Paul Vial (1855-1917)
LES LOLOS
Histoire, religion, mœurs, langue, écriture
Imprimerie de la Mission catholique de l’orphelinat de T’ou-sé-wé, Chang-hai, 1898, 72 pages.
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Préface : "Cette étude est un effort de conscience et d’amour. C’est en évangélisant ce bon peuple que j’ai
appris à le connaître et à l’aimer. Je l’aime parce qu’il est bon, je l’aime parce qu’il est méprisé. Je voudrais le faire connaître en écartant une foule de préjugés qui courent les livres
et qui sont inconsidérément acceptés comme faits prouvés.
Il me semble qu’un missionnaire qui a tout d’abord donné huit années de sa vie apostolique pour le salut des Chinois, et qui maintenant évangélise les Lolos depuis autant d’années, a le droit de porter un jugement exempt d’ignorance sinon d’erreurs partielles."
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"Jusqu’à ces derniers temps, et malgré toutes mes recherches, je n’avais pu comme je l’ai dit, découvrir le sens du mot
Lolo. Ni la langue chinoise, qui écrit ce mot avec un caractère phonétique, ni la langue indigène, qui l’ignore, n’avaient pu me mettre sur la trace d’une explication.
Cette explication, je l’ai enfin trouvée dans une lettre de mon confrère M. Martin. J’ai dit que chez ce peuple, il existé une tribu patricienne, une classe élevée d’où sortent tous les chefs et presque tous les propriétaires. Les Chinois les appellent des Hee-y, c’est-à-dire tribu noire. Dans le nord, où habite mon confrère, cette tribu s’appelle elle-même No; dans le sud, au Yun-nan, elle se nomme Na.
Lorsque les Chinois, en s’avançant graduellement du nord au sud, rencontrèrent cette race nouvelle, qui alors occupait le Se-tch'oan et le Yun-nan, ils n’ont pu prendre contact avec elle que par l’intermédiaire des chefs.
Ce contact s’étant tout d’abord produit dans le nord, c’est là que les Chinois ont dû apprendre le nom de ceux contre qui ils luttaient. Comme les Chinois n’avaient à leur disposition que les sons de leur propre langue, ils ont écrit le mot No d’une manière approchante et l’ont doublé par euphonie. C’est ainsi que les Chinois ont inventé le mot Lolo. Spécial à une tribu, ce mot est devenu l’appellatif de tout un peuple.
Dans son acception primitive, le mot Lolo est donc fort honorable. Il n’est devenu un terme de mépris qu’en passant par une bouche chinoise, dans laquelle, comme on sait, le mot Européen même est une injure."
Extraits : Brève histoire - L'époque de la création du ciel et de la formation de la
terre
L'époque de la sécheresse universelle. L'époque du déluge universel
L’écriture des Lolos - La complainte de la mariée - Naissance, mariage, mort.
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Les Lolos se disent venus de la région située entre le Thibet et la Birmanie, et tout au
commencement de leur histoire ils placent douze patriarches qui leur auraient appris la manière de se vêtir, de travailler et de vivre.
De ces douze patriarches l’un surtout est resté dans la mémoire de ce peuple primitif, comme protecteur insigne. Ils l’adorent, je le dirai plus loin, sous le nom de Pou, ainsi que son épouse
sous le nom de No. Dans la tradition du déluge, les Lolos parlent du mont Mouto d’où ils seraient partis. Sous quelle forme ont-ils débouché au Yun-nan ? Leur tradition est muette ; mais il est
vraisemblable qu’ils étaient conduits par les chefs de familles ou tribus ; peut-être même n’étaient-ils que deux, l’un appelé Blanc (tou), l’autre appelé Noir (na) ; c’est,
pour moi, le seul moyen d’expliquer cette tradition qui divise les Lolos en deux espèces, les blancs et les noirs.
D’après une version indigène, ceux-ci seraient descendus de trois frères ; mais les descendants du plus jeune se seraient confondus avec les deux autres frères.
Ce qui est constant, c’est que le blanc était l’aîné et le noir le cadet ; mais, par une interversion inexpliquée, les descendants du noir ont formé la tribu patricienne appelée napou,
et les descendants de l’aîné sont devenus les serfs de l’autre, tout en se subdivisant en un grand nombre de tribus (naseu, ko, kotou, gnisou, gni, ashi, adje, etc.).
La tradition rapporte que les Lolos étaient soumis à dix-huit seigneurs ou midzemou à qui le peuple payait une redevance annuelle ; quant au bien foncier il appartenait à celui qui le
cultivait. C’est encore actuellement le régime de la propriété chez cette race ; en sorte qu’un seigneur peut aliéner la redevance qui lui est due, mais il ne peut pas aliéner le fond qui ne lui
appartient pas. Plus tard ces dix-huit seigneuries furent obligées de reconnaître un chef ou roi sous le nom de guemou; ce roi résida où est maintenant la capitale de la province, à
Yunnan sen.
Les Chinois, en s’emparant plus tard de ce pays, n’ont fait que mettre des mandarins où habitaient les seigneurs ; et dans les parties conquises, mais non soumises, ils ont donné le titre de
mandarin aux seigneurs indigènes ; c’est ce qu’on appelle des t’ou-se-koan.
Le vice-roi lui-même habite là justement où résida le guemou ou roi lolo.
La capitale était divisée en dix-huit quartiers et chaque seigneur en possédait un ; il reste encore des vestiges de cette antique possession.
Dans la cour royale étaient plantés dix-huit arbres ; chaque seigneur en possédait un pour y attacher son palefroi lorsque le moment était venu de faire acte de vasselage.
On dit que ces dix-huit arbres existent encore.
Pendant que les seigneuries étaient héréditaires, la royauté probablement ne l’était pas ; la couronne devait appartenir au plus fort ; de là sans doute des compétitions sans nombre, des guerres
civiles fréquentes, que l’histoire n’a pas enregistrées.
Les Lolos en se multipliant débordent de leurs anciennes limites et forment de nouveaux noyaux indépendants des seigneurs ; mais encore il se trouve au milieu d’eux des hommes audacieux qui les
dominent. Ainsi la tribu gni, que j’évangélise, se souvient des étapes qu’elle a dû faire pour arriver de Tali jusqu’ici ; elle garde la mémoire de trois hommes puissants qui se sont fait un nom
: Adle, Joke, Dzeshi. J’ai visité les restes de leurs châteaux.
Pendant ce temps, la Chine, bien loin de former une seule nation, était elle-même divisée en un grand nombre d’États feudataires visant tous à l’indépendance ; et il est probable qu’elle
n’existerait pas encore comme nation si en l’an 220 av. J.-C. le génie de Che Hoang-ti, roi de Ts’in, ne l’avait unifiée en abattant toutes les têtes et en renversant tous les trônes.
Ambitieux comme il l’était, il voulut étendre son empire jusqu’à la mer du Sud. Il enrôla parmi les gens de guerre « tous ceux qui n’avaient pas de profession fixe, tous les marchands qui
n’avaient pour commerce que des objets de luxe », et il jeta cette armée au sud du fleuve Bleu. La conquête dura deux ans. mais il ne put la conserver. Elle fut renouvelée par Koang-ou-ti (56 ap.
J.-C.), et par Yang-ti (605 ap. J.-C.). Je crois bien que les Chinois furent battus, car en 790 l’empereur Té-tsong, de la dynastie des T’ang, envoie un ambassadeur au roi du Yun-nan pour l’aider
à vaincre le Thibet.
Vers 860, le roi du Yun-nan bat les Chinois et s’empare du Tonkin.
Nous arrivons en 1265 au moment où Marco Polo se met au service de Koubilaï-khan (en chinois Hou-pi-lié). Le voyageur vénitien semble diviser le Yun-nan en deux royaumes : le Tcha-ghan-djang à
l’ouest et le Ka-ra-djang à l’est. Le général mongol Ouriangcadaï les aurait soumis tous les deux, tout en les conservant intacts.
Cependant, en 1394, Hong-ou, de la dynastie des Ming, fait dresser une carte de l’empire qui donne le fleuve Bleu pour limite sud à la Chine. En 1400, Kien-wen ou Hoei-ti, successeur de Hong-ou,
dépossédé par un de ses oncles, se retire au Yun-nan, où il reste trente-huit ans caché. Un grand nombre de Chinois le suivent, et s’y établissent. Ils forment actuellement le fond de cette
population chinoise que nous nommons pen-ti-jen ou min-kia. Ces derniers se sont alliés à des femmes de race indigène. Tous ces pen-ti-jen se disent venus d’un endroit appelé
Kao-che-kiao, de la province de Nankin.
Vers 1660 le père Gabriel de Magalhães qui mourut à Pékin en 1677, après un séjour de vingt-neuf ans à la cour des empereurs de la dynastie tartare des Ts’ing, actuellement régnante, ayant
parcouru toutes les provinces de Chine, rend ainsi compte de celle du Yun-nan :
« Entre les cités et les villes de cet empire, j’en compte plusieurs situées dans les provinces de Yun-nan, de Quei-cheu, de Quam-si et de Su-chuen, et qui toutefois ne paient aucun tribut à
l’empereur et ne lui obéissent point, mais à des princes ou seigneurs particuliers ou absolus. Ces villes, pour l’ordinaire, sont de telle sorte entourées de hautes montagnes et de rochers
escarpés, qu’il semble que la nature ait pris plaisir à les fortifier. Au dedans de ces montagnes, il y a des campagnes et des plaines de plusieurs journées de chemin, où l’on voit des cités du
premier et du second ordre, et beaucoup de villes et villages. Les peuples soumis à ces seigneurs se servent de la langue chinoise avec les Chinois ; mais outre celle-là ils ont leur langage
particulier. »
Plus tard les pères Fridelli et Bonjour sont envoyés au Yun-nan pour en relever la carte. Le père Bonjour meurt sur les frontières de la Birmanie. Son compagnon étant aussi tombé malade, le père
Régis, président du tribunal des Mathématiques, vient achever le travail commencé.
Or voici ce que l’un d’eux écrit sur le Yun-nan :
« La nation des Lolos dominait dans le Yun-nan ; elle était divisée entre plusieurs seigneurs souverains. Les Chinois, après avoir bâti quelques forts et quelques villes dans les plaines qui
étaient restées incultes, et après avoir rendu quelques combats, prirent le parti de s’attacher ces peuplades en donnant à perpétuité à leurs seigneurs les sceaux et les honneurs des mandarins
chinois, avec les titres de préfets, à condition qu’ils reconnaissent l’empereur et se placent sous la dépendance du gouverneur de la province dans les affaires ordinaires autant que les Chinois
mandarins du même rang, et qu’ils recevraient l’investiture de leurs terres en n’exerçant point la juridiction qu’après avoir reçu l’agrément de sa majesté, qui s’engage, de son côté, à
transmettre leurs titres à leurs plus proches héritiers. » (Cf. La Frontière sino-annamite par M. Devéria).
Telle est encore actuellement la situation politique des indigènes de la province du Yun-nan.
Pendant la dernière révolte, trompés par les mahométans qui se disaient leurs frères, ils se sont mis de leur côté contre les Chinois. Invincibles dans leurs montagnes, mais trahis par leurs faux
frères, ils se soumirent aux vainqueurs, en conservant contre eux une haine que le mépris dont ils sont l’objet ne fait qu’aviver chaque jour.
Au temps où le ciel et la terre n’étaient pas divisés, il n’y avait ni jour ni nuit, soleil
et lune ne brillaient pas ; en ce temps, sur toute la terre, il n’y avait pas un seul homme. C’est Kedze et Gagè qui ont fait la division du ciel et de la terre. Avant la division du ciel et de
la terre, sur la terre il n’y avait pas un seul homme. Eux donc sur une grande montagne du côté où le soleil se couche, allèrent s’asseoir. C’est sur la montagne Moutou (ou Mouto). Eux donc
prirent de la terre pour en faire un homme, passèrent le fleuve et s’avancèrent du côté où le soleil se lève, et s’arrêtèrent là, pour transformer la boue et en faire un homme, « afin que, sur
toute la terre, il y ait des hommes sachant brûler de l’encens, offrir des céréales, et que nous (Dieu) obtenions la fumée de l’encens, que nous obtenions l’offrande des céréales et du vin ».
Pour cela ils prennent de la terre pour en faire un homme. Ils le font aujourd’hui et le lendemain matin ils le trouvent brisé en morceaux. Ils le refont et le mettent en place, le lendemain
matin de nouveau, brisé en morceaux. Enfin une troisième fois le refont et le remettent en place et veillent sur lui. C’était (le fait) de l’esprit de la terre :
— Vous, dit-il, pourquoi prenez-vous ma terre ainsi ? La terre m’appartient, car je suis son maître. Pourquoi ne me demandez-vous pas pour agir ainsi ? dit-il.
— (Parce que) maintenant sur toute la terre il n’y a pas un seul homme ; c’est pour la transformer et en faire un homme sachant brûler de l’encens, offrir de la nourriture, offrir de l’eau ;
l’offrant à nous nous en obtiendrons la fumée. Plus tard nous vous rendrons la terre, dirent-ils.
— Dans combien d’années me la rendrez-vous ? dit (l’esprit de la terre).
— Nous voulons vous la rendre dans 60 ans, dirent-ils.
C’est pourquoi maintenant l’homme est terminé à 60 ans ; le temps de notre corps est fini, telle est la loi de notre nature. Maintenant l’homme qui a accompli ses soixante, le surplus il le tient
par sa vertu. — Le corps de l’homme est composé de 361 os, l’os de sa tête est divisé en deux parties. — Le corps de la femme est composé de 360 os — l’os de sa tête est divisé en 4 parties. —
L’homme est donc fait de terre. Pour faire cet homme, ils traversent un fleuve et vont se reposer sur l’autre bord pour la transformer et en faire l’homme.
Téchi (son nom), deux personnes, frère et sœur, n’ont ni père ni mère, puisqu’on a transformé la terre pour en faire un homme. Avant eux, il n’y avait pas d’homme sur toute la terre. Ces deux
personnes, frère et sœur, peuvent-ils devenir époux ?
Placés sur deux montagnes, ils prennent chacun une pierre ronde et la jettent. Celle de la sœur ne s’arrête qu’en bas ; celle du frère (aîné) s’arrête au-dessus. Ils prennent chacun un crible
(chai-tse) et le font rouler. Celui de la sœur s’arrête au-delà et celui du frère en deçà. Ils prennent chacun un soulier et le jettent ; celui de la sœur s’arrête au-delà et celui du frère en
deçà au pied de la montagne. Ils font deux feux sur chaque montagne et la fumée monte au ciel se réunissant en une montagne. (C’est pourquoi) le frère et la sœur deviennent époux. Ensuite la
femme enfanta une calebasse pleine de nos ancêtres [c.-à-d. que cette calebasse renfermait la semence de tous les hommes] ; après avoir enfanté, nos ancêtres n’avaient qu’un cœur et tous les
hommes n’avaient qu’un nom. Voilà comment de deux, frère et sœur, tous les hommes sortent.
Ces deux personnes, frère et sœur, n’étaient qu’une ombre (être informe). Kedze donna à chacun une paire de mains (le vouloir) et à chacun un visage (une âme). Le frère aîné devint le soleil et
la sœur cadette devint la lune. — Le soleil en sortant produisit le jour. La lune en sortant produisit la nuit. Les étoiles en sortant sont leur cœur (leur pensée). Le ciel et la terre étant
divisés, le jour et la nuit étant divisés, ils ne savaient pas labourer la terre, il n’y avait point de céréales ; il ne savaient se vêtir d’habits. Sous le roi Tachou on apprit à labourer la
terre ; sous le roi Chelou on apprit à se procurer des céréales ; sous le roi Hiyé on apprit à se vêtir d’habits. En ce temps une année comptait 400 jours, les céréales ne pouvaient pas mûrir ;
(puis) une année compta 600 jours, encore mieux les céréales ne pouvaient mûrir ; ensuite elle compta 360 jours ; 30 jours firent un mois, 13 jours firent un cycle ; une année fut composée de 12
mois, un mois de 30 jours ; un cycle de 13 jours. Le mois du tigre commença l’année ; le mois du bœuf finit l’année. L’année commence (par) le printemps, après le printemps, l’été ; après l’été,
l’automne ; après l’automne, l’hiver. Le printemps, l’été, l’automne, l’hiver étant divisés, les céréales vinrent à maturité ; en plantant chaque chose en son temps, les céréales peuvent
mûrir.
C’est ainsi que Kedze divisa le ciel et la terre, et que Téchi, frère et sœur, ont été créés hommes et que nous arrivons au temps présent.
Le 1er, Gnikedze, le 2e, Gnigagè, le 3e, Teudéfè. — Le 1er, Teudafou, le 2e, Lototche, le
3e, Kousey ; en tout 6 familles (personnes). Teudafou dit :
— Je ne puis pas (veux pas) vous obéir.
L’esprit Gnikedze envoie le dragon blanc Kedze pour le soumettre. L’esprit Teudafou prend le dragon blanc Kedze, l’enferme dans un panier d’argent, pioche et l’enterre devant la porte.
(Gnikedze dit :)
— Si tu l’as enterré à 3 pieds, pendant 3 ans le ciel n’éclairera pas. Si tu l’as enterré à 6 pieds, pendant 6 ans le ciel ne tonnera pas. Si tu l’as enterré à 9 pieds, pendant 9 ans le ciel ne
pleuvra pas.
Tous les arbres sèchent. Tous les oiseaux meurent ; tout sèche entièrement ; tous les hommes meurent. On peut parcourir le pays pendant 3 ans sans rencontrer un seul homme. On peut parcourir le
pays pendant 3 jours sans rencontrer un seul oiseau.
L’esprit Gnikedze (dit) :
— La sécheresse ne peut pas durer.
L’esprit Teudafou (dit :)
— À quoi bon me soumettre à vous ? à quoi bon ? Je vous rends votre dragon.
L’esprit Teudafou se repent et se soumet.
(Gnikedze :)
— Si tu le déterres de 3 pieds, pendant 3 ans le ciel éclairera (aura des éclairs). Si tu le déterres de 6 pieds, pendant 6 ans, le ciel tonnera. Si tu le déterres de 9 pieds, pendant 9 ans le
ciel pleuvra.
La famille des vénérables ancêtres des Gni (Tribu des Gni-pa) était composée de quatre
personnes, trois frères, une sœur, laboureurs :
— Hier (dirent-ils) nous avons labouré, aujourd’hui à l’aurore nous renverserons et piocherons ; les sillons renversés et défoncés, ensuite nous labourerons. Trois jours après nous renverserons
et piocherons ; les sillons seront renversés et défoncés.
Une nuit pendant qu’ils se reposaient, minuit arrivé, le vénérable esprit Gninia, un bâton d’argent à la main, défonça et renversa les sillons.
Le frère aîné (dit) : Il faut le frapper.
Le cadet (dit) : Il faut l’enchaîner.
Le dernier (dit) : Interrogeons-le un peu ! Vous, pourquoi avez-vous ainsi agi de cette manière ?
(Il répondit :) Vous, trois frères, il est inutile de labourer la terre. L’époque du déluge est arrivée ; l’eau doit submerger du ciel à la terre, et de la terre au ciel. Tous les hommes doivent
être submergés.
— Nous quatre, frères et sœur, qu’allons-nous faire ? dirent-ils.
Le frère aîné s’enferma dans un coffre de fer (et fut submergé). Le cadet s’enferma dans un coffre de cuivre (et fut submergé). Le dernier, avec sa sœur, s’enferma dans un coffre de bois.
— Prenez un œuf de poule avec vous ; tant que le poussin ne chantera pas, n’ouvrez pas la porte du coffre ; dès que le poussin chantera, ouvrez la porte du coffre.
Ils étaient arrêtés sur un chêne à mi-rocher du mont Moutou (ou Mouto) ; descendre, et descendre ils ne le pouvaient pas ; monter, et monter ils ne le pouvaient pas. Sur la roche avait poussé une
branche (racine) de bambou :
— Je m’attache à ta tête (dit-il) pour, par toi, monter sur le rocher.
— Étant monté sur le rocher, moi qui, auparavant, n’ai jamais adoré aucun esprit, maintenant je veux t’adorer comme esprit.
C’est depuis lors que nous adorons (ce bambou) comme esprit (des ancêtres).
Les caractères lolos se rattachent, dans leur origine, au système idéographique. Dans leur
développement, c’est le syllabisme, le phonétisme syllabique, qui domine.
Les signes idéographiques représentent ou peignent à la vue les idées de l’intelligence. Représenter les objets physiques était chose facile, c’est le premier âge dans l’enfance de la peinture ;
c’est, pour ainsi dire, l’art de peindre des bonshommes. Mais cet art ne suffisait pas, il fallait avancer jusqu’à la science bien plus difficile de représenter les idées abstraites.
Tandis que l’écriture phonétique ne fait qu’un avec la langue dont elle est l’écho, qu’elle change, paraît, disparaît, reparaît avec les sons de la voix, l’écriture idéologique au contraire est
une langue à part, la langue des yeux, et elle peut se modifier, s’agrandir, se perfectionner, se détériorer, sans entraîner avec elle la langue parlée, langue de l’oreille, dans ses
transformations.
La richesse de l’une ne diminue pas la pauvreté de l’autre.
Rien n’est plus misérable qu’une langue monosyllabique ; c’est un instrument de musique sur lequel l’intelligence est obligée de jouer plusieurs airs avec une même corde et parfois une même
note.
Par exemple, je prononce la syllabe ba (pour me servir de la langue que j’étudie) ; quelle est l’idée visée par mon intelligence ? est-ce père ? briller ? jouer ? panier ? mince ? etc.
je n’en sais rien, et ce n’est qu’à la lumière du contexte que je saisirai l’accord entre ce mot et l’idée qui s’y cache.
Ces mots ne se fléchissent pas, on ne peut ni les allonger, ni les raccourcir, ni les accorder ; il ne restait plus qu’un moyen pour les diversifier, sinon les multiplier, c’était de les hausser
ou de les abaisser par le ton ou l’accent. Le même mot ba pourra se prononcer sur le ton haut, bas, bref ou long et j’aurai, autant que faire se peut, quatre mots au lieu d’un.
Ce que la nécessité a suggéré de faire pour la langue parlée, la même nécessité l’a exigé pour la langue vue, c’est-à-dire pour l’écriture idéologique.
Les caractères primitifs étaient restreints, puisqu’ils ne pouvaient représenter que la forme des objets sensibles et non les idées.
Pour sortir de ce cercle on pouvait, tout d’abord, au caractère primitif, en adjoindre un secondaire qui nuançait ou même transformait le premier sens.
On avait alors un nouveau caractère, double à la vue, mais unique par le son ; c’était une idée composée mais rendue par un seul mot ; les yeux venaient au secours de la pauvreté de la langue,
pour permettre à l’intelligence de préciser son objet ; et le caractère secondaire jouait dans l’écriture le même rôle que l’accent ou le ton jouait dans la parole ; il permettait de multiplier
le signe comme l’accent multipliait le mot.
Quelle a été la voie suivie, chez les Lolos, pour exprimer les idées par l’écriture ?
La langue parlée est composée de 180 sons (au moins dans le dialecte gni) qui multipliés par les tons forment environ 700 mots.
Les caractères, autant que je puis le conjecturer, ne dépassent pas le nombre de 3.000.
Comment, avec une pareille pauvreté de mots et de caractères ce peuple parvient-il à exprimer toutes ses idées ?
Dans la langue parlée, comme je l’ai dit, un des principaux moyens employés est l’accouplement de plusieurs mots et par conséquent de plusieurs idées dont l’ensemble fournit une nouvelle
expression et une nouvelle pensée, ainsi les trois mots suivants : o « tête », mè « queue », mou « faire », réunis ensemble : omèmou ne signifieront plus ni
tête, ni queue, ni faire, mais ce mot triple n’aura plus que le sens de servir et l’on dira aba ama omèmou, servir son père et sa mère, c.-à-d. ses parents.
Le mot gni « bouche » et pou « ouvrir », réunis : gnipou, n’auront plus que le sens de « lèvres ».
Ces mots composés sont si nombreux qu’à première vue cette langue si strictement unisyllabique semble se rapprocher des langues à flexion ou du moins des langues agglutinantes.
Leur écriture n’a pas suivi la marche que j’ai indiquée plus haut pour la formation des signes.
Probablement il leur a manqué un homme de génie ou assez sagace pour indiquer cette voie.
Peut-être aussi que, la science des caractères étant chez eux fort secondaire, ils n’en ont pas senti la nécessité.
Au lieu de conserver jalousement à chaque signe l’idée qu’il représentait tout d’abord, ils ont suivi une voie tout opposée.
Ils ont abandonné l’idée, ils ont exclu du signe idéographique ce qui faisait sa vie, et ils ne l’ont conservé que comme expression phonétique.
Le caractère dou signifiait primitivement piocher, actuellement il signifie encore piocher, mais il désigne aussi tout ce qui s’appelle dou comme sortir, source, ramper etc.
Il en est de même de tous les autres caractères quel que soit leur nombre.
Cependant, par un reste de tradition, certains mots, c’est-à-dire certaines idées, ne s’écrivent encore qu’avec certains caractères, et de plus, chaque tribu a conservé, à part soi, l’usage de
certains signes, oubliés ailleurs, pour exprimer des choses spéciales.
Voici quelques caractères que je choisis dans les livres de la tribu des Gni et qui peuvent encore prétendre au titre d’idéographiques.
Et cependant, comme on le verra, ils ne sont parfois employés que pour le son qu’ils représentent.
La littérature lolo a bien aussi, comme la chinoise, ses phrases toutes coulées, ses
répétitions fastidieuses ; mais son charme est moins dans le rythme ou la cadence des mots, qui est toujours la même, que dans la fraîcheur de l’idée et du sentiment.
Cette littérature est toute faite d’images et de comparaisons, images prises uniquement dans la nature, dans ce que l’on voit ou sent ou touche ou mange. Ces comparaisons viennent subitement ; et
si l’esprit n’est pas fait au procédé, on perd vite le fil du discours pour courir à travers champs. Les répétitions sont très fréquentes ; et lorsque le discours ramène la même idée, l’écrivain
se servira des mêmes phrases.
Le sens doit ordinairement finir au cinquième mot ; cette règle n’est pas d’une rigueur absolue en prose. En vers, au contraire, elle est nécessaire, et c’est, avec une nuance de rime ou
assonance, ce qui distingue la prose de la poésie qui ne connaît que les vers de cinq ou de trois syllabes.
Tous les mots n’ont pas un sens ; plusieurs sont là pour l’euphonie ou pour permettre à la phrase de finir au cinquième mot. La simplicité, la rusticité, la bonhomie et une douce mélancolie sont
les qualités principales de la poésie lolo.
Les chants descriptifs de longue haleine ne se déploient qu’en certaines circonstances, telles que le mariage ou la mort ; et de plus, ils ne sont appris que par une certaine classe. La chanson,
au contraire, ou plutôt la complainte est de tous les jours. On chante tout ; on improvise sur tout : les peines intimes, les habits déchirés, une entorse, le beau temps, la fatigue, etc.Comme la
chanson en France, la complainte indigène a sa vogue et quelques-unes même passent à la postérité.
Voici la traduction de la Complainte de la Mariée, qui du reste ne manque pas de variantes.
1
Mère ! ta fille est triste,
Depuis trois jours tu es partie ;
Mère, reviens, reviens,
Mère, je pense à toi.
2
Mère, ta fille est triste ;
L’arbre meurt, la racine vit.
La racine meurt, la feuille se dessèche :
Mère, ta fille est triste.
3
Le vent agite la feuille,
Mère, ta fille est triste ;
La feuille vit encore,
Ta fille n’a plus de vie.
4
Mon père en mariant sa fille
Obtint une jarre de vin
Dont je ne goûterai pas :
Toujours ta fille est triste.
5
Ma mère en mariant sa fille
Obtint un panier de riz
Dont je ne mangerai pas ;
Toujours ta fille sera triste.
6
Mon frère en mariant sa sœur
Obtint un bœuf
Dont je n’userai pas ;
Toujours ta fille sera triste.
7
Eux se couchent, et moi je veille,
Semblable à un voleur ;
Eux se lèvent, je ne me lève pas,
Semblable à un pestiféré.
8
Chaque jour je cueille des légumes,
Trois paquets par jour,
En trois jours neuf paquets :
Leurs paroles sont encore dures.
9
Mère, ta fille est triste ;
Triste, je vais au bois.
Qu’y a-t-il au bois ?
La cigale chante au bois.
10
Mère, ta fille est triste ;
Triste, je vais aux champs.
Aux champs il y a l’herbe ;
L’herbe a l’herbe pour compagne.
11
Mère, ta fille est triste,
Ta fille est sans amie :
Toujours pensant,
Son cœur est triste.
La simplicité de ces complaintes n’a de rivale que la simplicité de la musique, qui n’est qu’une modulation, un sanglot, un pleur, un soupir. Toujours le même pleur, toujours le même soupir, que j’ai essayé de noter ainsi :
Naissance
Garçon ou fille, tout est reçu avec joie et soigné avec amour ; aucune cérémonie spéciale,
que je sache, n’accompagne l’entrée au monde de cette jeune âme. Du sein de la mère l’enfant passe sur le dos de sa petite sœur, qui le promène ainsi à travers le village tout en jouant avec ses
compagnes. Si le bambin n’a pas de sœur, on invite une petite voisine moyennant un léger cadeau ; et ainsi il roule jusqu’au moment où il peu marcher avec ses propres jambes.
Le costume de la jeune fille varie avec l’âge ; mais je n’en donne pas la description, car le costume changeant avec la tribu, parfois même dans la même tribu, une description serait forcément ou
trop longue ou trop restreinte. Je dirai seulement qu’il est presque toujours impossible de distinguer une jeune fille d’une femme mariée. Il n’y a que le costume d’apparat où l’on puisse
quelquefois remarquer une différence.
Mariage
Il semblerait que l’antique coutume des Lolos est de ne fiancer leurs enfants que lorsqu’ils
sont eux-mêmes en état de choisir. Tel est, du moins actuellement, l’usage le plus général. Toutefois la mauvaise habitude chinoise de fiancer dès le bas âge commence à s’introduire, avec ce
correctif pourtant que plus tard les enfants pourront se séparer s’ils ne se plaisent pas.
Si vous voulez connaître le fiancé ou la fiancée de tel ou telle enfant, vous n’avez qu’à le lui demander ; votre question ne l’étonnera pas, et il vous répondra en toute ingénuité.
Les fiançailles doivent avoir lieu deux fois. Le père du fiancé, accompagné de deux ou trois amis, se rend chez le père de la jeune fille pour y prendre un honnête repas à ses frais. C’est dans
cette circonstance que l’on chante le récit du Déluge (dalaje).
Quelques mois après, on répète cette cérémonie et l’on fixe le jour du mariage. On calcule si la récolte sera bonne et à quel moment le porc pourra être tué. Il faut aussi tenir compte des
traditions ; ainsi, dans la tribu gni, les noces ont lieu à la fin ou au commencement de l’année, selon que l’on habite l’ouest ou l’est. Deux jours avant la noce, le fiancé porte lui-même la
corbeille de mariage. Les cadeaux consistent en :
12 livres d’eau-de-vie, 12 livres de viande,
12 morceaux de teou-fou, 2 morceaux de sel,
2 mesures (chen) de riz, 2 paniers (pou-lo),
2 poussins, 3.600 sapèques,
1 habit complet, 1 tablier d’ornement,
4 pièces de toiles (deux rouges et deux noires).
Telle est du moins la règle ; mais il va sans dire qu’il est rare que les cadeaux ne soient pas plus nombreux. La noce dure trois jours, ou plutôt une soirée, un jour plein et une matinée ; et
chaque jour a ses cérémonies spéciales.
1er jour. — Le 1er jour, le fiancé, accompagné d’un nombre indéterminé de garçons d’honneur, arrive à la
maison de sa fiancée, pour y prendre un repas. Le garçon et la fille d’honneur sont toujours le dernier marié et la dernière mariée du village.
Au coucher du soleil, pendant que la fiancée est habillée par son oncle, il se passe à l’extérieur une cérémonie singulière. Au milieu de la cour, sur une table, on a disposé du riz, des légumes
et des éclats de sapin. Une échelle est appliquée à côté de la porte et le sorcier y monte muni d’une poule. Il commence à chanter la complainte de la mariée et finit en disant :
Sa ta, ge ma ta ; Le gendre veut, l’oncle ne veut pas ;
ge ta, ke ma ta ; l’oncle veut, elle ne veut pas ;
ke ta, fi ma ta ! elle veut, ne les séparez pas !
À chaque phrase le pimo tire la queue de la poule qui crie, naturellement ; et puis il la
lance en l’air en disant : ge lé, ge lé, ge lé, ge lé, « sortez, sortez, sortez, sortez ! » A cet instant, la tante casse, sur le pas de la porte, un bol plein d’eau. Le fiancé sort,
suivi de ses garçons d’honneur ; il doit porter un panier vide dans lequel chacun peut jeter une pierre ; il fait trois fois le tour de la table et s’en va.
Bientôt la jeune fiancée, portée sur le dos de son frère aîné, sort ainsi équipée : deux filles d’honneur marchent à côté d’elle. étendant un voile sur sa tête. Tout le monde fait trois fois le
tour de la table ; le frère dépose son précieux fardeau et l’on se dirige vers la famille du fiancé. Là, sa belle-mère lui offre d’abord une petite branche verte dans un vase rempli d’eau, signe
de sa fécondité ; ensuite un peigne, en lui disant : « Peigne-toi chaque jour avant de faire cuire le riz, afin que tes cheveux ne tombent pas dans la soupe. » Puis elle se rend chez tous les
parents de son fiancé pour les saluer. Enfin on se sépare, le fiancé et ses suivants dans une maison préparée ad hoc ; la fiancée et ses suivantes dans une autre, où tous couchent sur la
paille étendue par terre.
Ce soir-là tous les invités ont été hébergés aux frais de la famille de la fiancée.
2e jour. — Je ne décrirai pas le repas. Il est étendu par terre sur une couche d’herbe. Tout le monde mange
ensemble, bien que les hommes et les femmes se séparent en général pour la commodité de la conversation. Le fiancé d’abord, la fiancée ensuite, font le tour des tables en versant un petit verre à
chacun. On se promène pendant toute la journée. La fiancée doit faire un semblant de cuisine et aller chercher l’eau ; le fiancé de son côté va dans les champs faire semblant de piocher la
terre.
3e jour. — C’est le dernier jour : on a de nouveau préparé une table, mais cette fois devant la porte du
fiancé ; on y voit les mêmes objets déjà décrits. Tous les parents sont réunis ; les deux époux sont à genoux, l’époux le front levé, l’épouse le front par terre et couverte d’un voile. Deux
joueurs de flûte font entendre des accords très doux, et chaque parent, en commençant par le plus vieux, place quelques sapèques devant chacun des deux conjoints, en donnant un peu plus à la
fille qu’au garçon. Ce sera leur première fortune. Ils se lèvent après avoir adoré le Dieu suprême (Kedze) ; la jeune épouse prend les petits morceaux de bois préparés et va commencer son office
en allumant le feu. Tout le monde se sépare peu à peu, et la reine d’un jour quitte ses beaux atours pour revêtir les habits de travail.
Il est d’usage de dire que chez les Lolos la jeune épouse s’en retourne chez ses parents et ne revient que lorsqu’elle porte un signe de sa fécondité. Pour ne parler que des Gnipa, cette coutume
n’existe pas chez eux. Sans doute la jeune épouse s’en retourne : mais c’est uniquement parce que son cœur n’est pas habitué à l’absence ; elle revient, puis elle s’en retourne, puis elle revient
pour ne plus s’en retourner.
Je l’avoue cependant, il y a des tribus, comme celles des Kopou et des Nasepou, où la jeune mariée se fait parfois attendre un an, deux ans et même plus. C’est un abus, mais il ne va pas plus
loin ; et il faut que les préjugés contre ce peuple soient bien enracinés pour oser en conclure à une monstruosité.
Funérailles
Du mariage à la mort, il n’y a parfois pas loin : j’y passe sans transition. Il n’y a pas
cinquante ans que chez les Lolos on brûlait les morts, on enfermait leurs cendres pêle-mêle avec de la cendre de bois dans un vase, et ce vase était enterré ; tout autour de lui on disposait une
rangée de pierres et tout était dit. Cette cérémonie, grâce à Dieu, est abolie actuellement ; les funérailles des Lolos différent peu des funérailles chinoises. La distinction la plus importante
est celle de la danse.
Chez les Gnipa la danse est une cérémonie religieuse et non un amusement. Les danses sont nombreuses : la danse du lion, du tigre, de la lance, du couteau, du bâton, etc., les danses en rond où
chacun joue de son instrument, et enfin la danse des sapèques. Je n’en décrirai aucune, ce serait fastidieux ; j’ajouterai seulement que les femmes ne dansent jamais, du moins chez les Gnipa et
dans les tribus environnantes. Du reste, toutes ces danses sont très honnêtes et je ne fais aucune difficulté d’y assister.
Pendant que l’on danse d’un côté, les pimo ou sorciers prient de l’autre : assis devant une table bien garnie, les yeux sur leur livre, chacun récite à tour de rôle un verset de la prière des
morts commençant par une magnifique description du ciel qui s’ouvre et des juges qui se lèvent.
Après l’enterrement, le chef pimo, s’étant à l’avance muni d’une tige d’orchidée (keleu), en coupe une longueur de sept nœuds, si le défunt est un homme, de neuf nœuds si c’est une femme (le tout
a une longueur de neuf à dix centimètres) ; et à l’aide de quelques minces filoches de toile on forme une espèce de petit bonhomme : ce sera l’image de celui qui vient de mourir. Elle sera pour
le Lolo ce qu’est le lin-pai ou tablette des ancêtres pour le Chinois.
Cette image sera placée entre le mur et le toit, où les deux se rencontrent ; parfois cependant elle sera suspendue au mur ou placée dans une boite. Mais, comme l’un doit faire place à l’autre,
le plus vieux sera remis dans une anfractuosité de rocher, où ses descendants viendront le visiter une fois par an.
Il est singulier que ce culte des ancêtres se rencontre chez des peuples si différents ; on ne peut pas plus dire qu’il est passé des Chinois aux Lolos que des Lolos aux Chinois ; mais ces deux
peuples, comme plusieurs autres sans doute, le tirèrent d’une source commune. Ce culte n’est pas plus le signe d’un amour filial bien sincère que d’une combinaison politique très profonde,
puisqu’on le retrouve chez des nations sans cœur et des peuples sans tête. Mais peut-être tous ces placards chinois, comme ces bonshommes lolos, ne sont-ils qu’un souvenir de leurs premiers
ancêtres ou patriarches dont ils auront dû se séparer.
Avant de terminer ce chapitre, je veux dire quelques mots d’une coutume digne d’être notée et décrite. Je veux parler de luttes comme aux pardons de chez nous. Ces luttes n’existent, à ma
connaissance, que dans deux tribus, celles des Gni et des Ashi, toutes deux actuellement ouvertes à l’Évangile.
Dès que dans un pays la récolte a manqué, la mortalité est plus grande, les chefs du village se rassemblent et font vœu de se battre un, deux, ou trois jours de suite ; le temps est fixé et l’on
envoie des hérauts revêtus d’une écharpe l’annoncer, soit dans les villages, soit dans les marchés, en toute langue parlée et comprise dans le pays. Au jour fixé, on aplanit le terrain de la
lutte, terrain uniquement consacré à cet usage et que l’on ne peut changer ; sur une hauteur dominante on forme un pavillon où se tiendront les juges qui ne sont autres que les anciens du
village. Derrière le pavillon flottent au vent deux écharpes, une rouge et une verte, fixées au haut d’un mât.
À la lutte vient qui veut, autant qu’il veut et comme il veut ; pendant tout le temps on sera hébergé pour rien, et par la première famille où il vous plaira d’entrer. La lutte s’ouvre par des
prières, que le pimo récite en faisant le tour du cirque ; des enfants, munis d’un bambou, sont placés en garde pour écarter les importuns. Un héraut s’avance portant en sa main une poignée de
palmes attachées deux à deux par un bout, lequel est caché dans les deux mains enveloppées d’une étoffe rouge. Tous ceux qui veulent lutter s’avancent et d’une main prennent une palme par le bout
resté libre. Quand tous les bouts sont pris, le héraut ouvre ses deux mains et les adversaires sont indiqués par les palmes nouées à un bout et que retiennent à l’autre extrémité deux des
lutteurs.
Pour lutter il faut se dépouiller de tout, excepté de son pantalon. Les deux lutteurs commencent par s’embrasser ; puis ils frottent leurs mains sur le sable et se mettent en garde. On est vaincu
quand les deux épaules ont touché terre. Quand tous les lutteurs ont donné, la moitié est éliminée, et le héraut recommence la première cérémonie. Une moitié est encore éliminée, et bientôt il ne
reste plus que deux hommes en présence ; c’est le moment le plus solennel. Enfin le vainqueur est proclamé ; ensemble on va remercier Dieu (Kedze) ; l’écharpe rouge est passée en sautoir au
premier vainqueur et l’écharpe verte au second. La lutte est fermée par une dernière prière.
Ouvrage numérisé grâce à l’obligeance de la Bibliothèque asiatique des Missions Étrangères
de Paris
http://www.mepasie.org