Fernand Grenard (1866-1942)

Fernand Grenard. Mission scientifique dans la Haute Asie. Le Tibet et ses habitants.

Mission scientifique dans la Haute Asie. — II. 2. LE TIBET ET SES HABITANTS

Ernest Leroux, Paris, 1898, pages 316-450 de 476.

  • "Je n'essayerai point de tracer du Tibet et de la population qui l'habite un tableau aussi détaillé que celui que j'ai présenté du Turkestan chinois. Outre que nous sommes restés moins longtemps dans le premier pays que dans le second, il est beaucoup plus difficile d'y obtenir des renseignements sûrs à cause de la défiance obstinée et du mauvais vouloir persistant des habitants. Toutefois, nous nous sommes trouvés dans des circonstances relativement favorables pour faire une étude intéressante. Aucun voyageur récent, le père Desgodins mis à part, n'a séjourné aussi longtemps ni voyagé aussi longuement que nous dans le Tibet proprement dit. "

Voir également Dutreuil de Rhins : Mission scientifique dans la Haute Asie. Récit de voyage. Et Grenard : Le Turkestan chinois et ses habitants.

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Table des matières

MANG-RTZE. Pâtres tibétains du district de Rou-tog.
MANG-RTZE. Pâtres tibétains du district de Rou-tog.

— Préambule. Description générale du pays.
— Description générale du pays.
— Les habitants, type physique et moral.
— Aperçu historique.
— Vie matérielle.
— La famille.
— Organisation sociale.
— État économique. Élevage, agriculture, industrie.
— État économique, suite. Le commerce et les routes.
— La religion. Survivances des anciens cultes. Les Pon-bo.
— Organisation du clergé.
— Administration et politique.

Famille

Les liens de la famille ne sont pas à beaucoup près aussi relâchés dans le Tibet qu'ils le sont dans le Turkestan. L'individualisme a fait peu de progrès et la société tibétaine est encore aujourd'hui essentiellement une société à formation communautaire. Elle est fondée sur l'idée de la gens, du groupe de personnes qui peuvent remonter par une chaîne ininterrompue de générations à un ancêtre commun. Chaque Tibétain suit sa parenté jusqu'à un degré fort éloigné et tous ceux qui sont unis entre eux par le sang n'ont pas seulement les uns vis-à-vis des autres de vagues devoirs de courtoisie, mais des obligations précises et graves. Tous sont tenus d'assister collectivement leur parent dans le besoin, de lui venir en aide pécuniairement lorsqu'il marie ses enfants, de payer ses dettes, de veiller à ce qu'il soit enseveli selon les rites, de réclamer en cas de meurtre le prix du sang. La difficulté qu'il y a de recueillir des renseignements au Tibet m'empêche de délimiter cette solidarité avec exactitude, mais tout le monde la reconnaît, la proclame et, si probablement elle s'est affaiblie avec le temps, elle est néanmoins bien vivante encore et elle se manifeste dans tous les actes de la vie. Quand un individu est coupable d'un crime de haute trahison, il arrive souvent que tous ses parents jusqu'à un degré très éloigné soient englobés dans la punition qui lui est infligée. Il semble que parmi les nomades les tribus ne soient que de grandes familles, dont tous les membres se considèrent comme issus d'une origine commune. En effet, il est d'usage qu'ils portent tous le même nom en y adjoignant pour se distinguer un surnom emprunté d'ordinaire à la nomenclature bouddhique. Enfin l'ensemble du peuple tibétain est conçu comme une famille encore plus étendue ; l'on use pour le désigner de la même expression qui indique la série des générations issues d'un ancêtre commun (bod-kyi mi-gyoud) et l'on donne quelquefois au roi le titre de yab qui est essentiellement le titre du père de famille. Jusqu'à présent nous ne remarquons rien qui ne se retrouve également à des degrés divers chez les Chinois, les Mongols et les Turcs.

En poursuivant notre analyse et en passant de la famille large à la famille étroite, nous verrons que les principes sur lesquelles celle-ci repose sont au fond les mêmes chez les Tibétains que chez les Turcs, sauf en un point, très important, il est vrai, et si frappant qu'il a fait à tort oublier les ressemblances. Le père de famille est le maître absolu et unique, sa femme et ses enfants lui doivent une entière obéissance, ne possèdent rien en propre, et ne peuvent même pas, en théorie du moins, disposer de leurs personnes. Les fils demeurent ainsi en tutelle jusqu'au jour de leur mariage, alors le père, contrairement à ce qui se passe en Chine, conserve seulement de son patrimoine ce qui lui est nécessaire pour vivre et pour subvenir aux frais de ses funérailles et constitue ses fils propriétaires du reste. C'est ici qu'apparaît la différence entre la coutume turque et la coutume tibétaine. Chez les Turcs, chaque fils reçoit sa part distincte (intchi) au moment où il se marie, chez les Tibétains, le fils aîné seul reçoit le tout et devient chef de famille ; les cadets passent sous son autorité, tombent à sa charge, restant sous sa tutelle des mineurs incapables comme ils l'avaient été sous celle de leur père ; c'est le droit d'aînesse dans toute sa rigueur. Devons-nous voir là deux coutumes radicalement différentes ou considérer que l'une dérive de l'autre, et, en ce cas, laquelle est la plus ancienne des deux ? Je me borne à poser la question, ne connaissant point de fait qui me permette de la résoudre.

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Mariage et polyandrie

LA-DAG. Le Go-ba (chef) de Tang-sé et sa fille vue de dos.
LA-DAG. Le Go-ba (chef) de Tang-sé et sa fille vue de dos.

En ce qui concerne le mariage, nous observons les mêmes analogies et les mêmes différences. Le mariage chez les Turcs comme chez les Tibétains a pour but et pour effet de faire passer une femme d'une famille dans une autre, de la soumettre non pas seulement à l'autorité de son mari, mais aussi à celle de la famille de son mari. Le lien qui l'attache à cette famille est si fort qu'il ne se rompt pas, même après la mort de l'époux ; elle reste alors sous la tutelle du frère ou du plus proche parent du défunt, elle devient sa propriété et, qui plus est, sa femme, sans qu'il soit besoin pour cela d'une nouvelle cérémonie. Le rite nuptial accompli par le premier mari a créé aux parents de celui-ci des droits sur la femme épousée, droits que chacun d'entre eux peut être appelé à exercer à tour de rôle au décès du précédent ayant droit. Les beaux-frères d'une femme turque sont ainsi ses maris suppléants, dont les droits sont seulement suspendus tant que le mari principal vit encore. Au Tibet, il n'y a point de suspension ; tous les frères collectivement deviennent les maris de la même femme aussitôt le rite accompli. Il y a ainsi une correspondance exacte entre le régime du mariage et celui de la propriété. Chez les Turcs, chacun a son lot particulier, s'établit dans une tente séparée avec sa femme, dont il est seul propriétaire de la même manière et dans les mêmes limites que de ses troupeaux. Au Tibet, la terre étant indivise entre les frères, la femme participe à cette qualité ; ou plutôt, car ces termes indivis, indivision, sont gros de confusions et d'erreurs, c'est le frère aîné qui est seul possesseur de la terre et seul mari de la femme. Dans la cérémonie nuptiale les frères cadets n'ont absolument aucune part ; mineurs incapables, ils ne peuvent passer aucun acte valable que par le canal de leur aîné, ils n'ont pas la faculté de contracter mariage pour leur propre compte, de même qu'ils n'ont point celle d'hériter de leur père en concurrence avec leur aîné. Les Tibétains considèrent la famille comme un groupe d'une unité si absolue qu'il ne peut y avoir qu'un seul individu majeur, qui est le premier né de chaque génération. Celui-ci est seul fondé de pouvoirs et lieutenant sur la terre de ses ancêtres, il a l'autorité sur les personnes de la famille et gère le patrimoine ; il est l'anneau vivant de la chaîne mystique et réelle tout ensemble, qui est formée par les ancêtres morts et leurs descendants futurs ; il a la charge de pourvoir à la continuation de cette chaîne après lui en procréant des fils, et de garder pour ceux-ci les biens qu'il a reçus de ses pères.

Le premier fils né, c'est lui qui est désormais le dépositaire des droits des aïeux et quand il est devenu grand, qu'il est capable d'agir par lui-même et de remplir les fonctions qui lui incombent, le père s'efface devant lui, il le marie et par conséquent l'émancipe, car le mariage est en soi un acte de majeur puisqu'il permet de remplir l'office essentiel du chef de famille, qui est d'assurer la suite de la descendance. Le père a forgé solidement son anneau dans la chaîne, sa tâche est achevée en ce monde, il prend sa retraite et n'a plus qu'à attendre, avec le petit domaine qu'il s'est réservé, que l'heure sonne pour lui d'aller rejoindre les ancêtres sous terre. C'est le fils émancipé qui est alors le véritable et unique maître, seul chargé de continuer le culte familial, seul responsable et capable d'agir et de parler au nom des ancêtres qu'il représente, seul maître de tout ce qui se trouve dans la maison patrimoniale ; les femmes qui y entrent sont siennes, les enfants qui y sont procréés sont siens. Mais ses frères cadets, issus d'une même lignée, ont une sorte de délégation naturelle de ses pouvoirs ; lui mort, son puîné deviendra, ipso facto, sui juris, il sera maître de la femme, des enfants mineurs et des biens du défunt dans les mêmes bornes où celui-ci l'était, c'est-à-dire avec le devoir de s'effacer, le moment venu, devant le fils premier né, qu'il soit le sien propre ou celui du mort.

Tibétaine du La-dag.
Tibétaine du La-dag.


L'aîné vivant, tous ses frères ont la faculté de se substituer à lui dans tous les actes de la vie, ils sont véritablement ses suppléants. Ils jouissent pour leur part des biens paternels, dont ils ont la propriété virtuelle sans en avoir l'administration et si leur aîné renonce pour un temps à faire valoir ses droits sur sa femme, ils peuvent dès lors faire valoir les leurs, et la femme a vis-à-vis d'eux les mêmes obligations que vis-à-vis du chef de famille, dont ils sont les aides nés dans sa tâche de perpétuer la race. Il ne leur est pas permis de prendre femme pour eux-mêmes puisqu'aucune personne étrangère ne peut être introduite au foyer paternel, qui doit être unique selon l'idée tibétaine, que par un acte du père de famille, seul majeur, et toute femme ainsi introduite est nécessairement l'épouse du maître ; d'autre part celui-ci n'a pas le droit de se priver du concours de ses cadets, car il risquerait de compromettre la continuité de la famille, que la naissance d'un assez grand nombre de fils peut seule assurer d'une manière certaine. Quoiqu'il ait le droit de refuser sa femme à ses frères, de même qu'il a celui encore plus grave de les chasser, néanmoins s'il se réservait d'exercer seul les prérogatives du mari simplement par aversion pour le partage, il serait universellement et sévèrement blâmé. Un pareil partage n'a rien qui répugne aux idées tibétaines, car outre que les relations d'une femme avec plusieurs frères issus du même ancêtre n'altèrent pas la pureté de la descendance, toute autre considération disparaît devant la conception juridique d'après laquelle tout ce qui pousse, croît ou naît dans la maison paternelle, quelle qu'en soit l'origine, appartient au maître de la maison.

Les conceptions juridiques de cette espèce ont en général beaucoup plus de pouvoir sur l'esprit des barbares que sur le nôtre, et il n'est pas toujours vrai de dire que les peuples primitifs ou très anciens sont plus près que nous de la nature. Du reste, si une femme n'est pas jugée suffisante, le frère aîné peut en épouser une seconde et une troisième, sans être limité que par son désir et ses ressources ; rien n'empêche alors que chaque frère ait pratiquement une femme pour lui seul, c'est une question d'arrangement amiable. Cela me conduit à penser que l'idée de limiter la population n'a contribué en rien à l'établissement ni au maintien de la polyandrie.

En résumé, la polyandrie tibétaine a son principe dans une conception rigoureuse à l'extrême du privilège du premier né et de l'unité de la lignée généalogique, qui ne doit pas se briser et s'éparpiller en d'innombrables branches divergentes. Elle est en corrélation étroite avec le régime de la propriété, qui est concentrée dans une seule main et constituée en majorat parce qu'il faut que les biens, que l'ancêtre a consacrés par sa possession et légués à sa postérité, soient conservés dans leur intégrité. Cette corrélation est démontrée péremptoirement par ce fait que, lorsque l'un des frères quitte la maison paternelle et s'établit à part pour vivre de son industrie et de son travail, il peut introduire à son nouveau foyer une femme légitime, qui appartient à lui seul comme son foyer et sur laquelle ses frères n'ont aucun droit, car elle ne vit pas sur le bien de la famille ; et en même temps il garde ses droits sur la femme de ses frères, comme sur l'héritage paternel dont il a toujours l'usufruit pour sa part. Chez les nomades, qui partagent quelquefois leur patrimoine, la polyandrie cesse avec l'indivision de la propriété. S'il est vrai qu'à une époque préhistorique les Turcs et les Mongols aient vécu sous le régime de l'indivision, il est probable que la polyandrie régnait également chez eux. La coutume que j'ai rappelée plus haut semble en être un vestige, et, de plus, nous savons par les Annales de Liang qu'au VIe siècle une peuplade turque, celle des Hoa ou Yeptalites, pratiquait encore la polyandrie de la même manière que les Tibétains, c'est-à-dire restreinte aux fils du même père.

La coutume de la polyandrie s'atténue considérablement dans la pratique parmi les familles riches, où les frères ont beaucoup plus d'occasions et de facilités de s'établir à part, et par conséquent d'avoir chacun leur femme particulière. Orazio della Penna l'avait remarqué justement, mais il avait eu le tort de croire que la polyandrie n'était qu'un abus introduit par le relâchement des mœurs dans les classes pauvres (tra le persone non molto comode). C'est au contraire parmi les riches que la coutume primitive a été altérée et dans la pratique seulement, car la théorie reste la même. Ce qui a conduit le moine italien à penser que la polyandrie n'était pas autorisée par la loi (non ordinato della legge), c'est qu'en effet les lamas rigoristes la blâment ; mais elle était si profondément entrée dans les mœurs que le bouddhisme a toujours été impuissant à l'extirper et aujourd'hui les membres du clergé l'acceptent sans rien faire pour la combattre, se contentant de répondre aux voyageurs qui leur demandent leur avis : chaque pays a ses usages. Le frère, qui se sépare de la communauté pour fonder une famille nouvelle, peut prendre autant de femmes qu'il le désire et ce n'est que la pauvreté qui l'oblige à se satisfaire d'une seule.

En résumé, on rencontre au Tibet quatre espèces de ménages réguliers, à savoir, en les rangeant par ordre de fréquence : ceux où il y a plusieurs maris et plusieurs femmes, ceux où il y plusieurs maris et une seule femme, ceux où il y a un seul mari et plusieurs femmes, ceux où il y a un seul mari et une seule femme.

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Lamas

Les lamas tibétains ne s'occupent guère du peuple que pour en extraire leur subsistance et le maintenir sous leur autorité temporelle. Pour cela ils couvent avec sollicitude ses superstitions au lieu de les écraser, ils nourrissent en lui la croyance en leur supériorité, inaccessible à tout laïque, en leur puissance sur les êtres divins, sur les démons et sur la nature. Ils se font passer pour les intermédiaires obligés entre les hommes et la divinité ; il n'y a pas de dieu sans lama, dit le proverbe et le clergé s'est fait le distributeur des biens temporels comme des biens spirituels, il a donné une chiquenaude au Bouddha pour obliger ce dieu impassible à s'inquiéter un peu des affaires du monde, il a infusé une vie nouvelle à toutes les divinités populaires que le Très Sage avait rejetées dans leur néant, les a accaparées et s'est fait leur commissionnaire terrestre. La nécessité d'affermir leur crédit sur le vulgaire qui les fait vivre a forcé les moines de modifier leur caractère primitif aussi bien que d'altérer leurs doctrines, ils ont dû déroger à leur isolement, descendre de la tour d'ivoire où Chakya Mouni avait prétendu les enfermer, de contemplatifs devenir militants, cumuler avec leur profession monacale les fonctions de prêtres et de sorciers. Ils se sont purement et simplement substitués aux prêtres pon-bo d'autrefois, et se sont résignés à rendre au peuple les mêmes services afin d'en toucher le même salaire. Commerçants avisés en denrées religieuses, ils fournissent tous les articles qu'on leur demande suivant le modèle désiré et, plus curieux de satisfaire aux goûts de leur clientèle que de lui imposer les leurs, ils ont ouvert dans leur magasin beaucoup de rayons, que le Bouddha n'avait point prévus. A vrai dire, quelques-unes de ces marchandises sont de qualité si inférieure que les lamas ne s'abaissent point à en faire usage pour eux-mêmes, comme par exemple les cérémonies destinées à guider les âmes des morts dans le monde extra terrestre ; mais puisque le populaire en veut bien et qu'il en donne un bon prix, on lui en livre autant qu'il lui plaît.

L'influence du bouddhisme a été surtout matérielle et politique par son clergé qui a conquis une puissance temporelle inouïe, a fini par dominer tout, par plier toutes les âmes à une obéissance passive et les incliner à une certaine douceur, qu'on a bien à tort attribuée aux théories de Chakya Mouni.

Le clergé du Tibet doit sa maîtrise sociale et politique à plusieurs causes, d'abord à sa hiérarchie fortement organisée et à l'inflexible discipline à laquelle tous ses membres sont soumis. Au sommet, un général, dont la juridiction, qui comprend le droit de vie et de mort, s'étend sur tous les couvents et tous les moines de son ordre répandus sur toute la surface des pays de langue tibétaine ; dans chaque district un provincial nommé par le général, à la tête de chaque couvent un abbé (k'an po) délégué par le provincial et sanctionné par le général. Au-dessous de l'abbé dans chaque monastère il y a deux catégories de dignitaires, les spirituels et les temporels. Les dignitaires spirituels sont le lob-pon (slob-dpon), directeur des études, le bou-mdzad (dbou-mdzad), chef du culte, le tch'o-tch'im-pa (tch'os-k'rims-pa), préfet de discipline, juge ecclésiastique. Le premier, mort ou démissionnaire, est régulièrement remplacé par le deuxième et celui-ci par le troisième : ce dernier est tiré au sort devant les images saintes parmi trois lamas désignés par les principaux dignitaires. Il arrive souvent que le lob-pon soit le même que le k'an-po, mais cela dépend de la volonté du provincial. L'administration des biens temporels du couvent est confiée à un tch'ag dzôd (p'yag-mdzods), trésorier, qui vient immédiatement après le bou-mdzad en dignité et qui a sous ses ordres un nyer-pa, économe, coadjuteur du trésorier cum spe successionis, assisté lui-même d'un nyer-tchong ou sous-économe qui est à la nomination du trésorier. C'est le sous-économe qui est l'agent ordinaire du couvent à l'extérieur, qui surveille les ouvriers, les cultivateurs, les bergers du monastère. Diverses fonctions inférieures, profitables et honorifiques, sont distribuées par les chefs spirituels et temporels qui entretiennent ainsi parmi les moines une émulation salutaire au bon ordre et à la discipline.

Les moines sont divisés en deux classes : les gé-long (djé-slong), qui sont moines de plein exercice, et les diacres gé-ts'oul, qui ont subi une initiation solennelle par laquelle ils sont devenus les époux de l'église et qui restent douze ans stagiaires à divers degrés. Au-dessous de ces deux classes de moines sont les novices, da-pa (gra-pa) et enfin les simples candidats se préparant au noviciat, soumis à la discipline sans avoir aucun privilège. N'est pas admis qui veut à poser sa candidature ; les couvents les plus importants ne reçoivent que des enfants de bonne famille, tous n'acceptent que des enfants de naissance honorable, bien constitués physiquement et mentalement. Les monastères écrèment la population à leur profit ; ils s'annexent les individus les plus robustes et les plus intelligents. Comme d'autre part les religieux se nourrissent mieux en général que les laïques — sauf les quelques-uns qui s'adonnent aux macérations — l'expression « gras comme un moine » n'est pas moins de mise au Tibet qu'elle l'a été ailleurs ; comme ils ont du loisir et sont tenus d'étudier, ils maintiennent et augmentent leur supériorité intellectuelle sur le reste de la nation.

A la solidité de l'organisation du corps monacal et à la qualité supérieure de ses membres, ajoutez le nombre extraordinaire de ceux-ci. Il n'y a pas d'exemple d'un pays ancien ou moderne peuplé d'une pareille multitude de moines, car on en compte en moyenne un pour quatre habitants. Il y a certainement dans le Tibet 500.000 moines au minimum, en laissant de côté le La-dag et le Sikkim. Tous les enfants surnuméraires qui encombreraient fâcheusement la maison paternelle, tous ceux qui, nés pauvres, ont de l'ambition et se sentent assez d'intelligence et de volonté pour parvenir, s'en vont grossir l'armée des moines ; pour les gens de basse extraction l'entrée en religion est la seule voie pour sortir de leur bassesse ; ils peuvent par ce moyen espérer atteindre aux plus hautes fonctions, avec beaucoup de difficultés sans doute et un grand désavantage vis-à-vis des membres de familles nobles ou riches, toujours préférés et privilégiés dans ces maisons d'humilité et de pauvreté ; mais enfin la porte ne leur est pas hermétiquement fermée comme dans l'état laïque. De cette manière, non seulement le clergé attire à soi presque toutes les valeurs individuelles, mais encore il n'est pas de famille tibétaine, noble ou roturière, qui n'ait plusieurs de ses membres dans les couvents et ne soit ainsi intéressée à la prospérité du clergé. Le préfet de Nag-tchou dzong nous disait que, dans toute famille, sur cinq enfants mâles deux se font moines. Ce témoignage nous a été confirmé par plusieurs personnes et rien ne serait moins prudent pour une famille que d'essayer de se dérober à cette dîme humaine.

Gens de Tang-sé (La-dag).
Gens de Tang-sé (La-dag).

D'ailleurs, les avantages matériels considérables qu'offre l'état ecclésiastique, les accommodements que l'on peut se permettre avec la règle si rigoureuse en apparence ne font pas envisager avec crainte la prise de l'habit. L'armée monacale n'est pas seulement nombreuse et bien disciplinée, elle est concentrée dans 3.000 monastères semblables à des forteresses, perchés sur les rochers des montagnes, largement approvisionnés, remplis d'armes et de munitions auxquelles les lamas, malgré leur ministère de paix, ne redoutent point de recourir. En cas de danger public, la trompette sacrée sonne, les moines décrochent leurs fusils et leurs lances, se font des pantalons de leurs plaids (zang-gos) et partent en guerre. Autour de ces monastères s'étendent de vastes terres qui sont leur propriété, des cultures et des pâturages qui nourrissent d'immenses troupeaux. Cultures et pâturages sont confiés au soin de métayers gon-yog, qui ne possèdent rien en propre, qui prennent à forfait la culture des terres et la surveillance des troupeaux des moines, sont tenus de fournir chaque année une quantité de beurre, de laine, d'orge, déterminée d'avance par le trésorier. Si les troupeaux ou les champs confiés au métayer produisent davantage, le supplément est pour lui ; de même le croît probable des bestiaux est fixé chaque année par le trésorier, et le métayer profite du surplus. Le trésorier calcule assez rigoureusement pour que le profit des métayers soit mince et presque toujours il prend pour le couvent plus de la moitié du revenu brut. Ces gon-yog ne sont pas seulement agriculteurs et pasteurs, ils sont aussi industriels ; ils fabriquent pour le compte de leurs seigneurs ecclésiastiques des étoffes de laine, de l'orfèvrerie, des poteries, ils sont maçons, charpentiers, forgerons, meuniers, caravaniers. Ils sont soumis à la juridiction des lamas et leur doivent toutes les corvées qu'il plaît à ceux-ci de leur imposer sans qu'il leur soit jamais dû de salaire. Toutefois ils n'échappent pas entièrement à l'autorité du gouvernement de Lha-sa ; ils lui paient l'impôt jusqu'à concurrence des deux tiers de ce que paient les sujets directs et peuvent recourir en appel à sa justice dans certains cas et selon certaines règles qu'il ne m'a pas été possible de préciser.

Outre leurs propriétés foncières et bâties et leurs troupeaux, les couvents possèdent des trésors accumulés depuis des siècles, or, argent, objets précieux qui sont quelquefois d'une richesse considérable. Ils reçoivent une foule de dons et legs, il n'est pas de Tibétain qui meure sans laisser au couvent voisin une bonne part de ses biens mobiliers, tout enfant qui entre en religion apporte une dot proportionnelle. à ses moyens, tout lama donne à son couvent une part de ses gains personnels, car le lama n'est pas du tout une non-valeur économique. Il est, selon les cas, curé, tireur de cartes, diseur de bonne aventure, nécromancien, médecin, apothicaire, peintre, sculpteur, imprimeur, écrivain, lecteur, marchand et mendiant ; il vend des statuettes, des moulins à prières, des livres, des porte-bonheur, des rosaires, des indulgences en pilules, des prières, des formules, des charmes et des amulettes contre tous les malheurs possibles et impossibles, des remèdes, des conjurations et des horoscopes. Si un homme se marie ou s'il meurt, les lamas viennent le plus nombreux possible prêter leur concours moyennant finance, s'il lui arrive un malheur, ils touchent pour conjurer la mauvaise fortune, s'il lui arrive une bonne fortune, ils touchent pour rendre des actions de grâces, s'il ne lui arrive rien, ni agréable ni désagréable, ils touchent encore pour empêcher que les choses n'aillent plus mal. Tout le casuel est au bénéfice particulier du moine sauf la dîme prélevée par la communauté. Si un lama laisse à sa mort une fortune personnelle elle passe à sa famille, excepté la part qu'il laisse toujours par testament au monastère. Au reste, les moines s'entretiennent à leurs frais, ils ont dans le couvent une maison ou une chambre à part, où ils vivent plus ou moins confortablement selon leurs moyens et leur piété. La communauté se contente de leur fournir une certaine quantité d'orge (110 kilogrammes par an au La-dag), le thé beurré trois fois par jour et une pièce de laine pour le vêtement. La dépense qu'elle fait n'est pas égale au profit qu'elle tire de ses membres, et encore ses charges sont-elles allégées par les offrandes des laïques ou des lamas riches, qui paient souvent une tournée de thé ou une pièce de laine à tous les religieux du couvent. Les grands lamas, étant personnellement plus riches que les autres, sont naturellement entretenus aux frais de la communauté ; en vertu de leur dignité ils reçoivent des aumônes abondantes des dévots, les trésoriers gagnent dans leur administration des sommes considérables et ont toujours part, en général pour un cinquième, aux affaires commerciales du couvent.

Les monastères disposant de la plupart des capitaux du pays, ils ont accaparé presque tout le commerce et toute la banque et ce ne sont point là les moindres sources de leurs revenus. Du commerce nous avons déjà parlé ; quant à la banque, les couvents se chargent de faire valoir l'argent des particuliers en le mettant dans leurs propres entreprises ; surtout ils prêtent à 30 pour 100 à tous ceux qui en ont besoin, pourvu qu'ils puissent fournir de bons gages, principalement fonciers. Si l'emprunteur ne paie pas au temps dit, on montre de la condescendance et de la longanimité, on le laisse s'enfoncer, on l'y aide un peu et l'on finit par le saisir et par annexer ses champs à ceux du monastère. Aux prolétaires on ne prête pas, car en ce cas ce serait donner et le lama reçoit, mais ne donne pas.

Si l'on voulait chercher un terme de comparaison dans l'histoire on pourrait dire qu'un couvent tibétain est un patricien romain collectif, grand propriétaire et justicier, ayant sous ses ordres de nombreux agents et de nombreux serviteurs, qui font de sa maison et de ses annexes une cité entière, produisant toutes les denrées nécessaires à la vie, pourvue de toutes les industries indispensables ou de luxe, important et exportant de grandes quantités de marchandises. Le rapprochement paraît encore plus juste si l'on considère que les lamas, comme les patriciens d'autrefois, sont maîtres des auspices, seuls en possession des formules qui agissent sur les dieux et qu'ils règnent sur les âmes comme sur la matière.

Cette cause morale de la puissance du clergé n'est peut-être pas moins puissante que toutes les autres réunies, il n'a pas converti les esprits à la vérité, mais il leur a appris le respect pour les ministres de la divinité, dont plusieurs centaines sont des dieux sur la terre, dont quelques autres sont capables par la force de la méditation de retenir leur haleine assez longtemps pour être enfin délivrés des lois de la gravitation et s'élever dans les airs. La religion du Tibétain consiste essentiellement dans un ensemble de pratiques superstitieuses et dans la vénération pour les lamas auxquels ce serait un crime sans nom que de causer le moindre tort. Un vol commis au détriment d'un religieux entraîne une amende dix fois plus forte que celui commis au détriment d'un laïque ; le meurtre d'un laïque coûte trois ou quatre fois moins cher que celui d'un moine.

Ainsi, et pour nous résumer, le clergé tibétain possède tous les éléments de domination connus : l'autorité religieuse, la richesse territoriale, la suprématie financière et commerciale, la force armée, le nombre et la discipline. Il n'est pas jusqu'au prestige qui dérive du principe d'hérédité que ces célibataires n'aient trouvé le moyen de s'attribuer d'une manière très particulière, car ceux des lamas en qui réside l'autorité spirituelle sont considérés comme des hypostases divines, dont ce n'est point seulement la race qui se perpétue à travers les siècles, mais la personne elle-même qui se réincarne, toujours identique, sous des formes successives.

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Administration et politique de la Chine

Absolue en théorie, l'autorité du pouvoir central est limitée en pratique par les privilèges du clergé en général auquel on doit la plus grande déférence et par les privilèges des seigneurs locaux. A Lha-sa le vice-roi n'est maître qu'en apparence. Choisi obligatoirement parmi les membres de l'un des trois plus grands monastères des environs : Dé-poung, Sé-ra (ou Ser-ra) et Ga-ldan, il est un instrument dans les mains de celui des trois auquel il appartient et il lui donne une influence prédominante. D'ailleurs les autorités ecclésiastiques de ces trois monastères sont toujours consultées dans les affaires importantes et chacun d'eux adjoint un délégué spécial à toute mission officielle. Tous trois placent un grand nombre de leurs membres dans les offices publics et il n'est guère de fonctionnaires qui ne sortent de l'un d'eux, tous trois sont également entretenus aux frais de l'État et l'on peut dire que tout le produit liquide des impôts, qui n'est pas absorbé par la cour de Talé lama et le culte officiel, est employé à pensionner Dé-poung, Sé-ra et Ga-ldan. En dernière analyse ce sont ces trois couvents qui, en raison du nombre de leurs moines (20.000), de leur richesse, de la multitude de leurs serviteurs, de leur voisinage de la capitale, de la quantité considérable de prieurés placés dans l'obédience de leurs abbés, de leurs relations avec les plus grandes familles du pays qui toutes y comptent quelques-uns de leurs membres, sont les vrais maîtres de l'État. Il en résulte entre eux d'ardentes rivalités où les intrigues, le poison et l'émeute jouent tour à tour leur rôle ; ce n'est pas à des moyens plus louables que Sé-ra doit sa prééminence présente.

Dans les provinces, le gouvernement est limité par les seigneurs terriens qui ont sur leurs serfs certains droits de justice, de corvée et de taxation, surtout par les premiers d'entre eux, à savoir les grands monastères tels que Di-koung, Min-dol-ling, Tsa-ri, Gyang-tsé, Ting-gé, Lha-ri. De plus, il se borne lui-même en abandonnant tout ou partie de ses droits sur des portions de territoire au profit de ses fonctionnaires ou des couvents, à charge pour eux de pourvoir à leur administration et de tenir un registre spécial des recettes et des dépenses qui y sont relatives.

Nous voyons maintenant la complication de la situation politique qui se cache sous une apparente homogénéité : deux aristocraties, une laïque, affaiblie et subordonnée, mais subsistant néanmoins ; une autre religieuse, elle-même divisée en une vingtaine d'ordres monastiques indépendants, dont quatre ou cinq considérables. Dans le premier de ces ordres deux personnages égaux religieusement, inégaux politiquement ; dans la clientèle du premier de ces personnages trois couvents se disputant l'influence. C'est ce qui fait comprendre comment le gouvernement chinois peut maintenir son autorité au Tibet avec vingt et un fonctionnaires et moins de 1.500 soldats.

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Les Chinois, non plus ici que dans le Turkestan, ne cherchent à tirer parti des ressources économiques du pays. Ils y entretiennent bien un certain commerce, ils s'y sont bien réservé comme dans le Turkestan le monopole du thé, mais ils n'ont rien fait pour améliorer les voies de communication, perfectionner les cultures, développer l'industrie pastorale, qui pourrait fournir de laine tout le sud de l'Asie, exploiter les mines diverses dont le sous-sol semble être fort riche. Les marchandises chinoises ne sont admises qu'en payant un droit d'une pièce d'argent par paquet, les marchands chinois ne peuvent résider dans le pays, et il ne leur est permis d'y pénétrer pour faire le commerce que munis d'un billet de l'administration du Seu-tchouen, lequel n'est valable que pour un an ; ce terme écoulé, ils sont obligés de s'en aller. Quant aux femmes chinoises, il leur est absolument interdit à toutes, même aux femmes des fonctionnaires et officiers en service dans le Tibet, de mettre le pied dans ce pays. Aussi, tandis que dans le Turkestan on rencontre du moins un petit nombre de colons chinois, on ne trouve pas un seul enfant de l'Empire du milieu établi au Tibet.

Ces mesures sont attribuables à un sentiment de prudence de la part du gouvernement de Pékin, qui tient à éviter les difficultés et les affaires, et aussi à l'intolérance nationale des Tibétains qui ne veulent pas souffrir d'étrangers chez eux. Les moines, ces représentants d'une religion qui a pu passer pour une religion de fraternité universelle, n'ouvrent leurs couvents et ne confèrent les ordres qu'aux Tibétains, fils de Tibétains.

Les points de vue économique et colonial sont pour les Chinois tout à fait secondaires, c'est surtout dans un intérêt stratégique et politique qu'ils se sont annexé cette marche de Tibet afin qu'elle leur serve de barrière contre des voisins indépendants et envahissants. Selon les principes que j'ai exposés à propos du Turkestan, il leur a paru que le meilleur moyen pour eux de tenir le pays à bon compte et facilement était d'empêcher les étrangers d'y entrer et de lui ôter ainsi toute tentation d'y nouer, sous couleur de relations commerciales, des intrigues avec les mécontents et d'exciter le peuple à l'insubordination. On a quelquefois agité la question de savoir si ce sont les Tibétains qui veulent fermer leur porte ou les Chinois qui les forcent de la fermer. C'est là une question oiseuse. Les Chinois et les Tibétains se gourment quelquefois, mais ils sont parfaitement d'accord contre les étrangers. Les lamas, jaloux de régner sans partage sur le peuple qui les nourrit, craignent qu'avec les étrangers des idées nouvelles ne pénètrent, que la simplicité des cœurs ne s'altère et que leur clientèle ne diminue. Ils savent très bien, et l'exemple du La-dag est là pour le leur rappeler, que si une autre puissance que la Chine s'emparait du Tibet, elle ne manquerait pas, avec la complicité des laïques, de réduire les prérogatives et les bénéfices exorbitants des monastères ; partant, à quelque ordre qu'ils appartiennent, ils se sentent intéressés à tenir à l'écart les étrangers, à faire échec autant que possible à leurs prétentions, à faire cause commune à cet égard avec le gouvernement chinois. Profitant de la crédulité sans bornes de leurs ouailles, il n'est légende absurde qu'ils n'accréditent sur le compte des Européens, sorciers sinistres qui viennent pour voler au Tibet ses dieux protecteurs et le livrer en proie à tous les diables déchaînés de l'abîme.

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