Camille Imbault-Huart (1857-1897)

Camille IMBAULT-HUART (1857-1897). Deux insurrections des mahométans du Kan-sou (1648-1783). Couverture.

DEUX INSURRECTIONS DES MAHOMÉTANS DU KAN-SOU (1648-1783)

Journal asiatique, novembre-décembre 1889, pages 494-525.

  • "La province chinoise du Kan-sou, dont le nom a été formé enjoignant les noms de deux de ses principales villes, Kan-tcheou-fou et Sou-tcheou, peut être considérée, ainsi que l'a dit excellemment M. Dabry de Thiersant, comme le foyer du mahométisme dans l'Extrême-Orient. Plus rapproché que toute autre des grands centres musulmans, tels que l'Arabie, la Perse, la Boukharie, etc., elle a reçu naturellement les premiers musulmans venus par terre dans le royaume du Milieu."
  • "Ceux-ci, qui pénétrèrent en Chine au temps de la dynastie des T'ang (VIIe siècle de notre ère), trouvèrent, dans la contrée destinée à former plus tard la province du Kan-sou, la grande nation des Houeï-hou ou des Ouïgours, ses premiers habitants selon toute vraisemblance, devenus manichéens à la suite de leur scission d'avec les Tou-kiu ou Turcs (627). Un grand nombre de ces Houeï-hou embrassèrent l'islamisme tandis que d'autres se convertirent au bouddhisme. Dans la suite, s'introduisit le nestorianisme, qui y eut également de fervents adhérents."
  • Lorsque les Tartares conquirent la Chine, l'ancien pays des Ouïgours — Ouroumtsi, Tourfan, Hami, le Kan-sou — était entièrement musulman. Les habitants de cette vaste contrée prirent parti, pour la plupart, pour la nouvelle dynastie des Ts'ing. Mais, turbulents par nature et trop fiers pour subir à jamais le joug et les exactions des mandarins tartares, ils tentèrent, à deux reprises différentes, en 1648 et en 1783, de s'y soustraire par les armes et de former un État musulman indépendant. Toutefois ces deux tentatives furent sans succès et les mahométans durent se rendre de nouveau à discrétion.
    L'historien chinois Oueï Yuan, auteur du Cheng-vou-ki ou Histoire des guerres de la dynastie actuellement régnante, a donné un récit intéressant de ces deux soulèvements au livre VII de son livre : les pages qui suivent sont la traduction exacte de ce morceau."

Le récit de Oueï Yuan : I - II - III
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I

Insurrection des mahométans du Kan-sou pendant le règne de Choun-tche (1648). — Succès des insurgés ; le vice-roi Meng kiaô-fang marche contre eux et les défait une première fois, puis reprend Lan-tcheou-fou ; il arrive devant Kan-tcheou ; bataille sanglante sous les murs de cette ville. — Reddition de Kan-tcheou. — Nouveau soulèvement à Sou-tcheou. — Prise de cette ville par les Impériaux. — Fin de la première révolte. — Réflexions de l'auteur.


Depuis le commencement de la dynastie actuelle, deux grandes insurrections des mahométans du Kan-sou ont eu lieu : la première signala le règne de Choun-tche ; la seconde, celui de K'ien-loung.

Dans le quatrième mois de la cinquième année Choun-tche (mai 1618), deux mahométans du pays situé à l'ouest du fleuve Jaune, nommés Mi-lâ-yn et Ting Kouô-toung, se révoltèrent sur les instigations de Tchou Tche-tch'ouan, descendant des Ming et roi de Yen-tch'ang, s'emparèrent des villes de Kan-tcheou et de Leang-tcheou, puis, franchissant le fleuve Jaune et se dirigeant vers l'est, enlevèrent successivement Lan-tcheou, Min-tcheou, Lin-ta'ô, Ta'ô-tcheou ; de là, ils allèrent mettre le siège devant Koung-tch'ang. Ils appelèrent à eux cent mille bandits et voleurs de grand chemin et répandirent le bruit qu'ils avaient un million de partisans. La terreur régna sur les frontières.

La cour décida d'envoyer au secours de la province les troupes destinées à la garde du palais impérial ; mais, craignant que la longueur de la route ne fatiguât l'armée et n'épuisât les vivres, le vice-roi Meng Kiaô-fang adressa un mémoire secret pour demander qu'on ne mît pas ce projet à exécution et qu'on lui permît de profiter de ce que les rebelles n'étaient pas encore organisés (pour les réprimer).

Le vice-roi, dont la résidence était alors à Kou-yuan-tcheou et n'avait pas encore été transportée à Lan-tcheou, ordonna aux troupes chinoises et tartares de marcher jour et nuit et d'aller occuper Tchin-tcheou. En même temps il envoya Mâ Ning opérer sa jonction avec les troupes de Tchaô-kouang-joueï de façon à porter secours à Koung-tch'ang, Une grande bataille eut lieu près de la montagne Houang-vou entre les Impériaux et les rebelles : trois mille de ces derniers eurent la tête tranchée et le siège de Koung-tch'ang fut levé.

L'armée se divisa alors en trois corps qui devaient se réunir sous Lan-tcheou : l'un, commandé par Mâ Ning, prit la route supérieure et attaqua les camps de Neï-kouan et de Mâ-ou ; l'autre, à la tête duquel était Tchang Young, passant par la route du milieu, s'empara de Lin-ta'o ; le troisième, conduit par Tchaô-koung-joueï, suivit la route inférieure et prit Min-tcheou, Ta'ô-tcheou et 'Hô-tcheou. La victoire les suivit partout : dans le courant du quatrième mois intercalaire (juin), ils effectuèrent leur jonction sous les murs de Lan-tcheou.

Meng Kiaô-fang dirigea lui-même les opérations : il envoya Mâ Ning attaquer la ville par un chemin de traverse. Les rebelles se débandèrent et s'enfuirent vers l'ouest en brûlant le pont de bateaux (jeté sur le fleuve Jaune). Tout le pays sis à l'est du Houang-'hô se trouva ainsi reconquis.

Au cinquième mois (juillet) l'armée passa le fleuve et se dirigea vers l'ouest. Tchang Young fit prisonnier le faux roi de Yen-tch'ang, Tchou Tche-tch'ouan, fit trancher la tête à Mi-lâ-yn, puis reprit Leang- tcheou. Le huitième mois (octobre), il arrivait à Kan-tcheou. La ville était solidement occupée par les rebelles qui attendaient les Impériaux de pied ferme.

Se doutant que les insurgés feraient une sortie dans la nuit pour attaquer son camp, Meng Kiaô-fang fit mettre des troupes en embuscade et resta dans l'attente. Il appela ses collègues et ses scribes chez lui, donna l'ordre d'allumer des lanternes, fit passer du vin à la ronde et jouer de la guitare en accompagnant la chanson : Sur la frontière, près de Leang-tcheou et d'Y-tcheou. Le bruit de la fête se répandait au delà des retranchements. Tout à coup une flèche tombe devant la tente : Meng Kiaô-fang continue de causer et de rire comme si rien n'était.

Un instant après, les camps et l'air retentissent du bruit des tambours et les troupes cachées en embuscade se lèvent de tous côtés. Les insurgés se retirèrent complètement défaits. Sur l'ordre du vice-roi, Tchang Young les attaqua dans la même nuit. Meng Kiaô-fang donna ses instructions à ses lieutenants, puis, à l'aube, il marcha en avant et commença l'attaque. La bataille dura tout le jour. Plus de dix mille rebelles y perdirent la vie. Les survivants, battus, rentrèrent dans la ville. Les vainqueurs assiégèrent Kan-tcheou pendant deux mois ; enfin, les vivres étant épuisés, celle-ci se rendit. Meng Kiaô-fang voulait envoyer Tchang Young dans la ville pour calmer les esprits, mais les autres commandants protestèrent contre ce choix et le vice-roi dut envoyer un autre officier.

Un mois après, les mahométans se révoltèrent de nouveau et massacrèrent le gouverneur, le général et leurs subordonnés ; à l'ouest, ils prirent Sou-tcheou et élurent T'ou-loan-taï comme roi. Tous les mahométans d'en deçà des frontières se levèrent en masse pour répondre à leur appel. Les troupes impériales vinrent entourer la ville de tous côtés : elle était bien défendue ; les fossés étaient profonds, les palissades élevées. Les rebelles, faisant semblant de se disperser, franchirent les lignes de siège et, de concert avec les brigands de Lan-tcheou, s'en furent piller les environs de Vou-oueï, de Tchang-yé et de Tsiéou-tsuan.

Au printemps de la sixième année (1649), tous les officiers attaquèrent la ville avec plus de vigueur que jamais. Pleins de courage, ils rivalisèrent à qui monterait le premier à l'assaut. Huit mille rebelles périrent dans ces divers combats. Cependant les Impériaux reprenaient Han-tcheou et Ting-kouô-toung se retirait de nouveau à Sou-tcheou.

Dans le même temps, Kiang Jang, magistrat de Tâ-t'oung, se révolta dans le Chan-si : il attaqua et enleva la ville de P'ou-tcheou. C'était l'écho du soulèvement des mahométans habitant à l'ouest du fleuve Jaune. Young-tch'ang et Leang-tcheou furent dans la terreur. Meng Kiaô-fang ramena l'armée sur les bords du fleuve Jaune afin d'arrêter à l'est les rebelles de P'ou-tcheou, et il laissa Mâ Ning, T'si Cheng et quelques autres officiers continuer le siège de Sou-tcheou, Cette ville succomba dans le onzième mois (décembre). Cinq mille insurgés eurent la tête tranchée ; T'ou-loun-taï et Tîng-kouô-toung furent massacrés et tous leurs partisans passés au fil de l'épée. On promena les têtes des chefs sur la frontière (pour servir d'exemple aux populations). La tranquillité reparut dans les pays à l'ouest du fleuve Jaune. Telle fut la première répression des mahométans insurgés qui marqua le commencement de la dynastie actuelle.

Hélas ! le plus souvent, la gloire et la célébrité ne sont dues qu'à un heureux concours de circonstances. Lorsque les mahométans se révoltèrent sous Choun-tche, il y avait des troubles de tous côtés. Au sud faisait rage le roi feudataire Ou San-koueï ; au nord, les révoltes du Chan-si. L'incendie était dix fois plus grand qu'il ne devait l'être plus tard sous Kien-loung. On ne compta que sur les efforts et le zèle des soldats, des officiers et des fonctionnaires civils. La victoire ne fut obtenue qu'après maints combats. Et cependant les vainqueurs ne reçurent pour récompense que les titres de King-tch'ô-tou-yu. Sous K'ien-loung, on donna un marquisat pour avoir pris un seul village. La récompense ne fut pas mesurée à la peine. Dans les temps troublés, en effet, les combats sont continuels (et passent inaperçus) ; dans les périodes de tranquillité, le moindre exploit brille d'un vif éclat. Aussi, dans ce récit des répressions des insurrections mahométanes, n'ai-je pas parlé longuement de ce qui a eu lieu sous Choun-tche mais me suis-je étendu davantage sur ce qui s'est passé sous K'ien-loung.



II

Les mahométans à turbans noirs ou Salars. — Un certain Mâ Ming-sing fonde une nouvelle religion. — Ses disciples se soulèvent (1781). — Insuccès des Impériaux. — Mâ Ming-sing est jeté dans la prison de Lan-tcheou. — Les rebelles arrivent devant cette ville et réclament leur chef, qui est mis à mort. — Combats sous Lan-tcheou. — Le général impérial A-koueï triomphe des rebelles et les écrase. — Projet d'agrandissement de la ville de Lan-tcheou auquel A-koueï s'oppose.


Jadis les mahométans à turbans noirs de Sa-la-eul (Salar) habitaient les terres incultes de Si-ning : leurs mœurs tenaient à la fois de celles des sauvages et des mahométans. Cruels comme des vautours, ils aimaient à se battre. Depuis longtemps, ils récitaient (mentalement) les canoniques musulmans qu'ils avaient reçus de la Mecque. Or il arriva qu'un certain Mâ Ming-sin, mahométan de Siun-'houa-t'ing, revint de visiter le Si-yu : il récitait à haute voix tous les canoniques musulmans. Il se dit possesseur de la vraie doctrine et il réunit des disciples qui s'intitulèrent partisans de la nouvelle religion et se déclarèrent les ennemis de la vieille religion.

Dans le courant du troisième mois de la quarante-sixième année Kien-loung (1781), un de ses disciples, nommé Sou Sse-che-san, rassembla quelques sectaires et massacra plusieurs centaines de mahométans adhérents de la vieille religion. Le préfet de Lan-tcheou, Yang-che-ki, et le général commandant à 'Hô-tcheou, Sin Tchou, marchèrent contre lui avec leurs troupes, mais perdirent la vie dans l'expédition. Alors en toute hâte, le vice-roi Lô-eul-kin occupa Ti-taô-tcheou avec cinq cents soldats de sa garde, et appela à lui les troupes de toutes les garnisons pour réduire les révoltés.

Le chef de la religion, Mâ Ming-sin, fut fait prisonnier et jeté dans la prison de la capitale de la province. Toutefois un corps de deux mille rebelles environ parvint à s'emparer de la ville de 'Hô-tcheou, franchit le Taô-hô à la faveur de la nuit et, passant par des chemins de traverse, parut tout à coup devant Lan-tcheou. Il n'y avait pour lors dans cette ville que huit cents hommes de la garde du vice-roi : ils sortirent pour aller à la rencontre des révoltés, mais n'eurent pas l'avantage. Ces derniers coupèrent le pont de bateaux du fleuve Jaune afin d'empêcher la venue de toute troupe de secours, puis, entourant la ville de tous côtés, réclamèrent à grands cris et avec instance qu'on leur rendît Mâ Ming-sin. Le trésorier Ouang T'ing-tsan fit monter un des officiers sur le rempart pour engager les rebelles (à se calmer et à se disperser), mais, peu après, il fit mettre à mort Mâ Ming-sing pour prévenir des troubles qui commençaient à se manifester dans la ville même. Pendant ce temps, Lô-eul-kin envoyait des troupes reprendre 'Hô-tcheou et s'emparait, à Siun-'houa-t'ing, de plus de trois cents personnes des familles des rebelles : il laissa des troupes dans cet endroit pour couper la route de Ti-taô et revint en toute hâte à Lan-tcheou.

Un décret impérial ordonna l'envoi de deux mille hommes des camps des Braves et des Fusiliers et désigna A-koueï, grand secrétaire du Conseil privé, duc de Tch'eng-mô yng-young, porteur du sceau de Commissaire impérial, alors chargé de surveiller des travaux dans la province du 'Hô-nan, pour aller réprimer la révolte des mahométans. Par un rescrit antérieur, 'Haï Lan-tcha, grand chambellan, et O-chen-t'ô, commandant de la garde impériale, avaient reçu l'ordre de se rendre sur le lieu du soulèvement, et Li Che-yaô, alors en prison, avait été gracié et chargé de l'intendance de Lan-tcheou avec le grade de mandarin de troisième classe.

Dans le quatrième mois (mai), le maréchal de Si-an, Ou-eul-t'aï, et les généraux Mâ Piaô et Jen Hô, arrivèrent successivement au secours de Lan-tcheou. Au sud-ouest, cette ville est adossée à des hauteurs. L'armée négligea d'abord de les occuper : les rebelles s'y établirent, commandant de là toute la position. Ceux-ci étaient plus de mille, tous dévoués jusqu'à la mort à la nouvelle religion. La chasse étant leur gagne-pain ordinaire, ils se servaient habilement d'armes à feu. Ils comptaient, en outre, sur les avantages que leur offrait le terrain. Les Impériaux, au nombre de plus de dix mille, établirent leur camp à l'est de la ville, à une grande distance des rebelles. Divers combats eurent lieu sans grand succès. Chaque nuit, on avait peur d'être attaqué, et la fusillade et la canonnade ne cessaient qu'au matin.

Lô-eul-kin, voyant que ses troupes étaient supérieures en nombre à celles des insurgés, affirma que ceux-ci seraient réduits en quinze jours. Il adressa donc un mémoire à l'empereur sur l'inutilité de faire venir les troupes de Péking : il se contenta d'appeler quelques contingents du Sse-tch'ouan. Sur ces entrefaites Haï Lan-tcha arriva : à la tête d'adhérents de la vieille religion il attaqua les rebelles sur la montagne Loung-oueï et en tua plus de deux cents ; les autres s'enfuirent dans leur repaire de la montagne Houa-lîn. Là, les escarpements sont à pic ; un seul sentier en zigzag conduit à ces hauteurs. De plus, il n'y avait là ni source ni cours d'eau, et l'armée ne pouvait y rester longtemps. Les rebelles, au contraire, avaient établi leur camp près du fleuve. D'autre part, beaucoup de soldats voyaient le feu pour la première fois : dans ces conjonctures, Haï Lan-tcha demanda des instructions à la Cour.

L'empereur ordonna d'arrêter Lô-eul-kin et de l'amener à la capitale, et le remplaça par Li Che-yaô. Ce même mois, A-koueï arriva à l'armée et plaça son camp sur les hauteurs de façon à couper le chemin de la ville aux rebelles ; de l'extrémité septentrionale des collines au bord du fleuve, il fit élever une barrière afin de garder ses communications intactes. Ensuite il s'approcha peu à peu du repaire des insurgés avec les troupes de la ville et des camps de l'Est. En même temps, il priait l'empereur de lui envoyer mille soldats exercés du Kin-tch'ouen et sept cents Mongols des Alachan. Au cinquième mois (juin), il fit choix de quinze cents soldats et aborda les rebelles retranchés sur la colline Houa-lîn. Faisant semblant d'être battues, ces troupes attirèrent l'ennemi hors de ses retranchements, puis, par un retour offensif, lui tuèrent plus de deux cents hommes. Le reste s'enfuit en deçà des fossés et n'osa plus faire de sortie.

Les troupes sauvages ayant rejoint l'armée dans le cinquième mois intercalaire (juillet), A-koueï les envoya tâter l'ennemi de divers côtés et reconnaître les chemins des collines. Il apprit ainsi qu'au nord et à l'est on était arrêté par des escarpements à pic, et au sud-ouest, par un grand retranchement. Il conçut alors le projet de s'emparer de cet ouvrage : divers combats eurent lieu pendant plusieurs jours de suite. Un jour, après l'une de ces escarmouches, on vint annoncer à A-koueï qu'aussitôt que ses soldats avaient battu en retraite, les insurgés qui gardaient le retranchement s'étaient retirés dans leur repaire pour se reposer : A-koueï cacha en embuscade dans le fossé ses meilleurs hommes qu'il avait armés de pelles et de pioches, et, le lendemain, il livra une attaque générale ; à un moment donné, ses troupes simulèrent la retraite, puis, une fois que les rebelles eurent été rentrés, les soldats en embuscade sortirent tout à coup de leur cachette, comblèrent le fossé en un instant et ouvrirent une brèche : tous les insurgés qui tenaient le retranchement furent tués et les Impériaux, maîtres de l'ouvrage, dominèrent dès lors le quartier général des ennemis.

A-koueï fit construire un mur autour de la position des rebelles, couper les voies d'eau, combler les puits et mettre à sec les drains. Les quatre ou cinq cents rebelles qui restaient n'eurent plus d'eau à boire : heureusement pour eux qu'une pluie de plusieurs jours leur permit de respirer encore. Pensant que les assiégés se rendraient bientôt, A-koueï ne voulut plus exposer inutilement ses hommes : peu à peu il rétrécit ses lignes. Enfin, profitant d'une grande pluie qui survint dans les premiers jours du sixième mois (août), il fit prendre à ses troupes des sacs remplis de terre, combla les fossés et attaqua de plusieurs côtés à la fois. Il trancha la tête au chef des insurgés dont les survivants se retirèrent dans le temple de Houa-lîn : on mit le feu à cet édifice. Pas un de ceux qui s'y étaient réfugiés ne se rendit. L'insurrection avait pris fin. De là, les Impériaux se divisèrent pour réprimer les bandes rebelles en campagne au sud du Taô-'hô. En récompense des services qu'ils avaient rendus, les soldats mahométans de la vieille religion reçurent les biens des insurgés. L'armée revint triomphante.

Par décret impérial, le général du Chen-si fut transféré de Si-an-fou à Kou-yuan, et le colonel qui était dans ce dernier poste fut envoyé à Hô-tchéou, afin de tenir en brèche les populations mahométanes. Les troupes du Chen-si et du Kan-sou ayant été dirigées vers les garnisons des Nouvelles frontières, les retenues prélevées sur la solde pour les dépenses et les subsistances publiques se trouvèrent avoir atteint, à cette époque, la somme de trente mille taels. Douze mille hommes de nouvelles troupes furent mis en garnison dans les endroits les plus importants.

En ce temps, on projeta d'agrandir la ville de Lan-tcheou, l'étendre aux collines et la rapprocher du fleuve. A-koueï dit à ce sujet, dans un rapport au trône :

« Sur les deux monts Loung-oueï et 'Houâ-lin, il y a des cascades qui forment des torrents : l'eau y est violente et rapide ; les sables y sont en grande quantité ; il est difficile d'élever une ville sur ces terrains. D'autre part, si l'on agrandit la ville vers l'est, et que l'on y transporte la cité actuelle qui est à l'ouest, afin de l'éloigner des hauteurs, le travail sera considérable et les dépenses énormes. Je propose donc de placer le camp de gauche des troupes vice-royales sur le mont 'Houâ-lin et de créer quatre bourgs sur le Loung-oueï : ces deux points formeraient un triangle avec la ville elle-même. »

L'empereur approuva le projet d'A-koueï .



III

La nouvelle religion renaît de ses cendres ; ses partisans reprennent les armes et s'établissent solidement à Che-foung. — L'insurrection fait de grands progrès. — Le vice-roi Li Che-yaô, accusé de négligence, est arrêté par ordre de l'empereur. — Les généraux Fou K'ang-an et Haï Lan-tch'a repoussent les rebelles. — Prise de la redoute de Che-foung par les Impériaux, commandés par A-koueï. — Récompenses accordées aux généraux vainqueurs. — Réflexions de l'auteur.


Deux années plus tard, la révolte éclata de nouveau au bourg de Che-foung.

Après que les rebelles de Lan-tcheou eurent été écrasés, Li Che-yaô s'employa à rechercher les autres adhérents de la nouvelle religion ; ses employés se conduisirent d'une façon déréglée et se livrèrent à extorsions. Alors le A-'houn Tien-vou et autres gens du district de Fou-kiang firent renaître la nouvelle religion sous prétexte de venger Mâ Ming-sin. Dans l'hiver de la quarante-sixième année K'ien-loung (1781), ils réparèrent et mirent en état de défense le bourg de Che-foung, du district de T'oung-oueï, afin d'en faire leur quartier général. L'année suivante (1782), ils se réunirent souvent dans la mosquée pour comploter et, à l'insu des autorités, fabriquèrent des étendards, des tentes et des armes.

Au quatrième mois de la quarante-huitième année (mai 1783), ces mahométans se soulevèrent et massacrèrent tous ceux qui leur tombèrent sous la main ; ils placèrent d'abord leurs familles dans le bourg de Che-foung, puis établirent des camps volants sur les monts Lou-lu du district de Fou-kiang, de Ti-tien et de P'an-loung, de l'arrondissement de Tsing-ning, afin de tenir les endroits les plus importants de la contrée. Ils n'appelèrent à eux que quelques centaines d'hommes.

Kang-t'â, général des troupes du Kan-sou, vint les attaquer : il les battit en dehors de la ville de Fou-k'iang, en ramena prisonniers quelques-uns et fit couper la tête à plusieurs autres ; le chef rebelle Tien-vou mourut d'une blessure qu'il avait reçue dans le combat. Li Che-yaô ordonna de mettre à mort plus d'un millier de femmes et d'enfants. Les rebelles Mâ Sse-koueï et Tchang Ouen-k'ing répandirent le bruit que les autorités tartares voulaient anéantir toutes les populations mahométanes et ils incitèrent ainsi les mahométans à se soulever de tous côtés. Houng Kia-kiu, magistrat de district à Tsing-yuan, arrêta plusieurs scribes de son propre prétoire qui étaient de connivence avec les insurgés et leur fit couper la tête. Li-Paô, magistrat du district de Houeï-ning, incendia les habitations sises hors de la ville et transporta dans la cité les réservoirs d'eau pour que les rebelles ne trouvassent rien à brûler ni à boire. De ce côté, en effet, ces derniers ne purent rien prendre. Sous prétexte qu'il avait à juger d'autres rebelles, Li Che-yaô différa son départ de Tsing-yuan et n'alla point à l'armée pour en prendre le commandement (ainsi qu'il l'aurait dû). Kang-t'a se servit maladroitement d'espions gagnés à l'insurrection qui conduisirent ses troupes dans des endroits où il n'y avait pas de rebelles : aussi les insurgés firent-ils de grands progrès.

Au cinquième mois (juin) ils traversèrent le Houang-'hô à Tsing-yuan, prirent T'oung-oueï et forcèrent plusieurs milliers de gens à les suivre. Ming Chan, général de Si-an, passa par Tsing-yuan, mais s'avança imprudemment trop loin avec douze cents soldats et périt dans une embuscade.

L'empereur ordonna d'arrêter le vice-roi Li Che-yaô et le général Kang-t'â, et chargea Fou K'ang-an d'aller à leur place, de concert avec Haï Lan-tch'a, réprimer la révolte. A-koueï reçut également l'ordre de se rendre sur le lieu de la rébellion avec deux mille hommes des camps des Braves et des Fusiliers.

Fou K'ang-an et Haï Lan-tch'a arrivèrent à l'armée le 7 du sixième mois (juillet) : leur avis fut d'anéantir d'abord les rebelles de Loung-tô et de Tsing-ning, puis de marcher sur le bourg de Che-foung. Le 11, quatre mille soldats de l'ordre attaquèrent le mont Ti-tien, enlevèrent les retranchements et tuèrent plusieurs centaines de rebelles. Un millier se soumit, les autres se retirèrent dans le bourg de Che-foung pour résister jusqu'à la mort. Sur ces entrefaites, A-koueï parut avec les troupes de la capitale.

Le bourg de Che-foung est situé au sein de mille montagnes qui s'élèvent à pic et sont coupées en tous sens par des torrents. Les fossés furent desséchés afin de priver d'eau les assiégés. Dans les premiers jours du septième mois (août), les insurgés livrèrent un millier de femmes et d'enfants. (Soupçonnant une dernière sortie), les troupes se mirent en embuscade dans plusieurs endroits : à minuit, le chef des rebelles effectua, en effet, une sortie désespérée dans le but de franchir les lignes de circonvallation, mais il y perdit plus de mille des siens sans aucun résultat. Le lendemain matin, les Impériaux assaillirent le bourg de tous les côtés à la fois et firent prisonnier le chef de l'insurrection : trois mille personnes, femmes et enfants des révoltés, furent mises en liberté. D'autres troupes allèrent attaquer Ti-tien et y soumirent encore un millier de mahométans. La rébellion avait pris fin.

Par décret impérial, Fou K'ang-an fut nommé marquis de Kia-young, A-koueï reçut le titre de kinh-tch'ô tou-yu et Haï Lan-tch'a celui de k'i tou-yu. Il fut sévèrement défendu dès lors aux mahométans de rétablir la nouvelle religion.

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