Tcheng Ki-Tong (1851-1907)

LES CHINOIS PEINTS PAR EUX-MÊMES

Calmann Lévy, Paris, 1884, X+294 pages.

Biographie

Avant-propos - Table des matières
Florilège - Maximes

Feuilleter
Télécharger

 

  • Je me suis promis, lorsque j'en serais un peu capable, de donner mes impressions personnelles sur la Chine, croyant que ma qualité de Chinois serait au moins aussi avantageuse que celle de voyageur pour remplir ce but.

 

Table des matières


Considérations sur la famille — Religions et philosophie — Le mariage — Le divorce — La femme — La langue écrite — Les classes — Les lettrés — Le journal et l'opinion — Époques préhistoriques — Proverbes et maximes — L'éducation — Le culte des ancêtres — L'œuvre de la Sainte-Enfance — Les classes laborieuses — Les chansons historiques — Les plaisirs — La société européenne — La poésie classique — Orient et Occident — L'arsenal de Fou-Tchéou.


*

Avant-propos


Dix années de séjour en Europe m'ont permis de juger que, de tous les pays de la terre, la Chine est le plus imparfaitement connu.

Ce n'est cependant pas la curiosité qui fait défaut !

Tout ce qui vient de la Chine a un attrait particulier ; un rien, une petite tasse de porcelaine transparente, même un éventail, sont regardés comme des objets précieux. — Cela vient de la Chine !

Il semblerait, à voir ces étonnements, que nous soyons un peuple en volière, une espèce d'êtres savants faisant des choses merveilleuses, — comme les hommes ! On nous mettrait volontiers dans la lanterne magique, et chacun sait le boniment qui nous y accompagnerait ! Entre les petits Chinois qui nagent dans le sirop, comme les prunes, et les grands Chinois qui s'ébahissent sur les paravents, il y a assez de place pour nos quatre cents millions d'habitants. C'est tout ce qu'on sait de notre Chine !

Je n'ai pas besoin de dire quelles ont dû être mes stupéfactions, au fur et à mesure que je m'introduisais plus avant dans les mœurs de l'Occident. Non seulement les questions qui m'ont été posées révélaient la plus étrange ignorance, mais les livres mêmes qui avaient la prétention de revenir de Chine racontaient les choses les plus extravagantes.

Si l'on se contentait de dire que nous sommes des mangeurs de chiens, et que nous servons à nos hôtes des œufs de serpent et des rôtis de lézard, passe encore ! Je ne verrais pas non plus un grand inconvénient à ce qu'on prétendît que nous sommes des polygames, — il y en a tant d'autres, — et que nous donnons nos enfants, nos chers petits enfants ! en nourriture à des animaux... dont le nom m'échappe en français. Il y a des excentricités d'une telle nature qu'il est inutile de s'en alarmer ; il suffit de rétablir la vérité.

En toutes choses, il y a le vraisemblable et l'invraisemblable ; et il faut savoir distinguer entre les enfantillages et les choses sérieuses ; entre l'erreur et le parti pris.

Je n'ai pas tardé à reconnaître que c'était le parti pris qui entraînait l'erreur ; et je me suis promis, lorsque j'en serais un peu capable, de donner mes impressions personnelles sur la Chine, croyant que ma qualité de Chinois serait au moins aussi avantageuse que celle de voyageur pour remplir ce but.


*

Florilège

Religions
L'unité religieuse n'existe pas en Chine : où existe-t-elle ? l'unité est un état de perfection qui ne règne nulle part. Mais si la Chine a plusieurs religions dominantes, je m'empresse de dire qu'elle n'en a que trois. C'est bien peu !

Outre la religion de Confucius, il y a celle de Lao-Tsé qui n'est plus pratiquée que dans la basse classe et qui admet la métempsycose, et la religion de Fô ou le bouddhisme, doctrine qui appartient à la métaphysique, dans laquelle on trouve d'admirables points de vue.

Quant à l'athéisme, on a dit que c'était un produit de la civilisation moderne. Nous ne sommes pas encore assez civilisés pour n'avoir aucune croyance.

Mariage
En Chine, on considère comme des phénomènes le vieux garçon et la vieille fille. Le vieux garçon et la vieille fille sont des produits essentiellement occidentaux, et cette manière d'exister est absolument contraire à nos mœurs.

Les Chinois se marient de très bonne heure, le plus souvent avant vingt ans. Il n'est pas rare de voir des jeunes gens de seize ans épouser des jeunes filles de quatorze ans et l'on peut être grand'mère à trente ans ! On chercherait en vain des causes climatologiques dans ces dispositions de nos mœurs. Elles sont une conséquence de l'institution même de la famille et du culte des ancêtres.

Divorce
Le divorce autorisé par la loi est condamné par l'usage. C'est un fait indéniable. On aura beau dire, le divorce n'est pas une loi de nature, c'est la conséquence d'un certain état social.

Femme
On se représente généralement la femme chinoise comme un être amoindri, pouvant à peine marcher et emprisonnée dans son intérieur au milieu de ses servantes et des concubines de son époux. C'est là une de ces fantaisies de l'imagination qu'il faut cesser d'admettre, quoi qu'il en coûte à l'amour-propre des voyageurs.

La femme chinoise marche aussi bien que vous et moi ; elle court même sur ses petits pieds et, pour mettre le comble au désespoir des conteurs de merveilles, elle sort, se promène dans sa chaise, et n'a même pas de voile pour se protéger contre les regards trop indiscrets.

...La monogamie est le caractère du mariage chinois. La loi punit très sévèrement toute personne qui aurait contracté un second mariage, le premier étant valable. L'institution du concubinage n'enlève rien au caractère d'indissolubilité du mariage. Je pourrais même dire, au risque d'étonner mes lectrices, qu'il fortifie cette indissolubilité. La concubine ne peut entrer dans la famille avec ce nom qu'avec l'autorisation de l'épouse légitime, et dans des circonstances déterminées. Ce consentement n'est pas donné à la légère et il ne s'accorde que par esprit de dévouement à la famille et pour que le mari ait des enfants qui honorent les ancêtres.

Classes
On distingue en Chine quatre classes ou catégories de citoyens, selon les mérites et les honneurs que la coutume et les lois du pays accordent à chacune d'elles. Ces classes sont formées par les lettrés, les agriculteurs, les manufacturiers et les commerçants. Tel est l'ordre de la hiérarchie sociale en Chine.

Lettrés
Tous les individus appartenant aux quatre classes dont j'ai parlé dans le chapitre précédent sont admis à prendre part aux concours publics qui décernent les grades.

Ce droit est en lui-même plus précieux que tous ceux qui sont inscrits dans le code célèbre, emphatiquement nommé les Immortels Principes, ou les Droits de l'homme.

Il n'existe nulle part dans le monde un principe plus démocratique ; et je m'étonne qu'on n'ait pas songé à l'adopter dans les contrées occidentales, où les Immortels Principes n'ont pas encore assuré le meilleur des gouvernements et l'état social le moins imparfait.

Culte des ancêtres
Parmi les croyances qui tiennent le plus au cœur des Chinois il faut citer en première ligne celle qui se rattache au culte des ancêtres. C'est la base même de la vie morale en Chine.

Honorer les ancêtres, leur rendre un culte, est un devoir aussi important que celui de la prière chez les chrétiens. Il n'en existe pas de plus grand ni de plus populaire.

Ce culte existe dans toute la Chine, dans les plus humbles comme dans les plus opulentes familles.

Il constitue l'honneur même de la famille. J'éprouve une certaine gêne à faire connaître ces mœurs et à en faire l'éloge dans la société européenne où elles sont absolument opposées à l'idée que l'on se fait des ancêtres ; et je dois m'excuser pour la hardiesse de notre opinion relative à la constitution de la famille qui est considérée comme formée et de ses membres vivants et des âmes de ceux qui sont morts.

La mort ne brise pas le pacte de l'amour dans la famille : elle le divinise en quelque sorte ; elle le rend sacré. Les morts ne sont pas oubliés.

Plaisirs
La vie au dehors n'est pas organisée comme la vie à l'européenne. On ne cherche pas les distractions et les amusements hors de chez soi. Les Chinois qui ont quelque fortune sont installés de manière à n'avoir pas à désirer les plaisirs factices qui sont, en somme, la preuve qu'on s'ennuie chez soi. Ils ont pensé d'avance à l'ennui qui aurait pu les envahir et ils se sont prémunis contre l'occurrence. Ils n'ont pas pensé que les cafés et autres lieux publics fussent absolument nécessaires pour perdre agréablement son temps. Ils ont donné à leurs habitations tout le confortable que des hommes de goût peuvent désirer, des jardins pour se promener, des kiosques pour y trouver de l'ombre pendant l'été, des fleurs pour charmer les sens. A l'intérieur tout est disposé pour la vie de famille : le plus souvent le même toit abrite plusieurs générations. Les enfants grandissent, et comme on se marie très jeune, on est vite sérieux.

Je ne voudrais pas cependant laisser supposer que le monde chinois, et principalement la jeunesse, soit enchaîné par des coutumes tyranniques. Tout le monde connaît les exceptions dont il est inutile de parler. Mais on a présenté comme une exception ces bateaux appelés bateaux de fleurs qui se trouvent aux abords des grandes villes et que certains voyageurs s'entêtent à vouloir dépeindre comme des lieux de débauche. Rien n'est moins exact.

Les bateaux de fleurs ne méritent pas davantage le nom de mauvais lieux que les salles de concert en Europe. C'est une manière agréable de passer le temps quand il est trop lent. On trouve sur les bateaux tout ce qu'un gourmet peut désirer, et dans la fraîcheur du soir, auprès d'une tasse de thé délicieusement parfumé, la voix harmonieuse de la femme et le son mélodieux des instruments ne sont pas considérés comme des débauches nocturnes.

Quant à prétendre que ces réunions sont tout le contraire et qu'il s'y passe des scènes de cabinets particuliers, c'est absolument fausser la vérité. Les étrangers qui ont rapporté ces détails ont dépeint ce qu'ils espéraient voir, en échange des sérénades auxquelles ils ne comprenaient rien.


*

Maximes


J'ai recueilli quelques-unes de ces maximes, non pas toutes, — il me faudrait des volumes, - mais seulement celles qui sont connues dans « le monde où l'on s'ennuie » puisqu'on définit ainsi — spirituellement — le monde des lettrés. Je les cite dans l'ordre selon lequel elles se présentent à mon souvenir, et il en est plus d'une qui charmeront.

La vie a sa destinée ; la fortune dépend de la Providence.
Quoique la mer soit grande, les navires se rencontrent quelquefois.
Il est facile de faire une fortune ; il est difficile de la conserver.
L'or pur ne craint pas le feu.
Une bonne abeille ne prend pas la fleur tombée.
La vie d'un vieillard ressemble à la flamme d'une bougie dans un courant d'air.
Si élevé que soit l'arbre, ses feuilles tombent toujours à terre.
L'arbre planté par le hasard donne souvent de l'ombre.
Il faut avoir souffert pour connaître la souffrance d'autrui.
L'arbre dont la racine est profonde ne craint pas le vent.
Il est facile de recruter mille soldats, mais il est difficile de trouver un général.
Les habits doivent être neufs, les hommes anciens.
Le ciel ne crée pas un homme sans lui assurer une existence, comme la terre ne fait pas croître un brin d'herbe sans lui donner une racine.
La capitale a bien des charmes, mais le foyer a toujours le sien.
La fidélité ne recule pas devant la mort.
L'homme n'est pas toujours bon, comme la fleur n'est pas toujours belle.
Il ne faut pas être les esclaves de vos enfants, ils trouveront eux-mêmes leur bonheur plus tard.
La vraie charité consiste à envoyer du charbon aux pauvres, lorsqu'ils ont froid, et non pas à faire des présents à ceux qui sont heureux.
On élève un enfant pour venir en aide à la vieillesse, comme on remplit une tirelire pour les besoins à venir.
Avant de connaître le cœur, écoutez la parole.
Les portes du tribunal sont grandes ouvertes ; mais ceux qui n'ont que des raisons et pas d'argent n'y entrent pas.
A la mort, les poings sont vides.
Le mal est le mal quand il est fait avec la conscience qu'il peut être connu.
Le bien qu'on fait avec la pensée qu'il sera connu n'est pas le vrai bien.
Si vous ne croyez pas aux Dieux, regardez les éclairs.
Après bon vin, parole sincère.
La honte passe, les dettes restent.
Quand on est pressé, le cheval recule.
A travers la fente d'une porte on ne voit l'homme qu'en petit.
La selle fait penser au cheval.
Le marteau frappe la hache, et la hache frappe le bois.
Les parents éloignés ne valent pas les voisins proches.
Un mendiant ne monte pas sur une planche pourrie.
Demander à soi-même vaut mieux que demander aux autres.
La bouche doucereuse cache un cœur de rasoir.
Dix veilleuses ne valent pas une lampe.
Après avoir traversé l'amertume, on devient homme.
Avec une conscience tranquille on peut marcher dans l'obscurité.
Les bijoux ne sont jolis que lorsqu'ils sont montés, comme la fleur n'est belle que lorsque les feuilles la font ressortir.
Corriger le défaut de quelqu'un, c'est vouloir guérir la lèpre.
Un mari insensé craint sa femme ; une femme prudente obéit à son mari.
Il ne faut qu'un coup à un bon cheval, qu'un mot à un homme sage.
Un homme n'a besoin que de se corriger avec la même sévérité qu'il reprend les autres, et excuser les autres avec la même indulgence qu'il a pour soi-même.
Ce n'est pas le vin qui fait l'ivrogne, mais le vice.
Les hommes, quand ils sont heureux, ne brûlent pas d'encens ; mais quand le malheur arrive ils se précipitent aux pieds de Bouddha.
Ce que les supérieurs font est toujours poussé à l'extrême par les inférieurs.
Plus les talents s'exercent, plus ils se développent.
L'erreur d'un moment devient le chagrin de toute une vie.
Le tourment de l'envie est comme un grain de sable dans l'œil.
L'homme sage sait se plier aux circonstances comme l'eau prend la forme du vase qui la contient.


Ces maximes n'ont pas d'auteur connu ; elles habitent dans les mémoires et reviennent souvent dans les conversations et les écrits. Ce sont des habitudes de l'esprit.

Sans doute il en est d'autres qui ont un parfum de réalisme que le goût des délicats n'admettrait pas et que je passe sous silence. Je n'ai fait qu'un choix de ce qui peut être lu en français, ne connaissant pas assez le latin pour les traduire et braver... mes scrupules. Mais je me déciderai peut-être un jour à en reparler, lorsque j'aurai étudié Rabelais.

Téléchargement

tchengkitong_chinois.doc
Document Microsoft Word 535.5 KB
tchengkitong_chinois.pdf
Document Adobe Acrobat 759.1 KB