Marcel Monnier (1853-1918)
L'EMPIRE DU MILIEU
Le Tour d'Asie, vol. 2
Plon, Paris, 1899, pages 31-374 de 374 + illustrations
- "Aujourd'hui plus que jamais les hommes et les choses d'Asie fixent l'attention du monde occidental. Les événements qui s'accomplissent dans le Céleste Empire, ébranlé chaque jour davantage sous la poussée des ambitions européennes, empruntent à l'ardeur des convoitises et surtout aux rivalités de races un caractère de gravité exceptionnel. Peut-être même conviendrait-il d'envisager la question chinoise à l'égal d'un de ces troublants problèmes internationaux dont la solution marque dans l'histoire le commencement d'une ère nouvelle et peut exercer une influence décisive sur le groupement des sociétés humaines."
- "Celui qui veut emporter de ces contrées une impression tant soit peu correcte doit renoncer aux allures du touriste pressé. Il lui faut se résigner aux longs séjours, pénétrer au cœur du pays, loin des concessions européennes, parmi les populations des bourgs et des campagnes, mêlé à elles durant des mois, vivant de leur vie dont la rude simplicité est trop souvent rebutante pour l'Occidental. À ce prix seulement il peut espérer jeter sur son album autre chose que des silhouettes de pure convention, Célestes de paravent ou de potiche, donner de la Chine ou, plus exactement, d'une parcelle de la Chine, un croquis fidèle. Vous ne serez donc point surpris que ce « Tour d'Asie » ait duré tout près de quatre ans. Sur ces quatre années, trente mois furent consacrés à parcourir l'empire du Milieu."
- "Des dix-huit provinces formant la Chine proprement dite, mon itinéraire très sinueux en a sillonné neuf... De Péking le voyage, tour à tour fluvial et terrestre, se poursuivait vers le bassin du Yang-Tsé Kiang, pour atteindre à travers gorges et rapides l'opulent Sé-Tchouèn, le joyau de l'Empire, et les sanctuaires fameux du Far-West chinois, les soixante monastères étagés sur la montagne sainte d'Omei où des milliers de pèlerins viennent chaque année contempler, au seuil du Thibet, la gloire de Bouddha. Ce grand arc de cercle décrit du nord-est au sud-ouest de l'Empire me ramenait enfin par les montagnes du Yun Nan jusqu'à la vallée du fleuve Rouge et à la frontière tonkinoise."
Extraits :
Péking. La rue - Le passage d'un rapide - La caravane - Chaise et route
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Extraordinaire, cette ville : cloaques et puanteurs, immondices et décrépitudes. De la
vermine, des haillons, des ulcères, un délabrement et une incurie qui navrent, le mouvement désordonné d'un camp de barbares ; des incohérences, des hideurs qui contrastent avec les lignes
régulières et la majesté du plan. Des édifices en ruines, des foules en loques dans un décor grandiose.
Il ne me paraît pas que les récits des touristes peu nombreux qui ont poussé jusqu'à Péking nous en rendent la physionomie exacte. Tous ou presque tous ne semblent y avoir vu que l'ordure et la
guenille. Il y a autre chose. D'abord l'originalité, un imprévu dont les mots ne sauraient donner une idée. Cela ne ressemble à rien, et c'est déjà là un mérite rare.
La principale curiosité, l'originalité de Péking, c'est la rue. J'ai dit ce qu'elle était, sa saleté sans nom, ses monceaux d'ordures accumulées depuis des âges, ses boues putrides. Ce qu'il est
bon d'ajouter, ce qui atteste la façon plus que fantaisiste dont fonctionnent ici les rouages administratifs, c'est l'importance des sommes affectées — sur le papier — à l'entretien de cette
voirie. Le budget des travaux publics, pour la capitale seule, se chiffre par millions de taels. Péking est censé dépenser pour sa toilette à peu près autant que les plus coquettes des grandes
villes européennes. Où va l'argent ? Le fait suivant, absolument authentique, nous renseignera sur ce point délicat.
Il n'y a pas longtemps, l'empereur avait prélevé sur sa cassette 30.000 taels (environ 80.000 francs), qui devaient être employés à réparer la rue des Légations. 30.000 taels, c'était beaucoup.
La chaussée pouvait être mise en état à meilleur compte. Avec 10.000 taels on ferait la besogne. C'est apparemment ce que se dit le haut fonctionnaire préposé à la direction des travaux publics.
Il concéda l'entreprise à un ami, lui confia le tiers de la somme et empocha le surplus : l'ami fit de même et repassa le marché à une connaissance qui, à son tour, le repassa à un voisin. Bref,
en dernier ressort, l'entreprise fut adjugée pour dix-huit taels — un peu moins de 80 francs ! — à un quidam qui, naturellement, dut se contenter d'encaisser la somme et ne mit en branle ni pelle
ni pioche. La rue des Légations est demeurée ce qu'elle était avant les munificences impériales.
Presque toutes les artères se coupent à angle droit ; la ville ressemble à un damier dont les cases pourtant sont elles-mêmes sillonnées par un labyrinthe de passages et de couloirs, capricieux
réseau qui corrige l'uniformité du plan général. Malgré l'absence de plaques indicatrices, chaque rue n'en a pas moins son appellation distincte, familière à tous les Pékinois. Ces noms imagés,
on les croirait empruntés à l'Europe moyenâgeuse ; nous les lisons encore sur les murs de nos vieilles villes : Rue de la Corne-de Bœuf, rue de la Patte-de-Poule, rue de l'Œil-de-Poisson, rue de
la Farine-Grillée, rue du Grand-Pied, rue du Thé, rue de l'Arc-et-la-Flèche, nie du Point-du-Jour. La plupart rappellent une profession, une anecdote ou une légende devenue populaire dans le
quartier. Certains ont une saveur particulière, celui-ci entre autres : rue de la Peau-qui-pue.
La rue, avec son délabrement, son désordre, ses ignominies, est intéressante, en ce qu'elle permet de saisir sur le vif le contraste que l'on observe presque partout en Chine entre la théorie et
le fait, le mot et la chose. En dépit des innombrables rites, édits et ordonnances qui sont censés régir les moindres manifestations de la vie sociale, le mécanisme administratif est, en réalité,
des plus simples, ou, pour mieux dire, la machine existe mais est rarement mise en branle. L'autorité s'efface, n'intervient qu'à son corps défendant. Le Chinois est le plus indépendant des
hommes ; la grande majorité de la nation, ceux qui vaquent sans tapage à leurs petites affaires, ou s'arrangent pour régler entre eux leurs différends, évitant d'appeler à leur aide le magistrat
dont la justice est encombrante et ruineuse ; ceux-là vivent dans une insouciance absolue du gouvernement et des lois. Ces mots mêmes n'ont pour eux aucune signification précise. La liberté avec
tous ses excès, une souveraine indifférence, le laisser-faire érigé en système, telles semblent être en substance les bases du régime, les relations de gouvernants à gouvernés.
La rue, à Péking, c'est l'image de l'anarchie triomphante. Chacun bâtit comme il lui plaît, où il lui plaît, sans souci aucun de l'alignement, empiète le plus qu'il peut et impunément sur la voie
publique. Les gens se mettent à l'aise, satisfont leurs besoins les plus intimes en plein air au vu et au su de tout le monde, avec une impudeur suprême. À chaque pas le passage est plus ou moins
obstrué par des baraques, des campements improvisés, des rassemblements compacts autour d'un jongleur, d'un pitre, d'un diseur de bonne aventure. Nombre d'échoppes sont des repaires de receleurs,
avec cette particularité que le trafic d'objets volés s'opère ici sans honte et sans mystère, au grand soleil. Aux étalages sont exhibés, au milieu des loques et des vieilles ferrailles, des
porcelaines, des bronzes, des robes de soie richement ouvrées, des jades, des bijoux dérobés dans les yâmens et dans les temples. Les affiches aussi méritent une mention spéciale. À cet égard,
une promenade de quelques heures en compagnie d'un bon lettré-interprète est féconde en enseignements et en surprises. Les murailles sont illustrées de placards de toutes nuances préconisant des
panacées extravagantes et des recettes qui, chez nous, conduiraient leurs inventeurs aux galères. L'un de ces boniments, tiré à des milliers d'exemplaires, et reproduit un peu partout dans les
rues, sur les places, sur les clôtures des édifices publics, à l'endroit le plus en vue, est d'une éloquence plutôt raide. L'auteur, on le voit, n'a point peur du mot propre, ou pour mieux dire
du mot sale. La chose est, paraît-il, en vers ; elle s'adresse plus particulièrement aux jeunesses qui ont commis une faute lourde et, d'une manière générale, aux calculateurs qu'effare la
perspective d'une postérité trop nombreuse... « Rien qu'une pilule, une seule pilule, une toute petite pilule, et le tour est joué ! »
La cohue est effroyable. C'est, par moments, un extraordinaire corps à corps, un grouillement confus de cavaliers et de piétons, de chariots et de brouettes, de cortèges de noces et de
corbillards, une mêlée d'oripeaux, d'emblèmes et de bannières.
L'année a été bonne pour les entreprises de pompes funèbres. Les statistiques les plus optimistes évaluent à quarante ou quarante-cinq mille, pour la seule ville de Péking, le nombre des
personnes mortes du choléra pendant l'été qui vient de finir. Des gens biens informés prétendent que ce chiffre, déjà respectable pour une population de six à sept cent mille âmes au plus, a été
de beaucoup dépassé. À cela rien d'étonnant. On a même lieu d'être surpris que la mortalité n'ait point été plus grande, étant donné l'absolu mépris affiché par l'habitant, du haut en bas de
l'échelle sociale, pour les exigences les plus élémentaires de l'hygiène. Le fléau a perdu de son caractère épidémique dès les premières fraîcheurs d'automne. Il semble cependant que l'on décède
encore avec entrain, à en juger par la quantité de convois de toute classe qui, chaque jour, défilent dans les rues avec ou sans accompagnement de cymbales et de trompettes.
Il y en a de superbes qui se développent sur une distance de deux ou trois kilomètres ; des catafalques grands comme des maisons, drapés de pourpre, étincelants d'or et de verroteries :
quatre-vingt-dix porteurs ployant sous le faix soutiennent l'édifice qui avance lentement avec des soubresauts de navire ballotté par la houle. En tête, marchent des centaines de porte-drapeaux,
de porte-lanternes, des joueurs de trompe, des batteurs de caisse, des pages trimballant sur des coussins la défroque du défunt, ses tuniques de cour brodées au petit point, sa toque ornée du
bouton de corail, des tablettes où sont énumérés ses titres et ses grades.
Tout cela aurait grand air, n'étaient l'accoutrement sordide, la démarche grotesque de ce personnel racolé au hasard parmi de pauvres diables trop heureux de gagner de la sorte quelques sapèques.
Ils vont clopin-clopant, sans conviction, tenant leurs accessoires en ferblanterie et en carton-pâte Dieu sait comment, causent entre eux à voix haute, échangent avec la foule des grimaces et des
quolibets, s'arrêtent pour se moucher du doigt ou pour bourrer leurs pipes. Derrière le cercueil viennent les membres de la famille, de blanc vêtus en signe de deuil ; des palanquins, des
chariots à la file, où trônent des épouses à figures poupines, nullement émues de leur veuvage ; puis des cavaliers, des serviteurs encore qui portent des cartonnages peinturlurés représentant
des chevaux, des armes de prix, des coffrets soi-disant bondés de monnaie d'or et d'argent, bref, toute la fortune laissée par le mort et que ses héritiers vont, pour attester leur désespoir,
livrer aux flammes sur la tombe à peine refermée.
Il y a aussi le convoi du pauvre, la bière nue que quatre coolies enlèvent au pas gymnastique ; enfin le plus sinistre des corbillards, un chariot attelé d'un buffle et dont la caisse, recouverte
d'une vieille bâche, est marquée à l'arrière d'un énorme caractère noir. On le voit errer par la ville à certaines heures, le matin, entre six et huit, et le soir à la nuit tombante. C'est le
tombereau des miséreux, de ceux qui n'ont pu économiser de quoi s'acheter quatre planches. Mais ce qu'il emporte le plus souvent ce sont des cadavres de bébés que les parents, n'ayant pas de quoi
payer les funérailles, si modestes soient-elles, déposent simplement sur le pas de la porte, roulés dans une natte. Nous l'avons surnommé « la charrette aux enfants ». Et c'est, par les clairs
matins d'automne, une vision macabre, cette guimbarde promenant, dans l'animation joyeuse d'une ville qui s'éveille, son chargement de chair humaine ballotté au gré des cahots. La silhouette même
du charretier, un lourdaud quelconque assis sur le brancard, a, semble-t-il, je ne sais quoi de sinistre. Charrette aux enfants, charrette de l'ogre. Où donc les emporte-t-elle ? Vers quelque
trou creusé là-bas dans la plaine, pas assez profond pour que, sous les pelletées de terre, les chiens errants et les vautours ne puissent y trouver leur pâture. Quelquefois, après une tournée
fructueuse, lorsque, la boîte est pleine, un heurt violent fait jaillir par une déchirure de la bâche un bout de bras, une petite main qui s'agite dans un vague geste d'appel.
Cortèges de riches, chars de pauvres s'attardent dans les carrefours encombrés, pêle-mêle avec les chaises des mandarins à grosses besicles, avec les équipages des petites dames aux joues
peintes, avec les bandes de poneys à demi sauvages et les troupeaux de moutons affolés que des bergers mongols chassent devant eux à grands coups de fouet. Pendant quelques minutes le tumulte est
à son comble, on se menace, on échange des bordées d'injures. De police, pas trace. C'est à croire que la bousculade va durer pendant des heures. Elle cesse pourtant, tout d'un coup, sans qu'on
sache comment ni pourquoi. La masse, inopinément, se désagrège. Après de longs remous le courant se rétablit, s'épanche avec une impétuosité nouvelle, entraînant les vivants et les morts.
Le passage d'un rapide est toujours émouvant. Bien que la manœuvre, à peu de chose près la même, se répète chaque jour plusieurs fois, on ne laisse pas d'en suivre toutes les phases avec un
intérêt soutenu. C'est là une de ces minutes excitantes, où le cœur bat plus vite, où l'on se sent bien vivre.
Les préparatifs sont assez longs : les dispositions sont prises, les postes distribués comme à la veille d'une bataille ou d'un assaut. L'embarcation rallie la rive, s'amarre à l'abri de quelque
rocher formant brise-lames. Puis les hâleurs prennent leurs distances, déroulent un cable supplémentaire, s'assurent que les cordelles sont en parfait état ; le maitre de manœuvre vérifie la
solidité du point d'attache, veille à ce que le mât soit bien assujetti, passe avec un soin minutieux l'inspection du gouvernail et des rames.
Lorsque tout est prêt pour l'attaque, l'équipage se recueille pendant quelques secondes. S'agit-il d'un passage vraiment scabreux ? En ce cas, aux précautions matérielles on ajoute une courte
conjuration à l'adresse des puissances invisibles. Le patron allume deux ou trois baguettes d'encens, fait flamber une liasse de petits papiers jaunes et les éparpille en offrande aux génies des
eaux, aux bons comme aux méchants esprits qui hantent les passages dangereux du fleuve. S'assurer la neutralité de ceux-ci, l'appui de ceux-là, est d'un homme avisé. Cela fait, le signal est
donné, l'action s'engage.
Les amarres détachées, la jonque s'écarte, très doucement d'abord, quitte son refuge momentané, la proue dirigée vers le chenal blanc d'écume ; quelques mètres encore et elle aura doublé le bec
de roche qui la protège, se trouvera brutalement, sans transition, aux prises avec les vagues. L'instant a quelque chose de solennel. Les vingt haleurs, auxquels est venue s'adjoindre une équipe
de renfort empruntée au village voisin, sont attelés aux cordelles tendues à se rompre et déroulées souvent sur une longueur de plusieurs centaines de mètres. A grand' peine ils avancent, pliés
en deux, arrêtés net par moments, contraints de piétiner sur place, réussissant tout juste à ne pas reperdre du terrain, sur le point d'être renversés, enlevés comme des poissons au bout de la
ligne. Mais ils repartent d'un élan plus vigoureux, sautant de bloc en bloc, tantôt enfoncés dans le sable jusqu'à mi-jambe, tantôt cheminant sur les pierres coupantes, scandant leurs efforts par
un chant entonné par les deux chefs d'équipe, repris ensuite à l'unisson par toute la bande avec, tour à tour, des cris de rage ou des clameurs de triomphe.
Ils vont, les deux chefs élus, un bout de corde à la main ; ils courent d'une extrémité à l'autre de la longue file, stimulant les zèles, invectivant les défaillances, le martinet haut, mais
s'emportant seulement en gestes et en paroles, ne frappant jamais. Deux hommes les secondent, chargés ceux-là d'une tâche particulièrement délicate et périlleuse. Leur besogne consiste à dégager,
sans perdre de temps, la cordelle lorsque celle-ci est accrochée par une aspérité de roc. L'embarcation alors, brusquement tirée par le travers, donne de la bande, prête à chavirer ou, ce qui ne
vaut guère mieux, à présenter le flanc au courant. Une minute de retard pourrait être fatale. Et l'homme s'élance, bondit avec une agilité de singe, s'égratigne les pieds, se met les mains en
sang, mais arrive à temps pour conjurer le désastre.
Parfois c'est la portion submergée de la cordelle qui se prend dans un écueil. L'homme en ce cas se précipite dans l'eau glacée, plonge à plusieurs reprises et, la corde dégagée, regagne la
terre, haletant, meurtri, la peau plaquée de taches rouges, et reprend sa course de plus belle. Il fera ce métier avec entrain, un mois durant, pour un salaire de trois ligatures (moins de 10
francs). Tandis que haleurs et repêcheurs de cordelles se démènent sur la rive, à bord, les mariniers, cramponnés au long aviron fixé à la proue, s'efforcent de maintenir le bateau debout au
courant.
Le personnel de notre jonque comprend : le patron (lao-pann), deux pilotes, le pilote de l'avant (taï-koung) qui est également maître de manœuvres et, en fait, le véritable capitaine. Le pilote
d'arrière n'est autre que le barreur. Ce petit état-major est complété par un maître d'équipage (lao-kim-koung), dont la principale fonction est de transmettre aux haleurs les commandements du
pilote. Les signaux consistent en un certain nombre de coups frappés sur un tambour. Trois coups largement espacés signifient : « Halte ! » Six coups : « En route ! » Un roulement prolongé : «
Tenez bon, tirez ferme, le plus vite possible ! » Enfin, trois matelots et un cuisinier. Ce dernier a établi son officine dans un trou qui s'ouvre au milieu du gaillard d'avant. Il a les pieds à
fond de cale, la tête au niveau du pont, auréolée par les vapeurs du riz bouillant. C'est dans cet antre que ce maître-queux, d'une maigreur spectrale, coiffé de la loque graisseuse dont il
essuie les vaisselles, drapé d'autres loques qui n'ont jamais connu la lessive, prépare de ses mains négligées d'étranges brouets et aussi les doses d'opium nécessaires à la pipette du soir. En
tout huit hommes constituant le personnel embarqué, ne quittant jamais le bord. Les vingt haleurs opèrent, suivant les circonstances, sur terre ou sur eau. Quand le vent est favorable, et dans
les paliers où le courant se ralentit, ils empoignent les rames. La nuit venue, une paillote est dressée au-dessus du pont. Après le repas, rapidement expédié, ils s'allongent côte à côte, serrés
comme des harengs. Un bout de causette ponctuée de gros rires ; une pipe ou deux, et l'on s'endort.
Tous ces bateliers sont originaires de Sé-Tchouen : ils portent la coiffure particulière aux indigènes de cette province : la natte roulée sur le crâne et un turban blanc ou soi-disant tel. Leur
adresse et leur sang-froid tiennent du prodige. Très différents des Chinois de l'Est. Là-bas, toute réunion de travailleurs est la parfaite image de l'anarchie. La besogne s'exécute à grands
fracas, au milieu des glapissements et des disputes. Tout le monde veut commander ; on s'invective Dieu sait comme. Ici, en dépit des allures très libres, règne une vraie discipline. Notre
équipage, lui aussi, dans les heures de répit, quand la brise gonfle la voile, fait un assez beau vacarme, crie, chante, hulule des onomatopées étranges pour appeler le vent. Très bons enfants,
mais un peu rudes, ces gaillards-là en usent familièrement avec le patron et les passagers. Cependant, au moment critique, l'ordre se rétablit. Chacun est à son poste, sans hésitation ni
bousculade, attentif au commandement du pilote. Celui-ci, debout sur l'avant, surveille le fleuve, indique la manœuvre d'un ton bref, parfois même d'un simple geste aussitôt obéi.
À vivre au milieu de ces gens, on s'explique leur attachement pour un genre d'existence qui, si rude soit-il, a cependant de quoi les séduire, je ne sais quel attrait mystérieux fait de la
tyrannie des vieilles habitudes et de l'entraînement inné vers les aventures. On conçoit mieux leurs répugnances entêtées pour toute innovation tendant à bouleverser les coutumes établies, le
mode de travail auquel, de père en fils, ils ont été façonnés depuis des siècles ; leur haine farouche pour ceux qui prétendent substituer la vapeur à l'aviron, l'hélice à la cordelle, et ouvrir
aux steamers la haute vallée du Yang-Tsé. Ce qu'ils défendent en réalité, c'est non seulement le métier dont ils vivent, mais aussi le patrimoine de traditions et de légendes légué par les aïeux,
augmenté chaque jour de quelque exploit nouveau que l'on aime, après des heures de luttes et de fatigues, conter aux camarades étendus sous la paillotte, dans ces causeries du soir où la voix du
narrateur est souvent couverte par le grondement des eaux.
Notre caravane compte trente personnes, savoir : mon compagnon et moi, les deux boys-interprètes et le cuisinier, interprète aussi à l'occasion, bien que moins teinté de littérature et que la
pauvreté de son vocabulaire ne permet guère d'utiliser comme truchement si ce n'est dans les négociations intéressant de près ou de loin les victuailles et la marmite ; plus 25 coolies, dont 13
portefaix et 12 porteurs de chaise, chaque chaise à quatre disposant de deux hommes de rechange. C'est un imposant défilé. Au balancement de nos chaises neuves, drapées de bleu et de rouge, avec
leurs rideaux de foulard feuille morte, recouvertes d'une sorte de grande résille noire à larges mailles autour de laquelle des filés de soie de même nuance flottent au vent, agrémentées de
pompons, de longs glands de la dimension des passementeries dont on décore les dais ou les bannières, nous procédons solennellement à travers la ville sordide, les ruelles escarpées, les
escaliers interminables, les marchés, les faubourgs, sous le regard approbateur des multitudes.
Nos porteurs sont gars robustes, bien découplés, fort sales, affublés de guenilles. Mais ils ont le chapeau, le couvre-chef officiel à bords relevés, la calotte frangée de soie cramoisie. Le
chapeau, tout est là. Ces toques défraîchies, achetées chez le fripier quatre ou cinq cents sapèques, équivalent à une livrée somptueuse ; elles en imposent au populaire, leur premier effet étant
d'inspirer aux loqueteux qui s'en parent, l'aplomb superbe et l'insolence des laquais de grande maison. Ils vont d'un pas soutenu, la tête haute, fendant la foule compacte, interpellant
brutalement les gens, donnant à peine aux infortunés le temps d'éviter les heurts, de s'effacer dans une encoignure, sur un seuil, ou dans quelque boutique hospitalière, bousculant tout et tous ;
il font choir les enseignes peintes, les étalages, terrifient les gargotiers en plein vent, renversent la poêle à frire, éventrent d'un coup de brancard les paniers de fèves et les sacs de riz,
multiplient les accrocs, les horions, insoucieux de l'âge et du sexe, dans un emportement de projectiles.
Maintes fois déjà, dans mes promenades, j'avais assisté à pareilles scènes, épiant non sans inquiétude l'allure et les gestes de mes hommes, craignant toujours d'être pris à partie par les
passants malmenés. Cependant, nul ne proteste. La rue n'est point aux badauds, mais aux porte-chaises, aux portefaix, aux bêtes de somme. Le piéton qui s'y hasarde en curieux doit avoir l'échine
souple, l'œil aux aguets. En cas de mésaventure, il n'a garde de maugréer. L'incident était prévu. L'impassibilité, qui constitue l'un des traits essentiels de la race, apparaît ici dans sa
gloire. On accepte sans regimber, avec une philosophie sereine, contusions et déchirures ; et la chaise continue sa trouée dans la foule avec une impétuosité d'ouragan, puissance incontestée,
irrésistible, irresponsable comme le coup de vent froissant les herbes.
En tête marchent deux satellites du préfet, pauvres diables plus dépenaillés que le reste de la bande. Ils sont censés éclairer la route, éloigner les importuns. En réalité, leur présence ne nous
défend en aucune façon contre les manifestations d'une curiosité enfiévrée, très explicable, somme toute, et nullement blessante. À chaque halte nous devons nous attendre à voir nos boîtes
entourées, examinées de très près, avec force commentaires, comme des cages qu'un montreur de phénomènes promènerait de foire en foire. Après de vaines tentatives pour maintenir le public à
distance respectueuse, de guerre lasse les deux argousins se mêlent aux spectateurs, allument leurs pipes et se prêtent à une interview en règle. Ils fournissent à notre sujet les renseignements
les plus circonstanciés, expliquant que les individus confiés à leur garde sont de « grands hommes », des « barbares » extraordinaires, mais point méchants.
D'étape en étape, nous serons de la sorte gratifiés, bon gré mal gré, de cette avant-garde par les mandarins échelonnés sur le parcours. Je ne sais rien de plus misérable que la condition de ces
coureurs de yâmens, créatures louches, ni policiers ni soldats, gens à tout faire, très méprisés, maigrement payés, et trop heureux d'empocher, après un jour de marche, une gratification de 50
sapèques (environ 15 centimes). En Chine, où pourtant on n'est point difficile sur le choix d'une profession, c'est, à en croire un dicton populaire, le dernier des métiers. Ces hommes ne portent
point l'uniforme : ils n'ont même pas le chapeau ! Leur seul insigne est une sorte de palette en bois autour delaquelle est enroulé un grimoire timbré du sceau du mandarin, le tout enfermé dans
une gaine de cuir. Le satellite porte cela en bandoulière, avec son parapluie et sa pipe à opium. Dans les villages et les marchés, quand la cohue devient par trop épaisse, il brandit son joujou
en prononçant de grandes paroles. Il n'en faut pas plus. On se gausse de l'homme et de son verbiage, mais on s'écarte devant l'amulette officielle.
Les routes chinoises sont détestables. Ceci constaté, il faut reconnaître que le Sé-Tchouen est, de toutes les provinces, celle où le voyageur peut s'accommoder le plus aisément des lenteurs et
des vicissitudes inhérentes aux modes de transport par de tels chemins.
Le seul moment vraiment pénible c'est, à la nuit tombante, l'arrivée dans le bouge humide, nauséabond qui tient lieu d'auberge. Minute redoutable dont la seule perspective suffit à assombrir les
fins de journée les plus riantes. En revanche, le départ au petit jour est une fête, l'étape est un délassement. Porte-chaise et portefaix détalent bon train, l'allure dégagée, effleurant à peine
le sol du bout de leurs sandales de paille. La caravane procède sinueuse, onduleuse, tour à tour profilée sur les crêtes et disparue aux plis des ravins. Une courte pause, d'heure en heure,
devant une maison de thé ou dans un marché grouillant de monde ; le temps de fumer une petite pipe, d'échanger avec les badauds quelques joyeusetés dont, selon toute apparences, nous faisons les
frais, et l'on repart.
À mesure que la matinée avance, la route est de plus en plus animée. Le Chinois, frileux de
sa nature, ne sort guère de chez lui avant que le soleil ou la brise ait dissipé les brumes glacées qui montent des rizières à l'aube. Alors seulement l'interminable défilé commence :
campagnards, le fléau de bambou sur l'épaule, courbés sous le double fardeau, allant vendre leurs denrées au marché le plus proche ; portefaix qui trottinent et rythment chaque foulée d'un appel
guttural jeté à plein gosier ; cavaliers emmitoufflés dans plusieurs pelisses, le bonnet fourré rabattu sur les yeux, capitonnés, matelassés, énormes et difformes, juchés sur des poneys à longs
poils ou des bourricots maigrelets ; puis des chaises de louage où se prélassent des mamans joufflues avec leurs bébés, de petits fonctionnaires à bésicles, très graves, parfois des clients plus
modestes, soldats guenilleux ou simples paysans qui se payent, pendant quelques lis, le luxe d'un équipage.
Dans chaque marché, dans les moindres villages échelonnés le long de cette chaussée impériale, sont établis des relais. Des bêtes toutes sellées, des chaises à porteurs alignées devant l'auberge
attendent le piéton fatigué. Celui-ci, assailli aussitôt par la bande des loueurs glapissant leurs offres de service, n'a même pas le temps de se reconnaître, de faire un choix, devient la proie
du plus hardi et, en moins de rien, se trouve emballé, enlevé au pas gymnastique au milieu des quolibets et des rires. Les montures sont des haridelles, les chaises ont leurs caisses écornées,
les rideaux en loques, la toiture bossuée. Mais le tarif est bien modique : 5 sapèques par li — le li corespondant à 500 mètres — soit, pour un parcours de dix kilomètres, une centaine de
sapèques, représentant moins de cinquante centimes de notre monnaie. À ce prix-là, on aurait mauvaise grâce à chicaner sur les aplombs douteux de l'animal ou la vétusté du véhicule.
À l'inverse de ce qui a lieu dans la Chine du Nord, la coutume au Sé-Tchouen n'est pas de voyager à cheval, du moins pour les grandes distances. Les routes sont très accidentées, coupées
d'escaliers souvent fort raides ; leur dallage branlant, poli depuis des siècles par le sabot des mules et le frottement des sandales, est glissant comme le verglas. Enfin, la largeur de la
plate-forme ne dépasse guère 50, parfois 80 centimètres. Dans ces conditions, il arrive que la rencontre de deux porte-balles nécessite de longs pourparlers et des manœuvres infiniment délicates.
En pays chinois, les actes de la vie sont régis par des rites immuables : il ne viendrait à l'esprit de personne de s'insurger contre les lois, écrites ou non, relatifs aux rangs et préséances.
L'usage, au Sé-Tchouen, est que le piéton cède la route au cavalier : celui-ci, par contre, doit faire place à la chaise. Neuve ou défraîchie, mandarine ou bourgeoise, la chaise à porteurs est le
mode de transport privilégié. Elle va, sans jamais dévier pour livrer passage aux gens et aux bêtes. Aux coolies de se garer comme ils peuvent. L'homme à cheval, lui, n'a d'autre ressource que de
pousser à travers champs, trop heureux si le champ n'est point une rizière inondée où l'on s'enlise jusqu'à mi-corps. Ceci explique pourquoi les personnages de distinction, soucieux de ne pas
compromettre leur dignité dans des aventures, de ne pas s'exposer à « perdre la face », doivent renoncer au plaisir de courir la poste à franc étrier.
De ce que la chaise est considérée comme l'équipage le plus correct, il ne s'ensuit pas qu'elle ne puisse être employée à transporter des voyageurs de toutes catégories. Aujourd'hui même, en
sortant de Taï-Ping-Tchèn, gros marché où nous venions de déjeuner pour la plus grande joie d'une assistance aussi nombreuse que peu choisie, j'ai croisé une chaise contenant un porc de belle
taille paresseusement vautré sur la paille fraîche. Le fermier suivait à pied, venant de loin, semblait-il, un peu las, traînant la jambe, mais avec la mine satisfaite de l'éleveur qui n'a pas
épargné ses peines pour s'assurer, au concours régional, les suffrages flatteurs du jury et la médaille.
Mais le meilleur instant de la journée, c'est celui où nous quittons notre prison mouvante, heureux d'échapper pendant quelques heures au voisinage importun de notre personnel, à la tyrannie des
boys et des porteurs. Il n'est peut-être pas, en voyage, de plus grand plaisir que de marcher de la sorte en avant-garde, à la découverte, d'explorer par le menu les bourgs et les villages, mêlé
aux foules ; flânant devant les boutiques, donnant un coup d'œil aux baraques où gesticulent les bateleurs, les conteurs d'histoires, les diseurs de bonne aventure. Je n'ignore pas qu'agir ainsi,
c'est rompre en visière avec le code du savoir-vivre chinois, provoquer les commentaires les plus désobligeants des Célestes, toujours enclins à reprocher à l'étranger son manque de tenue. Les
plus indulgents ne peuvent réprimer un sourire apitoyé en nous voyant faire halte au seuil d'une guinguette pour goûter à quelque friture ou sabler une tasse de thé. Notre costume européen, si
étriqué, les met en verve : rien qu'à l'expression du regard, aux hochements de tête, nous saisissons le sel des propos tenus sur notre compte : « De pauvres diables, s'écrient ces hommes
enjuponnés, des barbares qui n'ont même pas le moyen de s'acheter des vêtements longs ! » Cependant, dès que nos chaises apparaissent dans tout l'éclat de leur peinture neuve, avec leurs glands
et leurs pompons, le silence se fait ; le public, redevenu grave, nous considère, je ne dirai pas avec respect, mais plutôt avec stupeur, ne pouvant comprendre par quelle étrange fantaisie, des
gens qui peuvent se faire porter, préfèrent user leurs jambes. Cet étonnement est, d'ailleurs, partagé par nos hommes qui, loin de nous savoir gré d'alléger leur charge, affectent des airs tant
soit peu méprisants, ralentissent le pas, semblent voyager pour leur propre compte, en amateurs. Mais qu'importe ! On va de l'avant, sourd aux plaisanteries du populaire, oubliant tout et tous,
le pays, les hommes, les quatre mille lieues qui vous séparent de la patrie, dans une exquise sensation de plein air et d'indépendance reconquise.