Joseph Gabet (1808-1853)

LETTRES DE MONGOLIE, DU TIBET ET DE CHINE

Les Nouvelles annales des voyages, de la géographie et de l'histoire..., Paris, 1845-1848.

 

  • Les Souvenirs d'un voyage dans la Tartarie et le Tibet, par le missionnaire compagnon de voyage d'Evariste Huc.


Séjour à L'hassa écourté
- Le Tibet, esquisse - Notice sur la prière bouddhique Om mani padmé houm
Feuilleter
Télécharger

Séjour à L'hassa écourté

L'hassa est, comme on sait, la résidence du grand lama, souverain du Tibet et en même temps pontife suprême du culte bouddhique. Outre les nombreux pèlerins qui se rendent dans cette ville pour offrir leurs adorations au grand lama, l'importance du commerce y attire encore les marchands de toutes les contrées de l'Asie ; ainsi, la capitale du Tibet doit être considérée comme le rendez-vous continuel de divers peuples qui incessamment vont et viennent par ces immenses régions, sans jamais rencontrer la moindre entrave à leur liberté.

Dès notre arrivée, nous étant aperçus que nous pourrions inspirer de l'inquiétude si l'on venait à nous prendre pour des Anglais, redoutés à cause de leur domination dans l'Inde et de leurs victoires récentes sur les Chinois, nous nous présentâmes aussitôt aux autorités tibétaines, et nous leur déclarâmes que nous étions Français et prédicateurs de la religion chrétienne. Le lendemain, nous fumes invités à nous rendre chez le premier ministre, régent de l'empire pendant la minorité du grand lama, qui est actuellement un enfant de huit ans. Il nous questionna beaucoup sur notre patrie, dont le nom même lui avait été jusqu'alors inconnu ; la bonté et l'intérêt qu'il nous témoigna nous firent comprendre combien les détails que nous venions de lui donner avaient fait une heureuse impression sur son esprit. Les entretiens qu'il eut ensuite avec le gouverneur turc, qui se rend fréquemment à Calcutta pour des affaires commerciales, ne firent que le confirmer dans ses bonnes dispositions à notre égard. Alors il nous déclara qu'il nous prenait sous sa protection immédiate, et que nous pouvions librement séjourner dans le pays, sans que personne eût le droit de s'immiscer dans nos affaires. Bien plus, ayant appris qu'à notre arrivée nous n'avions pu nous procurer qu'un logement étroit et peu commode, il poussa la bienveillance jusqu'à nous céder une de ses maisons, où nous pûmes ériger une chapelle et vaquer librement aux exercices de notre ministère. Nos rapports avec le régent devinrent ainsi de jour en jour de plus en plus intimes ; il aimait à discuter avec nous les vérités de la religion chrétienne, et demandait toujours avec intérêt de nouveaux détails sur nos lointains pays d'Europe.

Par malheur il existe à L'hassa un mandarin chinois, envoyé par la cour de Pékin avec le titre de délégué extraordinaire. Il a pour mission officielle de présenter les hommages de l'empereur au grand lama ; mais son mandat politique est de surveiller les mouvements des peuples voisins, pour en donner avis à son gouvernement. Ce fonctionnaire, jaloux des progrès que faisait l'Évangile, songea aux moyens de mettre obstacle à notre séjour à L'hassa ; il essaya de persuader au régent que nous étions des personnages suspects, qui ne pouvaient être venus dans le pays qu'avec des vues secrètes de politique. Dans l'espoir de découvrir parmi nos effets quelque pièce propre à rendre plausible son accusation, il envoya des gens qui, au moment où nous nous y attendions le moins, mirent les scellés sur tout ce qui nous appartenait et nous emmenèrent au tribunal chinois. Là, après d'humiliants interrogatoires, on apporta nos effets, qui furent mis sous les yeux du mandarin, et par lui minutieusement examinés un à un en présence du régent. Déconcerté de n'avoir rien découvert qui pût le moins du monde justifier ses injurieuses imputations, il se saisit, pour la forme, d'un paquet de manuscrits, de nos lettres de prêtrise et de plusieurs lettres de famille. Le régent, satisfait que parmi nos bagages il n'y eût rien qui pût nous compromettre, demanda au mandarin ce qu'il avait enfin à dire contre nous. Celui-ci répondit que le résultat de l'enquête témoignait que nous étions des gens irréprochables et dont on n'avait rien à craindre. Nous retournâmes donc à notre demeure, espérant que les vexations chinoises étaient dès lors finies.

Quelques jours de paix et de tranquillité semblèrent, en effet, devoir nous confirmer dans cette opinion. Mais le délégué extraordinaire ne pouvait plus supporter, de la part du gouvernement tibétain, un accueil si favorable fait aux ministres d'une religion que les absurdes préjugés de la Chine repoussent de ses frontières. Il prit donc sur lui de nous intimer l'ordre de partir de L'hassa, sous prétexte que nous étions étrangers. Sur-le-champ nous nous rendîmes au tribunal chinois pour demander compte d'une pareille sommation, que nous avions droit de regarder, comme aussi tyrannique qu'outrageante. Nous déclarâmes au représentant de la cour de Pékin, qu'admis à L'hassa par l'autorité du lieu, nous ne reconnaissions ni à lui ni à qui que ce fût le pouvoir d'y troubler notre séjour ; que, comme nous, lui-même il était étranger dans le Tibet, et que c'était ce que signifiait son titre de délégué extraordinaire ; nous lui demandâmes de quel droit il prétendait exclure les Français d'un pays ouvert à tous les peuples ; nous lui rappelâmes encore que, dans le cas même où les étrangers seraient repoussés de L'hassa d'après la constitution même du pays, les hommes de prières, quels qu'ils fussent, ne pouvaient jamais être considérés comme étrangers dans le Tibet, et que ce titre seul devait toujours nous y assurer liberté et protection.

Le mandarin, qui ne s'attendait pas à nous trouver si bien fixés sur les lois du pays, et sur les rapports qui existent entre le gouvernement de L'hassa et la cour de Pékin, n'insista plus sur notre qualité d'étrangers ; mais il allégua que nous ne pouvions résider dans le Tibet, parce que nous étions prédicateurs d'une religion mauvaise et prohibée par l'empereur chinois. Nous lui répondîmes que le christianisme n'avait jamais eu besoin de la sanction de son empereur pour être une religion sainte, pas plus que nous de sa mission pour la prêcher dans le Tibet. Enfin, pour couper court à tout débat et trancher la question, il se résuma ainsi :

— Quoi qu'il en soit, tenez pour certain que je vous ferai partir de L'hassa.

Le Tibet, esquisse

Ce vaste pays est gouverné par le Talaï-Lama, qui est aussi le Souverain Pontife du culte bouddhique. Il réside dans un temple appelé Bouddhala par les Tibétains, mot qui veut dire la montagne de Bouddha. Les Mongols lui donnent le nom de Monghe-djo, c'est-à-dire, image éternelle, parce que, dit-on, on conserve encore là, incorruptible, le corps de Tchoukaba, le célèbre réformateur de la religion tibétaine. Le Talaï-Lama actuel est un enfant âgé de huit ans, natif d'un district situé à l'extrémité orientale du Tibet et appelé Mintcheux. Ses parents étaient de pauvres bûcherons ; mais par la métempsycose, le Lama défunt se reproduisit dans leur famille, et grâce à cet événement, ils sont aujourd'hui élevés au-dessus de tout ce qu'il y a de plus grand en Asie.

Ces faits extraordinaires ont lieu, non seulement pour le Talaï-Lama, mais encore pour les Bouddha vivants, qui sont peut-être aujourd'hui au nombre de plus de mille, disséminés tant dans le Tibet que dans les diverses régions tartares. Lors donc que le Lama suprême a opéré son nirvan (lors qu'il est mort), des prières publiques se font dans la Lamaserie ; puis on consulte les sorts. Quelquefois les oracles donnent l'indication de l'endroit où se trouve l'enfant en qui l'âme du défunt vient de passer ; mais le plus souvent la nouvelle en vient de sa propre famille. Cet enfant, parfois à peine âgé de quelques mois, se met à parler, à réciter des prières, et surtout la célèbre formule Om ma ni pat me houm. Bientôt il dit à ses parents et à tous ceux que le bruit du prodige attire près de son berceau, qu'il est le Bouddha incarné de telle Lamaserie, que ce siège lui appartient, et il commande qu'on ait à l'y conduire. On lui propose à volonté diverses questions sur les choses les plus cachées, et il y satisfait, lui eût-on même parlé une autre langue que sa langue maternelle.

Lorsque le fait de la transmigration a pris quelque consistance, la famille en envoie la nouvelle à la communauté que l'enfant réclame pour son siège. Les directeurs de cette Lamaserie nomment alors une commission, composée des religieux les plus instruits et les plus expérimentés, pour aller constater le prodige. Ils prennent avec eux tous les petits meubles qui ont appartenu au défunt, mêlés parmi une foule d'autres objets du même genre, et se rendent ainsi à l'endroit désigné. Arrivés près de l'enfant, ils commencent par lui faire un grand nombre de questions captieuses. A-t-il satisfait à toutes, les examinateurs déposent les objets qu'ils ont apportés, pêle-mêle sous ses yeux, en lui disant :

— Si tu es véritablement notre Lama, dis-nous quels sont, parmi ces meubles, ceux qui t'appartenaient lorsque tu siégeais sur notre autel.

Si l'enfant discerne sans se tromper ce qui servait à l'usage de celui qu'il prétend représenter, alors l'identité est reconnue pour authentique ; la Lamaserie en corps vient l'inviter avec une pompe extraordinaire, et il est honoré toute sa vie comme un Bouddha incarné. Au contraire, s'il ne soutient pas l'épreuve à laquelle on l'assujettit, il est regardé comme un imposteur et il n'en est plus question.
Nous avons eu occasion de voir un grand nombre de ces jeunes Lamas, qui, ayant eu dans leur enfance le prestige dont nous venons de parler, étaient considérés comme des divinités véritables. Toujours nous avons remarqué en eux une parole affable et prévenante, une physionomie douce, des manières polies et honnêtes, mais avec cela, des yeux effarés, respirant le feu de la jalousie et de la haine. On est comme saisi d'une sorte de stupeur en voyant le contraste de leurs regards avec l'air ingénu de leur visage ; il semble que ce sont des yeux de démons masqués sous la figure d'un ange.

La souveraineté du Tibet est donc, comme nous l'avons dit, entre les mains du grand Lama. Au-dessous de lui est un roi, chargé de l'administration civile. Ce doit aussi être un Lama : on l'appelle Sato-Noma-kau. Pour compléter le gouvernement, il y a quatre ministres qui dirigent les affaires, et en soumettent la décision tant au roi qu'au pontife suprême.

Notice sur la prière Om mani padmé houm

Prière bouddhique Om mani padme houm

Om mani padmé houm est la formule de prière bouddhique la plus répandue et la plus populaire de toutes. Elle est tirée de la langue sanscrite et signifie littéralement : Salut, précieuse fleur du nénuphar. Mais les Tibétains, en la faisant passer dans leur langue, lui ont attaché un sens plus étendu, plus mystique et plus conforme à leurs croyances ; pour eux elle est le symbole de la doctrine de la métempsycose, par la transmigration céleste et terrestre, par la transmigration des esprits et celle des démons, par la transmigration humaine et animale.

Cette prière se dit en récitant un chapelet de cent vingt grains, fait de bois dur, de fruits secs, de noyaux, composé quelquefois avec les articulations de l'arête d'un poisson ou d'un serpent, quelquefois de petits ossements humains : tous les sectateurs de Bouddha, hommes et femmes, vieillards et enfants, Lamas (religieux) et hommes noirs (hommes du monde), portent ce chapelet pendu au cou en forme de collier, ou passé autour de leur bras en forme de bracelet.

On voit dans toute la Tartarie, mais plus encore dans le Tibet, cette formule gravée comme inscription sur les monuments, sur le fronton des maisons et le portail des temples. Souvent on rencontre de longs enchaînements de bandelettes faites de papier, de soie, de peaux ou d'autres matières, liées à des cordages allant d'un arbre à un autre ; quelquefois suspendues au-dessus d'un fleuve et attachées au ravin de l'un à l'autre bord : on en trouve même avec des proportions grandioses tendues de la cime d'une montagne à la cime de la montagne voisine, et qui couvrent le vallon d'une ombre toujours agitée : chacune de ces bandelettes est écrite en entier de la prière mille fois répétée Om mani padmé houm.

Dans les déserts, les arbres sont dépouillés de leur écorce pour recevoir cette prière sur leur substance ligneuse mise à nu. Les chemins sont bordés de pierres sur lesquelles on distingue les débris de cette inscription à demi effacée; les rochers en sont couverts et la font lire de loin au voyageur écrite en caractères gigantesques. Sur le sommet des montagnes, dans le fond des vallées, on rencontre à chaque pas de grands monuments faits de pierres brutes amoncelées ; chaque pierre a sur sa surface et ses contours ces mots symboliques. On voit fréquemment ces monuments couronnés de branches d'arbres auxquelles sont suspendus des milliers d'omoplates ou d'autres ossements, couverts en entier de cette prière. Ce sont quelquefois, au lieu de branches d'arbres, des têtes de cerfs avec leurs bois longs et rameux, des têtes de bœufs ou d'énormes bouquetins avec leurs cornes ramenées en croissant ou retournées sur elles-mêmes comme du fil élastique. Le front de ces têtes, dépouillé de sa peau et blanchi, se voit toujours dans toute son étendue couvert d'écriture, et l'écriture n'est jamais autre chose que cette prière.

On l'écrit sur des crânes d'hommes desséchés, sur des débris de squelettes humains qu'on entasse sur le bord des voies publiques.

Elle se lit surtout autour de la circonférence du Tchu-kor, c'est-à-dire de la roue priante. La prédilection enfin des bouddhistes pour tout ce qui exprime révolution sur soi, départ et retour continuel, paraît avoir été la raison inventrice de la roue priante. Elle exprime, par l'image simple et juste de sa rotation, la loi de la transmigration des êtres, telle qu'ils se la figurent et qui forme le point de leur croyance le plus clair et le plus enraciné.

Il y en a de portatives qu'ils tiennent à la main en les faisant incessamment tourner ; il en est de plus grandes qui ressemblent à un cylindre fixé et rendu mobile sur un pivot ; d'autres de formes tout à fait grandioses, posées de même sur un pivot et que l'on fait mouvoir à force de bras. On en voit de construites sur le bord des torrents et qui tournent au moyen de rouages et d'engrenures, d'autres posées sur le faîte des maisons que le vent seul agite, d'autres encore suspendues sur le foyer et qui se meuvent à la vapeur du feu. Les maisons en ont toujours une longue, rangée à leur vestibule ; et l'hôte, avant d'entrer, ne manque jamais de leur imprimer un violent mouvement de rotation, espérant par là attirer le bonheur sur soi et sur la maison qu'il vient visiter.

La prière Om mani padmé houm est sue de tout le monde ; l'enfant apprend à bégayer par ces six monosyllabes, et ils sont encore la dernière expression de vie qu'on voit se moduler sur les lèvres du mourant ; le voyageur la murmure le long de sa route, le berger la chante à côté de ses troupeaux, les filles et les femmes n'en donnent nulle relâche à leurs lèvres ; dans les villes et les rassemblements des lamaseries, on en distingue les échos à travers le bruissement des conversations et le tumulte du commerce ; à l'instant du danger, c'est le cri d'alarme qu'ils font entendre ; et dans la guerre, le combattant s'arrête près de l'ennemi qu'il vient d'immoler, pour célébrer par cette prière l'ivresse de son triomphe,

Les tribus errantes de la Mongolie et de la Tartarie indépendante, les hordes qui se promènent au nord des deux côtés de la chaîne du Bokté-oola (la sainte montagne), les féroces et anthropophages sectateurs qui vers le sud, en possession de la célèbre montagne Soumiri, passent leur vie à en faire perpétuellement le tour, toutes ces peuplades voyageuses, ces nations nomades, qui, ne voulant s'arrêter sur aucun point de la terre, emploient tous les jours de leur vie à en parcourir la surface, murmurent sans cesse cette mystérieuse invocation.

Tous les points de l'Asie centrale sont couverts d'éternelles processions de pèlerins, que l'on voit, chargés d'or et d'argent, se rendre à la montagne Bouddha (Bouddha-la), ou en revenir rapportant les bénédictions qu'ils y ont reçue ; et toujours on les trouve accompagnant du chant de la formule mystique leur marche lente et silencieuse dans le désert. De la mer du Japon jusqu'aux frontières de la Perse, cette prière n'est qu'un long et ininterrompu murmure qui remue tous les peuples, anime toutes les solennités, est le symbole de tontes les croyances, l'antienne de toutes les cérémonies religieuses.

Le corps de la religion bouddhique couvre une grande partie du monde de ses gigantesques conformations ; et partout cette prière est le véhicule de la vie, le nerf des mouvements qui l'animent.

Téléchargement

gabet_lettres.doc
Document Microsoft Word 286.0 KB
gabet_lettres.pdf
Document Adobe Acrobat 342.6 KB