Auguste Borget (1808-1877) et Émile Daurand-Forgues (1813-1883)
LA CHINE OUVERTE
Aventures d'un fan-kouei dans le pays de Tsin
par Old Nick [Émile Daurand-Forgues (1813-1883)]
Illustré par Auguste Borget (1808-1877)
Prospectus de souscription :
- « Connaissez-vous la Chine, la patrie des dragons volants et des théières de porcelaine ? Tout le pays est un cabinet de raretés environné d'une interminable muraille et de cent mille sentinelles tartares. Mais les oiseaux et les pensées des savants d'Europe volent au-delà, et lorsqu'ils ont tout vu à satiété, ils reviennent nous conter des merveilles de cette curieuse contrée et de ce curieux peuple. »
- C'est Henri Heine, le poète allemand, qui s'exprime ainsi dans une de ses capricieuses diversions ; et il faut voir ensuite comment il esquisse la charge de l'empire du Milieu ; comment il décrit ses fleurs gigantesquement fantasques, ses arbres nains aux formes grêles et contournées, ses montagnes aux cassures grotesques, ses fruits voluptueusement baroques, ses oiseaux bariolés, toute cette nature idéalement bizarre. Et l'homme donc, le fils de Han, avec sa tête en pointe, couronnée d'une flamme chevelue, ses révérences, ses ongles démesurés, sa vieille gravité intelligente, sa langue enfantine composée de monosyllabes, quel plaisant portrait ne fournit-il pas ?
- Un de ces « savants d'Europe » dont les pensées s'envolent avec l'oiseau par dessus la Grande muraille, veut aujourd'hui raconter sa rêveuse excursion dans la patrie des dragons volants. Nous nous sommes empressés d'accéder à ses désirs ; et, pour l'aider à fixer des souvenirs naturellement un peu vagues, nous lui avons associé un artiste qui revenait, lui, pour tout de bon, des pays soumis à Tao-Kouang. Ni les livres, ni les manuscrits, ni les renseignements personnels n'auront manqué, par conséquent, à la composition d'un volume qui, sous une forme légère, doit résumer une masse énorme de documents sérieux. Marco Polo, Mendoça, le père Alexandre, Spizelius, Kircher, les missionnaires, de Guignes, Barrow, Staunton, Clarke Abel, Timkowski, Abel Remusat, Davis, Stanislas Julien, Ad. Barrot, Downing, Kidd, Gutzlaff, lord Jocelyn, et les rédacteurs du Chinese Repository, en auront fourni chacun quelques pages ; l'auteur les leur restitue comme il le doit. L'éditeur, à son tour, promet que de tous ces livres, dont quelques-uns sont bien vieux, sortira un livre vraiment nouveau.
- Peut-être jugera-t-on que La Chine ouverte, la Chine renouvelée, ajoute à un travail de ce genre tout l'attrait d'une publication de circonstance ; mais, avant comme après la paix de Nan-King, l'Anacharsis Chinois était à faire. C'est ce qui va être tenté.
CONDITIONS
La Chine Ouverte formera un magnifique volume grand in-8°
orné de nombreuses illustrations dans le texte et de cinquante grandes compositions tirées à part.
Ce volume sera publié en cinquante livraisons. Il en paraîtra une ou deux le mercredi de chaque semaine.
La première sera mise en vente dans le courant du mois de novembre 1843.
Prix de la livraison : 30 cent. Les souscripteurs qui paieront d'avance le prix de l'ouvrage recevront
les livraisons à domicile au fur et à mesure de leur publication.
On souscrit à Paris chez H. Fournier, éditeur, Rue Saint-Benoît, 7
et chez tous les libraires de Paris et des départements.
Extraits :
Depuis six mois entiers, pas une lettre ! - Le bateau-mandarin
Lam-Qua fait mon portrait - Consécration de temple - Souvenirs de voyage
Feuilleter
Lire aussi
J'entends d'ici vos reproches, mon cher Patrick ; ils trouvent dans mon cœur, sinon dans ma conscience, un implacable écho. Mais que voulez-vous
! Ma vie m'appartient à peine ; je la dois avant tout à l'homme admirable qui l'a sauvée, vous savez dans quelles circonstances et par quel miracle. Maintenant qu'il me demande d'en consacrer
quelques jours à son œuvre de dévouement et de philanthropie, comment hésiter ? comment distraire de ces journées, de ces nuits qu'il accepte, une seule heure, une seule minute ? Vous êtes fait
pour comprendre mes scrupules, et l'espèce d'avarice que m'impose la reconnaissance.
Moins exclusivement occupé, croyez-le, je n'aurais pas résisté à la tentation de vous raconter en détail toutes les merveilles dont nous vivons entourés, sur cette terre qui ne ressemble à aucune
autre.
Je me souviendrai toute ma vie, je pense, du jour où le révérend Peter Parker, mon sauveur et mon guide, me permit pour la première fois depuis mon débarquement de monter sur la terrasse de
l'hôpital. J'étais faible encore, et dans cet état de prostration physique à laquelle les impressions qui nous viennent du dehors doivent une force mystérieuse. Ce que je vis continuait pour moi
les mirages étincelants de ma longue fièvre.
L'hôpital — excusez-moi d'entrer dans ces détails — occupe un ancien entrepôt de commerce, le n° 7 dans Fungtae-Hong ; et mon premier coup d'œil tomba sur ce coin de terre où la politique jalouse
du céleste empire tient enfermé le commerce européen. C'était le matin ; une fraîche brise agitait les quatre pavillons d'Angleterre, de France, de Hollande et d'Amérique, hissés à quatre grands
mâts devant la principale façade des factoreries. La rivière, aussi large en cet endroit que la Tamise devant Westminster, était couverte d'embarcations dont le nombre semblait devoir rendre
toute circulation impossible ; mais l'œil s'habituait peu à peu à ce désordre apparent, et distinguait une parfaite symétrie dans ces masses agglomérées. Près de chaque rive, un espace est ménagé
pour la circulation ; et les bâtiments eux-mêmes, rangés en longues files, laissent entre eux des canaux ouverts. Dans ces ruelles de la ville marine passaient en criant les marchands de
comestibles, dont la sampane à deux rames glisse comme la gondole vénitienne sur des eaux bien autrement limpides que celles de l'Adriatique. Au milieu de l'avenue principale, une grande jonque,
arrivant de Batavia, laissait voir, sous ses voiles de nattes fixées à des vergues en bambou, le pêle-mêle le plus curieux ; des hommes et des femmes entassés sur le pont avec des singes, des
perroquets, des faisans dorés, des civettes et des oiseaux de paradis ; le tout sans préjudice des marchandises dont il était encombré. Une femme debout à la proue gourmandait à grands cris les
matelots : c'était le capitaine de ce singulier navire. Elle commandait la manœuvre.
Cette circonstance me fit remarquer qu'un grand nombre des bateaux voguant sur le Tigre n'étaient dirigés que par de jeunes filles, assez
légèrement vêtues pour que leur sexe n'eût rien de douteux. Le rude métier qu'elles exercent développe de bonne heure leurs muscles ; et de leurs caleçons bleus sortent des jambes nues que le
pinceau de Rubens lui-même ne pourrait exagérer. Leur esquif n'est quelquefois qu'une espèce de voiture de place ; quelquefois aussi la batelière en fait une boutique ambulante d'oranges et de
bananes. Telle était la première que je suivis de l'œil, et qui, victime d'une mauvaise plaisanterie, essayait d'atteindre à force de rames un canot monté par six à huit marins anglais. Ceux-ci
l'avaient d'abord appelée ; puis, comme elle accourait avec l'empressement de l'avidité en éveil, ils avaient repris leur course un moment suspendue. Les efforts de la pauvre enfant, qui se
croyait obligée d'honneur à ne pas laisser échapper d'aussi bonnes pratiques, les divertissaient infiniment. La même manœuvre leur réussit deux ou trois fois encore, et c'était pitié que de voir
la jeune Chinoise, dont la coiffure de fleurs tombait autour d'elle, et dont les épaules n'étaient plus défendues par les larges bords de son chapeau de paille, poursuivre avec un redoublement
d'énergie sa course inutile. Elle comprit enfin ; et tout à coup, laissant tomber ses rames, je la vis accompagner d'un geste furieux les imprécations qu'elle jetait aux perfides étrangers. Le
mot fan-kouei dominait toutes les autres injures, et j'appris alors le sens de cette expression outrageante, qui mille fois depuis a frappé mes oreilles. Le fan-kouei — littéralement
l'étranger-démon — c'est l'Européen, le barbare, l'ennemi commun. Lorsque passe la barque du fan-kouei au-delà des limites où l'habitude empêche qu'on ne prenne garde à elle, une foule, curieuse
et souvent hostile accourt sur la rive et sur les ponts ; les mères la montrent à leurs enfants, et leur apprennent à mépriser, à détester les barbares. Ces leçons précoces ne sont pas perdues,
je vous l'assure.
Combien de fois quelques-uns de ces marmots cuivrés, qui rampent à demi nus sur les plus infimes sampanes — tandis que je m'inquiétais naïvement de leur sort, exposés qu'ils sont à se noyer vingt
fois par jour — ne m'ont-ils pas annoncé, par une pantomime expressive, tout le bien qu'ils me souhaitaient ! D'une main prenant leur petite queue naissante, passant autour de leur cou le
tranchant de l'autre, ils semblaient me promettre que ma tête ne resterait pas longtemps sur mes épaules, si je la confiais imprudemment à la loyauté chinoise. Aimables magots ! — Et cependant,
comment se défendre d'un sentiment de compassion, lorsque l'on voit — trop souvent, hélas ! — un de ces pauvres petits êtres, soutenu sur l'eau par la calebasse qu'on leur attache autour du cou,
mais déjà suffoqué depuis longtemps, les bras étendus, les yeux fermés, on dirait qu'ils dorment — descendre lentement le courant qui l'emporte ?
N'admirez-vous pas, cher Patrick, avec quelle facilité je me laisse aller à mes digressions favorites ? Je vous ai quitté sur la terrasse de
notre hôpital, en compagnie d'un convalescent émerveillé ; vous voici naviguant sur les canaux de l'intérieur, avec un aventureux promeneur qui brave, à ses risques et périls, les prohibitions
solennelles de Tao-Kouang. Tenez-vous cependant à ce que ma description se complète ? Alors écoutez.
De la ville des bateaux, mille bruits s'élèvent. Tantôt un pétard éclate — les enfants chinois sont des artificiers consommés ; — tantôt le gong, les trompettes et les cymbales retentissent — les
Chinois sont d'enragés musiciens. Chaque marchand pousse son cri, chaque métier fait son tapage. Entre autres, les soldats de Sa Majesté Céleste — qui sont bien les plus plaisants soldats de la
terre — gaspillent une énorme quantité de mauvaise poudre en s'exerçant au tir dans les forts voisins.
Assourdi par ce tumulte, vous êtes ébloui par les couleurs brillantes dont tout est bariolé autour de vous. Ici c'est la petite barque dorée, sous le dais de laquelle un Chinois de qualité, un
gentleman indigène, allant à ses visites du matin, est assis dans tout son orgueil et toute sa mollesse. Remarquez, — si elles sortent de ses longues manches, — ses mains potelées et ses ongles
sans fin, son teint fatigué, l'éventail qu'il agite gravement, et la manière toute sensuelle dont il hume le thé servi sur une petite table à côté de son fauteuil ; tout ceci — la blancheur des
mains par dessus tout — caractérise l'homme comme il faut. Mais votre œil est appelé par ces carènes rouges et blanches rangées là-bas en ligne, comme des coursiers prêts à s'élancer : ce sont en
effet des jonques récemment sorties des docks-yards, et qui vont affronter pour la première fois les périls de la mer. Avec leurs formes massives, auxquelles prêtent une espèce de vie les gros
yeux ronds figurés à l'avant, vous diriez d'énormes cétacés que l'homme aurait assujettis aux besoins de la navigation. Plus loin sont les jonques de guerre, noires et rouges, étalant, sur leurs
poupes élevées et sur les boucliers appendus autour d'elles, un luxe inouï de décorations fantastiques : têtes hideuses, monstres grimaçants, démons à la gueule ouverte, aux yeux de flamme, aux
griffes sanglantes.
Il faudrait un génie comme celui d'Homère pour vous nommer ainsi toutes les embarcations qui se croisaient sur le grand fleuve : depuis la barque de l'officier de douanes et les chop-boats
destinés au transport des cargaisons européennes déchargées à Whampoa, jusqu'au flibot richement orné du linguiste et des commis envoyés par le hong marchand pour vérifier ces cargaisons ; depuis
ces grandes barges sans décorations (tsaou-chuen) spécialement destinées au commerce de l'intérieur, jusqu'au bateau-mandarin qui fait la police et surveille les manœuvres de la
contrebande.
Le bateau-mandarin est le chef-d'œuvre de l'architecture navale en ce pays, et peut être — comme élégance du moins — ne l'a-t-on surpassé dans
aucun autre. De loin, sur l'eau, vous diriez un brillant insecte. Le fond de la coque est peint en blanc ; mais la partie supérieure est d'un bleu pâle, auquel on donne les teintes délicates de
l'outremer ; dans cette partie de la barque s'ouvrent, de chaque côté, trente petites portes ovales bordées d'un rouge vif et donnant issue à autant de rames blanches, qui ne rentrent jamais à
l'intérieur. Quand elles cessent de servir, elles s'abaissent simplement contre les flancs du navire, comme les nageoires d'un poisson fatigué.
Sur le pont, d'un bois dur et ferme qui revêt à force de soins une sorte de poli naturel, les matelots indolents sont accroupis ; le mandarin lui-même, étendu sur une natte à l'arrière, aspire
avec délices la fumée d'un cheroot de Manille. Sa molle attitude, ses vêtements de soie brodée et de moire, dont les plis nombreux foisonnent autour de lui, ne donnent pas une très haute idée de
sa valeur guerrière ; mais il a sous ses ordres une cinquantaine de militaires dont la tournure est plus dégagée. Nus jusqu'à la ceinture — car un soleil brûlant envahit l'horizon, — la tête
couverte de bonnets de paille tressée et qui ont la forme de petits cribles, on pourrait à la rigueur les supposer bons soldats. Armez-les d'un de ces boucliers peints dont je viens de parler, et
d'une longue pique emmanchée dans un bambou ; vous aurez sous les yeux une figure assez sauvage, mais assez martiale.
Ils occupent avec leur chef la portion couverte du bateau. Un toit léger, supporté par quatre bâtons effilés quoique solides, s'arrondit au-dessus de leurs têtes ; véritable ombrelle de bois,
dont l'or et le vermillon dessinent les contours festonnés. Lorsque l'excessive chaleur ou le gros temps rendent cet abri insuffisant, on y superpose de grosses nattes en paille de riz, arrangées
de manière à imiter le chaume des cabanes rustiques. L'intérieur du toit est orné de peintures et de devises.
Deux mâts supportent les nattes triangulaires, qui servent de voiles ; à leur extrémité supérieure pendent alternativement des boules dorées et des pavillons de mille couleurs. Le mât de misaine
est remplacé à l'arrière par un simple bâton, qui sert de hampe à un grand pavillon blanc, au centre duquel est une inscription en lettres rouges.
J'allais oublier — tant cette embarcation militaire éveille peu des idées belliqueuses — j'allais oublier, dis-je, deux ou trois longues couleuvrines qu'on découvre, après mûr examen, disposées
comme au hasard sur le pont. Elles sont tellement enveloppées d'ornements capricieux, tellement surchargées d'étoffes et de franges, tellement cachées par des pavillons de soie plantés autour
d'elles ou fixés provisoirement à la bouche même de ces instruments de mort, qu'on les prendrait volontiers pour des accessoires de pure fantaisie. On m'a dit — car je n'eusse pu m'en assurer —
qu'ils sont en fonte de fer et assez grossièrement travaillés, ce qui explique cette espèce de mascarade.
Tel est le bateau-mandarin. À le voir glisser sur l'eau que ses rames déchirent en jouant, ses banderoles flottantes, son toit bariolé reflétant le soleil, son équipage oisif, son maître plongé
dans une extase endormie, vous ne lui soupçonneriez d'autre emploi possible, que l'ornement d'une régate ou d'une pacifique promenade en mer. C'est pourtant le tyran, ou pour mieux dire, le
policeman, le gendarme du fleuve. À son aspect, le bateau contrebandier — que ses rames nombreuses ont fait surnommer le Centipède — se dissimule ou prend la fuite, si toutefois il n'ose pas
risquer le combat. Les pauvres marinières des sampanes cessent de sourire aux fan-kouei, et disparaissent sous leur toit de nattes ; tout conflit s'apaise ; tout bruit illégal cesse à l'instant ;
car au moindre prétexte — et souvent sans prétexte — le mandarin fait pleuvoir de tous côtés les amendes, les confiscations, les bastonnades même, enfin les vexations de toute espèce : — «
Mandarin squigie mi, le mandarin m'écrase » —, vous disent en mauvais anglais les pauvres diables que le terrible magistrat a vingt fois pressurés pour des contraventions ou légères ou
chimériques, lorsque vous leur demandez un service compromettant. Alors même, cependant, le refus est conditionnel. Pourvu que vous payiez de manière à contenter le juge et le criminel, bien peu
de Chinois résisteront. Seulement l'avidité du premier rend assez chères les infractions commises de propos délibéré par son justiciable.
Lam-Qua loge dans la rue de Chine, rue peuplée surtout de marchands indigènes. Sa maison ne se distingue des autres que par une petite plaque
noire clouée au-dessus de sa porte ; on y lit tracé en caractères blancs le nom de l'artiste et de sa profession : « Lam-Qua, handsome-face painter », « Lam-Qua, peintre des jolies figures ».
Cette flatterie, adressée d'avance à quiconque emploie ses pinceaux, ne l'empêche pas, fort heureusement, d'être aussi sévère que possible sur le chapitre de la ressemblance. Aussi dément-il
souvent le titre qu'il s'est donné pour se conformer à l'usage de tous ses confrères.
Ici l'artiste et le marchand se confondent volontiers. Lam-Qua, élève du peintre anglais Chinnery, est le premier parmi les artistes de sa nation qui ait adopté les procédés européens ; mais,
loin de faire école, il a pris tout bonnement à sa solde un certain n'ombre d'ouvriers chinois qu'il laisse travailler à leur guise, et dont il vend les productions. Sa maison a deux étages ; le
magasin proprement dit occupe le rez-de-chaussée ; on y trouve en quantité des aquarelles entièrement terminées et disposées dans des casiers vitrés tout autour du magasin ; on y trouve aussi ce
qui compose ordinairement en Europe un fonds de papeterie, des boîtes à couleurs, des pinceaux, des cahiers de papier de riz apportés de Nan-King, de cent feuilles chacun. Il diffère de celui
qu'on fabrique aux Indes Orientales, et se fait, soit avec de la soie et du coton, soit avec la moelle filandreuse d'une espèce de roseau (morus), et plus généralement avec les tiges du jeune
bambou ramollies d'abord par un long séjour dans l'eau, et broyées ensuite avec le pilon dans des mortiers de pierre ; on lui donne le poli nécessaire, d'abord en le brossant, puis à l'aide de
rouleaux de marbre. Il doit sa consistance et sa blancheur à une solution d'alun et de colle de poisson.
L'encre chinoise n'est pas composée, comme on l'a cru longtemps, de ce liquide noirâtre que renferment les vésicules de la sèche ; c'est tout bonnement du noir de fumée amalgamé avec de la colle,
et qui doit son parfum au musc qu'on y mêle. La meilleure vient d'une ville appelée Paukum. Les Chinois la reconnaissent à l'odeur, et cela se conçoit : le musc, coûtant fort cher, ne s'emploie
que pour les meilleures qualités.
Ce que l'on appelle « les quatre précieux objets », c'est-à-dire le bâton d'encre, la pierre qui sert à la broyer, le pinceau et le papier à écrire, participent de la vénération que tout habitant
du céleste empire ressent pour les belles-lettres. On la pousse jusqu'à regarder comme une action contraire aux rites de marcher, même par mégarde, sur une feuille écrite ou imprimée.
L'atelier de Lam-Qua est au premier étage de sa maison. C'est une salle très simple où travaillent huit à dix artistes, les manches retroussées et leurs longues queues nouées par précaution
autour de leur tête. Vous entrez ; pas un de ces laborieux et patients imagiers ne lève le nez pour vous regarder ; pas un ne semble dérangé par votre admission dans le silencieux laboratoire ;
ils vous montreront volontiers leur travail, volontiers vous indiqueront leurs procédés, et vous ne pourrez qu'admirer l'extrême propreté, l'extrême délicatesse, le soin minutieux qu'ils mettent
à finir tout ce qu'ils font. Ils apportent des précautions inouïes dans le choix du papier, qu'ils veulent exempt de tout défaut, et sur lequel ils déposent un léger lavis d'alun pour le rendre
plus propre à recevoir la couleur. Ce procédé se renouvelle, jusqu'à cinq ou six fois dans le cours du même travail ; et peut-être faut-il lui attribuer la solidité, la durée des nuances qu'il
protège surtout contre l'humidité de l'atmosphère.
Le dessin se borne le plus souvent à un décalque mécanique rendu très facile par l'extrême transparence du papier. Chaque artiste a une collection d'esquisses imprimées, et y puise à son gré les
éléments de chaque composition, une barque, un mandarin, un oiseau, tout ce qui lui plaît.
Ce trait achevé, il broie ses couleurs avec le plus grand soin, surtout les différents rouges, qui sont en général très compacts. Il les délaie dans l'eau, y ajoute de l'alun, et ce qu'il faut de
colle pour les rendre facilement adhérentes. Cette colle a, sur la gomme que nous employons, l'avantage de sécher moins vite et de se mieux prêter, par conséquent, aux retouches.
Dans certaines peintures, l'excessive finesse des détails étonne souvent l'œil européen. On est surpris de voir des figurines, à peu près grosses comme un grain de riz, burinées avec une
délicatesse qui permet, pour ainsi dire, de compter les fils de leur vêtement. Ce résultat microscopique s'obtient de la manière suivante : l'artiste prend deux pinceaux d'inégale grosseur, qu'il
tient de la main droite ; le plus petit est placé perpendiculairement entre les doigts et la paume de cette main, c'est ainsi, que les Chinois écrivent et peignent ; le plus gros, au contraire,
insinué entre l'indicateur et le médius de la même main, se trouve horizontal au papier. Le premier de ces deux pinceaux est seul imbibé de couleur. Il la dépose en points presque imperceptibles
sur le papier, et tout aussitôt, par un mouvement qui atteste une rare dextérité, le peintre lui substitue le second pinceau, parfaitement sec, qui lui sert à étendre en lignes incroyablement
tenues la gouttelette encore humide. Cette petite opération est une merveille de subtilité mécanique, et s'exécute avec une surprenante facilité.
À côté des aquarellistes, et ne réclamant aucune sorte de supériorité sur ces derniers, vous verriez dans la même salle des paysagistes à l'huile et des ouvriers en miniatures ; ceux-ci
travaillent sur ivoire avec un fini désespérant.
Du reste, les uns et les autres sont condamnés à nous être longtemps inférieurs par le principe même qui domine toutes les productions de l'art chinois. Ces intelligentes machines ne conçoivent
pas qu'on cherche à représenter l'apparence, mais seulement la réalité des objets. Tout raccourci est pour eux un mensonge ; toute ombre portée, une tache inutile. Leurs idées à cet égard sont
justement les mêmes que celles de la reine Élisabeth, qui se refusait, elle aussi, à ce que son peintre ordinaire souillât de vilaines teintes noirâtres l'éclat tant célébré de son teint royal.
Vous avez pu voir au Musée Britannique le portrait tout en lumière qui est le résultat de cette étrange fantaisie.
Le manque général de perspective — compensé, lorsqu'il s'agit d'un portrait ou d'un groupe de figures, par l'éclat du coloris, l'expression de la physionomie, la vérité des attitudes — fait en
revanche, de tout paysage chinois, la plus absurde et la plus grotesque des compositions. Jamais un objet ne s'y présente de face ; les fonds les plus lointains sont aussi vigoureusement accusés
que les premiers plans, et leurs proportions sont les mêmes. Quant à la vraisemblance des détails, elle est tout à fait subordonnée aux caprices de l'artiste, qui ne recule devant aucune
impossibilité, perchant très volontiers et très adroitement un poisson sur les hautes branches d'un cèdre, tout comme il fait nager une cigogne entre deux eaux.
Ces sortes de fantaisies se rencontrent à chaque pas dans l'espèce de musée qui garnit les murailles de l'atelier où j'ai voulu vous transporter en idée ; mais vous y trouveriez aussi des copies
exécutées au pinceau d'après quelques gravures apportées d'Europe, et celles-ci pourraient vous rassurer sur l'avenir de l'art chinois. Le dessin est aussi correct que celui des originaux, et le
coloris même, gradué avec intelligence, n'est pas à beaucoup près aussi bizarre qu'on pourrait s'y attendre.
Pour nous autres étrangers, les sujets chinois ont plus de prix. La vie de toutes les classes s'y trouve racontée avec esprit et vérité. Tantôt c'est la récolte du thé par des femmes aux doigts
effilés qui semblent toucher à peine à la feuille odorante ; tantôt un mandarin exilé qui voyage à cheval, l'air triste, la physionomie abattue, vers les déserts de la Tartarie neigeuse ; tantôt
— comme dans le fac-simile suivant — un poète errant sur les bords d'un lac azuré, auquel il demande les vagues faveurs de l'inspiration ; tantôt le même personnage au milieu d'un jardin, entouré
d'arbres nains et de femmes souriantes auxquelles il soumet ses galantes élégies. Elles l'écoutent en fumant leurs longues pipes.
L'allégorie est tout à fait dans le génie et dans les habitudes des artistes chinois. Près de deux amants infortunés, ils jettent un pauvre oiseau blessé à mort. S'agit-il d'un amour partagé,
triomphant, riche d'espérance, ils entourent le tendre couple d'une auréole d'oiseaux qui se becquettent, de papillons entrelaçant leurs ailes, ou de fleurs entrouvertes dont une brise tiède
rapproche les calices et favorise le mystérieux hymen. Enfin mille rapprochements poétiques, souvent obscurs pour nous autres barbares lorsque le caractère emblématique n'a pas d'équivalent dans
nos mœurs, dans nos traditions, dans notre histoire naturelle.
Montons encore une échelle, et arrivons enfin à Mister Lam-Qua lui-même. Les murs de son atelier sont entièrement couverts de portraits, pour la
plupart inachevés ; nos marins, nos jaquettes bleues, y figurent en grand nombre. Mais on y voit aussi des Parsis au riche costume, au bonnet élevé ; voire, çà et là, quelque bonne tête chinoise
grasse et béate ; puis un certain nombre d'études empruntées par son élève à Chinnery, qui soutient ne les avoir ni prêtées, ni données, ni vendues. Entre ces deux hommes, il y a rivalité
d'autant plus vive, qu'ils ont vécu plus longtemps dans une sorte d'intimité. Croyez-en Chinnery, Lam-Qua est un subalterne, un malheureux rapin dont tout le mérite consiste à lui avoir dérobé
quelques modèles et quelques procédés. Écoutez Lam-Qua ; il a été l'adepte favori, l'assistant du peintre anglais, dont il a dû répudier à temps la tutelle intéressée. Comme beaucoup d'autres
mauvais propos, ceux-ci ont pour origine une concurrence commerciale. Chinnery, dont le talent est très supérieur à celui de Lam-Qua, exige cinquante et cent piastres des mêmes portraits que
l'artiste indigène établit pour quinze à vingt ; et l'influence du bon marché sur des gens d'ailleurs incompétents fait souvent préférer ce dernier. De là les haines.
Au surplus — et ces querelles à part — il est difficile de trouver un artiste plus accueillant et plus poli que Lam-Qua. J'eus occasion, dès les premières séances, de lui montrer mon album de
voyage, et il voulut bien me reconnaître pour confrère ; en cette qualité, j'ai reçu de lui une série de dessins dont je vous parlerai plus en détail un de ces jours. Ce matin, l'heure me presse,
et c'est l'heure des consultations. Je vais donc très sommairement payer ma dette à Lam-Qua, en traçant ici son portrait.
C'est un homme de taille moyenne, fortement constitué, la figure pleine et ronde, le regard perçant et observateur. Sous sa bonhomie, je le soupçonne de cacher un assez honnête fonds d'épigrammes
et de malice. La première fois que je le vis prendre à la chinoise, à poing fermé, le pinceau tombant d'aplomb sur la toile, je m'évertuai à lui persuader que notre système valait mieux, qu'on
avait la main plus légère, etc., etc.
— Ah ! ya, me répondit-il après m'avoir écouté avec la plus exemplaire patience, my poor Chinaman, my no save so muchi, « Je suis un pauvre Chinois, je n'en sais pas si long »...
Mais, ajouta-t-il bientôt après du même ton moitié humble et moitié goguenard, tenez donc un peu votre pinceau comme moi.
Et je fus forcé d'avouer à mon tour que je n'en savais pas si long.
Je venais de parcourir les rues d'Amoy, et je retournais à bord, quand un grand tumulte me fit rebrousser chemin. Le chung-ya (sorte de mandarin
subalterne), qui était chargé de m'escorter, tint à honneur de satisfaire la curiosité que ce bruit m'inspirait. Par une série de détours à lui connus, il me mena sur une sorte d'amphithéâtre où
s'étaient déjà placés beaucoup de curieux accourus comme nous pour voir le cortège. Il s'agissait, si j'ai bien compris, de consacrer un temple érigé nouvellement, et c'était vers ce temple que
s'acheminait la procession. Nous la vîmes bientôt apparaître, et, je l'avoue, un plus merveilleux spectacle a rarement frappé mes regards.
Je pus les en rassasier, grâces aux dimensions ordinaires des rues chinoises, qui rendent interminable le défilé d'une troupe quelque peu nombreuse. Celle-ci se composait de je ne sais combien de
confréries ou métiers, distingués comme chez nous par des étendards différents de forme et de couleur, ou par des bâtons, des crosses admirablement sculptés : entre chaque bande d'artisans,
marchait une compagnie de soldats, pavillons déployés, et, de distance en distance, venaient des femmes (des déesses peut-être !) élevées sur de hauts pavois quelquefois couverts d'un dôme de
feuillage. Malgré le fard dont elles étaient barbouillées, malgré le noir exagéré de leurs sourcils, le carmin foncé de leurs lèvres, toutes n'avaient pu parvenir à se rendre laides. Leurs
coiffures, composées de fleurs et d'or, de pierreries et de franges soyeuses, auxquelles pendaient des nœuds de perle, étaient en général ravissantes, et s'harmonisaient à merveille avec leurs
robes de soie chargées des plus éclatantes broderies. L'assurance impassible de leurs regards n'était pas ce qui m'étonnait le moins chez ces idoles vivantes. Mais qu'elle femme ne trouve au
besoin dans l'éclat d'une riche parure toute l'audace qu'il faut pour la porter ? D'ailleurs, sous le plâtrage épais qui nous cachait leur rougeur, comment deviner une émotion ?
Les enfants aussi jouaient leur rôle dans la fête. De temps à autre, sur un poney pareil à ceux des Highlands, on voyait passer un grand mandarin de guerre, âgé de six à sept ans, et haut de
trois pieds, le carquois sur le dos, l'arc à la main, ou bien quelque personnage mythologique, un Jupiter, un Neptune chinois, réduit à des proportions microscopiques.
Ce qui suit est resté un problème pour moi. Dans les rangs de ce somptueux cortège, parmi ces gens couverts de soie et de damas, mêlés à cette forêt de bannières, de fleurs, de lanternes
bariolées et d'armes brillantes, — comme certaines figures sinistres dans un rêve couleur de rose, — défilaient à leur tour deux pauvres diables couverts de haillons, et portant, à l'aide d'un
bambou appuyé sur l'épaule de chacun d'eux, un meuble carré sur lequel étaient entassées en assez grand nombre des ombrelles chinoises. Était-ce-là un emblème, ou tout simplement une industrie ?
Je ne saurais le dire. Ni mon chung-ya, ni aucun autre des assistants n'a pu m'éclairer sur ce point ; et je n'osais insister, de peur de trahir mon incognito.
femmes d'un certain âge la tête enveloppée d'un tissu de soie ; puis, les jeunes filles à marier, dont les cheveux tombaient à plat le long des joues, et nonobstant l'air timide que ces mèches
droites encadrant étroitement le visage donnent à la physionomie, ces jeunes vierges n'étaient ni les plus embarrassées de leur contenance, ni moins promptes à payer d'un sourire certains regards
obstinément flatteurs.
Enfin, les femmes mariées portaient pour la plupart l'image du fong-hoang, l'oiseau mystérieux, le phénix chinois, la tête en bas ramenée sur leur front, les ailes ouvertes, étendues sur leurs
tempes.
Quant aux hommes, pris en masse, ils n'avaient rien de particulièrement agréable. Beaucoup étaient nus jusqu'à la ceinture ; et, hissés les uns sur les autres, leurs têtes rosées se touchant
presque, ils donnaient d'un peu haut à la rue l'aspect d'un panier de cerises pâles. Quelques-uns, fatigués d'une station qui se prolongeait déjà depuis deux heures, essayaient bien par instants
de quitter leur place ; mais ils ne pouvaient faire un seul mouvement qui n'obstruât le passage, et les agents de police, armés de petits fouets, les repoussaient aussitôt dans le rang.
Deux ans se sont écoulés depuis que je n'ai ajouté une ligne à ce journal de voyages ; et, dans cet espace de temps, que d'événements ont trouvé
place dont j'ose à peine tenter un rapide sommaire ! Je ne puis cependant me résoudre à laisser incomplet le récit que j'avais entrepris, et auquel la marche des événements donne peut-être
quelque importance.
J'étais parti de Nan-King, la capitale du Midi, dans les conditions les plus favorables à l'observateur, et je me rappellerai toujours avec délice mon excursion dans les plaines du Gan-Hwuy, le
long des rives du Yang-Tse-Kiang, chargées d'orangers, de thuyas et de plantin. C'était le moment où s'accomplissent les grands travaux de l'agriculture. Dans les vastes plaines inondées à
dessein, la herse, attelée d'un buffle gris (choui-nieou), brisait la terre destinée à recevoir le riz ; et le laboureur, à demi plongé dans la boue, suivait en chantant cet attelage
grossier. Les collines, chargées de camélias blancs, semblaient couvertes de neige, et de près offraient l'aspect d'un immense jardin. Les femmes, suppléant à l'absence des bêtes de somme, tantôt
maniaient la houe, tantôt s'attelaient aux charrues. J'admirais les mille ressources employées pour répartir également l'arrosage entre toutes les parties du territoire ; ces réservoirs pratiqués
au sommet des collines, ces pompes à bras ou à chaînes, et ces grandes roues à eau placées sur le Kan-Kiang, dont le lit profond et le courant rapide ont probablement inspiré l'idée de cet
ingénieux mécanisme. Il est surtout destiné aux plantations de cannes à sucre fort abondantes en ce pays, et sa composition dénote une aptitude industrielle, une intelligence de la statique qui
distinguent éminemment les Chinois de toute autre race orientale.
Leur aptitude particulière a un contrepoids naturel : c'est la nécessité d'employer autant que possible la force humaine dans un pays où la
population toujours croissante surcharge le sol de bras inoccupés. Ce grand fait domine les progrès de la civilisation chinoise ; il a transformé une race autrefois nomade — un peuple chasseur et
pasteur —, en une nation exclusivement vouée à la culture des terres. Même au temps de Confucius, les troupeaux formaient encore une portion notable de la richesse nationale. Il est probable
qu'alors l'usage de la viande était plus répandu qu'il ne l'est aujourd'hui, et sans doute on fertilisait la terre par des moyens moins artificiels ; mais le défrichement s'est opéré sur une
échelle immense, et les bestiaux, de toutes parts refoulés, ne trouvent plus d'asile que dans les districts montagneux où le travail de l'homme s'épuiserait inutilement à vaincre les résistances
de la nature.
Tel est l'état actuel du pays : on y regarde comme un crime de faire manger par les animaux autre chose que les rebuts de l'homme ; aucun bon terrain n'est consacré aux pâturages ; le peu de
bestiaux qu'on a conservés se nourrissent comme ils peuvent dans les terres que l'on ne
croit pas susceptibles d'une culture productive. Aussi n'offrent-ils que la plus chétive apparence : un poney d'Écosse, pris à l'état sauvage, figurerait avec honneur dans les écuries des plus
riches mandarins.
Le jardinage et la pêche sont appelés à combler les lacunes qu'amène cet état de choses dans le régime national. Le lait, le beurre et le fromage manquent absolument ; les riches seuls mangent
quelquefois du bœuf ou du mouton. Le riz blanc, le riz rouge, le grand millet (holcus), le blé même, dans les provinces septentrionales, et les fèves cultivées dans les mêmes champs que le
millet, forment les cinq récoltes dont on offre le produit aux dieux à l'époque des grands sacrifices. Parmi les innombrables légumes que le cultivateur fait venir dans le jardin attenant à sa
chaumière, le pe-tsai est le plus généralement adopté. Cette variété du chou-vert est insipide comme notre laitue ; mais on en relève le goût par des sauces fortement épicées.
Après ces cultures nécessaires aux premiers besoins de la vie, viennent celles que réclament l'état avancé de l'industrie. Ainsi les plantations de mûriers et de cotonniers qui, en quelque sorte,
tiennent lieu de bêtes à laine ; ainsi les vastes champs de sésame, de ricin et de camélias, qui fournissent l'huile et suppléent la graisse animale ; ainsi l'arbre à suif, l'arbre à vernis, le
camphrier et toutes les plantes pharmaceutiques.
Tout atteste néanmoins que, nonobstant le travail assidu auquel les Chinois soumettent une terre naturellement fertile, et malgré l'économie
singulière qu'ils apportent à ménager l'emploi des productions alimentaires, ils sont sans cesse menacés de la famine. Vainement réduisent-ils l'espace occupé par les routes publiques ; vainement
relèguent-ils les sépultures dans les flancs des collines et des montagnes stériles ; vainement proscrivent-ils tout parc de plaisance (à l'exception des résidences impériales) : les causes
politiques qui tendent à accroître la population l'emportent sur ces vains et minutieux calculs. L'esprit de famille y est poussé plus loin que partout ailleurs. Dans ses Institutions Sacrées,
l'empereur Kang-Hi rappelle, comme une époque d'idéale félicité, le temps où sept cents individus de même origine partageaient le même repas quotidien. Les lois du pays accordent à la paternité
des privilèges sans nombre ; et ces lois imprudentes, au lieu de combattre l'immense agglomération des habitants, concourent avec les autres préjugés nationaux à proscrire l'émigration comme un
crime. Tout Chinois qui s'éloigne de son pays est regardé comme un traître, et puni, s'il y revient, des mêmes peines qui frappent le complice d'une rébellion. En outre, ses compatriotes
regardent avec horreur l'homme qui a délaissé les tombes de ses ancêtres.
L'esclavage pourrait diminuer, au moins en partie, l'effrayante progression dont le pays est menacé ; mais la législation, qui combat partout cette tendance salutaire, punit sévèrement les
maîtres s'ils négligent de marier leurs esclaves femelles.
Les seuls obstacles positifs que rencontre le développement exagéré dont je parle ne sont, et ne peuvent être, que les épidémies, la disette et les infanticides. Mais le pays est salubre, les
distributions de riz dans les greniers publics combattent l'effet des années de sécheresse ; le crime enfin dont nous venons de parler, quelque fréquent qu'il soit, ne l'est jamais assez, fort
heureusement, pour avoir le caractère et les conséquences d'une institution positive.
Il faut se défaire de ces tristes réflexions, et ne s'arrêter qu'à la surface extérieure des objets lorsqu'on traverse un pays comme celui-ci ; alors seulement il est permis de prendre plaisir à
l'industrieuse activité de son commerce intérieur, à la variété des travaux qu'il enfante, au bon ordre apparent dont la plus humble résidence éveille l'idée. Par exemple, à l'aspect d'une de ces
îles flottantes, immenses radeaux chargés d'habitations et de jardins, qui s'élèvent paisiblement à la surface des grands lacs, l'imagination n'associe au premier abord qu'une pensée d'abondance
pittoresque et de travail ingénieux ; mais, veut-elle se rendre compte du motif pour lequel ont été créées ces terres factices, devine-t-elle dans leur création l'effort inouï de quelque famille
déshéritée, à qui manquait, pour ainsi dire, sa place au soleil, un sombre tableau succède à l'image sereine ; la raison alarmée se demande à quelles extrémités la Chine peut être réduite si un
autre siècle de paix la surcharge de ses dons perfides, et si la Providence lui refuse une de ces exterminations prodigieuses qui, de temps à autre, arrêtent heureusement l'essor des races trop
fécondes.