Tcheng Ki-Tong (1851-1907)

LES PLAISIRS EN CHINE

Charpentier, Paris, 1890, III+308 pages.

Biographie

  • Dans les Contes chinois, je me suis attaché à faire ressortir les menus détails de la vie de mes compatriotes, dont j'avais exposé, dans les Chinois peints par eux-mêmes, les mœurs sociales et politiques. Ce nouveau livre a pour but principal de présenter un tableau de nos amusements privés et de nos petites fêtes publiques. Il relève, à ce titre, de l'anthropologie. Il décrit, en effet, une série de phénomènes ethniques : jeux, cérémonies, fêtes, qui, tout en étant les mêmes partout au fond, revêtent cependant, dans chaque pays, un caractère particulier, tiré de l'ensemble des conceptions nationales du peuple considéré.

Table des matières
Extraits : Préface - Les éventails - Les demi-mondaines - La prestidigitation

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Table des matières

  • Fêtes religieuses et nationales : Les régates du Dragon — La fête de la Lune — La fête des Lanternes — La fête des deux Étoiles — La fête des Fleurs — Le jour de l'an — La fin de l'année — Les processions — Une solennité bouddhiste.
  • Plaisirs champêtres : Promenades et pèlerinages — Les bains — Le cerf-volant — Les bateaux illuminés — Le jardinage — La chasse — La pêche.
  • L'éternel féminin : Coquetterie — Les éventails — Beautés célèbres — Les demi-mondaines.
  • Plaisirs sérieux : L'étudiant — Les concours de poésie — Les artistes — Le jeu d'échecs.
  • La table : Le plaisir de boire — Les parties de thé — Les baguettes — La cuisine.
  • Jeux d'adresse : La prestidigitation — L'évocation des esprits — Phrénologie et chiromancie — Jeux divers.
  • Jeux de hasard : Les cartes — La loterie.
  • Plaisirs publics : Le théâtre — Les combats d'animaux.

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Préface

« Les Plaisirs en Chine ! Hum ! Voilà un titre bien léger, dira peut-être le lecteur. Quelles ivresses asiatiques, quel délire oriental va nous révéler ce livre dont la mère, certainement, défendra la lecture à sa fille ? »

Rassurez-vous. Nos plaisirs n'ont rien dont la modestie doive s'effaroucher. Ils sont simples et honnêtes, comme il convient à une nation antique, qui, sortie depuis longtemps de l'âge des folies juvéniles, se respecte et sait s'amuser décemment.

... Chacun s'amuse comme il l'entend. Cette affirmation, si vraie pour les individus, n'est pas moins absolue lorsqu'il s'agit des nations. Nos joies et notre manière de les manifester, qu'est-ce donc sinon l'expression de notre moi ? Et, lorsqu'un peuple tout entier se réjouit d'une certaine façon, cela ne veut-il pas dire qu'il offre, dans ses fêtes, une sorte de tableau de son for intérieur, une synthèse de ses aspirations et de ses désirs les plus chers ?

Nos plaisirs sont déterminés par nos vues morales et philosophiques, politiques et sociales.

La religion y intervient, elle aussi, pour les former à sa ressemblance. Le caractère national ne s'explique donc jamais d'une manière plus complète, que dans les réjouissances, les fêtes, en un mot, dans les plaisirs : dis-moi comment tu t'amuses, et je le dirai qui tu es.

Dans la tâche que j'ai entreprise, de faire connaître à l'Occident européen notre Orient asiatique, il me semble que ce nouveau chapitre ne sera pas déplacé. En tout cas, l'auteur sera suffisamment récompensé, si le lecteur a pu — ne fût-ce que pour un instant — trouver quelque plaisir à parcourir les Plaisirs en Chine.

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Les éventails

Je dis les éventails, parce que nous en avons de deux sortes : l'éventail pliant et l'éventail rond, qu'on appelle ici l'écran. Nous nous servons du premier pendant les demi-saisons, et du second pendant les grandes chaleurs. Il n'est pas très difficile d'expliquer pourquoi, puisque l'éventail rond évente infiniment moins bien que l'autre. Sans doute, il offre cet avantage qu'il remplace le parasol que nous ne portons pas et sert ainsi à deux fins : du reste, en été, hommes et femmes sortent tête nue ; il fallait donc avoir quelque protection contre le soleil : l'écran remplit ce but.

Généralement, une face de l'éventail porte une peinture ; l'autre de l'écriture. Le peuple achète l'éventail tout écrit et peint, tandis que les gens du monde n'achètent que des éventails blancs et demandent aux personnages distingués d'y mettre leur autographe et un dessin de leur main. Certains collectionneurs possèdent jusqu'à des centaines d'éventails : ce sont nos albums d'autographes, de dédicaces ou de dessins.

On donne des éventails pour cadeaux à ses amis ; ils font partie, aussi, des prix que les professeurs donnent tous les étés à leurs élèves.

L'éventail pliant a un nombre de tiges variable. Les femmes le portent généralement de trente tiges fines. Les plus ordinaires sont en bambou ; les meilleurs en ivoire, en bois de bétel ou de santal. On les porte dans un étui en satin brodé, accroché à la ceinture par un anneau de jade.

L'éventail rond est généralement en soie, avec manche d'ivoire ou de bambou, dont le prolongement, tantôt est complètement dissimulé entre une double muraille d'étoffe, tantôt reste visible d'un côté, derrière l'unique étoffe tendue sur le cadre. Les dames s'en servent dans leurs jeux, pour prendre les papillons ou, la nuit, les insectes luisants. Elles attachent, dans ce cas, à l'extrémité du manche, un sachet de parfum, qui embaume l'air, à mesure que l'éventail s'agite.

Le portrait du poète en vogue figure toujours sur tous les éventails : ainsi, Lu-Fong-Oun, le poète populaire du treizième siècle, était surnommé le « Bouddha de mille familles », parce qu'on voyait son image partout, et que ses vers légers et gracieux étaient à la portée de tout le monde.

Lorsqu'on parle d'un bon ami, on l'assimile volontiers à un éventail, à cause de son action bienfaisante qui rafraîchit l'esprit. La femme qui se croit délaissée par son mari se compare aussi, comme nous allons le voir, à l'éventail quitté en automne.

Une favorite, nommée Pan-Tié-Tsu, aimée d'abord de l'empereur Hiao-Tcheng, se vit abandonnée ; alors, elle envoya à son maître un éventail, sur lequel elle écrivit ces lignes :

Je viens de tisser moi-même cette soie blanche,
Aussi blanche que la neige et la glace.
Je la coupe pour en faire un éventail,
Rond comme la pleine lune.
Je voudrais qu'il accompagnât tous vos pas,
Et que l'air qu'il donne rafraîchit, de temps en temps, votre souvenir.
Je prévois cependant, qu'à l'arrivée de l'automne,
Où la froidure amoindrira la chaleur,
Il sera délaissé dans quelque malle et éloigné de la faveur de votre Majesté,
Comme celle qui vous l'a donné.

En dehors de ces deux sortes d'éventails, Il y a encore celui de plumes, dont l'origine remonte à la dynastie des Han postérieurs.

Le premier ministre, nommé Tsu-Kia-Liang, dirigeait toutes les actions militaires avec cet éventail, qui était pour lui comme une espèce de bâton de maréchal.

On dit aussi que le premier éventail de ce genre fut introduit en Chine par le roi de Siam, qui l'envoya avec d'autres objets, présentés à titre de tribut. Mais Tsu-Kia-Liang est, aujourd'hui encore, toujours représenté avec un éventail de plumes, bâton de chef d'orchestre avec lequel ce général dirigeait la symphonie des batailles.

On se sert aussi, en Chine, de feuilles de bétel, taillées en forme d'éventail.

Comme cette feuille sèche n'absorbe ni la couleur, ni l'encre, on y grave des dessins, ou l'écriture par le feu, au moyen d'un bâton d'encens très fin, qu'on allume et qu'on promène sur la feuille à décorer. C'est une œuvre de patience qu'exécutent surtout les femmes.

Ces feuilles et l'encens viennent de l'île de Formose.

À Canton, on fait encore une autre espèce d'éventail. On prend une tige de bambou, dont la partie inférieure est réservée pour servir de manche ; le haut est découpé en fils extrêmement fins, qui s'écartent en forme de lyre ; on colle de la soie dessus ; la partie inférieure de la lyre est consolidée par un bois courbé, qui passe dans un trou, ménagé un peu au-dessous du point où la tige se divise ; quelques fils, passés dans le sens de la largeur, y tendent l'éventail, dont la partie supérieure reste souple.

Cet instrument est un ventilateur d'une puissance plus grande que les autres, avec un contour très gracieux.

Toutes ces dernières variétés sont de fantaisie : dans la haute antiquité, on ne connaissait en Chine que l'éventail rond ; l'éventail pliant existe seulement depuis cinq siècles. Ce sont les ambassadeurs coréens qui le présentèrent à l'empereur Ung-Lo, de la dynastie des Ming. Le souverain le trouva non seulement joli, mais surtout commode, de forme moins embarrassante, et ordonna d'en fabriquer, d'après le modèle, une grande quantité, pour en donner à chacun des fonctionnaires.

Voilà, à peu près, ce qu'il y a de plus essentiel à dire sur l'éventail en Chine. On trouvera peut-être que c'est beaucoup de mots pour peu de chose.

Mais les paroles, qui volent selon l'expression de l'ancien Romain, les paroles aériennes peuvent-elles être mieux placées qu'à propos de vent et d'éventails ?

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Les demi-mondaines

En Europe, on ne connaît nos demi-mondaines que par les bateaux de fleurs. J'ai déjà eu l'occasion d'expliquer que ces bateaux n'étaient pas ce qu'on supposait généralement : ce sont des espèces de restaurants flottants, ou, si l'on veut... des cabinets particuliers.

Aucune population féminine ne demeure dans ces habitations fluviales, qu'on loue pour les repas de noces, les réunions de famille et... le reste. Tout comme les restaurants de la Porte-Maillot.

Quant à ces dames, elles sont logées généralement en dehors de la ville, au bord de l'eau, mais non sur l'eau. Les plus célèbres ont hôtel particulier : les plus pauvres partagent, à plusieurs, une habitation appartenant à un entrepreneur ou à une entrepreneuse.

Leur titre varie, suivant les provinces. À Pékin, on les appelle les Sœurs de la Chaumière ; à Shanghaï, les Jeunes ; à Fou-Tchéou, les Figures Blanches, et à Canton, les Perles. Lorsqu'on leur écrit, on les intitule toujours : Femmes-Historiennes, ou Femmes-Auteurs, ou Femmes-Écrivains ou Musiciennes. Elles ont toutes, outre leur nom de famille, un sobriquet gracieux, tel que : Fleur, Bijou, etc.

Le personnel de nos Sœurs de la Chaumière se recrute parmi les filles abandonnées, ou vendues par des parents pauvres. Elles reçoivent une éducation très soignée, apprennent les arts et les lettres. Bien entendu, les particuliers qui se livrent à ces genres d'entreprises espèrent être largement rémunérés. Mais cette rémunération, comme on le verra, n'a qu'exceptionnellement un caractère honteux.

Ce ne sont pas, à proprement parler, ce qu'on appelle ici des horizontales, mais plutôt des charmeuses, chez lesquelles on va se distraire, causer, faire de l'esprit : elles sont toutes, nous l'avons dit, très instruites, bonnes musiciennes ; quelques-unes même connaissent très bien la littérature, la peinture, etc.

On ne peut être introduit dans leur domicile que par recommandation. Lorsqu'on est agréé, on va dîner ou passer la soirée chez elles, absolument comme entre amis, et sans qu'il soit question d'autre chose. On recherche, chez les Jeunes, plutôt le charme moral que le plaisir. Et cela est si vrai qu'il n'est pas de recueil des œuvres d'un poète qui ne renferme quelques pièces à elles dédiées. Leurs salons, d'ailleurs, sont remplis de vers, de peintures ; c'est à qui en étalera le plus. Presque toujours, on y peut lire des acrostiches à leur nom ou des poèmes y faisant allusion.

Dans les restaurants, comme aux théâtres, il y a des invitations imprimées sur papier rouge, toutes prêtes, absolument comme les formules télégraphiques, ici. Lorsqu'on veut prier une de ces demoiselles de venir vous tenir compagnie, on prend une invitation, sur laquelle on écrit son nom et celui de la jeune personne. Le garçon du restaurant court au domicile de la belle et, un quart d'heure après, elle se rend à l'appel.

Un convive ayant demandé une de ces personnes, les autres, en général, font pareille invitation. Chacune, alors, s'assied à table, à côté de celui qui l'a conviée. Si ces dames se connaissent, elles s'entendent pour exécuter un concert. Sinon, chaque invitée exécute un morceau de musique ou de chant, vide deux ou trois verres de vin et échange quelques paroles avec les autres. Elle s'en va au bout d'une demi-heure, tout au plus. Cela s'appelle une visite, qu'on paie au prix local, car le tarif varie suivant le pays. Elle ne reçoit pas l'argent, mais on doit le lui envoyer chez elle, absolument comme si l'on payait des honoraires à un médecin qu'on ne voit qu'une fois. Pour celles qui n'ont pas de maisons à elles, on envoie l'argent à l'entrepreneur.

On peut les rappeler : alors, c'est une deuxième visite, et ainsi de suite. Les plus célèbres font ainsi, de la tombée de la nuit à une heure du matin, une vingtaine de visites, pendant lesquelles personne n'a le droit même de les embrasser. La conversation est assez libre : on peut rire un peu, mais en respectant strictement les convenances.

Lorsque, parmi les hommes, quelqu'un plaît à une visiteuse, elle lui fait exprimer son désir de l'épouser, et ce n'est là ni une insulte, ni une moquerie, au contraire. S'il n'y a pas d'autres obstacles, on est très flatté de donner suite à ce désir, car l'histoire mentionne plusieurs femmes célèbres sorties de cette classe ; quelques-unes même, ayant aidé leur mari à rendre des services à l'État, ou ayant eu des enfants aux honneurs, ont été anoblies. Celles-ci étaient presque toutes des femmes riches, qui épousaient de pauvres lettrés, des jeunes gens d'avenir dont elles devinaient le mérite et qu'elles voulaient aider dans la lutte pour l'existence.

Les demi-mondaines qui se marient ainsi, même après avoir mené une vie déréglée, jouissent de la considération la plus absolue, à cette seule condition de se conduire bien ; et il est sans exemple qu'il n'en ait été autrement.

Cette réhabilitation de la femme perdue, objet de la préoccupation de certaines écoles, au début de ce siècle, a été réalisée chez nous tout naturellement.

On compare ces égarées à des fleurs tombées, mais belles, et qu'il suffît de relever pour leur enlever toute souillure. Le jade est un peu taché, dit-on encore, mais ce n'en est pas moins une pierre précieuse.

Il est naturellement de ces femmes qui se conduisent d'une façon tout à fait légère, mais elles sont vivement critiquées par leurs collègues, parfaitement vertueuses pour la plupart. Elles placent, en effet, le plaisir dans l'amitié et ne veulent pas qu'un moment de faiblesse la désagrège ; du reste, ceux qui ont pu pénétrer dans la trop grande intimité de ces demoiselles n'y restent pas longtemps. Ces relations forcées, où interviennent l'argent et l'entrepreneuse, répugnent à la femme, dont la froideur ne tarde pas à éloigner l'homme. On le sait : aussi ne cherche-t-on guère à en arriver là.

Dans plusieurs villes, on procède, tous les ans, à un concours de beauté. Ne croyez pas qu'on expose les concurrentes sur une estrade : non ! On va faire des visites à ces dames, chez elles ; puis, les votes sont émis : la majorité des voix décide. On publie la liste des noms, au bas desquels un poème célèbre la vertu ou les charmes de chacune des lauréates.

Les choses étant ainsi organisées, la fréquentation de ces Perles n'est pas mal vue. Bien entendu, il est des personnes d'un état plus vulgaire, des tiers et quarts de mondaines : cela surtout dans les villes du littoral, plus modernisées et atteintes par la contagion de la corruption moderne, ayant boulevards, promeneuses et tout ce qui s'ensuit. Je ne m'arrêterai pas à celles-là : j'ai voulu vous montrer les femmes qui appartiennent au demi-monde chinois, mais non celles qui appartiennent au monde entier.

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La prestidigitation

En Chine, nous n'avons pas de théâtres dans le genre de Robert-Houdin. Le faiseur de tours opère donc sur les places publiques, comme ceux de ses collègues que nous voyons ici, à la foire de Neuilly. Lorsque les familles donnent des fêtes, on invite souvent le prestidigitateur à venir varier les plaisirs par ses tours, toujours applaudis.

Le magicien est, en même temps, acrobate et remplit à merveille l'une et l'autre de ces fonctions. L'adresse proverbiale de nos artistes en ce genre est réellement stupéfiante.

En général, c'est par les tours d'acrobatie que s'ouvre la séance ; après avoir avalé des sabres, jonglé avec des poids et s'être livré à d'autres exercices de même genre, l'acrobate se transforme en magicien. Il dépouille sa robe, la jette par terre et demande aux spectateurs de lui dire quel objet ils désirent voir apparaître.

On choisit, naturellement, quelque chose de difficile : le sorcier commence par faire, avec les doigts, des gestes bizarres. Puis, il s'approche de la robe, lui murmure tout bas des mots mystérieux, la magnétise de passes singulières ; et voilà que soudain, la robe se soulève, monte, monte toujours: le maître, enfin, retire ce rideau mouvant, et l'on voit apparaître soit des plats fumants soit un grand vase plein d'eau, où frétillent des cyprins.

Voilà des tours comme j'en ai vu, sans toujours pouvoir me les expliquer. Mais un de mes amis m'a raconté des choses bien plus étonnantes.

Un jour, dans une de ces fêtes, un prestidigitateur demanda à l'auditoire de désigner telle chose qu'on désirait voir apparaître. Quelqu'un demanda un potiron. Le sorcier fit d'abord mine de dire que c'était impossible, vu la saison. Sur l'instance du public, il finit par céder. Alors, il prit un pépin de potiron qu'il mit en terre ; puis, il fit coucher son fils, jeune enfant de quatre ou cinq ans, et lui plongea un couteau dans le cou, comme on saigne une bête. Le sang coula dans un pot, et le magicien en arrosa la terre où il venait de planter la graine. Il mit ensuite une couverture sur le cadavre de l'enfant et plaça une cloche en bois sur la terre arrosée. Quelques minutes après, on vit le germe fendre le sol, pousser vite et fleurir. La fleur tomba, le potiron apparut et grandit avec une rapidité extraordinaire. Lorsqu'il fut mûr, le magicien l'enleva de la tige, le présenta au public et fit la quête. Il enleva ensuite la couverture sous laquelle il avait placé le cadavre, et l'enfant se redressa joyeux et, bien entendu, sans la moindre blessure. Tout cela exécuté avec une netteté surprenante.

Un autre de mes amis revenait de Pékin et me dit avoir vu des choses plus extraordinaires encore. Un jour, après les concours littéraires, les candidats se réunirent pour se distraire par quelques fêtes : ils firent venir une troupe de prestidigitateurs. Le chef, après quelques tours d'adresse, demanda à la société s'il pouvait être agréable en procurant quelque chose de rare.

— Une pêche ! cria-t-on.

On était au mois de mars, où la glace est à peine rompue, surtout dans le nord de la Chine.

— Une pêche ! C'est le seul fruit impossible à avoir, fut la réponse. En cette saison, il n'en existe que dans le jardin du Paradis.

— Faites-en venir, puisque vous avez la puissance magique.

Après avoir fait quelques difficultés, il finit par se rendre. Il tressa alors un rouleau de ruban qu'il jeta en l'air, et l'on vit surgir une échelle qui se prolongea à une hauteur prodigieuse dans l'espace. Un enfant, qu'il poussa sur les premiers échelons, grimpa avec l'agilité d'un singe et disparut dans les nuages. Quelques minutes s'écoulèrent, et une pêche tomba du ciel, puis une autre. Le magicien les découpa et les présenta au public : c'étaient de vraies pêches. Le fruit n'était pas encore fondu dans la bouche des assistants lorsqu'un autre objet, aussi rond que la pêche, tomba par terre. Horreur ! C'était la tête de l'enfant ; puis vinrent les bras, les jambes, et enfin le tronc. Le sorcier les ramassa en pleurant et dit que la société était cause de ce meurtre, par ses exigences impossibles ; que les gardiens du paradis avaient pris son enfant pour un voleur et l'avaient coupé en morceaux. L'assistance, émue et attristée par ce spectacle si douloureux, croyait réellement avoir commis un homicide par exigence et désira racheter sa faute involontaire au moyen d'une souscription généreuse. Pendant ce temps, le magicien remit dans la boîte qu'il portait toujours avec lui les membres de son enfant. Lorsqu'il eut reçu le montant de la souscription, il rouvrit la boîte, en disant :

— Viens, mon enfant, remercier ces messieurs !

Et petit bonhomme vivait encore.

Pour terminer le chapitre, je vais raconter une scène de ventriloquie.

C'était dans un dîner offert par un monsieur qui s'ennuyait beaucoup, en général : il trouvait qu'en l'absence d'amis, les moelleux tapis ressemblaient à des pelotes d'aiguilles et les murs décorés à des cuirasses. Il faisait des poésies pour se distraire. Lorsqu'on frappait à sa porte, il invitait toujours les visiteurs à dîner, sans même s'enquérir de leur nom.

Ce jour-là, à la table où se réunissaient à l'improviste des convives, tous inconnus les uns aux autres, on discutait la question de savoir quel était le son le plus agréable à l'oreille. L'un des assistants dit :

— C'est le son de la navette qui court sur le métier, ou bien celui d'une lecture faite par un enfant.

— Non, non ; c'est trop sérieux, dit l'amphitryon.

— Alors, c'est le hennissement des chevaux ou le concert des musiciennes.

— Non, fit un autre ; c'est trop bruyant.

— C'est le bruit des échecs, joués par les femmes.

— Non plus ; c'est trop monotone.

Un quatrième convive vidait tranquillement son verre et gardait le silence.

— Dites-nous donc votre avis, vous, lui demandèrent les autres.

— Je n'ai pas d'avis à donner, mais je veux vous raconter quels sons j'ai entendus à Pékin. Ils me paraissent supérieurs à tous les autres.

C'étaient les sons variés émis par un ventriloque. Il était assis derrière un paravent, où il n'y avait qu'une chaise, une table, un éventail et une règle. Il frappa quelques coups de règle sur la table, pour faire silence, et chacun se tut.

Soudain, on entendit l'aboiement d'un chien, puis le mouvement d'une femme qui, réveillée par l'animal bruyant, secouait son mari pour lui dire des choses très tendres. On croyait déjà qu'on allait assister à une scène intime entre les deux époux, lorsque les pleurs d'un enfant vinrent interrompre ces épanchements. La femme donna le sein au bébé, qui continuait à pleurer tout en tétant ; sa mère chercha à le consoler, puis se leva pour le changer. Un grand enfant, se réveillant dans un autre lit, fait du bruit ; le père le gronde ; le petit pleure toujours, attaché au sein ; la mère le berce.

Tout d'un coup, le mari, la femme et les enfants se couchent et s'endorment. Le mari ronfle, la femme tapote l'enfant de petits coups de moins en moins forts ; on entend le trottinement d'une souris, qui grimpe contre quelque vase, le renverse ; la femme, endormie, tousse. Des clameurs s'élèvent : au feu ! au feu ! C'est la souris qui a renversé la lampe et mis le feu aux rideaux. Le mari et la femme, réveillés, crient ; les enfants pleurent ; des milliers de gens accourent, vocifèrent ; des milliers d'enfants pleurent, les chiens aboient, les murs s'écroulent, les pétards détonnent : on croit assister à un sauve-qui-peut général. Les pompiers arrivent ; l'eau jaillit à torrents et siffle sur le feu. C'était si vrai que les assistaient allaient tous se sauver, croyant avoir affaire à un véritable incendie, lorsqu'un second coup de règle frappa la table et le silence le plus complet succéda à l'effroyable tumulte. On se précipite derrière le paravent : il n'y avait que le ventriloque, la table, la chaise et la règle.

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