Camille Imbault-Huart (1857-1897)

MISCELLANÉES CHINOIS

Journal Asiatique, 1880-1885 : série 7, tomes 16, 18, 19 ; série 8, tomes 2, 3, 5. 198 pages.

Table des matières
Extraits : Pétition des barbiers - Excursion à Song kiang - Pensées et maximes - La Fileuse et le Berger - Le lapin lunaire

Lire à l'écran 
Télécharger

  • "Nous avons le dessein de publier sous le titre de Miscellanées chinois, toute une série de morceaux variés, extraits des auteurs chinois et traduits pour la première fois en français ou disons mieux, en une langue européenne. Nous puiserons tour à tour dans la haute littérature comme dans la littérature populaire, dans l'histoire, la morale, la philosophie, la biographie, la bibliographie, les contes, les nouvelles, les pièces de théâtre, la poésie, les journaux : bref, nous passerons à chaque instant du grave au plaisant, de l'utile à l'agréable. Ce sera, pour ainsi dire, que l'on nous pardonne l'expression, la littérature chinoise débitée en détail. Mais nous ne nous arrêterons pas là : notre hôtellerie étant ouverte à tous, les voyageurs, quels qu'ils soient, y trouveront bon accueil et bon gîte. A ces traductions, nous joindrons des articles sur toutes sortes de sujets, variés au possible, sur les mœurs et les usages, sur l'histoire contemporaine ou ancienne, sur le gouvernement, sur l'état actuel ou passé de l'empire chinois ; en un mot, des articles écrits en Chine même currente calamo, sans prétention littéraire aucune ni partialité, uniquement pour faire connaître mieux, et sous des aspects nouveaux, cet immense colosse asiatique et la population étrange qui l'habite. Heureux si, au moins en partie, nous pouvons y réussir !"

Table des matières

Apologues.  —  Anecdotes et bons mots.  —  Nouvelles.  —  Maximes et pensées inédites.  —  Un épisode de l'insurrection des Tounganes dans le Turkestan chinois en 1865.  —  Une cérémonie bouddhiste en Chine. Scène de la vie intime chinoise.  —  Une visite au temple de Confucius à Changhaï.  —  Une visite à l'établissement religieux et scientifique de Si Ka oué, près Changhaï.  —  Pensées et maximes inédites traduites du chinois.  —  Une visite à un établissement charitable indigène près Changhaï.  —  Notice sur la vie et les œuvres de Oueï Yuann.  —  Historiettes morales.  —  Anecdotes et bons mots.  —  Nouvelle.  —  Les ponts suspendus du Yunn Nann.  —  Pensées et maximes inédites.  —  La mort d'une impératrice régente en Chine (coutumes chinoises et page d'histoire contemporaine)  —  Anecdotes du temps de la dynastie mongole.  —  Apologue : Le renard qui emprunte la force du tigre.  —  Une excursion à la ville de Song Kiang

(Fragments d'une relation de voyage dans la province du Kiang sou).  —  Le siège et la prise de Sou tchéou par les impériaux en 1863 (épisode de la rébellion T'aï p'ing au Kiang sou.  —  Fragment d'un voyage dans la province du Kiang-sou.  —  Détails rétrospectifs sur la mort de l'impératrice de l'est.  —  Coutumes et superstitions.  —  Une révolte des troupes chinoises à Vou-tch'ang-fou.  —  Le pèlerinage de la montagne du pic mystérieux près de Péking.  —  La fête de la mi-automne et le mythe du lapin lunaire.  —  De la condition du paysan dans le nord de la Chine.

Pétition des barbiers de Changhaï

Le samedi 9 avril 1881 au matin, on pouvait remarquer une certaine agitation parmi les habitants de la capitale du Céleste Empire. Les boutiquiers causaient entre eux sur le pas de leur porte ; quelques passants s'arrêtaient comme pour se communiquer une nouvelle ; plusieurs mandarins et eunuques, sortant du palais, ne portaient plus de frange rouge à leur chapeau officiel. Évidemment une personne considérable, alliée à la famille impériale, venait de mourir. Il était naturel de penser que c'était l'impératrice de l'ouest, la Si t'aï-héou, malade depuis de longs mois déjà et dont on attendait la mort tous les jours, qui venait, selon l'expression consacrée « de se transporter dans le char da génie vers les contrées lointaines ». Il n'en était rien : comme il arrive d'ordinaire en ce monde, c'était l'impératrice de l'est, la Tong t'aï-héou, jouissant dans ces derniers temps d'une santé florissante, qui venait de passer de vie à trépas...

Lorsque la nouvelle de la mort soudaine et inattendue de l'impératrice de l'Est atteignit Changhaï, l'importante corporation des barbiers de cette ville fut plongée dans la désolation la plus profonde. En effet, les Chinois devant, pour se conformer aux rites, mesurer leur douleur à la longueur de leurs cheveux, ces utiles industriels allaient se trouver sans ouvrage pendant cent jours. Durant ce laps de temps, plus de têtes ni de mentons à raser, plus de queues à tresser ! les rasoirs allaient jouir d'un repos forcé et les plats à barbe en cuivre devaient rester empilés dans un coin de la boutique.

On s'imagine aisément le désespoir des Figaro chinois : les uns, qui tenaient de petites échoppes et qui n'avaient pas d'économies devant eux pour pouvoir attendre sans rien faire que le deuil prît fin, se décidèrent à fermer leurs établissements et à chercher ailleurs un gagne-pain ; les autres, plus riches ou plus attachés à leur adroit métier, firent appel aux chefs de la corporation et les prièrent de convoquer une assemblée générale de tous les barbiers de Changhaï. Ce meeting eut lieu dans l'édifice destiné à ces sortes de réunions et appartenant à la corporation. Il y fut décidé, afin de venir en aide autant que possible à tous les membres de la société, qu'une pétition générale serait adressée par eux au tche-hien de Changhaï à l'effet d'obtenir la remise de la moitié de leur loyer pour la période de trois mois pendant laquelle il devait être défendu à la population de se raser la tête.

En conséquence la pétition suivante fut rédigée par les chefs de la corporation et adressée au magistrat de la cité :

« Nous soussignés, tous gens de Nanking et de Tchen Kiang, sommes, depuis longtemps déjà, établis comme barbiers dans l'arrondissement de Changhaï, où nous possédons d'ailleurs un lieu de réunion affecté à la discussion des statuts de notre corporation. Chaque fois qu'à l'occasion d'un deuil impérial il y a pour la population défense de se raser la tête, il est d'un usage constant que les propriétaires des boutiques de barbiers fassent à ceux-ci une remise de loyer. C'est ainsi qu'en 1875, à la suite d'une requête des barbiers de la localité, votre prédécesseur fît paraître une proclamation défendant aux propriétaires de maisons de réclamer à ces industriels plus de la moitié du loyer trimestriel. Or, nous sommes actuellement dans la période des cent jours pendant lesquels il est défendu de se raser la tête. Nous venons, en conséquence, vous adresser cette supplique collective en vous priant de vouloir bien prendre des mesures analogues en cette circonstance, etc.

Au reçu de cette requête, qui lui fut présentée par les principaux barbiers coiffés du chapeau officiel au bouton d'or et revêtus de leurs plus belles robes de satin, le tche-hien prit son « pinceau de jade » et, en caractères « gracieux comme des dragons qui se déroulent dans l'espace », écrivit une proclamation dans le sens qui lui était demandé ; puis, non content de cela, il adressa une communication au Doyen du corps consulaire et au consul général de France pour les prier de vouloir bien faire jouir des mêmes avantages les barbiers résidant sur la concession étrangère (Foreign settlement) et la concession française.

Heureux d'avoir pu sauver ainsi un nombre assez considérable de sapèques, les barbiers rangèrent leurs escabeaux, leurs rasoirs et leurs plats à barbe, et, assis tout le jour sur le seuil de leur porte, fumant leur pipe à eau et humant leur tasse de thé, ils attendirent patiemment des jours meilleurs, c'est à-dire la fin du deuil qui les mettait ainsi en grève forcée.

Une excursion à la ville de Song kiang

... Le lendemain matin, au petit jour, nous sommes réveillés par un branle-bas général ; des cris et des jurons se mêlent à un bruit de pas précipités et de chaînes secouées : notre équipage lève l'ancre et largue les amarres. Bientôt notre bateau glisse sur le canal, oscillant légèrement sous les coups répétés du you lõ.

Nous mettons le nez à la fenêtre : la pluie a cessé depuis quelque temps déjà ; le ciel est tout balayé, sauf un ou deux nuages argentés qui s'enfuient à l'horizon ; le soleil d'octobre commence à darder ses rayons sur les maisons du bourg et à sécher peu à peu les toits lavés par la pluie. La campagne a un nouvel aspect : elle est fraîche et belle. Au soleil levant, les gouttes de pluie restées sur les feuilles, les fleurs à demi ouvertes et les brins d'herbe, semblent autant de perles brillantes. Le réveil de la nature, accompagné des modulations harmonieuses des oiseaux cachés dans le feuillage humide, est des plus charmants. Tout annonce un belle journée.

Malgré l'heure matinale, le canal que nous suivons est déjà sillonné de barques et de jonques de toutes sortes : les unes transportent des voyageurs, les autres de la paille de riz, du fumier ou des balles de coton. A chaque instant les lô da se crient à pleins poumons pour éviter des abordages, pè sô, tè-sô. Ces deux mots sont la prononciation locale de pann-chaô et t'oueï-chaô, poussez à gauche, poussez à droite, équivalents de passez à bâbord et passez à tribord. Souvent, deux barques se frôlent de très près : une gaffe ou une natte tombe à l'eau, ou bien encore un ballot ou une hotte de paille perd son équilibre et menace de choir dans l'onde bourbeuse. On n'entend alors, aussi longtemps que les bateliers sont en vue, que cris, jurons, malédictions : mais ne craignez rien, malgré leurs gestes véhéments, leurs yeux féroces et leurs paroles acerbes, les bateliers n'en viendront jamais aux mains ; ils se contenteront de crier d'autant plus fort qu'ils seront plus éloignés l'un de l'autre.

Bientôt nous quittons le canal que nous avons suivi depuis notre départ de Changhaï, pour en prendre à gauche un plus petit qui conduit à Song̃ kiang̃ fou, chef-lieu du département où se trouve situé Changhaï.

En chemin, nous voyons sur la rive deux buffles que guide, à l'aide d'une corde passée dans leurs naseaux, un enfant de dix ans. A notre aspect (nous étions alors à l'avant du bateau), ces animaux, reconnaissant des étrangers, froncent le nez en reniflant et nous regardent d'un air peu rassurant. Une telle rencontre n'est quelquefois pas sans danger. Des résidents de Changhaï, en effet, se promenant paisiblement dans les champs ont été plusieurs fois chargés par ces animaux indignés sans doute de voir leur sol foulé par des diables occidentaux.

Les maisons de plus en plus nombreuses éparses le long du canal annoncent l'approche de Song̃ kiang̃ ; le canal se rétrécit peu à peu et devient tortueux. Nous passons sous plusieurs vieux ponts où la mousse perce entre les pierres disjointes, et nous entrons enfin dans la ville par la poterne d'eau de la Porte de l'Est. Ici, c'est tout au plus si le passage est suffisant pour un petit bateau comme le nôtre. Le canal continue dans la ville même et se ramifie en plusieurs branches : il est enfermé entre deux rangées de maisons bâties, les unes sur des pilotis de bois, les autres sur des assises en pierres de taille. La plupart sont ornées de balcons, en bois vermoulu qui menacent à chaque instant de tomber sur la tête des passants.

D'une de ces maisons s'échappent des causeries, des rires, des chants : voici une jeune beauté indigène bien fardée, les joues rouges de cinabre, les sourcils peints en arc, une fleur dans les cheveux ; les oreilles fléchissant sous de larges boucles, le bras demi-nu ceint d'un bracelet tordu ; elle fait une apparition à la fenêtre et, tout en bourrant une pipe à eau, jette sur nous un regard curieux à demi voilé par ses longs cils. Plus loin, des enfants jouant sur un escalier de pierre au pied duquel leur mère lave le riz destiné au repas du matin, s'écrient à notre vue :

— Na ko yenn ! (un étranger, un homme des pays extérieurs).

Heureux encore de ne pas nous entendre appliquer l'épithète malsonnante de yung koueï tse, diable étranger !
Dans tous les pays d'Orient les Européens sont le point de mire d'épithètes plus ou moins agréables : au Caire, on leur jette à la face l'expression de khinzir, nom arabe de l'animal « habillé de soie », et les enfants leur lancent des pierres ; les Chinois vous traitent avec mépris de Koueï-tse « diable » ; Yang̃ koueï-tse « diable étranger », Yang̃ pô-tse « vieille femme (mégère) étrangère ». On n'est généralement affublé de ces surnoms que dans les villes et bourgs populeux où la canaille élit d'ordinaire domicile. Le peuple de la campagne est moins hostile aux étrangers, il est plus doux, plus poli, plus enfantin. Si l'étranger parle un peu chinois, s'il sait respecter les croyances, les mœurs et coutumes du paysan, il sera partout bien traité : on l'appellera, comme cela nous est arrivé bien souvent pendant nos excursions dans le sud, Yang̃ sié-seng « Monsieur l'Européen » ; on le recevra avec amabilité, on lui offrira tasse de thé, pipe, tabac, fruits, et on le comblera de prévenances.    

Par intervalles sort d'une fenêtre une longue perche de bambou pliant sous le poids de linge nouvellement lavé qui sèche au soleil. Comme ces perches obstruent quelque peu le passage, le lô da, de sa voix de fausset, crie aux propriétaires de se hâter de les retirer s'ils ne veulent pas voir leur linge enlevé par le bateau. A un moment donné, l'un d'entre eux n'arrive pas à temps et voit notre mât, tout abaissé qu'il est, arracher de la perche un pantalon de toile bleueet l'entraîner dans sa course ; cris et injures du propriétaire. Notre petite batelière saisit le pantalon et le lance dans la direction de la fenêtre, mais pas avec assez de force : le vêtement tombe dans la vase du canal. Notre bateau ne s'arrête pas pour si peu : le propriétaire furieux quitte vivement la fenêtre et un instant après nous l'apercevons de loin, debout sur le bord du canal, tenant d'une main son « indispensable », et de l'autre nous montrant le poing ; il vomit contre nous un torrent d'injures.

Pensées et maximes

La route est étroite pour les familles qui veulent se venger (c'est-à-dire les ennemis se retrouvent toujours).

Quand on est à la tête d'une maison, il faut être économe ; quand on reçoit des hôtes, il faut être généreux.

Si vous ne connaissez pas un homme, regardez quels sont ses amis.

Si la concorde ne règne pas dans la famille, c'est la femme qui en est la cause.

Celui qui invective autrui est une graine de voleur.

Lorsqu'on porte du musc sur soi, l'odeur s'en répand d'elle-même : à quoi bon aller se placer sous le vent ?  

Ne faites pas fi des humbles, car même un petit insecte peut empoisonner tout le corps ;
Ne faites pas fi des petites choses, car même une petite fente peut faire couler tout un navire.

Le bonheur est aux côtés des gens laids.

En toute chose, les jeunes gens ne doivent pas agir à leur guise, mais se soumettre aux ordres de leurs aînés.

Il vaut mieux garder le silence que de dire dix mille bonnes paroles.

La légende de la Fileuse et du Berger

Cette légende, qui remonte à une fort haute antiquité puisqu'il en est fait mention dans le Che-ki de Sseu mâ Ts'ien comme d'un récit merveilleux provenant des âges très anciens, et à qui les poètes font si souvent allusion, a été diversement racontée par les auteurs chinois. Nous allons donner la traduction de deux versions différentes d'après deux ouvrages peu connus.

Selon les Chinois, la Fileuse (tche-niu) et le Berger (niéou-lang) sont deux constellations situées, la première à l'est, la seconde à l'ouest de la Voie lactée, et qui peuvent se réunir (siang-'houeï) le septième jour du septième mois. Ces constellations répondent, la première à Wéga, α de la Lyre ; la seconde aux étoiles α, β, γ de l'Aigle.

Premier récit :
« A l'est de la Voie lactée se trouve la Fileuse : c'est la fille de l'Empereur céleste (t'ien-ti). Chaque année elle se donnait toutes les peines du monde pour filer : elle faisait des broderies semblables à des nuages et des vêtements célestes. Un jour, l'Empereur céleste eut pitié de son isolement et lui permit d'épouser le Berger, qui est à l'ouest de la Voie lactée. Après le mariage, la Fileuse cessa de travailler. L'Empereur céleste se mit alors en colère et lui ordonna de retourner à sa place primitive; dans la suite, cependant, il l'autorisa à traverser une fois par an la Voie lactée pour aller retrouver son époux.

Deuxième récit :
« La Fileuse était la fille de la Reine d'Occident : un jour qu'elle se baignait dans une source thermale avec plusieurs autres fées, un vieux bœuf que gardait Niéou-lang (le Berger) fit part à ce dernier de ce qui lui avait été dit en songe et lui fit cacher les vêtements de fée de la Fileuse que celle-ci avait déposés sur le bord de l'étang ; quand les fées voulurent remonter au ciel, la Fileuse ne retrouva pas ses vêtements et ne put suivre ses compagnes. Elle s'unit alors au Berger et tous deux devinrent mari et femme : de cette union naquirent un fils et une fille.
Un jour, la Fileuse retrouva ses habits de fée, se hâta de les revêtir et monta sur un nuage pour retourner au palais céleste. Le Berger se mit à sa poursuite avec ses deux enfants. La Fileuse, sur le point d'être atteinte, adressa une prière à sa mère qui, prenant une de ses aiguilles de tête, traça une raie dans le ciel et sépara ainsi les deux époux. Cette raie devint la Voie lactée de chaque côté de laquelle se trouvèrent placés la Fileuse et le Berger.
Dans la suite, les deux époux avant adressé une pétition à l'Empereur de jade pour obtenir la permission de se voir, ce souverain décida qu'ils pourraient être réunis une fois par an, le septième jour du septième mois. On dit que, ce jour là, tous les moineaux qui sont sur cette terre vont faire un pont sur la voie lactée pour permettre au Berger et à la Fileuse de la traverser et de se voir.
On prétend que les quatre étoiles qui sont rassemblées de ce côté-ci de la Voie lactée et qui ressemblent à la fleur du Pirus japonica forment la constellation de la Fileuse ; au delà de la Voie lactée, il y a trois étoiles en forme de triangle : c'est la constellation du Berger. Tout près de là sont deux petites étoiles, c'est leur fils et leur fille.

La fête de la mi-automne et le mythe du lapin lunaire


La fête de la mi-automne, qui a lieu le 15 du huitième mois (vers la fin d'août ou les premiers jours de septembre), est certainement l'une des plus grandes fêtes de l'année chinoise. A cette date, tout Chinois doit faire ses comptes et payer ses dettes, sinon il pourrait bien ne plus trouver de crédit nulle part. Il arrive souvent à cette époque qu'un débiteur ne pouvant se procurer d'argent pour satisfaire ses créanciers, se considère comme déshonoré et va se jeter à l'eau, une pierre au cou.

Ce jour est également en quelque sorte la fête de la lune ; cet astre brille alors de son plus vif éclat au milieu des étoiles et planètes étincelantes qu'il éclipse totalement. Si, cette nuit là, il est obscurci par les nuages, les Chinois disent que l'année suivante « la neige frappera les lanternes (chué tâ teng) », c'est-à-dire qu'il tombera beaucoup de neige lors de la fête des lanternes (le 15 du premier mois). Sans rapporter ici les idées chinoises sur la lune, que l'on trouvera dans tous les livres publiés sur les mœurs et les usages de cet étrange pays appelé par nous la Chine, nous ferons seulement remarquer que la lune joue un grand rôle dans la poésie, et fournit bon nombre d'expressions métaphoriques pour peindre les beautés d'une personne aimée. Les poètes chinois ont tous eu un certain culte pour la pâle Phœbé : le célèbre Li t'aï-pe, le chantre de la dynastie des T'ang, si amoureux de la dive bouteille, prenait plaisir « à boire du vin au clair de la lune ». D'autres « nourissons des muses » l'ont chantée dans leurs vers, ou ont exprimé les sentiments et les peines que son aspect leur inspirait.

Dans la soirée du 15, les femmes et les enfants se prosternent à Péking devant la lune et lui font des offrandes. A cet effet on dresse une table sous les rayons de cet astre et on y accumule des yué-ping ou gâteaux sur lesquels est imprimée l'image de la lune, des haricots germés, des crêtes de coq, des lingots en cire parfumée, et une gravure grossière qui représente une pleine lune où s'élève un kiosque ou pavillon et un olea fragrans sous lequel un lapin broie des drogues dans un mortier. Les prosternations et les offrandes faites, on brûle la figure du malheureux lapin et on fait bombance avec les bonnes choses censées offertes à la lune. Les enfants vont quelquefois jusqu'à adorer des figurines en terre cuite représentant un lapin.

Voici, d'après un recueil en notre possession, une curieuse légende sur la lune, le lapin et l'origine de l'opéra chinois.
« Sous la dynastie des T'ang vivait un génie qui était docteur de la Raison (taô-che) et avait nom Yé Fâ-chan ; l'empereur clairvoyant des T'ang avait la plus grande confiance en lui. Une année, le 15 du huitième mois, l'empereur demanda à Yé Fâ-chan de le conduire au palais de la lune afin de s'y promener et de s'y divertir. Le docteur Yé dénoua sa ceinture, et, la jetant sur les nuages, la changea en un long pont qui donnait directement accès au palais de la lune. Le souverain et le docteur, accompagnés d'un petit eunuque, purent ainsi arriver tout près de cet édifice. L'empereur vit qu'il se composait de constructions en jade et en marbre à veines rouges. A l'intérieur se trouvait la déesse Tch'ang-ô (Phœbé) et un grand nombre de fées (chien-niu), qui faisaient entendre une musique céleste. L'empereur vit également un lapin qui broyait des drogues dans un mortier à l'ombre d'un olea fragrans, mais, apercevant un tigre blanc, il fut fort effrayé et revint à son palais comme s'il sortait d'un rêve.

De retour chez lui, l'empereur clairvoyant des T'ang transcrivit avec le plus grand soin les airs qu'il avait entendus dans le ciel, et il ordonna à Li Koueï-nien de les faire apprendre aux chanteuses d'après sa transcription. C'est pour cela que ce souverain est devenu le patron (tsou-che) des troupes de théâtre, qui l'adorent sous le nom de Laô-lang-chen.

Téléchargement

imbault_miscellanees.doc
Document Microsoft Word 778.5 KB
imbault_miscellanees.pdf
Document Adobe Acrobat 1.0 MB