Arnold-Henry Savage-Landor (1865-1924)

LE PAYS SACRÉ DES LAMAS. Voyage d'un Anglais aux régions interdites (1897)

Revue Le Tour du Monde, Paris, 1899/01, pages 1-96, + 126 compositions et dessins, + 1 carte.

 

  • Atteindre Lhassa, tel a été le but de presque tous les récents explorateurs du Thibet. Depuis l’expulsion des capucins en 1760, trois Européens seulement ont pu la voir : Manning en 1811, Huc et Gabet en 1844. Savage-Landor n’a pas été plus heureux que Prjevalsky, Bonvalot et le prince Henri d’Orléans, Dutreuil de Rhins et Grenard, l’Américain Rockhill, bien d’autres encore. Son voyage n’en offre pas moins un grand intérêt. Le récit des dangers qu’il courut, des privations qu’il endura, des terribles tortures qu'il subit, sont pathétiques comme un roman d’aventures.

Table des matières
Extraits : Les Chokas - Au lac Mansarovar - Femmes thibétaines - Prisonnier !

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Table des matières

I. Départ pour le Thibet. A la frontière. Exactions et atrocités des Thibétains. A Garbyang. Hospitalité des Chokas. Mœurs des Chokas. Le Rambang. Mariages. Funérailles.
II. Départ de Garbyang. Adieux des Chokas. Un passage périlleux. Réception à Nabi. Le docteur Wilson à Kouti. Deux nouveaux compagnons. Un brigand. En marche. Manque de combustible. Rencontre de Thibétains. Une reconnaissance sur le glacier de Mangchan. Au sommet du col. Affreuses souffrances. Le col de Loumpiya. Dans le Thibet. Traces de pas.
III. Lama Chokden. Le mont Kelas. Les Kiangs. Le fort de Gyanema. Conférences avec les officiers thibétains. Bruits de trahison. Le Barca Tarjum. Nouvelles conférences. Autorisation d’aller au lac Mansarouar donnée et retirée. Retraite simulée. Départ avec six coulis. Des lacs à 5 400 mètres. Nuit dans la neige.
IV. Rencontre de brigands. A bout de provisions. Députation de Chokas à Taklakot. Nous vivons d’orties. Retour des Chokas. Conspiration de mes hommes. Soldats thibétains à notre recherche. Le Tizé ou Kélas. Le lac Bakstal. Bandits thibétains. Le lac Mansarouar. Village et monastère de Tucker. Mes cinq Chokas m’abandonnent.
V. Un camp thibétain. Métallurgie et sellerie. Fuite des deux derniers Chokas. Rencontre d’un détachement de Thibétains. Démonstrations d’amitié. Rupture. Les deux yaks enlevés et repris. Nouveaux soldats thibétains. Surprise nocturne. Nouveaux amis thibétains. La passe de Maioum. Dans le bassin du Brahmapoutre.    
VI. Un nouvel ami. L’intérieur d’une tente thibétaine. Les femmes thibétaines. Mariage. Polyandrie et polygamie. Cérémonies funèbres. Une attaque repoussée. Traversée de marécages. Mansing perdu et retrouvé. Les yaks à l’eau. Perte de nos bagages. Arrivée à un campement thibétain. Bon accueil. Trahison. Prisonniers.
VII. Prisonniers dans le camp thibétain. Chanden Sing fouetté. Mon interrogatoire. Le Pombo. Un ami imprévu. Le Roupoun. Une journée de tortures. Les yeux brûlés. Simulacre de décapitation.     
VIII. Nouvelles tortures. Déballage de mes instruments. Incidents divers. Divertissements offerts par le Pombo. Scènes d’hypnotisme. Demandes d’oracles. Mort certaine. Délivrance inattendue. En route pour la frontière. La passe de Loumpiya. Taklakot. Retour.


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Les Chokas

Femmes chokas
Femmes chokas


J’utilisais toujours mes loisirs en étudiant les mœurs des Chokas. Une institution assez curieuse chez un peuple primitif, mais pourtant, selon moi, sage et prévoyante, est celle du Rambang, lieu de réunion, club en quelque sorte, où les jeunes filles et les jeunes gens se réunissent le soir, pour mieux se connaître avant de se marier. Chaque village possède un ou deux établissements de cette espèce. Les maisons de Rambang se trouvent soit dans le village, soit à mi-chemin entre un village et le suivant, les jeunes filles de l’un entrant en relation avec les jeunes gens de l’autre et vice versa. J’en visitai plusieurs, en compagnie de Chokas, et je les trouvai fort intéressantes. Autour d’un grand feu, au centre de la chambre, des hommes et des femmes sont assis par couple, filant la laine et causant gaiement ; le tout est plein de décorum. Vers le petit jour, l’assistance paraît devenir plus sentimentale ; elle entonne des chants sans accompagnement, avec des modulations bizarres et fantastiques. Les hommes et les femmes chokas ont des voix douces et musicales. Orientale de caractère, la musique choka est agréable aux oreilles occidentales, non qu’elle possède des raffinements techniques quelconques, mais parce qu’elle donne l’impression du réel et du senti. Ce qui me plaisait particulièrement, c’étaient les duos, où la jeune fille répondait au jeune homme.
Tout le monde fume, chaque couple partageant la même pipe. Quelques branches de pin allumées et piquées dans la muraille, avec le feu brillant au centre, éclairent seules la salle. A l’approche du matin, des symptômes de somnolence deviennent sensibles, et les couples se retirent les uns après les autres, pour aller s’étendre tout habillés sur une molle couche de paille et d’herbe, où ils dorment bientôt paisiblement.

A ces réunions, chaque jeune fille choka se rencontre régulièrement avec des jeunes gens, et, tout en ayant l’idée de choisir parmi eux le compagnon de sa vie, elle travaille consciencieusement avec son rouet. Lorsqu’un couple a convenu de se marier, le jeune homme, vêtu de ses plus beaux habits, se rend dans la maison de son beau-père en expectative, portant avec lui un pot de chokti (vin), des fruits secs, du ghur (pâte douce), du miseri (sucre candi), et des grains grillées. Si le prétendant est envisagé comme un parti convenable, les parents de la jeune fille le reçoivent avec considération, et prennent de bon cœur leur part de la nourriture et de la boisson qu’il a apportées. Le mariage est alors arrangé, et le fiancé paye au père une somme qui n’est pas inférieure à cinq roupies ni supérieure à cent. C’est là l’étiquette de la bonne société choka, et de toutes les personnes qui en ont le moyen : la somme versée est appelée « argent de lait », ou argent équivalent à la somme dépensée par les parents de la jeune fille pour l’élever. La cérémonie du mariage est suffisamment simple : on cuit un gâteau appelé delang, dont mangent les amis des deux familles. Si le fiancé ou la fiancée refuse d’en prendre sa part, le mariage est rompu ; s’ils mangent tous deux un peu de gâteau et que des dissensions éclatent plus tard entre eux, tous ceux qui assistaient à la cérémonie sont appelés à témoigner que le mariage a réellement eu lieu. Souvent même on omet cette cérémonie primitive qui consiste à manger le gâteau, et les mariages chokas peuvent parfaitement réussir, sans qu’aucun service ni aucun rite les ait consacrés.

Au lac Mansarovar

Monastère de Tucker
Monastère de Tucker

De notre camp, nous pouvions voir, sur la rive orientale du lac Mansarouar, à treize kilomètres environ de distance, le grand Gomba ou lamaserie de Tucker. Je résolus d’aller, dans la nuit même, y chercher des provisions, pour repartir immédiatement. Avant de partir, je contemplai longuement le panorama merveilleux des deux lacs que nous dominions. Le Rakstal, ou lac du Diable, avec ses rives déchirées, ses hautes falaises, ses îles rocheuses, ses longs promontoires, me paraissait beaucoup plus beau que son voisin le lac Sacré, qui, d’après la tradition, sert de demeure à Mahadeva et à tous les autres dieux ; quoique les eaux des deux lacs soient également bleues et limpides, quoique chacun d’eux ait pour fond la même magnifique chaîne de Gangri, le Mansarouar, la création de Brahma dont il a pris le nom, n’est pas aussi étrangement fascinant que son voisin. Ses rives sont plates ; la plaine pierreuse et légèrement en pente qui les forme ne s’adosse que 3 kilomètres plus loin à une chaîne de montagnes ; ce n’est que du côté de l’arête de séparation que les bords en sont un peu plus déchirés et escarpés.

Redescendant l’arête, nous longeâmes, sous des torrents de pluie glacée, la rive sud du lac Mansarouar, traversant à gué ses tributaires démesurément grossis par l’orage.
 
Après une marche d’une quinzaine de kilomètres, les aboiements d’un chien nous annoncèrent, entre deux et trois heures du matin, l’approche d’un village ; nous frappâmes à la porte d’une cabane, si violemment qu’elle céda. Le propriétaire nous prit d’abord pour des dacoïts ; il se calma en sentant un peu d’argent dans sa main. Il nous dit cependant qu’il préférait nous voir ailleurs, dans une hutte voisine, un serai ou asile pour pèlerins, qui était vide. Nous ne fîmes point de difficulté à aller nous y installer pour le reste de la nuit.

Tucker. Entrée du temple.
Tucker. Entrée du temple.

A notre réveil, nous nous trouvâmes entourés de Thibétains, hommes et femmes, qui nous offraient aimablement du poisson, des étoffes, des bijoux tels que broches, anneaux, boucles d’oreilles en cuivre ou en argent, ornés de malachite, et des spécimens intéressants de poterie indigène.

Des lamas se joignirent à la foule et vinrent me demander de visiter la lamaserie et le temple ; comme ils me prenaient pour un docteur hindou, ils me dirent aussi qu’ils avaient beaucoup de malades dans le village, et qu’ils comptaient sur mes bons soins.

En sortant avec eux, je pus enfin observer le curieux village où nous étions. L’orage de la nuit n’avait pas purifié le ciel, comme on aurait pu l’attendre. Des nuages menaçants étaient encore suspendus sur nos têtes ; les eaux du lac Sacré, légèrement agitées par le vent, venaient expirer sur la grève avec un bruit caressant. Chanden Sing et Mansing, les deux Hindous, ayant enlevé tous leurs vêtements à l’exception d’un doti, étaient accroupis près du bord. Mes deux hommes, la tête tournée vers le Kélas, paraissaient excités et priaient avec ferveur. Il se lavèrent à plusieurs reprises dans l’eau du lac, et à la fin ils y plongèrent. Puis, revenant tout frissonnants, ils prirent chacun dans leurs vêtements une roupie d’argent, et la jetèrent au lac, en offrande à Mahadeva. Enfin ils se rhabillèrent et vinrent me faire leurs salaams, en déclarant qu’ils étaient maintenant heureux et purs.

— Siva, le plus grand des dieux, demeure dans les eaux du Mansarouar ! s’exclama Chanden Sing dans un élan poétique. Je me suis baigné dans ses eaux. J’ai bu de ses eaux. J’ai salué le grand mont Kélas, dont la seule vue absout l’homme de ses péchés ; maintenant, je pourrai aller au ciel.

— Je serai content si nous allons jusqu’à Lhassa, grommela le sceptique Mansing, hors de la portée des oreilles des Thibétains.

Chanden Sing, très versé dans les questions religieuses, me dit que seuls les pèlerins hindous ayant perdu père et mère avaient le devoir de se raser la tête en visitant le lac Mansarouar, comme un sacrifice à Siva. S’ils appartenaient à une haute caste, la coutume était qu’à leur retour au pays ils offrissent un banquet à tous les brahmanes de leur ville. Un homme qui s’est baigné dans le Mansarouar jouit d’une grande considération.
Le lac a environ 73 kilomètres de circonférence ; les pèlerins qui veulent atteindre un état particulier de sainteté en font le tour à pied, ce qui s’appelle un kora. Ce voyage demande, selon les circonstances, de quatre à sept jours ; un tour absout les pèlerins des péchés ordinaires ; deux tours font expier un meurtre ; trois refont honnête et bon celui qui a tué père, mère, frère ou sœur. On trouve des fanatiques qui font le tour du lac à genoux ; d’autres l’accomplissent en se jetant le visage contre terre à chaque pas.

D’après la légende, le Mansarouar a été créé par Brahma, et celui qui se baigne dans ses eaux a droit au paradis de Mahadeva : quels que soient les crimes qu’il ait pu commettre, un plongeon dans le lac sacré suffit pour purifier son âme en même temps que son corps. Pour complaire à mes hommes, et, qui sait ? pour m’attirer quelque chance, je jetai, moi aussi, un couple de pièces d’or dans l’eau. Les ablutions terminées, je donnai l’ordre à Chanden Sing de prendre son fusil, et de me suivre au Gomba. Les lamas étaient si polis que le craignais quelque traîtrise de leur part.
 
Aussitôt que j’eus franchi avec mon compagnon le seuil du monastère, la grande porte se referma derrière nous. Nous étions dans une cour spacieuse, sur trois côtés de laquelle régnaient deux rangs de galeries, supportés par des colonnes. C’était là le Lhaprang, ou la maison du lama, tandis que devant nous s’élevait le Lha Kang, ou temple. A l’entrée étaient accroupis deux lamas ayant devant eux des livres de prières et à la main un rosaire et un moulin à prières. En nous voyant ils cessèrent leurs dévotions et se mirent à battre du tambour, ce qui fit affluer les lamas, jeunes et vieux, de tous les coins du monastère.
 
A leur grande stupéfaction, j’entrai tranquillement dans le temple en ayant ôté mes chaussures en signe de respect, et déposé quelques pièces d’argent sur le tambour du lama accroupi à ma droite. A la fin, le grand lama, ou supérieur du couvent, vint à moi, s’inclinant très bas, plaçant ses pouces l’un sur l’autre, pour me montrer combien il approuvait ma visite.

Tout le long des murailles du temple étaient dressées des images représentant des divinités ou des héros bouddhistes sanctifiés, les unes en bois, les autres en métal. A leurs pieds était une longue tablette sur laquelle, dans de brillants vases de bronze, où voyait des oblations de tsamba, de fruit sec, de tchoura, de froment et de riz, offertes par les dévots de ces différents saints.

Le plafond du temple était drapé d’une étoffe en laine rouge, semblable à celles que portent les lamas eux-mêmes. Il en pendait des centaines des bandes de soie, de laine, de coton, de toutes les couleurs imaginables. Le toit était supporté par des colonnes en bois formant un carré au milieu du temple, et réunies par des balustrades. Dans une niche, creusée au centre du mur qui faisait face à l’entrée, était l’image d’Ourghin ou Koundjouk-Chik, « Dieu seul », et devant lui, sur une espèce d’autel couvert d’un tapis, des dons beaucoup plus abondants que n’en avaient réuni les autres images.
 
Le lama me dit que c’était là un Dieu excellent ; je m’inclinai donc et je déposai une petite offrande dans une sébile à ma portée. Cet acte de piété ou tout au moins de générosité parut beaucoup plaire au lama, car il prit aussitôt une sainte amphore, pleine de liquide, et me versa quelques gouttes de parfum dans les mains. Ce dieu au-dessus de tous les dieux est l’incarnation de tous les saints, unis en une sorte de trinité, le Koundjouk-Soum. Ce mot, traduit littéralement, signifie : « les trois divinités ». D’après quelques-uns, cette triade se rapporterait aux trois éléments, l’air, l’eau et le feu, lesquels, pour les Thibétains, sont les symboles de la parole, de la charité, et de la force ou de la vie. Comme chacun le sait, un des commandements essentiels des bouddhistes est d’honorer son père et sa mère ; une de leurs défenses est de faire tort en quoi que ce soit à son prochain. D’après les préceptes contenus dans les quelque huit cents volumes appelés les Kayars, les Thibétains croient à un ciel (le Deva Tsambo), libéré de toutes les inquiétudes de l’existence humaine, plein d’amour et de joie, gouverné par un dieu infiniment bon, qui est aidé par d’innombrables disciples, les Chanchoubs, lesquels passent leur vie à accomplir des œuvres charitables chez les vivants. Ils croient aussi à un certain nombre de places intermédiaires de bonheur ou de peine, et même à un enfer où les âmes des pécheurs sont tourmentées par le feu et par le froid.

Femmes thibétaines

La femme thibétaine, qu’elle soit dame, bergère ou brigande, ne peut passer pour séduisante. De fait, je n’ai pas eu la chance de voir, dans tout le pays, une seule jolie femme. Naturellement j’ai vu des femmes moins laides que d’autres ; mais avec la crasse accumulée sur un corps qu’aucun savon, aucun lavage, aucun bain n’ont jamais effleuré depuis le jour de la naissance ; avec un nez, des joues, un front enduits d’onguent noir, pour empêcher l’action du vent sur la peau ; avec l’odeur désagréable qui émane de vêtements jamais changés, la moins laide des femmes thibétaines passera pour répugnante aux yeux d’un Européen. Cependant, si l’on surmonte ce premier sentiment de dégoût, la Thibétaine, vue à distance, n’est pas sans un certain charme. Elle marche bien, car elle est habituée à porter de lourdes charges sur sa tête, mais son cou est court, gras et disgracieux. Son corps et ses membres sont bien développés et ont une grande force musculaire, mais manquent de stabilité. Ses seins sont flasques et pendants. Elle est d’ordinaire assez lourde et portée à l’embonpoint. Les mains et les pieds sont forts, les doigts manquent de souplesse et ne prédisposent pas aux ouvrages délicats.

Tchoukti, parure de femme thibétaine
Tchoukti, parure de femme thibétaine

Elle est cependant très supérieure à l’homme. Elle a plus de cœur, plus de courage, un plus ferme caractère. Très souvent lorsque les hommes, qui sont timides au-delà de ce qu’on peut concevoir, s’enfuyaient à notre approche, les femmes restaient à garder les tentes, et quoiqu’elles n’eussent pas beaucoup de sang-froid, elles nous accueillaient d’ordinaire avec un certain semblant de dignité.

Dans la circonstance présente, elles se montraient moins timides et plus bavardes que les hommes; elles obtinrent même d’eux qu’ils nous vendissent un peu de tsamba.

Les femmes thibétaines portent, comme les hommes, des culottes et des bottes sur lesquelles retombe une longue robe jaune ou bleue, qui descend jusqu’aux pieds. Leur coiffure est curieuse : leurs cheveux sont séparés avec soin par une raie médiane et enduits de beurre fondu tout autour du crâne et jusqu’aux oreilles ; plus bas ils sont disposés en nombreuses petites tresses, auxquelles est attaché le tchoukti, ornement consistant en trois bandes d’une lourde étoffe rouge et bleue, réunies par des bandes transversales, ornées de grains de corail et de malachite, de monnaies d’argent, de clochettes, le tout descendant jusqu’au talon.

Les femmes semblaient très fières de cette parure et la désignaient, avec beaucoup de coquetterie, à notre attention. Les Thibétaines riches ont toute une petite fortune qui pend ainsi derrière leur dos, car l’argent et les divers objets de valeur qu’elles ont gagnés ou mis de côté sont cousus sur le tchoukti. A l’extrémité inférieure de cette parure, on voit un, deux ou trois rangs de petites clochettes, en cuivre ou en argent, de sorte que l’approche des dames thibétaines est annoncée par un tintement métallique.


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Prisonnier !

Une furieuse chevauchée
Une furieuse chevauchée


La selle sur laquelle on m’avait placé était en bois, très haute ; sur le troussequin étaient fixées horizontalement cinq ou six pointes en fer. Quand j’étais assis sur cet instrument de torture les pointes entraient dans le bas de mon dos.

Vingt à trente cavaliers, armés de mousquets et de sabres, s’étaient joints à la troupe de mes gardiens, et nous partîmes à une furieuse allure. Un cavalier, devant moi, conduisait mon cheval au moyen d’une corde. Nous allâmes ainsi pendant des kilomètres.

N’eussent été ces pointes atroces, la chevauchée n’eût pas été si désagréable ; ma monture était excellente, et le pays que nous traversions était curieux et intéressant. Nous avancions le long d’une série interminable de collines de sable jaune, d’inégale hauteur.

Arrivé au sommet d’un monticule, mon guide s’arrêta pour regarder le pays ; nous vîmes loin, dans l’est, un grand nombre de cavaliers arriver en secouant des nuages de poussière. Descendant alors la colline, nos montures enfonçant dans le sable mou, nous partîmes dans la direction de ces nouveaux venus.

Nous les rejoignîmes au bout de quelques kilomètres d’une course désagréablement rapide. Il y avait là 200 cavaliers environ, dont une centaine de lamas rouges au centre, avec des porte-bannière dont les têtes étaient couvertes de curieux chapeaux plats, et une centaine d’officiers et de soldats en tuniques grises, rouges et noires. Le Pombo, avec son habit, ses culottes jaunes et son étrange chapeau pointu, se tenait sur un cheval magnifique, un peu en avant d’un groupe de lamas et d’officiers.

Selle de torture
Selle de torture

Lorsque nous arrivâmes près de la troupe, le cavalier qui conduisait mon cheval, laissa tomber la corde qui le retenait, et la bête, accablée de coups de fouet, fut lâchée en liberté. Mes gardiens s’écartèrent. Le cheval se précipita dans la direction du Pombo. Comme je passais tout près de lui, le nommé Nerba, secrétaire particulier du Tarjum de Tokchim, s’agenouilla, et, me visant de son fusil à mèche, appuyé sur sa fourchette, me tira délibérément dessus. Quoiqu’il n’y eût de lui à moi que quatre mètres, il me manqua : la balle passa en sifflant à mon oreille ; mon cheval épouvanté se cabra ; mais je réussis à me maintenir en selle, malgré les pointes qui me déchiraient cruellement. Quelques cavaliers se mirent à ma poursuite et se saisirent de mon cheval. Après quoi l’on prépara un autre numéro à sensation du programme de ma torture. Les lamas se plaisaient à ces nobles jeux ; mais je me jurai que, quoi qu’ils me fissent, je ne leur donnerais pas la satisfaction de croire que je souffrais. Je prétendais ne pas sentir l’effet des pointes qui me déchiraient la chair ; aussi, quand on me reconduisit devant le Pombo pour lui faire voir que j’étais tout couvert de sang, je me bornai à lui exprimer ma satisfaction de monter une si excellente bête. Cette attitude parut l’intriguer beaucoup. On apporta alors une corde en poil de yak, de 40 à 50 mètres de longueur, dont un bout fut attaché à mes menottes, et l’autre pris par un cavalier, puis nous recommençâmes notre course sauvage, suivis cette fois par le Pombo et par tous ses hommes. Je ne pus m’empêcher de me retourner une ou deux fois pour voir ce qu’ils faisaient. La cavalcade avait un aspect bizarre et pittoresque, avec ces hommes en costumes de toutes couleurs, leurs fusils à mèche ornés de pavillons rouges, leurs sabres incrustés de joailleries, leurs bannières à longs rubans bigarrés flottant au vent ; tous galopaient furieusement, criant, hurlant, sifflant, au milieu du tintement assourdissant de milliers de clochettes. Pour accélérer notre allure, un cavalier galopait à nos côtés, en donnant des coups de fouet à mon cheval ; dans l’intervalle, celui qui tenait la corde faisait tous ses efforts pour me jeter en bas de ma selle, sans doute dans l’espoir de me voir fouler aux pieds par les cavaliers qui suivaient. Le corps penché en avant, pour garder mon assiette, j’avais les mains violemment tirées en arrière par la corde ; aussi la chaîne des menottes déchirait-elle la chair, et par endroits l’os était à nu. Naturellement, chaque mouvement du cheval enfonçait plus avant de nouveau les pointes dans mes reins.

De retour
De retour


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