renfermer le nom des prophètes, le nom de leur pays et les circonstances qui accompagnèrent leur mission. Ensuite il poursuivit ainsi :

« Je vis la figure du prophète, sur qui soit la paix ! Il était monté sur un chameau, et ses compagnons étaient également sur leur chameau, placés autour de lui. Tous portaient à leurs pieds des chaussures arabes ; tous avaient des cure-dents attachés à leur ceinture. M'étant mis à pleurer, l'empereur chargea l'interprète de me demander pourquoi je versais des larmes ; je répondis :

— Voilà notre prophète, notre seigneur et mon cousin, sur lui soit la paix !

L'empereur répondit :

— Tu as dis vrai ; lui et son peuple ont élevé le plus glorieux des empires. Seulement il n'a pu voir de ses yeux l'édifice qu'il avait fondé ; l'édifice n'a été vu que de ceux qui sont venus après lui.

« Je vis un grand nombre d'autres figures de prophètes dont quelques-unes faisaient signe de la main droite, réunissant le pouce et l'index, comme si, en faisant ce mouvement, elles voulaient attester quelque vérité. Certaines figures étaient représentées debout sur leurs pieds, faisant signe avec leurs doigts vers le ciel. Il y avait encore d'autres figures ; l'interprète me dit que ces figures représentaient les prophètes de la Chine et de l'Inde.

« Ensuite l'empereur m'interrogea au sujet des califes et de leur costume, ainsi que sur un grand nombre de questions de religion, de mœurs et d'usages, suivant qu'elles se trouvaient à ma portée ; puis il ajouta :

— Quelle est, dans votre opinion, l'âge du monde ?

Je répondis :

— On ne s'accorde pas à cet égard. Les uns disent qu'il a six mille ans, d'autres moins, d'autres plus ; mais la différence n'est pas grande.

Là-dessus, l'empereur se mit à rire de toutes ses forces. Le vizir qui était debout auprès de lui témoigna aussi qu'il n'était pas de mon avis. L'empereur me dit :

— Je ne présume pas que votre prophète ait dit cela.

Là-dessus la langue me tourna, et je répondis :

— Si, il l'a dit.

Aussitôt je vis quelques signes d'improbation sur sa figure ; il chargea l'interprète de me transmettre ces mots :

— Fais attention à ce que tu dis ; on ne parle aux rois qu'après avoir bien pesé ce qu'on va dire. Tu as affirmé que vous ne vous accordez pas sur cette question ; vous êtes donc en dissidence au sujet d'une assertion de votre prophète, et vous n'acceptez pas tout ce que vos prophètes ont établi. Il ne convient pas d'être divisé dans des cas semblables ; au contraire, des affirmations pareilles devraient être admises sans contestation. Prends donc garde à cela et ne commets plus la même imprudence.

« L'empereur dit encore beaucoup de choses qui sont échappées de ma mémoire, à cause de la longueur du temps qui s'est écoulé dans l'intervalle ; puis il ajouta :

— Pourquoi ne t'es-tu pas rendu de préférence auprès de ton souverain, qui se trouvait bien mieux à ta portée que nous pour la résidence et pour la race ?

Je répondis :

— Bassora, ma patrie, était dans la désolation ; je me trouvais à Syraf ; je vis un navire qui allait mettre à la voile pour la Chine ; j'avais entendu parler de l'éclat que jette l'empire de la Chine, et de l'abondance des biens qu'on y trouve. Je préférai me rendre dans cette contrée et la voir de mes yeux. Maintenant je m'en retourne dans mon pays, auprès du monarque mon cousin ; je raconterai au monarque l'éclat que jette cet empire, et dont j'ai été témoin. Je lui parlerai de la vaste étendue de cette contrée, de tous les avantages dont j'y ai joui, de toutes les bontés qu'on y a eues pour moi.

« Ces paroles firent plaisir à l'empereur ; il me fit donner un riche présent ; il voulut que je m'en retournasse à Khanfou sur les mulets de la poste. Il écrivit même au gouverneur de Khanfou, pour lui recommander d'avoir des égards pour moi, de me considérer plus que tous les fonctionnaires de son gouvernement, et de me fournir tout ce qui me serait nécessaire jusqu'au moment de mon départ. Je vécus dans l'abondance et la satisfaction, jusqu'à mon départ de la Chine.

Nous questionnâmes Ibn-Vahab au sujet de la ville de Khomdan, où résidait l'empereur, et sur la manière dont elle était disposée. Il nous parla de l'étendue de la ville et du grand nombre de ses habitants. La ville, nous dit-il, est divisée en deux parties qui sont séparées par une rue longue et large. L'empereur, le vizir, les troupes, le cadi des cadis, les eunuques de la cour et toutes les personnes qui tiennent au gouvernement occupent la partie droite et le côté de l'Orient. On n'y trouve aucune personne du peuple, ni rien qui ressemble à un marché. Les rues sont traversées par des ruisseaux et bordées d'arbres ; elles offrent de vastes hôtels. La partie située à gauche, du côté du couchant, est destinée au peuple, aux marchands, aux magasins et aux marchés. Le matin, quand le jour commence, on voit les intendants du palais impérial, les domestiques de la cour, les domestiques des généraux et leurs agents entrer à pied ou à cheval dans la partie de la ville où sont les marchés et les boutiques ; on les voit acheter des provisions et tout ce qui est nécessaire à leur maître ; après cela, ils s'en retournent, et l'on ne voit plus aucun d'eux dans cette partie de la ville jusqu'au lendemain matin.

Examen des gouverneurs. Relation des voyages faits par les Arabes et les Persans dans l'Inde et à la Chine. Trad. J.-T. Reinaud. Imprimerie royale, Paris, 1845.
Les gouverneurs des villes soumis à des examens par l'empereur Hiouan-tsong, qui régna en 847.

La Chine possède tous les genres d'agrément ; on y trouve des bosquets charmants, des rivières qui serpentent au travers ; mais on n'y trouve pas le palmier.

On raconte en ce moment un fait dont nos ancêtres n'avaient aucune idée. Personne, jusqu'ici, n'avait supposé que la mer qui baigne la Chine et l'Inde était en communication avec la mer de Syrie ; une pareille chose eût paru incroyable jusqu'à ces derniers temps. Or nous avons entendu dire qu'on vient de trouver dans la mer Méditerranée (mer de Roum ou mer du pays des Romains) des pièces d'un navire arabe qui se composait de parties cousues ensemble. Ce navire s'était brisé avec son équipage ; les vagues l'avaient mis en pièces, et les vents, par l'entremise des vagues, avaient poussé ses débris dans la mer des Khazar (la mer Caspienne). De là les débris avaient été jetés dans le canal de Constantinople, d'où ils étaient arrivés dans la mer de Roum et la mer de Syrie. Ce fait montre que la mer tourne la Chine, les îles de Syla, le pays des Turks et des Khazar ; ensuite elle se jette dans le canal de Constantinople, et communique avec la mer de Syrie. En effet, il n'y a que les navires de Syraf dont les pièces soient cousues ensemble ; les navires de Syrie et du pays de Roum sont fixés avec des clous, et non avec des fils.

On nous a raconté, de plus, qu'il a été trouvé de l'ambre dans la mer de Syrie. C'est une des choses qui paraissent incroyables, et dont on ne connaissait pas autrefois d'exemple. Pour que ce qu'on a raconté à cet égard fût vrai, il faudrait que l'ambre dont on parle fut arrivé dans la mer de Syrie par la mer d'Aden et de Colzom (la mer Rouge) ; en effet, la dernière de ces mers est en communication avec les mers dans lesquelles se forme l'ambre. Mais le Dieu très haut n'a-t-il pas dit qu'il avait élevé une barrière entre les deux mers (la mer Rouge et la mer Méditerranée) ? Si donc le récit qu'on fait est vrai, il faut supposer que l'ambre trouvé dans la mer Méditerranée fait partie de l'ambre que la mer de l'Inde jette dans les autres mers, de manière que cet ambre, allant d'une mer à l'autre, sera arrivé jusque dans la mer de Syrie.

*

Nouvelles observations sur la Chine

La Chine, par suite de l'extrême sollicitude du gouvernement, était autrefois, avant les troubles qui y sont survenus de nos jours, dans un ordre dont il n'y a pas d'exemple.

[L'homme du Khorassan]

Un homme, originaire du Khorassan, était venu dans l'Irac et y avait acheté une grande quantité de marchandises ; puis il s'embarqua pour la Chine. Cet homme était avare et très intéressé. Il s'éleva un débat entre lui et l'eunuque que l'empereur avait envoyé à Khanfou, rendez-vous des marchands arabes, pour choisir, parmi les marchandises nouvellement arrivées, celles qui convenaient au prince. Cet eunuque était un des hommes les plus puissants de l'empire ; c'est lui qui avait la garde des trésors et des richesses de l'empereur. Le débat eut lieu au sujet d'un assortiment d'ivoire et de quelques autres marchandises. Le marchand refusant de céder ses marchandises au prix qu'on lui proposait, la discussion s'échauffa ; alors l'eunuque poussa l'audace jusqu'à mettre à part ce qu'il y avait de mieux parmi les marchandises, et à s'en saisir, sans s'inquiéter des réclamations du propriétaire.

Le marchand partit secrètement de Khanfou, et se rendit à Khomdan, capitale de l'empire, à deux mois de marche, et même davantage. Il se dirigea vers la chaîne dont il a été parlé dans le livre premier. L'usage est que celui qui agite la sonnette sur la tête du roi soit conduit immédiatement à dix journées de distance, dans une espèce de lieu d'exil. Là, il est tenu en prison pendant deux mois ; ensuite le gouverneur du lieu le fait venir en sa présence et lui dit :

— Tu as fait une démarche qui, si ta réclamation n'est pas fondée, entraînera ta perte et l'effusion de ton sang. En effet, l'empereur avait placé à la portée de toi et des personnes de ta profession des vizirs, et des gouverneurs auxquels il ne tenait qu'à toi de demander justice. Sache que, si tu persistes à t'adresser directement à l'empereur, et que tes plaintes ne soient pas de nature à justifier une telle démarche, rien ne pourra te sauver de la mort. Il est bon que tout homme qui voudrait faire comme toi soit détourné de suivre ton exemple jusqu'au bout. Désiste-toi donc de ta réclamation, et retourne à tes affaires.

Or, quand un homme, en pareil cas, retire sa plainte, on lui applique cinquante coups de bâton et on le renvoie dans le pays d'où il est parti ; mais, s'il persiste, on le conduit devant l'empereur.

Tout cela fut pratiqué à l'égard du Khorassanien ; mais il persista dans sa plainte, et demanda à parler à l'empereur. Il fut donc ramené dans la capitale, et conduit devant le prince. L'interprète l'interrogea sur le but de sa démarche ; le marchand raconta comment un débat s'était élevé entre lui et l'eunuque, et comment l'eunuque lui avait arraché sa marchandise des mains. Le bruit de cette affaire s'était répandu dans Khanfou, et y était devenu public.

L'empereur ordonna de remettre le Khorassanien en prison, et de lui fournir tout ce dont il aurait besoin pour le boire et le manger. En même temps il fit écrire par le vizir à ses agents de Khanfou, pour les inviter à prendre des informations sur le récit qu'avait fait le Khorassanien, et à tâcher de découvrir la vérité. Les mêmes ordres furent donnés au maître de la droite, au maître de la gauche et au maître du centre ; en effet, c'est sur ces trois personnages que roule, après le vizir, la direction des troupes ; c'est à eux que l'empereur confie la garde de sa personne ; quand le prince marche avec eux à la guerre et dans les occasions analogues, chacun des trois prend autour de lui la place qu'indique son titre. Ces trois fonctionnaires écrivirent donc à leurs subordonnés.

Mais tous les renseignements qu'on recevait tendaient à justifier le récit qu'avait fait le Khorassanien. Des lettres conçues dans ce sens arrivèrent de tous les côtés à l'empereur. Alors le prince manda l'eunuque ; dès que celui-ci fut arrivé, on confisqua ses biens, et le prince retira de ses mains la garde de son trésor ; en même temps le prince lui dit :

— Tu mériterais que je te fisse mettre à mort. Tu m'as exposé aux censures d'un homme qui est parti du Khorassan, sur les frontières de mon empire, qui est allé dans le pays des Arabes, de là dans les contrées de l'Inde, et enfin dans mes États, dans l'espoir d'y jouir de mes bienfaits ; tu voulais donc que cet homme, en passant, à son retour, par les mêmes pays, et en visitant les mêmes peuples, dît : « J'ai été victime d'une injustice en Chine, et on m'y a volé mon bien ». Je veux bien m'abstenir de répandre ton sang, à cause de tes anciens services ; mais je vais te préposer à la garde des morts, puisque tu n'a pas su respecter les intérêts des vivants.

Par les ordres de l'empereur, cet eunuque fut chargé de veiller à la garde des tombes royales, et de les maintenir en bon état.

[Manière dont se rendaient les décisions judiciaires]

Une des preuves de l'ordre admirable qui régnait jadis dans l'empire, à la différence de l'état actuel, c'est la manière dont se rendaient les décisions judiciaires, le respect que la loi trouvait dans les cœurs, et l'importance que le gouvernement, dans l'administration de la justice, mettait à faire choix de personnes qui eussent donné des garanties d'un savoir suffisant dans la législation, d'un zèle sincère, d'un amour de la vérité à toute épreuve, d'une volonté bien décidée de ne pas sacrifier le bon droit en faveur des personnes en crédit, d'un scrupule insurmontable à l'égard des biens des faibles et de ce qui se trouverait sous leurs mains.

Lorsqu'il s'agissait de nommer le cadi des cadis, le gouvernement, avant de l'investir de sa charge, l'envoyait dans toutes les cités qui, par leur importance, sont considérées comme les colonnes de l'empire. Cet homme restait dans chaque cité un ou deux mois, et prenait connaissance de l'état du pays, des dispositions des habitants et des usages de la contrée, Il s'informait des personnes sur le témoignage desquelles on pouvait compter, à tel point que, lorsque ces personnes auraient parlé, il fût inutile de recourir à de nouvelles informations. Quand cet homme avait visité les principales villes de l'empire, et qu'il ne restait pas de lieu considérable où il n'eût séjourné, il retournait dans la capitale et on le mettait en possession de sa charge.

C'est le cadi des cadis qui choisissait ses subalternes et qui les dirigeait. Sa connaissance des diverses provinces de l'empire, et des personnes qui, dans chaque pays, étaient dignes d'être chargées de fonctions judiciaires, qu'elles fussent nées dans le pays même ou ailleurs, était une connaissance raisonnée, laquelle dispensait de recourir aux lumières de gens qui peut-être auraient obéi à certaines sympathies, ou qui auraient répondu aux questions d'une manière contraire à la vérité. On n'avait pas à craindre qu'un cadi écrivît à son chef suprême une chose dont celui-ci aurait tout de suite reconnu la fausseté, et qu'il le fît changer de direction.

Chaque jour, un crieur proclamait ces mots à la porte du cadi des cadis :

— Y a-t-il quelqu'un qui ait une réclamation à exercer soit contre l'empereur, dont la personne est dérobée à la vue de ses sujets, soit contre quelqu'un de ses agents, de ses officiers et de ses sujets en général ? Pour tout cela je remplace l'empereur, en vertu des pouvoirs qu'il m'a conférés et dont il m'a investi.

Le crieur répétait ces paroles trois fois. En effet, il est établi en principe que l'empereur ne se dérange pas de ses occupations, à moins que quelque gouverneur ne se soit rendu coupable d'une iniquité évidente, ou que le magistrat suprême n'ait négligé de rendre la justice et de surveiller les personnes chargées de l'administrer. Or, tant qu'on se préserva de ces deux choses, c'est-à-dire tant que les décisions rendues par les administrations furent conformes à l'équité, et que les fonctions de la magistrature ne furent confiées qu'à des personnes amies de la justice, l'empire se maintint dans l'état le plus satisfaisant.

On a vu que le Khorassan était limitrophe des provinces de l'empire. Entre le Sogd (la Sogdiane) et la Chine proprement dite, il y a une distance de deux mois de marche, et cet espace consiste dans un désert impraticable et dans des sables qui se succèdent d'une manière non interrompue, n'offrant ni eau, ni rivières, ni habitations. Voilà pourquoi les guerriers du Khorassan ne songent pas à envahir les provinces de la Chine.

[L'homme qui portait sur son dos du musc dans une outre]

La Chine, du côté du soleil couchant, a pour limite la ville appelée Madou, sur les frontières du Tibet. La Chine et le Tibet sont dans un état d'hostilités continuelles. Quelqu'un de ceux qui ont fait le voyage de Chine nous a dit y avoir vu un homme qui portait sur son dos du musc dans une outre ; cet homme était parti de Samarkand, et avait franchi à pied la distance qui sépare son pays de la Chine. Il était venu de ville en ville jusqu'à Khanfou, place où se dirigent les marchands de Syraf. Le pays où vit la chèvre qui fournit le musc de Chine, et le Tibet, ne forment qu'une seule et même contrée. Les Chinois attirent à eux les chèvres qui vivent près de leur territoire ; il en est de même des habitants du Tibet. La supériorité du musc du Tibet sur celui de la Chine tient à deux causes : la première est que la chèvre qui produit le musc trouve, sur les frontières du Tibet, des plantes odorantes, tandis que les provinces qui dépendent de la Chine n'offrent que les plantes vulgaires. La seconde cause consiste en ce que les habitants du Tibet laissent les vessies dans leur état naturel, au lieu que les Chinois altèrent les vessies qui se trouvent à leur portée. Ajoutez à cela que le musc chinois nous vient par la mer, et que, dans le trajet, il contracte une certaine humidité. Quand les Chinois laissent le musc dans sa vessie, et que la vessie est déposée dans un vase bien fermé, il arrive dans le pays des Arabes ayant les mêmes qualités que le musc du Tibet.

Le premier de tous les genres de musc est celui que la chèvre dépose en se frottant contre les rochers des montagnes, au moment où la matière s'est amassée dans son nombril, et qu'elle s'y est réunie sous forme d'un sang frais, comme se rassemble le sang lorsqu'il survient un ulcère. Quand l'instant de la démangeaison est arrivé, et que l'animal en est incommodé, il se frotte contre les pierres, au point que sa peau se fend, et que ce qui est en dedans coule ; mais à peine la matière est sortie que la plaie se dessèche, et que la peau se ferme ; dès lors la matière s'amasse de nouveau.

Il y a au Tibet des hommes qui font métier d'aller à la recherche du musc, et qui possèdent, à cet égard, des connaissances particulières. Quand ils ont trouvé du musc, ils le ramassent, le réunissent ensemble et le déposent dans des vessies. Ce musc est réservé pour les princes. Le musc a acquis son plus haut mérite, quand il a eu le temps de mûrir, dans la vessie, sur l'animal même ; il l'emporte alors sur les autres muscs, de même que les fruits qui mûrissent sur l'arbre l'emportent sur les fruits qu'on cueille avant leur parfaite maturité.

Du reste, on va à la chasse des chèvres avec des filets dressés ou avec des flèches. Quelquefois on enlève la vessie de l'animal avant que le musc soit mûr. En ce cas, quand on retire le musc de dessus l'animal, il a une odeur désagréable qui dure un certain temps, jusqu'à ce qu'il ait séché ; mais, du moment que le musc est sec, ce qui n'a lieu qu'après beaucoup de temps, il change, et alors il devient véritablement du musc.

La chèvre qui produit le musc est comme nos chèvres, pour la taille, la couleur, la finesse des jambes, la division des ongles, les cornes d'abord droites, ensuite recourbées. Elle a deux dents minces et blanches aux deux mandibules ; ces dents se dressent sur la face de la chèvre ; la longueur de chacune n'est pas tout à fait la distance qui existe entre l'extrémité du pouce et l'extrémité de l'index ; ces dents ont la forme de la dent de l'éléphant. Voilà ce qui distingue cet animal des autres espèces de chèvre.

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La correspondance qui a lieu entre l'empereur de la Chine et les gouverneurs des villes ainsi que les eunuques, se fait sur des mulets de la poste, qui ont la queue coupée, comme les mulets de la poste chez nous. Ces mulets suivent certaines routes déterminées d'avance.

Les Chinois, outre les diverses particularités que nous avons décrites, ont celle de pisser debout. Tel est l'usage du peuple parmi les indigènes. Quant aux gouverneurs, aux généraux et aux personnes notables, ils se servent de tubes de bois verni, de la longueur d'une coudée ; ces tubes sont percés des deux côtés, et le côté supérieur est assez large pour pouvoir y introduire le bout de la verge. On se met donc sur ses pieds quand on veut pisser ; on tourne le tube loin de soi, et on y décharge l'urine. Les Chinois prétendent que cette manière d'uriner est plus salutaire au corps, et que toutes les maladies auxquelles est sujette la vessie, notamment la pierre, viennent uniquement de ce qu'on s'accroupit pour pisser, ajoutant que la vessie ne se décharge complètement qu'autant qu'on fait l'opération debout.

Ce qui fait que les hommes, chez les Chinois, se laissent pousser les cheveux sur la tête, c'est que, lorsqu'un enfant vient au monde, on se dispense de lui arrondir la tête et de la redresser, comme cela se pratique chez les Arabes. Les Chinois disent que cela contribue à faire perdre au cerveau son état naturel et altère le sens commun. La tête d'un Chinois présente un aspect difforme ; les cheveux qui la couvrent cachent ce défaut.

Les Chinois se divisent en tribus et en familles, comme les tribus des enfants d'Israël et des Arabes. On a égard à cela dans les choses de la vie. En Chine, un homme n'épouse pas une personne qui lui est proche et qui est de la même famille ; il est obligé de chercher ailleurs. En principe, un homme ne se marie pas dans sa tribu ; c'est comme lorsque, chez les Arabes, un homme de la tribu de Temym ne se marie pas dans la tribu de Temym, ni un homme de la tribu de Rebyé dans la tribu de Rebyé, mais que les hommes de Rebyé se marient dans la tribu de Modhar, et les hommes de Modhar dans la tribu de Rebyé. Les Chinois disent que c'est un moyen d'avoir de plus beaux enfants.

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Louanges à Dieu, le maître des mondes ! Que ses bénédictions soient sur les meilleures de ses créatures, Mahomet et sa famille tout entière ! Dieu nous suffit. O le bon protecteur et la bonne aide !

Collationné avec le manuscrit sur lequel cette copie a été faite, au mois de safar de l'année 596 (novembre 1199 de J.-C.). Que Dieu nous conduise au bien !

Les textes entre crochets ne font pas partie de la relation, et les caractères en gras ne sont là que pour faciliter la lecture.
Les dessins de cette page sont des reproductions de peintures chinoises, présentées, avec la réédition du texte de J.-T. Reinaud, dans
"Voyageurs anciens et modernes" d'Édouard Charton, Magasin pittoresque, Paris, 1863.

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