Paul Vial (1855-1917)
LES GNI ou GNI-PA
Tribu lolote du Yun-nan.
Les Missions catholiques, Lyon, tome XXV, 1893 ; et tome XXVI, 1894.
- Lolos : "Nous venons parler d'un peuple resté jusqu'ici inconnu, mais qui, par sa physionomie, ses mœurs, ses usages, sa langue, son histoire, présente le plus grand intérêt... Les coutumes civiles et religieuses de ce peuple et jusqu'à son idiome sont restées ignorées même des Chinois, dont la vaniteuse jactance les empêche d'étudier une race qu'ils traitent en ilote ; et les Européens, malgré leur bon vouloir, n'ont pu parvenir à percer le voile mystérieux qui enveloppe ces populations presque toutes cachées dans leurs vallées ou leurs montagnes."
- "Cette race, qui couvrait le territoire du Yun-nan, au moment de l'invasion tartare, est divisée en plusieurs tribus, parlant des dialectes sensiblement différents, et pourtant au fond la même langue, à peu près comme les diverses tribus bretonnes... Les Lolos aiment leur chez-soi et fuient l'étranger. Une fois leur timidité vaincue, ils m'ont ouvert tous les secrets de leurs âmes, de leurs mœurs, de leur langue, de leurs coutumes et même de leur histoire, autant que leur ignorance leur a permis de me l'apprendre."
- "Mon intention toutefois n'est pas de faire connaître toutes les tribus qui composent cette race primitive de la province chinoise du Yun-nan. Je me bornerai à parler de la tribu que j'évangélise spécialement, et qui est connue sous le nom de Gni ou Gni-Pa. Je l'étudierai sous ses divers aspects, et je ne dirai rien des autres tribus, à moins qu'elles ne se rencontrent sur mes pas dans mes courses apostoliques. Cette étude spéciale permettra de se former une idée assez exacte du caractère général de la race lolotte ; car, bien que les tribus diffèrent entre elles, elles ont néanmoins de nombreux traits de ressemblance."
Extraits : À travers le pays des Gni - Portrait d'ensemble - De la famille
Feuilleter
Télécharger/Lire aussi
Le pays des Gni s'étend depuis la sous-préfecture de Lou-leang au nord jusqu'à la
sous-préfecture de Mi-lée au sud, et depuis la ville de Lou-lan à l'ouest, jusqu'à celle de Koang-si à l'est. Il mesure, en suivant les grandes routes, quatre-vingts kilomètres du nord au sud, et
cinquante de l'est à l'ouest.
Tout le système orographique de ce pays dépend de la majestueuse montagne que les Chinois appellent Lao-koui-chaim et que les indigènes nomment Gepoma, c'est-à-dire Mont Royal. Cette montagne, à
peu près située au centre, court du sud-ouest au nord-est et divise le pays en deux parties bien tranchées.
À l'est, jusqu'à la plaine de Koang-si, le pays est bas, déprimé, profond, formé de vallons riches et de montagnes ombreuses. L'eau est abondante, et les terrains trop souvent marécageux. Les
habitants sont peu intelligents, on remarque que beaucoup sont affligés de goitres. Les mines de charbon (anthracite) sont abondantes et en exploitation.
À l'ouest du Gepoma, le pays est tout différent : élevé, pierreux, rocailleux, aride, il offre des sommets sans ombre et des vallons sans eau. Mais le Lolo est vif, ouvert, robuste, plein de
santé, et de bonhomie. La maison est solide ; ses écuries regorgent de bœufs, de chèvres et de cochons, le foin est entassé dans la grange ou en plein air, car il en faut pour l'hiver, à cause
non de la neige, mais de la sécheresse.
Chaque village possède un ou deux étangs où hommes et hôtes boivent et pataugent.
Les villages sont très espacés mais fort populeux. Les routes sont larges et les chars très employés ; mais, à l'encontre des chars chinois, l'essieu est immobile et les roues seules tournent. Le
pays n'est ni plaine ni montagne, il monte insensiblement de l'ouest à l'est et appuie ses derniers contreforts sur le dos du Gepoma.
Tel est le pays que je veux visiter.
Je partis huit jours après le premier de l'an chinois : grande fête et par conséquent grande
affluence à la source du dragon noir Heo-long-tan (Jenœ-du). C'était l'occasion de rompre une lance contre le diable.
Je pars à pied, en compagnie d'un grand nombre de chrétiens, portant mes petits objets de voyage et de curiosité. L'étape n'est pas longue (huit kilomètres). On chemine d'abord à travers champs,
car nous sommes dans la saison morte. De ci de là, nous rejoignons des Chinois, des indigènes, qui se rendent à la fête, c'est-à-dire à la foire.
Pas n'est besoin de porter son dîner, car on peut compter que là où il y a foule, se rencontreront les petits marchands de comestibles.
À notre droite on aperçoit la ville de Lou-lan, assise entre deux collines.
À gauche, plus près de nous, c'est le village de Pee-long-lan (A-mœ-tsiœ) en grande partie indigène, où vivent quelques familles chrétiennes. Il est adossé à la montagne, et possède une
source abondante, cause de nombreux procès. Un village chinois, placé plus bas, prétend disposer tout seul de l'eau ; c'est presque une répétition de la fable le Loup et l'Agneau. Vous allez
supposer que l'affaire est claire, eh bien ! il y a dix ans que l'on plaide. C'est qu'en Chine la justice a les yeux bandés : elle ne distingue le vrai du faux qu'en palpant de la main.
Nous sortons de la plaine et le chemin devient montant et rocailleux. Bientôt le calcaire
surgit de terre sous les formes les plus bizarres : ici c'est l'enceinte d'un château-fort, là un monolithe aigu, plus loin un trou de poterne ou des silhouettes d'animaux pétrifiés. Un petit
berger, à la mine gaie, au regard vif, perché au sommet, jouait de la flûte en veillant sur ses chèvres.
— Hé, là-haut ! lui criai-je ; où est la route de Jenœ-du ?
— Par ici.
Et sa flûte nous indique la passe.
Parvenu sur la crête, nous entrevoyons un gouffre et tout au fond des êtres qui s'agitent. C'est la source.
Nous descendons rapidement et bientôt nous arrivons au bord d'une petite rivière qui sort, en bloc, d'une caverne souterraine dont les eaux bleues ne font point soupçonner la profondeur.
Mais voici un cirque aux parois gigantesques, et une rivière aux eaux claires qui sourd de dessous le roc, touchante image de la fontaine de Vaucluse. Ce souvenir réveille en mon cœur les
impressions de ce beau temps de la vie où, petit élève de l'École apostolique d'Avignon, je me plaisais, avec mes condisciples, à rêver de nos futurs exploits. Nous sommes dispersés dans les cinq
parties du monde ; par l'imagination je les réunis tous de cette source, et, assis en groupe, nous nous racontons avec enthousiasme les victoires de Dieu sur le démon.
Pour mieux voir et ne pas être pressé par la foule, j'avise un tertre qui surplombe la source. Vaine précaution ; on se rassemble autour de moi, on s'accroche aux buissons, on se hausse pour
mieux me contempler. Du reste, les visages, quoique chinois, me semblent sympathiques et la conversation s'engage. La moindre poussée nous aurait précipités dans l'eau.
Tout à coup, les hauteurs du cirque se couronnent de nuances nacrées ; je braque ma jumelle et je distingue les couleurs voyantes des vêtements indigènes. Les Lolottes ont revêtu leurs plus beaux
habits, et sous les feux du soleil, volontiers on aurait pris ces bergères pour des reines descendant de leur trône (voir la gravure).
Quelques-uns qui me connaissaient, m'adressent la parole, et je leur réponds en ami. Peu à peu les Chinois s'effacent et cèdent la place aux nouveaux venus. Nouvelle conversation moins brillante,
mais plus cordiale.
En bas, tous les yeux sont fixés sur moi : Chinois et Lolos me montrent du doigt comme quelque chose d'extraordinaire.
Il fallait cependant dîner, je descends donc vers les échoppes, précédé et suivi d'une troupe de chrétiens venus d'un peu partout. La foule est compacte, les rangs serrés ; mais je n'entends
aucune parole offensante, je ne vois pas de ces figures dont les yeux expriment le dédain.
Après un léger repas, j'achète quelques cannes à sucre, que je distribue aux enfants. Au loin on entend le canon ; c'est le mandarin qui approche, précédé de sa marmaille, de chevaux en papiers,
d'immenses bâtonnets d'encens hauts comme un mât, et autres diableries que l'on doit offrir au dragon de la source ; pour moi, c'est le moment de partir. Cette fois, suivi seulement de mes
domestiques, je prends la route de Sokoy (Sekœje) où je dois passer la nuit.
* * * * * * * * * * *
Nous voilà bientôt au milieu d'un désert, non de sable mais de rocs, d'où surgit une agreste végétation faite d'arbres noueux et de lianes tortueuses. Là-bas on aperçoit un bosquet plus sombre et
plus épais ; c'est, sans doute, le bois sacré. À son ombre doit s'étendre le village, et de fait, au détour d'un rocher qui se dresse comme un gardien vigilant, nous entendons le cri des coqs et
l'aboiement des chiens.
À peine suis-je aperçu que tout le monde est dehors et je me vois invité à dîner par autant de familles qu'il y a de maisons.
Une de ces familles possède une maison et des terrains à Lou-mei-y ; c'est chez elle que je descends. Le maître est un devin (pimo) assez renommé, qui m'avait donné quelques leçons non pas de
magie, mais d'écriture, car c'est chez eux seulement que s'est perpétuée la science des caractères lolos.
Après dîner, pour faire plaisir à toutes ces bonnes figures, je dresse mon harmonium et je joue quelques airs champêtres.
Actuellement, je possède dix familles chrétiennes dans ce village qui en compte trente.
Le Gni est de grandeur moyenne ; mais, parmi les hommes et même parmi les femmes, les
tailles élevées ne manquent pas. Il est élancé ; les épaules sont carrées, la tête petite ; la couleur de la peau est bistre, et tient le milieu entre le noir et le blanc. Le teint est hâlé ; les
cheveux d'un noir vif sont assez rares ; les cheveux châtains clairs et blonds dominent. Le front n'est jamais fuyant ; les yeux sont sur la même ligne et un peu enfoncés ; le nez petit, presque
jamais épaté, souvent aquilin ; la poitrine est bien développée. Quand le Gni marche, il penche le buste un peu en avant ; ses pas sont largement arqués et quelque peu lourds.
Le Gni est malheureusement craintif ; son premier mouvement est de vous éviter. Montrez-lui du cœur, il devient vite familier, mais d'une familiarité honnête, franche, aimable ; allez plus avant,
prouvez-lui que vous l'aimez, que vous l'estimez, et il vous recherchera, il vous entourera. Survienne un Chinois, il se serrera contre vous comme pour vous prier de le défendre.
Le Gni ne sait pas converser. Il ne sait pas construire une phrase. Qu'il donne un renseignement ou qu'il conte une historiette, il commence par le premier bout venu, qui n'est presque jamais le
bon.
Je ne me souviens pas d'avoir obtenu un seul renseignement clair. Les plus forts lettrés que j'ai interrogés pour la traduction de leurs livres, n'ont jamais pu aller au-delà d'un mot à mot
informe, ou d'un à peu près très nuageux ; et quand, à force de travail, je leur donnais ma traduction, ils en étaient émerveillés comme d'une découverte.
* * * * * * * * * *
Le Chinois a une intelligence captieuse, tortueuse, marchande. Agriculteur par force, d'instinct il est commerçant. Dès qu'il a espoir du moindre gain, il abandonne la pioche, pour courir après
la sapèque. Il ne s'enrichira pas, il le sait, il y perdra ses habits, soit ; mais il trafiquera.
Le Gni est tout autre, son intelligence toute droite ne ne peut se plier aux jeux de la bourse ; il n'a de l'amour que pour son champ, et il ne se plaît qu'au milieu de ses bêtes. Là, sans crier
: « Vive la liberté ! » Il en jouit largement. Ce n'est pas toutefois qu'il soit indépendant de caractère. Plus que le Chinois, il se laisse entraîner par l'exemple ; mais étant d'une
civilisation peu avancée, n'ayant chez lui, dans son village, aucun maître bien redoutable, il agit et vit à peu près à sa guise.
On connaît la tyrannie du Chinois. Chacun tient à sa part de domination : le frère aîné sur le plus jeune, la sœur aînée sur la cadette, le vieillard sur l'enfant, le lettré sur l'illettré, etc.
Pour cela tout est mesuré, calculé ; la voix, le mot, le geste ; l'habit, la couleur ; rien, absolument rien n'est laissé, à la spontanéité, au naturel, au sentiment, au bon cœur ; tout est
sacrifié à la hiérarchie. Le suprême dans le genre est d'être plein de son importance et de la montrer en toute occasion. C'est le contre-pied de l'esprit européen, et surtout de l'esprit
catholique.
Le Gni a d'autres défauts, mais non pas celui-là ; il n'est ni orgueilleux, ni jaloux, ni opiniâtre, ni calomniateur ; il saura même atteindre là où jamais Chinois n'a encore pu s'élever ; il
saura pardonner une offense. Jamais, depuis que je les évangélise, une parole de blâme n'a été dite contre notre sainte religion. Il ne comprendra pas ; mais il se gardera bien de
déblatérer.
Chacun, chez lui, vit à sa guise. L'autorité paternelle, bien que toujours respectée, a été fortement affaiblie.
Un jour, assis au milieu de la place d'un village, je montrais quelques curiosités d'Europe. J'étais fortement pressé, et, malgré mes instances, personne ne bougeait pour me faire un peu de
place. Tout à coup, l'un des Gni prend une trique, s'introduit au centre et fait tourner son bâton. Chez les Chinois, c'eût été l'occasion d'une rixe sanglante, de pourparlers, de complications,
de procès peut-être. Mes indigènes se contentèrent de reculer et même de rire.
Ce sont de grands enfants, conduits par un simple bon sens et un bon instinct naturels. Tous parlent à la fois. Quand tous ont placé leur petit mot, on s'en tient, en général, à l'avis de celui
qui a pris le ton le plus convaincu.
Mais de la résolution à l'action il y a loin. La célérité, la promptitude, l'activité ne
sont pas le fait du Gni. Il est cependant dur au travail, il chante avec vérité :
Le matin me trouve à la montagne,
Le soir me trouve à la montagne.
La femme ne le cède en rien à l'homme.
Avec le travail, il aime la danse, la lutte, la chasse et le vin.
La moralité des jeunes gens laisse malheureusement à désirer.
Mais je puis affirmer que les mauvaises paroles sont sans contredit moins fréquentes et surtout moins obscènes que chez les Chinois.
Les visages des Gni ne portent aucune marque de dégradation ; l'intelligence reste claire, le cœur bon, le sentiment délicat. On dirait vraiment qu'ils n'ont pas l'air de se douter du mal qu'ils
commettent.
Oh ! ce n'est pas moi qui, même à ce point de vue, mettrai le pauvre Lolo au-dessous de l'orgueilleux Chinois ; le rite, tout puissant chez celui-ci, veut qu'on prenne un air grave ; que la femme
soit le plus possible cachée aux yeux et qu'en tout cas elle sache se revêtir d'un masque de pruderie qui attire le regard. Mais pourquoi sa conversation est-elle si souvent sans pudeur ?
Pourquoi sa parole est-elle d'une obscénité si raffinée ? Pourquoi cette habitude de soupçonner le mal partout et en toute occasion ? Pourquoi ce rire bestial et mauvais vient-il si souvent
enlaidir son visage, quand une parole à double sens réveille sa concupiscence ? Je ne parle pas de cette hideuse passion de l'opium que mes Gni ne connaissent pas.
* * * * * * * * * *
Autant la Chinoise est maniérée, prétentieuse, vaine et soupçonneuse, autant la femme gni est simple, naturelle, douce, sympathique, élégante sans recherches, hardie sans impudence, honnête sans
pruderie.
Jeune fille, elle court, s'amuse, pleure rarement. Jeune femme, elle travaille du matin au soir, et quand, dans sa montagne, la moisson est récoltée et que les travaux ne pressent pas, elle
descend dans la plaine où la moisson est mûre, travaille pour son propre compte et, avec son salaire elle achète de la toile et retourne chez elle. Vieille femme, elle ne sort plus, s'occupe du
ménage, des épargnes et fume sa pipe.
Les jeunes filles ni ne fument ni ne boivent.
* * * * * * * * * *
Tandis que le Chinois voyage partout, voyage toujours, usant de tous les moyens, essayant tous les métiers pour atteindre la fortune ; le Gni aime son village, sa maison, son foyer. En dehors de
là, il court, il se presse. Il ne vit plus. À peine a-t-il perdu de vue la cime de sa montagne que son cœur est pris de nostalgie.
Quand on entre dans un village chinois, vers neuf heures du matin, on remarque le visage
hâve et hagard des fumeurs d'opium traînant çà et là leurs souliers éculés et leurs habits rapiécés.
Les vieilles femmes sont assises sur la porte, ayant à côté d'elles un carton sans couleur renfermant tous les détritus de toile qu'elles ont pu trouver et qui formeront bientôt ces petits
souliers que l'on prendrait pour une boîte à tabac.
Les jeunes filles, dans l'intérieur, lavent la vaisselle ou s'occupent du ménage en se disputant.
Les jeunes gens fument une longue pipe de cuivre on attendant que le moment de travailler soit venu.
À vos côtés, une femme qui a perdu une poule vomit mille imprécations s'adressant à quelqu'un qu'elle connaît, qu'elle voit, mais dont elle ne prononcera pas le nom, car elle n'a pas de preuves
palpables ; l'autre, le coupable, se tait et rit dans sa barbe, comptant bien recommencer une autre fois.
Entrez maintenant dans un village gni. Ce qui vous étonne d'abord, c'est l'agilité et l'ardeur de tout le monde.
Les jeunes filles reviennent de la montagne portant un fagot de bois ; les jeunes gens reviennent des champs ; la mère fait la soupe et les vieux attendent le moment du repos en arrangeant la
basse-cour. Entrons : la maison a neuf mètres de long, cinq mètres de profondeur et six mètres de haut ; les murs sont en pisé et le toit en chaume.
Il n'y a qu'une porte et dans le pignon un trou qui peut s'appeler fenêtre.
D'un côté, la cuisine où l'on trouve, en tâtonnant, l'escalier qui monte au grenier, je veux dire la chambre à coucher. De l'autre côté, l'écurie ; au milieu, les instruments aratoires.
Si les familles sont riches et nombreuses, ce qui est très fréquent, on bâtit plusieurs maisons, et alors la cuisine et la porcherie sont dans un bâtiment séparé.
Ne cherchez ni lit, ni banc, ni table. Ce sont des meubles de luxe et partant inconnus. Un hôte arrive-t-il ? on lui présente avec un sourire une bûche de bois pour s'asseoir, un bol plein de
braises pour allumer sa pipe et une ou deux feuilles de tabac en attendant le dîner.
Est-ce le Père ? Soupçonne-t-on qu'il a quelques verroteries en poche ? Enfants, garçons et filles se pressent modestement à ses genoux et lui demandant par un sourire, par un coup d'œil, et même
par un bon coup de langue, l'objet de leur suprême ambition.
Êtes-vous réservé ? un peu froid ? la marmaille se retire sans bouder, mais c'en est fait peut-être de votre réputation, et si la porte vous reste encore ouverte, les cœurs vous sont
fermés.
Êtes-vous, au contraire, ouvert, simple, paternel, généreux, sachant que ces excellentes natures ne dépasseront jamais les bornes de la plus honnête décence et révérence ? bientôt, ces bonnes
figures s'épanouissent, les yeux brillent, les mains se tendent, et un « gebo » (merci) plein de joie viendra vous rendre le plaisir que vous leur faites.
Derrière la porte, apparaît la jeune mère. Elle ne vous dira rien. Sachez deviner sa pensée et déposez dans sa rugueuse main quelques perles pour elle et son poupon.
Voici que de nouvelles figures s'encadrent dans la porte ; ce sont les autres enfants,
averties par leurs compagnes, qui viennent demander leur part de distribution. Vous ne pouvez plus reculer et puisqu'il le faut, allez vous-même de l'avant, faites un signe et l'avalanche est à
vos pieds. Voulez-vous pousser la générosité jusqu'au bout, pour l'amour de ces jeunes âmes, laissez-vous regarder, approcher, certain que la plus grande familiarité indigène ne dépasse jamais
les bornes d'une révérencieuse discrétion.
Avez-vous apporté quelques curiosités étrangères ? ne les sortez de leur cachette que si vous êtes héroïquement prêt à sacrifier votre repos et à répondre à mille questions.
En dehors de ces ennuis, ne craignez rien ! plus vous serez patient, plus vous entrerez dans le cœur de ce bon peuple. Faites le tour du village ; voyez comme ces visages vous regardent ; comme
ces voix vous parlent. Certainement vous êtes déjà des leurs. Entrez n'importe où ; tout de suite on vous apportera un tison pour allumer votre pipe, une bonne bûche ou un dessous de cuvette en
bois pour vous asseoir.
Mais le dîner est prêt : rentrons chez notre hôte. Une âcre odeur nous saisit ; sur la terre gisent une natte, une pile de bols, un faisceau de bâtonnets, un panier de riz tout chaud. Le maître
de la maison descend joyeusement sa cruche d'eau-de-vie de grain à deux ou trois sous la livre, et la bourgeoise dépose tout fumant un gros baquet dans lequel nagent pommes de terre, choux, lard,
piment, raves, carottes, etc.
Tout en haut, une bûche vous attend et la famille s'assied autour.
Vous pensez peut-être que ces sauvages n'ont pas de politesse. Hélas ! Ils en ont trop.
D'abord, on verse le vin. C'est à qui refusera, à qui versera : puis on déguste la liqueur gravement sans parole. Les femmes qui connaissent le système ne sont pas encore à table ; on chauffe
sans doute le thé.
Peu à peu les bols se vident et se remplissent de riz ; c'est à qui donnera, à qui refusera ; si vous êtes trop modeste et que vous reculiez, on vous poursuivra jusqu'au bout de la chambre.
Les dames, les jeunes filles, les garçons, sont plus simples et se servent ou se laissent servir.
Enfin on attaque le plat ; renouvellement de politesse. Les langues se délient. Pendant ce temps, faisant abstraction de toute cérémonie, je mange, je bois ; puis, rassasié, je me lève, je sors,
attendant qu'on veuille bien lever la table. J'avoue que ces bons Gni abusent trop souvent de ma patience et de ma bonne volonté : ils dînent, ils parlent, ils boivent, lanternent, posément et ne
se retirent qu'à regret.
C'est que le riz et le lait ne se montrent pas souvent ; la nourriture ordinaire se compose de sarrasin, de maïs, d'avoine avec un peu de piment, des fèves et quelques racines sauvages. Tout
passe avec du vin et une pipe.
Si les plats ne sont ni délicats, ni nombreux, ils sont abondants. Ces Lolos sont moins à plaindre que les riches qui gémissent de ne pouvoir manger devant une table chargée de mets
délicats.
Le travail est la vie du Gni. Levée avant l'aurore, la jeune fille prend sa serpette et sa
courroie accrochée au sommet du lit et court à la forêt chercher un fagot de bois. Le jeune homme se rend aux champs, inspecte, pioche, sarcle, jusque vers neuf heures du matin.
La jeune fille, revenue bien avant le déjeuner, lève le nouveau-né, l'habille, le porte à travers le village, en attendant que sa mère qui prépare le repas ait le temps de l'allaiter. Quand tout
est prêt, on se lave avec un peu d'eau chaude ; une seule cuvette sert pour quatre à cinq personnes ; les mains font office de linge. Puis on se met à table.
Le déjeuner fini, on prend la récréation. Les animaux vont paître, conduits par les petits enfants. Les grandes personnes se rendent aux champs et la porte est fermée à clef.
La mère revient vers trois heures et prépare le dîner, car on ne fait que deux repas par jour. Bœufs, chèvres, moutons, cheval, tout rentre posément. Avant la nuit ou leur porte encore du
foin.
Après le dîner, on s'occupe de la volaille et du porc dont on entend les cris perçants. Si la moment de l'engraisser n'est pas venu, il devra se contenter des eaux ménagères et de son ; s'il faut
l'engraisser, il aura à discrétion du maïs et certaines feuilles sauvages dont il est très friand. Au jour de l'an, il passera de sa bauge au plafond dont la chaleur le fera suinter en
gouttelettes de graisse.
Les jeunes gens décrochent leur mandoline, et vont prendre le frais sur la place. Les filles
s'emparent du chanvre et le filent en s'entretenant des incidents de la journée.
Parfois les uns et les autres vont gambader, chacun de leur côté, sans que jamais on puisse remarquer la moindre inconvenance.
Le jeu préféré des garçons est celui de la palette que l'on s'efforce, avec le pied, de faire suivre un chemin déterminé. Le jeu préféré des filles est le saute-mouton.
Si la soirée est belle, on se retire très tard. Le lit est formé d'une natte, et la couverture, d'une peau de chèvre ou d'un manteau de feutre.
Du reste, les couvertures ne sont pas nécessaires, car la chaleur du feu et des animaux, l'absence de fenêtres font que la maison est toujours très chaude.
Un jour, faute de place, le jeune maître de maison m'avait cédé son coin en face du feu et, sans doute, pour me faire plaisir, il l'activait pour qu'il ne s'éteignît pas. Je suais et me tournais
comme saint Laurent sur son gril ; mais, ce qui m'étonnait, c'est qu'entre moi et le feu mon hôte s'était étendu de tout son long et ronflait les poings fermés. Cependant le lendemain je
déménageai, préférant coucher dans la grange aux bêtes.
Mes indigènes supportent le froid comme le feu. Habillés d'un large pantalon de coton ou de chanvre, et d'un veston de chanvre, ils affrontent vent, pluie et neige. Si le froid est par trop
intense, ils resteront à côté du feu en attendant le beau temps.
Les vachers, les chevriers ne sortent jamais sans emporter leur manteau fait d'une espèce de cofferdam ou enveloppe fibreuse du palma chamarope, vêtement qui leur enveloppe tout le corps et qui,
de loin, leur donne la forme d'enfants des bois.
Le gouvernement de la maison est dévolu à la mère : c'est son royaume et quiconque y entre
devient son sujet.
On a souvent dit que, chez les Lolos, l'homme ne travaille pas et que la femme est une bête de somme ; pour preuve on rapporte qu'à la maison il ne fait rien, si ce n'est peut-être de dorloter
les enfants.
Cette appréciation vient d'une étude superficielle. Il est vrai que souvent on voit un gros gaillard porter l'enfant sur les épaules et le promener sur la place ; mais pourquoi ? parce que le
travail des champs est terminé et que la maison ne le regarde pas. Le travail de l'homme est plus dur mais moins long ; le travail de la femme est plus doux et journalier, chaque jour ramène ses
peines parce que chaque jour il faut manger, nourrir les bêtes, habiller les enfants, approprier la maison.
Au contraire les travaux de l'agriculture ont des relâches, parce que la bonne nature en fait elle-même la moitié.
Dans un village indigène il est rare de voir une jeune fille sans un bambin sur le dos, c'est le berceau des nouveau-nés pendant le jour.
Chez le Chinois le père est tout, la femme n'est rien.
Chez l'indigène Gni, la mère porte vraiment le sceptre de l'éducation. Peut-être faut-il attribuer à cette particularité le caractère cordial, enfantin, sympathique, tendre et curieux que les
Lolos conservent toute leur vie.
À l'occasion du mariage chez les Gni, les parents ne peuvent imposer leurs vues et ils se gardent bien de le faire. L'habitude chinoise de fiancer les enfants dès le bas âge commence cependant à
s'introduire parmi les Lolos ; mais avec ce correctif que, malgré les présents et les gages donnés et reçus, les jeunes gens restent libres en dernier ressort de consentir ou de refuser.
En pratique, l'avis des fiancés est toujours demandé.
La loi chinoise n'accorde rien ni à la fille ni au gendre ; seuls les garçons peuvent espérer une part d'héritage ; aussi la naissance d'une fille n'apporte-t-elle aucune joie à la famille ; sauf
cependant, en certains pays, comme au Yun-nan, où l'on peut avoir l'espoir de la marier pour une forte somme.
Le gendre, en Chine, est le souffre-douleur de la maison ; c'est sur lui que se déchargent toutes les colères et toutes les haines. Il est l'humble serviteur, l'esclave de tout le monde jusqu'au
jour où le maître de la maison, ne trouvant plus de profit à le nourrir, le met à la porte, ne lui laissant emporter que ses habits et emmener que sa femme à laquelle ne tarderont pas à être
rendus avec intérêts les coups reçus.
Chez les Gni, garçons, filles, gendres, tous sont sur le même pied ; bien plus, un gendre a droit à double héritage, au sien d'abord, à celui de sa femme ensuite.
Si la fille sort de la maison pour entrer dans une autre, la mère lui fait cadeau de quelques terrains qui lui appartiennent en propre ; la jeune mariée peut toujours revenir au logis paternel et
y vivre comme les autres membres de la famille. Ces cas n'arrivent que trop souvent, car le mariage, s'il est toujours consenti librement, est défait, tout aussi librement.
Le divorce, cette plaie de la famille et des nations qui tombent, fait de grands ravages chez les Lolos.
Il est assez difficile de préciser les causes qui amènent ces ruptures ; les cas d'infidélité de l'un ou de l'autre conjoint n'entrent en ligne de compte que lorsqu'ils deviennent trop
scandaleux. La stérilité de la part de la femme, la paresse de la part de l'homme, et surtout la triste habitude de l'opium, sont, je puis dire, les raisons principales de tout divorce.
Chez les Lolos où la pratique de la liberté est largement appliquée, la femme, laborieuse et intelligente, secoue vite le joug de l'époux qui l'embarrasse.
*
Lire aussi :
- Paul Vial : Les Lolos. Histoire, religion, mœurs, langue, écriture.
-
François Crabouillet : Les Lolos.
- xxx