Jules Itier (1802-1877)

Couverture. Jules Itier (1802-1877) : Journal d'un voyage en Chine en 1843, 1844, 1845, 1846. — À Paris, chez Dauvin et Fontaine, libraires-éditeurs. Trois tomes.

JOURNAL D'UN VOYAGE EN CHINE

en 1843, 1844, 1845, 1846

À Paris, chez Dauvin et Fontaine, libraires-éditeurs, 1848-1853. Trois tomes.


1843 : Jules Itier, haut fonctionnaire des douanes, part en Chine avec l'ambassade française de Théodose de Lagrené chargée de négocier avec la Chine un accord commercial analogue au traité de Nankin, signé en 1842 entre la Chine et l'Angleterre.

Seuls ont été repris les passages concernant soit le séjour en Chine, soit les coutumes de Chinois résidant dans les pays voisins de la Chine.

  • "Il est onze heures, la flottille des canots s'ébranle ; nous allons donc, enfin, fouler cette terre de Chine ! la population se presse sur le quai de Praja-Grande, où l'ambassade française va prendre terre. Son chef aurait bien pu poser sur la rive chinoise son pied gauche le premier, mais les dieux de la Chine n'ont pas permis cette calamité, et c'est le pied droit en avant qu'il a débarqué. Plusieurs Chinois spécialement chargés de recueillir ce présage, ont constaté le fait ; le succès de notre entreprise est désormais assuré à leurs yeux. À quoi tiennent pourtant les plus grandes choses !"
  • "Des voyageurs ont rapporté que les Chinois tiraient des feux d'artifices en plein jour, et l'on s'en est, avec juste raison, beaucoup étonné ; mais si ces voyageurs s'étaient donné la peine d'observer que ces feux d'artifice se rapportaient non à des réjouissances de la vie civile, comme chez nous, mais à des cérémonies religieuses, on n'en aurait pas été plus surpris que lorsque nous brûlons en plein jour des cierges à une procession. Je me persuade que la plupart des faits qui ont contribué à nous faire considérer les Chinois comme un peuple bizarre, dont les étranges pratiques heurtent le bon sens, doivent à un défaut d'observation du genre de celui que je signale ici, les conséquences défavorables qu'on s'est pressé d'en tirer, contre une nation recommandable à tant de titres."
  • "À mes yeux, le canon serait aujourd'hui le dernier des moyens à employer pour ouvrir la Chine ; il ferait naître des antipathies nationales qui n'existent pas en réalité, et qu'aucune force humaine ne pourrait ensuite affronter. C'est parce qu'on ne regarde qu'à la surface des choses qu'on se prend quelquefois à croire qu'un jour la Chine subira le joug de l'Europe, comme cela est arrivé pour l'Inde devenue colonie anglaise. Non, rien dans la constitution de la nation chinoise, rien dans les mœurs de ce peuple intelligent, rien dans les habitudes de mollesse que le climat impose souvent aux populations, n'autorise une pareille supposition. Il y a loin de l'indolence paresseuse, de la simplicité crédule, de l'esprit contemplatif de l'Indou, à l'énergie laborieuse, à la vigueur de pensée, à l'esprit délié et positif du Chinois."

Extraits : Combat de coqs - La foule se presse - Wampoa, 24 octobre 1844 - La maison de campagne de Paw-ssé-tchen
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Le Musée français de la photographie de Bièvres a une collection consacrée aux daguerréotypes de Jules Itier pris à Macao et Canton, dont il présente les principaux sur son site internet. On trouvera dans les fichiers de l'ouvrage à télécharger un grand nombre de liens hypertextes vers ces toutes premières photos de la Chine, et ci-dessous, après une intempestive publicité, une présentation de l'exposition de 2012 sur les daguerréotypes d'Itier.



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Combats de coqs

Manille, 29 juillet 1844.

L'après-midi du dimanche est généralement consacré aux combats de coqs ; ils ont lieu sous de grands hangars construits en bambous. Chaque volatile paie trois réaux pour être admis dans l'enceinte, et l'on perçoit, à la porte, un demi-réal de plata par personne, au profit de la ferme de ces jeux, laquelle est d'un gros revenu pour le gouvernement. Moyennant cette somme, je me trouvai fort commodément placé sur une estrade qui dominait le champ-clos.

Les paris venaient de s'ouvrir sur deux coqs d'égale taille, l'un gris, l'autre rouge. Un gros Chinois, qui me fut désigné comme un amateur effréné de ces sortes de jeux, était engagé pour 40 piastres ; un tagal excitait les paris, et l'argent tombait de toute part sur l'arène, tandis que les deux coqs, retenus par leurs maîtres, semblaient se défier du regard. Le jeu déclaré clos, les coqs furent rapprochés l'un de l'autre et s'arrachèrent mutuellement quelques plumes ; le défi venait d'être lancé ; on dégaina le double ergot d'acier que chacun d'eux portait aux pattes ; ce fut le signal du combat. Le bruit des conversations avait cessé ; on respirait à peine : le choc fut impétueux, les becs se croisèrent, les poitrines se heurtèrent, et, à travers les passes, les contre-passes, les écarts, les voltes et les feintes, je vis plusieurs fois briller l'éclair des terribles épées, dont ces deux valeureux champions étaient armés. Un instant, je me sentis transporté : ce n'étaient plus deux coqs aux prises ; le combat avait pris, à mes yeux, les proportions d'un duel à outrance entre deux chevaliers qui, la dague au poing, se chargent avec furie ; leurs cimiers en sang, leurs hauberts en débris attestent la puissance de leurs coups ; ils s'arrêtent un instant, se mesurent de l'œil, labourent de leurs becs le sol poudreux de l'arène, se fixent menaçants et si leur regard portait la foudre, ils seraient tous deux anéantis. Enfin, trompés par la même feinte, ils se rencontrent de front et retombent ; mais le coq gris est atteint à l'aine d'une épouvantable blessure, son sang noir coule abondamment et ses forces s'échappent avec lui ; il détourne tristement la tête, fait quelques pas de côté et abandonne la place au vainqueur, que son maître vient presser triomphalement dans ses bras. On ramasse les enjeux, au milieu du morne désespoir du perdant et des joies folles de l'heureux joueur.

Mais déjà de nouveaux gladiateurs se sont avancés ; l'un d'eux est un coq blanc d'une haute stature ; plusieurs coqs lui sont successivement présentés ; il les glace tous d'effroi, tous refusent le combat ; les paris sont alors retirés, telle est la loi. Deux autres coqs sont mis en présence. Le jeu est fait, rien ne va plus, s'écrie le hérault d'armes. Le combat a commencé avec vigueur, mais l'épouvante se loge bientôt au cœur de l'un des champions ; il se sauve honteusement devant le vainqueur, et les huées de la foule qui le voue au couteau vengeur, le poursuivent jusqu'au-delà de la barrière.

Dans le troisième duel auquel j'assistai, les deux combattants, également forts, également valeureux et adroits, se ruèrent l'un sur l'autre et se saisirent pour ne plus se quitter ; puis ils roulèrent et disparurent dans un nuage de poussière ; un seul en sortit, l'autre, blessé à mort et noyé dans son sang, ne fit pas un pas de plus ; ce fut horrible à voir, son œil encore en feu semblait accuser la fortune traîtresse à son courage.

Il me restait à assister à une carambole, nom qu'on donne au combat de quatre coqs d'une même couleur contre quatre autres ; c'est ainsi que se termine d'ordinaire la séance. Quatre coqs blancs furent mis en présence de quatre coqs rouges ; les blancs faiblirent bientôt et trois d'entr'eux prirent la fuite ; le quatrième, le Bayard des coqs, soutint longtemps les attaques réunies de ses quatre adversaires ; mais, seul contre quatre, que vouliez-vous qu'il fit ?... qu'il mourût ! Il le fit en héros. Les coqs rouges tournant alors leur rage contre eux-mêmes, se livrèrent un effroyable combat, dans lequel il finit par ne rester qu'un vainqueur qui, tout couvert de sang, lança dans les airs son glorieux cocorico.

Il était tard, quand je quittai les combats de coqs...

La ville flottante de Canton. Jules Itier (1802-1877) : Journal d'un voyage en Chine en 1843, 1844, 1845, 1846. — À Paris, chez Dauvin et Fontaine, libraires-éditeurs, 1848-1853.
La ville flottante de Canton.

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La foule se presse

Canton, 6 novembre 1844.

La foule se presse, aujourd'hui, dans le quartier des factoreries ; est-ce une foire, un marché ? Je ne sais... mais on a peine à circuler. À voir le nombre des barbiers en action sur la place, je suis disposé à croire que c'est simplement le jour de barbe du populaire chinois ; qui dit le jour de barbe dit aussi, et à plus forte raison, le jour de queue ; car, le soin de sa tête et de sa queue qui en est le plus bel ornement, a bien une autre importance pour un Chinois que les quelques misérables poils épars sur son menton. La coquetterie d'un Chinois se mesure aux soins qu'il prend de sa queue : il la lui faut noire, luisante, épaisse et longue ; il n'hésitera pas à corriger par une addition de faux cheveux et de cordonnets de soie le tort que la nature peut lui avoir fait sous ce rapport ; les cheveux qui ne sauraient y concourir, il en fait volontiers le sacrifice au conquérant Chun-ti qui, au 17e siècle, lui imposa cet usage tartare, comme marque de soumission, comme sceau de la conquête. Il faut, en vérité, pousser bien loin la passion de l'obéissance passive, pour saluer, comme un jour de fête, le retour de cette dégradante opération ; les Miao-tsen sont les seuls Chinois qui aient conservé leurs chevelures ; ces indomptables montagnards, protégés par les difficultés du pays qu'ils habitent, au nord-ouest de Canton, ont su jusqu'ici défendre leur indépendance contre les armées impériales et, ce qui est plus difficile encore, contre les tentatives du gouvernement pour semer la division parmi eux.

Des mains du barbier le Chinois passe dans celles du charlatan ; car, la Chine a aussi ses médecins en plein vent qui débitent de merveilleuses drogues, des pommades incomparables, annoncées avec toute l'emphase de leurs confrères d'Europe. Le charlatan est décidément l'un des produits immédiats de toute société humaine ; cela bien reconnu, il devenait curieux de constater aussi jusqu'à quel point il y avait identité dans les détails de la profession ; vous en jugerez. Le charlatan autour duquel la foule se pressait avait arboré pour enseigne le squelette d'un énorme tigre suspendu à une longue perche ; il annonçait en vendre la moelle sous forme d'une espèce de cérat jaune, qu'il présentait au public ; placé à côté de moi, Kum-chon souriait à ses explications et me les traduisait, séance tenante : Voici le véritable remède, disait-il, pour guérir les plaies, faire revivre les chairs et leur communiquer la force musculaire du tigre ; voyez-en les effets sur ces coqs ici présents ; et il montrait au public deux coqs qui avaient subi d'étranges opérations chirurgicales ; on avait amputé une patte à chacun d'eux, qu'on avait remplacée par une patte de canard ; un peu de la moelle de ce tigre a fait l'affaire, ajouta le charlatan. Je m'étais approché pour constater le fait ; il n'y avait pas moyen d'en douter, la cure était complète chez l'un des deux coqs ; le charlatan, l'élevant à la hauteur de sa tête, le laissa tomber à terre pour démontrer qu'il faisait aussi bien usage de sa patte palmipède que de l'autre. Le second coq était encore en traitement, deux éclisses de bois en manière d'attelle continuaient à protéger la reprise des chairs et des os ; l'animal boitait en s'appuyant sur sa patte d'emprunt, mais l'opération était récente et il faut du temps pour tout.

En citant ce fait avec détail, mon but n'est point d'enrichir la chirurgie européenne de ce merveilleux moyen ; on n'en pourrait user qu'au préjudice de l'industrie des jambes de bois et n'a-t-elle pas, comme les autres, des droits acquis qu'il faut respecter ? moi, j'irais, de gaîté de cœur, me faire une mauvaise affaire avec certains défenseurs du travail national, quand, dans mes vives préoccupations en faveur des charlatans, j'enrichis mon pays d'une industrie nouvelle que voici ! Prenez une patte de canard fraîchement coupée, détachez-en habilement la peau, en la retournant comme un gant ; vous vous êtes procuré un coq, dont vous introduisez la patte dans ce gant retourné d'espèce nouvelle, vous l'entrez jusqu'à la naissance des plumes de la cuisse, et vous l'y collez ; vous vous dépêchez d'aller à la foire et vous y vendez sous le nom de graisse d'ours, de moelle de tigre, etc., etc., tous les bouts de chandelle que vous vous êtes procurés dans votre quartier ; tel est le mode d'opérer en Chine.

Plus loin la foule formait le cercle autour d'une espèce de dentiste qui n'avait pourtant auprès de lui aucune pince ou autre instrument d'acier, pas même une de ces formidables épées à la pointe desquelles nos arracheurs de dents opèrent une extraction aux yeux du public ébahi ; il vendait tout simplement une poudre blanche dont une pincée mise sur la dent malade en déterminait au bout de quelques heures la chute, senza dolor, comme disent généralement ces messieurs. Je m'empressai d'acheter pour 20 sapecs un paquet de cette composition précieuse partout, mais surtout en Chine où les dents deviennent promptement mauvaises, soit à cause des boissons chaudes, de la pipe et du bétel dont on fait usage, soit encore par suite de l'habitude de se raser les cheveux et d'avoir la tête nue ; cette poudre, dans laquelle j'ai reconnu la présence du camphre, sera analysée avec tout le soin qu'elle mérite.

En traversant Old-China-street, je m'arrêtai devant un oiseau savant ; son maître m'offrit, en me tendant un jeu de cartes, le choix de l'une d'elles, qu'après avoir bien vue je fis rentrer dans le rang ; aussitôt l'oiseau sortit de sa cage et vint la retirer avec son bec ; il avait deviné juste ! Son maître le récompensa d'un grain de mil ; pour moi, j'en fus humilié pour les prestidigitateurs de mon pays.

Il y avait à côté, un éleveur de souris blanches ; elles se livraient à une foule d'exercices curieux ; l'une tournait un treuil avec ses pattes et montait ainsi une trémie pleine de grains ; un autre exécutait la danse de l'ours avec un petit bâton.

La foule faisait cercle, au coin de Bath-street, autour d'une table sur laquelle étaient accoudés deux hommes âgés, d'assez bonne mine, vêtus de longues robes de soie violette (pô) et tenant chacun une caille mâle à laquelle ils pinçaient vivement le bec pour exciter sa colère, et la disposer au combat dont un large plateau circulaire garni de bords élevés devait être le théâtre ; deux sacs de jonc remplis de monnaie de cuivre formaient l'enjeu. Je m'étais approché pour être témoin de cet étrange duel. À peine en présence, les deux cailles animées d'une rage furieuse se chargèrent à coups de bec, de pattes et d'ailes. La lutte durait depuis quelques minutes et la physionomie de chaque joueur en reflétait toutes les péripéties, lorsque l'une des deux cailles aveuglée par son adversaire, baissa tout à coup la tête, tourna sur elle-même comme atteinte de vertige et s'arrêta vaincue ; il fallut la dérober aux coups redoublés du vainqueur.

On met aussi en présence des grillons dont on a stimulé les mandibules au moyen de brins d'herbe et qui se livrent des combats mortels ; c'est encore une occasion de paris pour les Chinois, ce peuple le plus joueur de la terre !

*

Wampoa, 24 octobre 1844

Le jour qui doit couronner l'œuvre à laquelle nous travaillons depuis deux mois, luit enfin. La France et la Chine vont aujourd'hui se lier, pour dix mille ans, par un traité solennel ; et Wampoa, situé sur le Tigre, à huit milles en aval de Canton, est le lieu choisi pour la signature de cet acte mémorable.

Ky-ing a accepté pour lui et sa suite, passage sur la corvette à vapeur l'Archimède et, dès six heures du matin, il s'embarque à Praja-Grande pour se rendre à bord ; nous l'y avons précédé.

Décorée de lustres, de faisceaux d'armes et de pavillons, la corvette a un air de fête qui convient à la circonstance. Le haut-commissaire impérial est reçu à l'escalier par l'ambassadeur, qui le conduit sous une tente élégante dressée sur le pont, et où des fauteuils attendent les deux plénipotentiaires et leur suite. Le thé est servi, et une causerie affectueuse s'établit. Cependant les choses nouvelles que Ky-ing a sous les yeux ont vivement excité son attention ; il promène ses regards de droite et de gauche ; bientôt, ne se possédant plus de curiosité, il manifeste l'intention de visiter le bâtiment. Le premier objet de son examen est une grosse pièce de canon à la Paixhans ; il se fait apporter un des projectiles creux, en regarde attentivement les dispositions, demande des explications sur la charge, sur l'amorce fulminante, et accepte avec joie l'offre qu'on lui fait de manœuvrer et de charger cette pièce sous ses yeux ; puis, il indique l'intention de la tirer lui-même, et prenant avec résolution la position du chef de pièce au pointage, il donne une vive secousse au cordeau ; le coup est parti ! Ky-ing sourit avec satisfaction aux ricochets du boulet qu'il vient d'envoyer. Les deux obusiers de montagne en batterie sur le pont de la corvette sont aussi l'objet de l'examen de Ky-ing ; il admire la forme dégagée des affûts et s'enquiert si on pourrait trouver à en acheter de semblables.

Pendant que le belliqueux Ky-ing donne toute son attention aux machines de guerre, le beau et pacifique Hoùan s'est tenu à l'écart ; à ses yeux tous ces instruments de destruction ne sont que d'horribles représentants de la force brutale, des inventions devant lesquelles recule épouvantée la vraie civilisation.

Ky-ing et Hoùan, que l'œuvre du traité a réunis ici, représentent les deux principes extrêmes dont le choc a fixé au jour de la conquête, les destinées actuelles du peuple chinois. Ky-ing a encore en lui les instincts de la violence, les goûts belliqueux du conquérant ; le canon a conservé ses sympathies ; c'est l'ultima ratio de sa politique ; il l'opposera énergiquement, si non efficacement, aux envahissements de l'Europe. Pour Hoùan, au contraire, c'est toujours un hideux et brutal démenti donné à l'intelligence humaine. Hoùan sera l'homme des protocoles ; plus habile, plus fort dans ce genre, il saura gagner du temps et préparer providentiellement et sans secousse la fusion des civilisations européenne et asiatique.

N'étaient ses fonctions qui, dans cette circonstance, l'obligent à accompagner partout le vice-roi, il n'aurait eu garde de quitter le fauteuil où, tout à l'heure, il se balançait avec abandon, caressant sa barbe noire d'une main coquette, dont une femme avouerait les dimensions, les formes, les contours et jusqu'aux soins dont elle est l'objet. Par la grâce et la distinction de ses manières, Hoùan n'aurait pas été déplacé à la cour de Louis XIV.

Ky-ing est revenu prendre sa place sur le canapé ; il reste absorbé dans une profonde rêverie et l'on pourrait croire qu'il réfléchit sur l'effrayante infériorité des moyens de défense des Chinois ; mais non, son âme, inondée de poésie, exhale sa pensée dans des vers en l'honneur de l'ambassadeur ; voici la traduction que nous en donne l'interprète :

« Comme des lions ardents, vous êtes venus jusqu'ici à travers les périls ; et moi, agneau timide, je me sens troublé, rien qu'en mettant le pied sur vos puissantes machines. »

Un déjeuner somptueux, servi dans le carré des officiers de l'Archimède, vient à son tour offrir son contingent aux plaisirs de la journée ; nos hôtes font honneur, comme d'habitude, aux vins de liqueur et au champagne, qui aurait décidément toutes les sympathies des Chinois s'il n'était pas aussi cher. Le lettré Tchao-tchun-lin a renoncé, depuis sa mésaventure, aux vins et aux liqueurs ; il prend un air sérieux et digne pour refuser les toasts qui lui sont portés, et s'en tient exclusivement au thé.

On remonte sur le pont pour fumer ; Ky-ing, infatigable dans ses investigations, descend dans la machine ; il ne lui est plus possible, cette fois, de maîtriser l'effet que produit sur lui la vue de ces énormes pièces de fer en mouvement et des bouches béantes de ces fourneaux incandescents, et lorsque au commandement de stopper, la machine s'arrête brusquement, sa stupéfaction est à son comble ; sa figure contractée en offre l'expression la plus haute.

— Je comprends, s'écrie-t-il, que la nation française est de premier ordre, et que les Anglais nous trompaient, en nous assurant que vous n'étiez qu'un peuple inférieur, incapable de construire de pareilles machines !

De retour sur le pont, on se réunit de nouveau à l'arrière, et j'en profitai pour prendre au daguerréotype un groupe formé par Ky-ing, l'ambassadeur, l'amiral, le premier secrétaire d'ambassade et l'interprète ; je pris ensuite séparément deux portraits de Ky-ing et de Hoùan, que je comptais conserver ; mais j'eus la maladresse de les leur montrer et, de ce moment, il ne me fut plus possible de résister à leurs instances. Le vice-roi souriait complaisamment à son image, puis me regardait en agitant les mains, et s'écriait : to-sié, to-sié (merci, merci) ; quant à Hoùan qui avait fait venir les ustensiles nécessaires pour écrire, il traça de sa main des sentences sur un éventail qu'il me donna, après y avoir ajouté son nom.

Le dîner n'offrit aucun incident ; on y causa de l'empire du Milieu. Ky-ing entra dans quelques détails statistiques ; il nous apprit entr'autres choses que le district du Kwang-tung compte six millions d'âmes, que la province des deux Kwang, qu'il gouverne, en a vingt-sept millions ; que le district de Nankin, où il a commandé autrefois, compte dix millions d'habitants et enfin que la ville de Canton est la troisième de l'empire.

Cependant, malgré un vent du nord furieux qui a beaucoup retardé la marche de la corvette, nous atteignons, à la tombée de la nuit, le Bogue. Au moment où nous nous engageons dans la passe de Bocca-Tigris, les forts s'illuminent sur les deux rives et nous offrent un magnifique spectacle ; les gros canons qui arment ces forts restent muets, sans doute par économie, ou peut-être de crainte d'accidents ; mais des détonations de boîtes et une musique bruyante saluent notre passage ; les jonques de guerre ancrées dans le voisinage, font retentir les échos des montagnes des décharges de leur artillerie ; nous lançons du bord quelques fusées, et à ce signal, les forts se couvrent de feux d'artifice.

Ky-ing était resté pensif devant ce spectacle ; ses yeux, tournés vers le ciel qui s'étoilait, semblaient y chercher de poétiques inspirations ; tout à coup, se retournant et comme pénétré d'une influence secrète, il prononça d'une voix émue quelques vers chinois, dont voici le sens :
« Le ciel et la terre se réjouissent de l'amitié qui va être scellée entre deux grands peuples ! »

Il était neuf heures du soir, lorsque nous arrivâmes à la hauteur de Wampoa. Une table avait été dressée dans les appartements du commandant de la corvette ; les deux plénipotentiaires et leur suite y avaient pris place. Quatre expéditions du traité avec double texte chinois et français, sont déposés sur cette table. On les collationne et Ky-ing ainsi que ses conseillers y apposent leur signature ; l'ambassadeur de France signe ensuite et fait mettre son cachet à la cire rouge, pendant que l'on extrait d'une boîte fermée soigneusement, le sceau impérial : c'est une plaque de cuivre lourde et massive de 4 pouces de long sur 2 de large, qu'un officier chinois empreint d'une couleur rouge à l'huile, et applique avec une gravité toute solennelle, au pied de chacune des expéditions du traité. Ces formalités remplies, les deux plénipotentiaires se jettent dans les bras l'un de l'autre, et se pressent longtemps avec effusion, pendant que nous échangeons des poignées de mains et des hao, hao, de félicitations avec Hoùan, Paw-sse-tchen et Tchao-tchun-lin.

Le champagne nous attendait sur le pont, pour sceller cette amitié naissante ; armés de verres et debout autour d'une table ronde, nous buvons à l'alliance des deux peuples.

Après avoir exprimé le vœu de voir bientôt les vaisseaux chinois remplir les ports de la France, l'amiral porte la santé du vice-roi. Ky-ing demande à répondre et, d'une voix ferme, il convie les Français à venir s'enrichir dans les ports de la Chine : le meilleur accueil les y attend, dit-il, soit qu'ils viennent pour y faire le commerce, soit qu'un sentiment de curiosité les y attire ; puis levant son verre, il porte à l'ambassadeur un toast, auquel tout l'équipage, à qui l'on avait distribué une ration de vin, répond par des hourras dont retentissent les échos des deux rives.

L'ancre tombe devant le village de Wampoa, et bientôt la corvette est entourée des jonques qui attendent le vice-roi ; quelques minutes après, il voguait vers Canton.

*

La maison de campagne de Paw-ssé-tchen

Le vice-roi s'est adjoint pour traiter avec les étrangers, le grand mandarin honoraire Paw-ssé-tchen. C'est un homme qui paraît fort satisfait de lui et du rôle qu'il joue. Bien que l'intelligence ne fasse point défaut à cette figure, elle manque de distinction. C'est du reste un homme instruit et l'un des plus riches de Canton. Fils de Pon-tin-qua, ancien marchand hong, il a acheté moyennant 100.000 piastres comptant le titre de mandarin honoraire de première classe, et le droit de substituer au nom par trop bourgeois de son père, celui beaucoup plus distingué, dit-on, de Paw-ssé-tchen.

Il y a bien des gens en France qui ne saisiront pas l'avantage de s'appeler Paw-ssé-tchen plutôt que Pon-tin-qua ; ce n'est pas pour ces esprits forts que ces notes sont écrites. Vous tous, messieurs, qui, en abandonnant vos noms de famille, avez voulu masquer une bourgeoisie douteuse sous une noblesse crépusculaire, que vous semble de ce nom de Paw-ssé-tchen ? ne répand-il pas autour de lui un parfum enivrant pour l'homme qui le porte ? ne résonne-t-il pas glorieusement à l'oreille ?

Aucune prérogative, aucune autorité n'est, d'ailleurs, attachée aux titres de Paw-ssé-tchen, qui a obtenu depuis le bouton rouge et la plume de paon, pour avoir fait cadeau à l'empereur de deux corvettes de guerre construites à l'européenne...

...Course avec Kum-chon et quelques-uns de mes compagnons de voyage, à la maison de campagne du riche Paw-ssé-tchen. La barque de plaisance qui nous vient prendre par ses ordres réalise tout le confortable imaginable ; c'est une petite maison flottante entièrement close par d'élégantes jalousies et des grillages ornés des plus brillantes couleurs, que rehaussent encore de gracieuses sculptures sur bois et de riches dorures...

Maison de campagne de Paw-ssé-tchen. Jules Itier (1802-1877) : Journal d'un voyage en Chine en 1843, 1844, 1845, 1846. — À Paris, chez Dauvin et Fontaine, libraires-éditeurs, 1848-1853.
La maison de campagne de Paw-ssé-tchen.

Parvenue à la hauteur d'un large canal, ouvert sur la rive gauche de la rivière, et à l'entrée duquel s'élève, au milieu de la vase, un village chinois de l'aspect le plus misérable, notre barque s'y engage et ne tarde pas à nous déposer sur la berge, au pied du mur de clôture du parc de Paw-ssé-tchen. Je me dirige en toute hâte vers la maison, dans l'espoir d'y surprendre quelques-unes de ces scènes locales dont mon daguerréotype rendrait si exactement l'originalité ; les deux coolies qui portent mon instrument prêt à fonctionner marchent derrière moi : on peut pénétrer dans le parc par les portes grillées pratiquées dans le mur de distance en distance, et dont un ou plusieurs barreaux se lèvent à volonté. Mes coolies, gens de la maison de Paw-ssé-tchen, connaissent heureusement le secret qui ferme ces barreaux ; j'entre et me trouve tout à coup en face d'un essaim de jeunes filles d'une mise fort élégante ; effarouchées à mon approche, elles avaient fait un mouvement involontaire de retraite, mais l'expression de ma figure que j'avais rendue aussi gracieuse que possible, et mes tchinn tchinn répétés avaient calmé toutes leurs inquiétudes ; elles s'arrêtèrent, se regardèrent et partirent, à mon nez, d'un immense éclat de rire, moitié joyeux, moitié moqueur ; je me hâtai de profiter de cette heureuse disposition ; déjà mon daguerréotype était dressé devant elles et j'en avais fixé l'objectif, quand arrivèrent mes compagnons ; l'un d'eux intervint maladroitement pour me faire faire place et, à l'instant, le vent de la dispersion souffla sur ces jolies colombes.

Le parc est orné de monticules de terre et de rochers factices d'un effet fort pittoresque, au sommet desquels on parvient par de jolis sentiers tournants ; une vaste pièce d'eau, couverte de nelumbium, entoure la maison et communique par plusieurs embranchements à d'autres grands bassins, sur lesquels s'étendent dans tous les sens des ponts légers à doubles arcades et d'élégantes galeries de bois couvertes et disposées en zig-zag, seules voies de communication entre les diverses parties de cette espèce de parc marécageux. Du sommet du rocher factice on saisit l'ensemble de la maison et une partie de ses alentours. Ce point de vue devient l'objet de ma première épreuve daguerrienne.

De la terrasse d'un charmant pavillon, dont je me propose tout à l'heure de visiter l'intérieur, la maison me présente sa façade principale ; sur le devant est une grande volière en fils de fer ; des colonnes de pierres s'élancent hors de l'eau pour soutenir le rez-de-chaussée, qui s'étend au-dessus d'un vaste bassin couvert des larges feuilles du nelumbium ; une varande garnie d'élégants pots de fleurs règne tout à l'entour ; les salles du premier étage sont défendues contre le soleil par un treillis à jour admirablement dessiné ; puis, vient le toit en tuiles courbes. Chacun de ses angles est orné de riches moulures en fayence vernissée, et le fronton qui le surmonte se pare d'arabesques disposées symétriquement. Tel est le sujet de ma seconde épreuve daguerrienne.

L'élégante architecture du pavillon me rendait impatient de voir les merveilles artistiques de sa décoration intérieure ; j'y pénétrai avec cette curiosité ardente qui semble défier toutes les surprises, et cependant je restai sans parole et sans voix devant le premier objet qui s'offrit à ma vue. Ô la plus ravissante des filles de la Chine, vainement vous vous étiez retirée dans ce lieu solitaire pour échapper à nos regards indiscrets ! Pardonnez à d'humbles étrangers le bonheur de vous contempler quelques instants, d'admirer ces noirs cheveux parsemés de fleurs, ces grands yeux en amande, ces lèvres de corail qui sourient si délicieusement, cette main si mignonne et cette mise élégante et riche qui rehausse l'éclat de toute votre personne ! Voilà ce qu'à défaut de ma parole, mes yeux exprimaient peut-être trop vivement, car la jeune fille cacha son visage derrière la large manche de son taï-qua ; Kum-chon entra sur ces entrefaites et s'étant excusé de la timidité de sa cousine, il la conduisit dans la chambre voisine.

Ce pavillon est une espèce de boudoir du plus élégant style ; il est divisé en plusieurs petits salons par des cloisons à jour, formées de treillis en bambou d'un dessin délicat et varié, alternant avec des carreaux de verres de diverses couleurs ; les ornements, les meubles les plus originaux remplissent ce joli boudoir ; ici, est un fauteuil formé d'un énorme bloc de quartzite dans son poli naturel et avec ses formes arrondies, il est établi sur un soubassement en bois sculpté ; là, se balance une élégante lanterne ou plutôt un lustre de la forme d'un prisme triangulaire en écaille incrustée de nacre. Je remarque une espèce de guéridon, offrant dans ses replis multipliés plusieurs étagères dont nos dames envieraient sans doute l'heureuse disposition ; puis, une causeuse où peuvent prendre place sur de moelleux coussins, deux personnes séparées ou plutôt réunies par une petite table à thé.

On communique par un pont en zig-zag de ce pavillon au principal corps de logis ; nous pénétrons par un beau péristyle orné de pots de fleurs dans un vaste salon où nous retrouvons la jeune cousine de Kum-chon. Oh ! pour cette fois, je parierais que, remise de l'étonnement que nous ayons pu lui causer, c'est elle qui nous a attendus ici ; elle s'est, d'ailleurs, aperçue qu'on la trouve jolie, et cette révélation a calmé toutes ses susceptibilités ; elle lève les yeux sur nous, sourit à nos salutations et, sous le prétexte de saisir son éventail, elle sort de sa large manche une petite main fine, soignée, ornée de grands ongles translucides ; main aristocratique, en un mot, qui porte aux travaux du ménage le plus dédaigneux défi.

On parvient au premier étage par un méchant petit escalier dérobé, indigne de cette vaste et belle demeure ; là sont les chambres à coucher, la salle de théâtre, etc. Paw-ssé-tchen a fait de cette partie de sa maison une espèce de musée européen ; on y voit un modèle de frégate, une chambre d'optique, une machine à vapeur sous une cage de verre ; un modèle de bateau à vapeur, un prisme pour décomposer la lumière, une grande lanterne magique. Est-ce là tout ? Vraiment non ! Paw-ssé-tchen adore les Chinoises ; aussi, a-t-il onze femmes ! Mais, depuis qu'il a entrevu une fleur de l'Écosse, une délicieuse blonde aux grands yeux bleus, il raffole des Européennes, et en attendant qu'on ait satisfait à la commande qu'il a sérieusement faite à un capitaine de navire, d'une grande et belle blonde, au prix de 5.000 piastres (30.000 fr.), il a fait exécuter en carton et de grandeur naturelle la dame de ses pensées. Elle a les yeux bleus, le nez aquilin, le teint d'une anglaise ; la partie des ressorts en a été surtout parfaitement soignée et, dans le délire de son imagination, il a cherché, nouveau Pygmalion, à donner une âme à cette ignoble Galathée.

Paw-ssé-tchen est aussi grand amateur d'animaux curieux ; il en nourrit plusieurs à sa campagne, j'y remarque entre autres un serpent boa de 20 pieds de long.

Il était cinq heures du soir, quand nous songeâmes à revenir à Canton.

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