Ludovic de Beauvoir (1846-1929)
VOYAGE AUTOUR DU MONDE... LA CHINE
Plon, Paris, 3 tomes 1867-1872. Extrait présenté : Tome 2, pages 348-448. Tome 3, pages 5-146.
- "J'avais vingt ans, depuis huit jours seulement, quand je faisais voile pour l'Australie, et qu'après avoir, sur un parcours de seize mille neuf cents lieues, visité tant de contrées du globe comme en un magnifique panorama, je viens affronter à vingt-deux ans les périls de la publicité."
-
"Le culte des Chinois pour les morts a quelque chose de touchant, bien fait pour contraster
avec leur cruauté classique, leurs tortures et leurs exactions sur les vivants... la Chine semble ne vivre absolument que pour vénérer les morts ; c'est là le point caractéristique de cette
nation."
-
"J'ai passé de longues heures [devant le palais d'Été] à réfléchir à la triste fin de
cette expédition si hardiment, si vaillamment et si merveilleusement conduite pour l'honneur des armes françaises jusqu'au jour néfaste du pillage et de l'incendie ; à contempler ce qui fut
le palais d'Été, et à rougir malgré moi devant de pauvres mendiants qui nous montraient du doigt et semblaient nous appeler voleurs et incendiaires."
Extraits : Macao. Les barracons ou la traite des Chinois — Promenades dans Canton — L'humiliation du palais d'Été
Feuilleter
Télécharger
Au haut du Monte, nous visitons d'abord les ruines d'un couvent de jésuites, puis nous
étudions en détail la chose la plus caractéristique de Macao : les « barracons », entrepôts célèbres de la prétendue « émigration des coulies », plus justement flétrie du nom de traite des
Chinois. La première boutique du marchand d'hommes chez lequel nous entrons se présente sous les dehors les plus riants : des terrasses ornées de fleurs, de grandes poteries chinoises, des salons
à meubles d'acajou ; ce sont les salles de réception... pour les fonctionnaires. Un petit bureau dans un coin, avec des piles de gros livres usés, vient seulement nous rappeler que c'est là que
se fait « l'enregistrement de la chair humaine ». Les murs sont couverts de tableaux à grand effet (ce peuple aime tant les arts !), représentant les fortunés navires destinés à transporter
lesdites cargaisons de « fils du Ciel » sous le soleil meurtrier de plantations de Cuba ou dans les puits fétides de guano du Pérou. Je regrette d'avoir à dire que le pavillon français se montre
beaucoup trop dans ces tristes annonces.
Au premier abord, cela paraît donc magnifique. Mais après les civilités d'usage faites aux moricauds maîtres de céans, nous apercevons de longs corridors où, de droite et de gauche, sont entassés
dans des hangars tous les Chinois « en partance pour l'émigration ». Ils sont là, attendant le départ, la figure décomposée, le corps aux couleurs blêmes ; à peine vêtus de guenilles pourries,
ils portent le cachet hideux de la misère sale, et gisent dans la plus abominable infection.
C'est une trop déplorable histoire que celle de la traite des Chinois : quoiqu'elle soit née seulement depuis dix-neuf ans, elle compte les plus horribles massacres, les plus infâmes
spéculations, mille fois plus d'atrocités que la traite des nègres qu'elle a remplacée : du sang, toujours du sang !
Les provinces du sud de la Chine sont en proie à des guerres intestines qu'aucune force n'a pu encore étouffer : les prisonniers que fait le clan vainqueur sont vendus par lui à un « acheteur
d'hommes » portugais, qui a des agents en croisière le long des côtes ; tel est le principal mode de recrutement ! Puis les pirates innombrables dont cet archipel est le nid le plus fécond
viennent apporter à ces entrepôts la plus belle part de leurs prises : de pauvres pêcheurs surpris en nombre inégal. Enfin, unis par l'appât d'un gain réglementé entre eux, de misérables
entrepreneurs chinois et européens s'entendent pour attirer par mille réclames et pour convoyer à crédit, des troupeaux de joueurs qui viennent tenter la fortune aux maisons de jeu légales que
nous visitions avant-hier soir. Pour deux qui gagnent, vingt perdent jusqu'à leur dernière sapèque, et, débiteurs abusés, ils doivent, pour payer, s'abandonner en chair et en os à leurs
fallacieux créanciers. Si nous avons vu cette coutume à Siam pour les femmes, les enfants et les esclaves, nous la retrouvons aujourd'hui en Chine pour l'homme libre lui-même ; il paye donc de sa
liberté.
Pris par la force ou trompés par la ruse, des milliers de pauvres diables sont donc, sans contrôle aucun, embarqués d'ici pour leurs lointaines destinations. Cinq fois sur dix, une révolte naît à
bord, et l'équipage européen est massacré sans merci ; ou bien, par la cruauté d'un capitaine irrité, les cargaisons humaines tout entières meurent étouffées dans la cale. Je crois qu'il n'y a
pas au monde de récit plus dramatique que celui de pareils voyages : pendant quatre ou cinq mois de mer, des hommes vendus, traités comme des bestiaux, enfouis dans une cale fétide, ne
doivent-ils pas devenir de vraies bêtes féroces, quand la fureur de la faim et de la soif, le besoin torturant d'air et de liberté, les décident, par cinq et six cents, à se jeter sur une
quinzaine de matelots européens, instruments aveugles de la spéculation, et devenus à leurs yeux des bourreaux ?
Les plus heureux sont ceux qui arrivent à destination pour y passer de longues années en esclavage : leur vie pourtant est bien plus dure que celle des nègres. Car, dans le noir, le planteur ou
l'extracteur de guano voyait sa propriété et la ménageait pour la faire durer ; tandis que du Chinois, qui n'est qu'un usufruit de quelques années, il ne songe qu'à tirer le plus de besogne
possible en un temps donné, sans s'inquiéter de l'avenir.
Ne sachant ces détails lointains que par ouï-dire, je puis du moins me faire une idée des soixante et quelques émeutes qui ont ensanglanté ces navires d'émigrants par le récit du naufrage de la
Martha, publié à Hong-Kong en janvier dernier. Les coulies paraissaient animés d'un tel désespoir en perdant de vue les côtes de la Chine, qu'ils durent être confinés dans la cale ; tandis qu'un
sur vingt était, en otage, attaché dans les barres de perroquet. La nuit, la crainte d'une émeute avait fait semer sur le pont une centaine de biscaïens armés de pointes, destinés à les empêcher
de faire irruption, leurs pieds nus devant se blesser sur ces projectiles » Néanmoins ils rompirent les écoutilles, tuèrent dix hommes, garrottèrent les autres, et manœuvrèrent si mal qu'après
cinq jours ils firent naufrage : une moitié périt dans la mer ; deux matelots seuls se sauvèrent et racontèrent cette tragédie qui glace d'épouvante !
Si tel est le fond des choses, si depuis 1848 jusqu'en 1856 l'autorité locale a fermé les yeux sur ce commerce immoral, il est juste de dire qu'à partir de cette dernière époque le gouvernement
portugais a pris la surveillance de ce qui n'avait été jusqu'alors, même avant le départ, que désordre et inhumanité. Après bien des questions, voici ce que je puis vous dire sur l'état actuel
des coulies, au point de vue de l'embarquement : les malheurs, les révoltes en pleine mer échappent naturellement à la juridiction portugaise, et ne diminuent pas pour si peu. D'ailleurs, si
l'inspection du barracon tend à prouver que les coulies montent libres sur ces infâmes bateaux, il n'est pas moins vrai qu'ils débarquent plus légalement esclaves à Cuba ou aux îles de guano
!
Il part chaque année de Macao environ cinq mille Chinois pour la Havane et huit mille pour le Callao. Certes, si l'émigration était dirigée par des bureaux désintéressés et honnêtes, elle serait
un immense bienfait pour le pays qui manque de vivres comme pour celui qui manque de travailleurs, et il faudrait saluer de la plus vive sympathie ces jonques libératrices, dégrevant de l'excès
de la plus féconde des populations du globe cette Chine dont le sol n'est pas riche partout, et qui est loin de pouvoir nourrir tous ceux qu'elle porte sur sa surface. Mais alors il ne faudrait
pas que les clans de pillards, les pirates et les enjôleurs fussent les premiers agents, marquant toute l'entreprise d'une tache originelle que rien ne peut effacer. C'est dans ce recrutement
qu'est la racine du mal ; on aura beau plus tard, à Macao, demander à ces milliers de coulies s'ils partent ou non de leur plein gré ; que signifiera leur réponse affirmative ? Une fois saisis
par les griffes des agents devenus des créanciers, une fois lancés dans les bureaux du barracon par des commissionnaires qui reçoivent de quarante à cinquante francs par tête d'engagé, une fois
livrés par contrat signé entre les enrôleurs et les mandarins de l'empire qu'ont gagnés des pots-de-vin, les malheureux ne doivent-ils pas mentir par la gorge à l'inspecteur portugais qui leur
demande de signifier, oui ou non, leur consentement ? Car ils savent que s'ils refusent de partir, trois intéressés, créanciers, commissionnaires et mandarins, s'acharneront sur eux avec toutes
les horreurs de la plus implacable vengeance ; traqués et torturés, mourant de peur et de faim, ils retomberont presque forcément sous leur joug odieux et sous leurs coups meurtriers.
Bref, après la première infamie de la capture par les agents subalternes, voici comment se continue... le négoce ! Celui qui « a fait la commission dans l'article homme » reçoit, par tête de
Chinois livré, cinquante francs pour lui et environ trois cents francs pour le vendeur. Le Portugais demi-nègre qui nous promène dans ses magasins en a ainsi aujourd'hui une centaine, acquise par
ses commis-voyageurs à Canton, dans le Kwang-Tong, le Kwang-Se et le Hou-Nan ; c'est un déboursé de trente mille francs. Ce propriétaire a bien le véritable aspect d'un marchand de chair humaine
: il est gros, huileux, trapu et court ; le nez est épaté ; l'œil farouche, la barbe sale, et il a en main un énorme gourdin à esclaves : — c'est tout dire !
Avant de traiter (le mot n'est que trop vrai) avec un capitaine de navire, — avant d'embarquer à fond de cale ses ballots vivants, le maître d'un « barracon » doit faire passer ses coulies devant
le « procurador » portugais. C'est là que commence l'action gouvernementale, et que les dispositions actuelles tendent à donner leurs fruits, tandis que le mal porte en soi son châtiment ; car il
se trouve précisément que la ruse et la violence, qui semblaient dans le principe un moyen de grande économie et une source immense de gain pour les agents enrôleurs, deviennent, grâce à la
nouvelle loi, la cause même de l'élévation des frais et de la diminution des bénéfices. Sur mille Chinois interrogés par le juge colonial, et mis en demeure de retourner en Chine ou de faire
voile pour la Havane, il en est souvent jusqu'à deux cents qui ont le courage de refuser et de risquer les vengeances « barraconiennes » : si les créanciers qui les ont achetés, convoyés et
nourris dans leurs hangars d'attente, n'exercent pas de terribles représailles, toute la dépense faite pour ces prétendus déserteurs est perdue !
La cargaison humaine qui, par-devant les juges, a consenti au départ, est alors réinternée au « barracon ». La loi nouvelle défend qu'elle en sorte avant six jours, délai dans lequel apparaît une
seconde fois le « procurador » qui dit aux coulies : « Décidez-vous, vous êtes encore libres ! » Souvent ceux-ci attendent un ou deux mois qu'un navire lève l'ancre, et, pendant cette attente,
ils doivent prononcer le oui fatal deux fois encore avant l'embarquement, pour que leur consentement soit démontré d'une façon manifeste.
Tout en louant hautement l'autorité locale de sa sollicitude dans l'inspection et de son enquête pendant l'attente du départ, il faut pourtant se dire que plus le coulie demeure entre les mains
du marchand, moins il lui reste la faculté de se retirer. Car il est un mendiant, un insolvable ! A quels sévices ne s'exposerait-il pas, s'il disait : « Je ne veux pas partir », quand il aura
été logé et nourri pendant deux mois par l'entrepreneur ? Tournant dans un cercle vicieux, après avoir refusé de partir comme homme libre, il devra, pour payer sa dette, partir après s'être
constitué l'esclave de cet entrepreneur !
Enfin le navire est arrimé, il va lever l'ancre, l'heure solennelle approche ! et, la veille seulement du départ, le contrat est signé devant le « procurador ». Les coulies sont embarqués, et
chacun alors est vendu environ sept cent cinquante francs par le propriétaire du « barracon » au représentant de l'agence espagnole de navigation. Après avoir harcelé de questions tous nos
compagnons, nous obtenons comme bouquet un exemplaire du fameux contrat : il est rédigé en espagnol et en chinois, signé et parafé par le Chinois engagé, le procureur du roi et le consul
d'Espagne. En voici les principales clauses :
« Je m'engage à travailler douze heures par jour, pendant huit ans, au service du possesseur de ce contrat, et à renoncer à toute liberté pendant ce temps. — Mon patron s'engage à me nourrir, à
me donner quatre piastres (20 francs) par mois, à me vêtir, et à me laisser libre le jour de l'expiration de ce contrat. »
Comme c'est beau l'administration sur le papier ! Mais, en résumé, cet homme ne devient-il
pas pour huit ans la bête de somme d'un planteur ? Et ne comprend-on pas que le suicide, comme on me le racontait l'autre jour à Hong-Kong, est la ressource finale de tant de misères ! Mais une
mort plus affreuse les attend souvent, et je me souviens de l'impression profonde que fit sur moi un récit de M. Vanéechout dans la Revue des Deux Mondes : le voici en deux mots. Pour
l'extraction du guano aux îles Chincha, la matière est versée par des manches à vent directement du sommet des roches dans la cale du navire, et cela fait un trajet d'environ cent mètres : il
avait vu un malheureux Chinois entraîné avec sa charge de guano dans un tube resserré, et réduit en poussière quand il arriva en bas : — de pareils accidents sont là très fréquents.
Mais, préoccupé surtout des travaux d'esclaves de ces pauvres êtres, j'oubliais de terminer la relation de l'affaire commerciale ; j'y reviens.
Excepté à Canton, où l'agence cubaine, en l'année 1865-1866, a exporté deux mille sept cent seize coulies, « misérables... hères et pauvres diables », il n'est d'abord pas très facile de trouver
des capitaines et des équipages qui consentent à faire ces transports ; mais enfin l'appât d'un gain assuré, un fret de cinq cents francs par « Celestial », tente certains capitaines, bien qu'ils
jouent là leur vie comme sur un coup de dés. Après les horreurs d'une navigation où le typhus, les révoltes, les coups de revolver amènent chaque jour un incident nouveau, on arrive à Cuba, et
voilà alors les survivants de nos Chinois conduits sur la place, vraie foire de bétail humain ! Selon la saison, les besoins de la culture, ou l'encombrement de la marchandise, les « fils du Ciel
» sont en hausse ou en baisse, comme la farine, le café ou les bœufs : on fait donc là des coups de bourse sur les arrivages ; mais en général la cote est de trois cent cinquante dollars (1.750
francs) ! Je doute seulement que le compte rendu du marché de cette foule criarde porte jamais une des formules proverbiales : « Aujourd'hui le Chinois est calme ! » Ainsi, depuis le bouge de
Macao jusqu'à la plantation de sucre de Cuba ou à la roche de guano, le coulie a passé de la valeur de 300 francs à celle de 1.750 francs, partagée entre les mains de ceux qui l'ont « entrepris
», c'est-à-dire cinquante francs pour l'embaucheur, quatre cents francs pour le barracon, cinq cents francs pour le capitaine, et cinq cents francs pour l'agence de vente à destination !
En promenant mes regards vers ces pauvres êtres pâles, empestés et déguenillés, qui gisent là autour de nous sur les planches de ces chenils appelés barracons, je ne puis vous dire combien mon
cœur se serre ! Je sais bien pourtant que, de cette même terrasse, don Osorio nous montre les toits et les jardins de quelques Chinois partis d'ici il y a vingt ans, embarqués coulies, et revenus
riches ! Si elle résiste aux fièvres, à douze heures de travail forcé pendant huit ans d'esclavage ; si elle se fait, comme on le dit, aux coups de bâton et au guano, je sais bien que cette race
de travailleurs pourra ensuite s'enrichir, car les salaires du travail libre sont très rémunérateurs ! Mais combien en est-il revenu de riches, sur les milliers que la contrebande, la piraterie
et les réclames dorées ont entassés dans les cales meurtrières ? Si c'est une des plus lucratives spéculations du dix-neuvième siècle qui fait gagner à ces agences de coulies environ quatorze
cents francs par tête, ces « messieurs » ne me feront pourtant jamais l'effet d'être autre chose que des pirates déguisés en « employés » ; et il me semble que j'entendrai toujours les coups secs
et affreux dont je les ai vus frapper le dos d'hommes vendus par escouades, entrant et sortant à l'instar de troupeaux de moutons qu'on mène aux champs... ou à l'abattoir !
Ah ! que je félicite du fond du cœur la colonie anglaise de Hong-Kong d'avoir, dans un de ses premiers édits, prohibé sur son sol et dans ses eaux l'émigration des coulies ! Elle a senti qu'il
fallait flétrir moins encore les souffrances qui les attendent sur leur terre adoptive, que les fraudes hideuses et les exactions dissimulées qu'entraîne forcément leur recherche en Chine. Pour
Macao, la situation est délicate : sangsue apposée au colosse chinois, cet établissement amphibie n'a jamais été bien délimité dans ses éléments organiques, comme j'espère avoir le temps demain
de vous le raconter, en m'inspirant de son histoire. Ni portugais pur, ni chinois pur ; ni chrétien, ni bouddhiste ; hésitant entre ses gouverneurs portugais et ses mandarins tenaces sans cesse
en lutte ; tantôt proclamant des allures conformes à notre politique européenne dans l'extrême Orient, tantôt intimidé et tenu en laisse par les menaces venues de Canton et de Pékin, Macao n'a
acquis une assiette véritable que depuis les efforts du vaillant Ferreira do Amaral ; mais le vieux fonds de pourriture d'une origine bâtarde est difficile à balayer d'un seul coup. Il est
certain que les « barracons » ont été d'abord de simples dépôts pour la « traite des Chinois » : on pourrait dire aujourd'hui que ce n'est plus qu'une « émigration involontaire » de coulies. Je
souhaite sincèrement que le temps arrive bientôt où le gouvernement portugais, renonçant honnêtement aux revenus qu'il perçoit sur ce commerce, imite ce que fait l'Irlande pour l'Australie. Une
fois l'émigration purgée de toute spéculation lucrative, qu'ils partent par centaines les navires payés par Cuba et le Callao, comme Sydney et Brisbane en payent ! Qu'ils arrachent aux douleurs
de la misère, de la faim et du pillage les milliers de Chinois qui étouffent dans leur air ! Que ceux-ci se vendent eux-mêmes pour huit ans, à raison de dix-sept cents francs par tête, mais
qu'eux-mêmes du moins touchent et gardent l'argent qu'ils sont censés valoir ! Mais non, le travail libre, la seule idée qui puisse régénérer le monde asiatique, leur ouvrira une carrière plus
pure, plus noble et plus encourageante, et leur niveau moral s'élèvera d'autant plus qu'ils auront échappé aux « barracons », la plus vile et la plus flétrissable des agences que je connaisse
!
Nous avions à peine quitté les « barracons » depuis cinq minutes, et nous escaladions tout haletants la « Calçada da buenita Maria Virgem », une montagne russe en dalles glissantes, entre deux rangées de cases peintes en vert avec des grilles de prison en guise de fenêtres, quand nous croisâmes la chaise à porteurs du « procurador », à laquelle un jeune Chinois hurlant et sanglotant se cramponnait convulsivement. Nous saluâmes la « Sua Excellencia » (tout le monde est Excellence ici, même moi !), et nous lui demandâmes la cause des larmes si abondantes de son malheureux acolyte, qui portait au cou un écriteau de bois marqué d'un gros numéro. Don*** revenait de l'hôtel de ville en grand costume, et y avait parafé les contrats de sept cents coulies qui doivent partir demain. Mais, se conformant à la loi, il avait refusé le « contrat » à ce pauvre Chinois, car cette jeune queue n'avait pas dix-huit ans ! Le candidat éliminé ne cessait de se rouler aux genoux du juge, et l'on nous traduisit ses paroles : « il le suppliait de le laisser partir ; car s'il était rendu à l'agent qui l'avait acheté, il lui faisait perdre par là tout son bénéfice, et il s'exposait en conséquence à subir les plus mauvais traitements. » Misérable enfant, tout éperdu de désespoir, parce qu'on l'arrête au moment où il doit partir pour un nouvel Eldorado... de guano !
Nous sommes bientôt arrêtés net au beau milieu de la « rue de l'Amour ». Une foule au trot, venant en face de nous, nous heurte d'une façon sauvage, et force nous est de chercher refuge dans une boutique remplie de poissons puants et d'œufs conservés dans de l'acide urique. Nous voyons alors défiler devant nous le plus baroque des cortèges : une vingtaine d'hommes montés sur des poneys zébrés cheminent les uns derrière les autres, criant : « Hou-ouh, tou-ouh ! (Circulez, circulez !) » ; et comme la ruelle n'a qu'un mètre et demi de large, il nous faut être lestes pour que les chevaux n'appuient pas leurs fers sur nos orteils. Ces cavaliers majestueux portent d'une main une pique, et de l'autre agitent leur longue queue de cheveux pour fouetter leurs montures (ici, la queue sert à tout, à battre les chiens, les femmes et les chevaux, et à monter au ciel !). — L'escadron, égrené comme un chapelet, escalade ou descend à l'aventure les marches glissantes qui relient les différents niveaux d'une rue chinoise. Viennent, à la file, des licteurs en rouge, portant des fouets, des haches, des sabres et des chaînes; ce sont les bourreaux de Canton, compagnons indispensables de l'autorité locale. Puis une foule confuse de deux cents porte-étendards s'échelonne sous nos yeux : mendiants en guenilles, hideux de saleté et de lèpre ; ils ont, pour l'occasion, revêtu la livrée gouvernementale, qui se compose de loques voyantes.
Rien ne fait mieux voir qu'un cortège de mandarin combien en Chine les dignités et la
vermine, la magnificence et la misère marchent côte à côte ; comment des gamins, vagabonds à midi, sont licteurs à quatre heures, et coucheront demi-nus le soir sur un tas de fumier ! Enfin
passent une douzaine de chaises à huit porteurs, palanquins fermés auxquels un petit carreau seulement donne du jour, La face ronde et grasse du gouverneur du Kwang-Tong s'y colle pour nous
considérer d'un œil farouche, et les dix-sept officiers de sa suite, portant la moustache à la tartare, se laissent plus ouvertement voir au peuple dans leurs robes enluminées, brodées d'or et
d'argent.
Nous trouvons poli de saluer ces messieurs, mais leur figure impassible nous prouve que les Européens ne leur sont guère sympathiques ; ils se souviennent trop que nous avons lancé quelques
boulets dans leurs pagodes il y a dix ans ; après tout, ils auraient raison de nous appeler des Barbares, si nous ne cherchions pas une autre manière de les civiliser.
En opposition aux faces féroces des bourreaux de Sa Seigneurie, à l'immonde troupeau des acolytes de louage et à la majesté de décadence du cortège vice-royal, les coquettes « filles du Ciel »
aux joues rosées, à la coiffure mastiquée, aux colliers de jade, se penchent toutes à leurs fenêtres ; la « rue de l'Amour » offre à cette heure un vrai ensemble de paravent chinois : sentences
peintes en écarlate, mandarins en riches costumes, mendiants qui hurlent, chevaux sur des escaliers, femmes peintes, palanquins et boutiques bariolés, tout s'y confond dans les plus vives
couleurs d'une palette de potiche !
Ce quartier pourtant n'a pas toujours joui d'une aussi bruyante gaieté : dans une rue
voisine qui a peut-être quatre cents mètres de long et qui est fermée à chaque extrémité par des portes, deux de nos soldats français avaient été tués en plein midi et en pleine rue pendant
l'occupation alliée. Aussitôt que le commandant apprit ce crime, il n'hésita pas, fit fermer les portes de la rue, et y lança deux compagnies avec l'ordre de tout tuer, excepté les femmes et les
enfants. Cet exemple nécessaire a arrêté désormais les meurtres, continuels jusqu'alors, et nous voyons par nous-mêmes « qu'en ouvrant l'œil » on peut circuler en sûreté à Canton. Aussi le prince
s'est-il hâté hier soir de refuser la garde de vingt matelots portugais mis à sa disposition par le commandant du Principe Carlos. Nous avons à notre suite un cortège de deux cents gamins
moqueurs et harcelants, mais ils sont surtout curieux ; et, somme toute, ils me rendent au centuple le désagrément que j'ai dû causer dans mon enfance à quelque marchand chinois égaré à Paris en
le dévorant des yeux et en le suivant pas à pas.
18 février 1867.
Nous cherchons à faire quelques achats, ayant pour guide l'aimable père Chouzy ; grâce à lui, nous découvrons que le domestique chinois qui nous avait servi d'interprète jusqu'alors prenait
contre nous les intérêts des marchands et leur disait : « Demandez-leur dix fois plus ; ils ne savent pas les prix, et ils payeront. » Du reste, s'il y a surabondance de marchandises dans les
boutiques, ce n'est guère que du « moderne ». Le « vieux chine » est payé par les Chinois bien plus cher que par nos amateurs, et les seules belles choses que nous trouvions sont dans la rue de «
l'Éternelle Pureté », chez un brocanteur qui les extrait de caisses arrivées d'Amsterdam. Quelques-unes ne sont pas encore ouvertes, et il y aura sans doute quelque Européen qui fera faire à leur
contenu une seconde fois le voyage d'Europe !
Suivant les indications de notre boussole (car ici nous naviguons à pied), nous explorons
l'est de la ville, et nous passons par une grande place carrée d'où s'élèvent les plus malsaines odeurs. Là, nous buttons contre quelques cadavres de lépreux ; bientôt une cinquantaine de ces
pauvres êtres, soulevant chacun la natte qui le couvre, nous tendent les mains sans pouvoir se lever sur leur séant. Quand ils se sentent à bout de forces, viennent là, se blottissent les uns
contre les autres et attendent la mort avec résignation. Dans cette cité misérable, où personne de sain n'ose mettre les pieds, et où nous nous sommes égarés, les lépreux eux-mêmes font leur
police. Nous en voyons trois ou quatre, encore valides quoique chancelants, arracher leurs confrères morts des nattes pourries qui leur ont servi de maison, puis de linceul ; ils les tirent par
un pied jusqu'au quai, comme un chien qu'on va jeter à l'eau ; et, pour eux aussi, le fleuve devient un cimetière !
Nous voici devant le fameux Yuen-Ming-Yuen, le palais d'Été ! A droite et à gauche, les
avenues autrefois garnies de portiques, de monuments et de kiosques ne sont plus qu'un amas de ruines. Ruines aussi et décombres affreux sont les centaines de demeures contiguës qui formaient une
ville entière de palais impériaux. Seuls deux énormes lions de bronze, les plus belles pièces fondues dans l'empire céleste, demeurent intacts et gardent le seuil de ce qui fut le Versailles des
grands empereurs descendant du Feu !
Ces lions sont les seuls objets que les alliés aient respectés, par la bonne raison, il est vrai, qu'il n'y a pas moyen de les emporter, et qu'il aurait fallu construire, tout exprès pour les
voiturer, une quinzaine de ponts jusqu'à Tien-Tsin !
Ah ! que ce palais d'Été a dû être splendide ! Figurez-vous un lac tout entouré d'arbres verts et de belles terrasses de granit et de marbre : quinze collines artificielles forment comme
l'enceinte naturelle de cette élégante ligne d'ombrage et de verdure ; une montagne dont le flanc est en roches noires coupées à pic, domine ces vastes jardins ; elle est couronnée par un temple
en tuiles vernissées auquel conduit un double escalier gigantesque de pierres de taille. Une île couverte de kiosques — jadis ! — est reliée à la terre par un pont à hautes arches et à gradins
des plus pittoresques. Voilà ce qui reste de tant de grandeurs : toute la ville de palais qui était située sous ces ombrages a été détruite par les flammes, et il n'y a plus que des pans de
murailles écroulées, des amas de briques aux couleurs sulfureuses, des monceaux de statues et de vases brisés, des groupes d'arbres noircis et calcinés ! C'est donc là qu'étaient et les
magnificences des empereurs, et les kiosques des innombrables impératrices, et les caisses pleines de perles, et les colonnes d'or, et les cloisonnés, les craquelés, les jades, les laques rouges,
en un mot toutes les plus admirables merveilles de quinze siècles de civilisation, d'art et de travail. Juste ciel ! c'est trop de douleur que de voir un anéantissement aussi lugubre ! Je me
crois moi-même atteint par la flamme et la décomposition, en errant au milieu de ces amas informes ; on sent la désolation vous gagner aussi le cœur : voir les ruines du palais d'Été et ne pas
avoir un frisson, c'est au-dessus des forces d'un honnête homme ! Aussi ne vous en dirai-je pas long sur ce cimetière, où la Chine a vu s'ensevelir son plus pur trésor, et où les alliés ont foulé
aux pieds tout ce qui s'était appelé l'honneur jusqu'à notre triste époque. Que les uns aient pillé, ou les autres brûlé, qu'importe ! Aucune force humaine n'étouffera ce cri de mon cœur : «
Sortons d'ici, fuyons ce lieu dont le sol nous brûle, dont la vue nous humilie : nous étions venus en Chine comme les champions armés de la cause de la civilisation et d'une religion de
miséricorde ; mais les Chinois ont raison, mille fois raison, de nous appeler des barbares ! ».
Je crois que je pourrais vous répéter vingt anecdotes extraordinaires qu'on raconte ici sur ces jours inouïs, où les chevaux de l'armée avaient pour litière un demi-pied d'épaisseur de soie jaune
impériale ; mais le silence est seul décent devant ces ruines, et je vous transmets seulement la vue de la chapelle du palais, située si haut sur un rocher que les flammes n'ont pu l'atteindre.
Là, j'ai passé de longues heures à réfléchir à la triste fin de cette expédition si hardiment, si vaillamment et si merveilleusement conduite pour l'honneur des armes françaises jusqu'au jour
néfaste du pillage et de l'incendie ; à contempler ce qui fut le palais d'Été, et à rougir malgré moi devant de pauvres mendiants qui nous montraient du doigt et semblaient nous appeler voleurs
et incendiaires.