Prosper LEBOUCQ (1828-1905)
ASSOCIATIONS DE LA CHINE
F. Wattelier et Cie, libraires-éditeurs, Paris, 1880, XIV+312 pages.
Table des matières
Extraits : Le Nénuphar blanc - La Fête des Lanternes - La Fleur du Magnolier - Les Frères du
Sabre
Feuilleter
Introduction
Première Lettre. Sociétés politiques ou secrètes.
- Société de Nénuphar blanc : Serment. Enrôlement. Hiérarchie, promesses, etc. Dogme. Culte et pratiques. Espérances
- Tsaî-Ly-Hoei (Société du Vrai, de l'Idéal)
Deuxième Lettre. Sociétés religieuses.
- Société de Taî-Chan-Hoei, montagne de la Paix
- Assemblée des Aromates (Chiang-Houo-Hoei)
- Confrérie du Tang-Tang, ou du Ran-tan-plan
- Confrérie du Pluton, Yen-Wang-Hoei
- Fête des Lanternes, Fan-tang
Troisième Lettre. Sociétés philanthropiques.
- Yen-Kho-Hoei, Confrérie des ossements abandonnés
- Société de Sauvetage, Fou-Ché-Hoei
- Société des Pompiers, Houo-Hoei
- Société de la Fleur du Magnolier, Yü-Leng-Hoei
- Monts-de-Piété, Tang-Pou.
Quatrième Lettre. Sociétés de sécurité.
- Société de la garde des moissons, Tsing-Miaô-Hoei
- Corps de milices nationales, Tuang-Lüen-Hoei
- Société des procès, Kouang-sé-Hoei
- Société des veilles nocturnes, King-Hoei
Cinquième Lettre. Sociétés financières, industrielles, etc.
- Tsien-Hoei, Léang-Hoei, Pei-Hoei. Sociétés des Sapèques, des Céréales, du Blanc
- Société du Blanc ou du Deuil, Pei-Hoei
- Société d'assurances dotales
- Chemg-y-Hoei, Société des médecins-marchands
- Chemg-Kouang-Hoei, Société des promotions mandarinales
- Société du peuple qui mendie en se promenant, Léou-Ming-Hoei
Sixième Lettre. Sociétés malfaisantes : Voleurs. — Maraudeurs. — Tzée. — Maô-tzée.
Les lettrés de la Chine assurent qu'il n'y eut jamais, dans l'empire du Milieu, d'autres
sociétés secrètes que celle du Nénuphar. Tandis que quelques écrivains européens affirment que cette formidable association ne remonte qu'aux dernières années du règne de Kien-long, nos savants
de la Chine, au contraire, lui donnent plus de seize cents ans d'existence.
Selon ces derniers, les plus autorisés à coup sûr, la conspiration des Bonnets jaunes (Hoang-King-tze), qui, sous le règne de l'empereur Lim-Ti (cent soixante ans après Jésus-Christ), formèrent
trois puissantes armées, pour venger l'exécution de douze cents lettrés, décapités par ordre du Souverain, n'a jamais été complètement étouffée. On a prétendu que les trois frères Tchang, qui
commandaient ces armées, comptaient parmi les disciples les plus fervents de Lâo-tze. C'est une humiliation que la fierté des lettrés n'accepte pas : ils aiment mieux passer pour avoir adhéré à
la rébellion des Bonnets jaunes que pour avoir admiré ou suivi jamais les doctrines d'un philosophe aussi méprisable.
L'association des Hoang-King-tze, quoique vaincue sous plusieurs empereurs et forcée de changer de nom, n'a jamais cessé de conspirer et de prendre les armes contre le Gouvernement régulier. Au
Kouang-si, elle se donnait le nom de Tien-ti-hoei, société du ciel et de la terre ; dans quelques autres provinces elle se faisait appeler Tien-lien-Hoei, société du Nénuphar azuré ; au Ho-nan et
au Chan tong, on la connaissait sous le titre de Hong-lien-Kiâo, société du Nénuphar rouge. Mais partout, dès que l'occasion lui en était fournie, elle s'insurgeait contre le Gouvernement
impérial.
Quoi qu'il soit de ces dénominations différentes, aussi bien que de l'opinion de ceux qui veulent que la société du Nénuphar remonte à une origine de seize siècles, et de leurs adversaires, qui
refusent de confondre cette association avec celle des Bonnets jaunes, je n'ai à parler que du Nénuphar tel qu'il existe, tel qu'il est connu depuis le règne de Kia-King ; c'est à cette époque
seulement que les frères du Nénuphar font remonter l'origine de leur association, et voici comment ils en racontent les débuts.
Un lettré du Chan-si, connu sous le nom de Ly, homme ambitieux et entreprenant, s'était imaginé qu'il était né pour gouverner un empire ; mais comment se faire des partisans, comment réunir des
forces suffisantes pour emporter d'assaut le trône impérial, défendu par une armée de 200.000 hommes ? Un ami intime, auquel il avait communiqué ses projets, lui donna le conseil de parcourir
d'abord les campagnes et de prêcher au peuple une doctrine religieuse ou politique séduisante.
— Gagnez d'abord les cœurs, lui dit-il, captivez-les sous le charme de votre parole et de vos promesses, et vous aurez des bras.
Ly goûta la sagesse de son ami : il rédigea, dans le silence des montagnes du Chan-si, ses plans et son programme, et, sachant que nul n'est prophète dans son pays, il se rendit dans le Ho-nan,
province limitrophe connue pour son amour de la nouveauté et de la révolte. Ly se présenta comme un ami de la classe ouvrière et souffrante dont il voulait, disait-il, adoucir, au prix de sa vie,
la misère et les privations ; on l'acclama partout avec enthousiasme ; il parla si bien qu'en peu de temps il était devenu le chef respecté et obéi d'un parti formidable. Malheureusement, il ne
lui fut point donné de jouir du fruit de ses prédications : la mort le frappa au moment où il se préparait à lever une puissante armée.
Ly avait formé à son école huit disciples de choix ; les deux plus habiles, nommés Wang et Kâo, prirent en main le gouvernement de l'association, déjà solidement établie, ou plutôt des bandes
insurgées et armées par leur maître Ly.
Les annales du Nénuphar disent qu'ils commandèrent une armée telle qu'on n'en avait jamais vue de vie d'homme ; les soldats étaient nombreux comme les grains de sable de la mer et du désert...
Les troupes impériales, à leur approche, s'enfuyaient au fond des montagnes, et mouraient d'épouvante... Malgré le peu de créance que méritent ces récits, plus poétiques que vrais, il n'en est
pas moins certain que les insurgés s'emparèrent de la capitale, pénétrèrent dans le palais impérial et auraient gardé le trône sans la division des chefs et l'insubordination de leurs milices.
Les chefs, dit-on, furent pris et décapités. Wang était un licencié militaire d'une grande intrépidité ; on assure qu'il compta parmi les orateurs les plus éloquents de son temps ; toujours
est-il qu'il était écouté et obéi comme un oracle. Aujourd'hui encore, il n'est pas jusqu'au plus simple paysan, s'il appartient à la société du Nénuphar, qui n'ait ce grand homme en profonde
vénération ; c'est un martyr dont la mort demande vengeance.
Avant la révolte qui faillit renverser le trône de Kia-king, la société du Nénuphar se donnait le nom de Pei-lien-Kiaô, association du Nénuphar blanc ; poursuivie à outrance par les troupes et
par la police, elle adopta le titre de Religion du Nénuphar. Au commencement du règne de Chien-fong (1850), elle reprit les armes ; son chef, qui se disait descendant de la dynastie des Ming et
se faisait appeler Tchou-ché-sin, réclamait l'héritage de ses aïeux. Maître des principales villes du Kiang-nan, il se fit proclamer Roi céleste, Tien-wang. On a cru longtemps que ce chef était
véritablement un prince issu du sang impérial. Les lettrés favorisaient sa cause et s'enrôlaient volontiers sous ses drapeaux pour rétablir une dynastie qui leur était sympathique ; mais plus
tard ses brigandages et la fusion des débris de son armée avec les bandes de vandales qui ravageaient les provinces du Ho-nan et du Chan-tong, firent évanouir cette illusion. Pourtant, le
Nénuphar vaincu ne se découragea point. Toujours prêt à profiter de la faiblesse du Gouvernement tartare et à lever l'étendard de la révolte, il a tenté deux nouvelles campagnes dans l'espace des
quinze années qui viennent de s'écouler. Chien-fong était un prince sans génie et sans valeur. Il venait, d'ailleurs, de voir ses armées démoralisées et vaincues par une poignée d'Européens. Ce
fut pour le Nénuphar le signal d'un nouveau soulèvement ; cette fois, il est vrai, les bandes insurgées ne s'emparèrent d'aucune place forte, mais elles eurent au moins le plaisir de se promener,
de piller et massacrer sans opposition.
On a prétendu, dans ces derniers temps, que le Nénuphar n'est point une société secrète, mais simplement une secte religieuse. Il est aisé de montrer que, sous un prétexte et des dehors
religieux, cette association a toujours eu et garde, aujourd'hui encore, tous les caractères d'une société subversive dont le but principal est de détruire le gouvernement régulier : serment,
prosélytisme, promesses et châtiments, rien de ce qui fait, en Europe, la force de nos sociétés occultes, ne manque au Nénuphar.
Les quinzième, seizième et dix-septième jours de la première lune sont, pour les païens, des
jours chômés. On suspend, sur toutes les routes, à chaque porte des maisons, aux arbres même qui se trouvent sur la place publique, dans les cours ou les jardins des particuliers, des falots
assez semblables à nos lanternes vénitiennes. L'illumination, pour être complète et faire plaisir aux dieux, aux vivants et aux morts doit avoir les cinq couleurs réglementaires, rouge, blanc,
vert, bleu et jaune.
Le premier jour, l'illumination a pour but d'éclairer, réjouir et honorer les esprits bienfaisants, ceux surtout à la garde desquels sont confiés les humains, leurs champs, leurs maisons et leurs
écus. Le deuxième jour, les lanternes ne demeurent plus seulement suspendues aux portes, on les promène au son du tambour, des cymbales et du tam-tam. C'est un tapage qui, quand il est appuyé des
cris et des vociférations de la foule, ne manque pas d'intérêt pour ceux qui en sont les témoins. Mais il plaît principalement, dit-on, aux esprits malfaisants et réussit assez souvent à les
rendre pacifiques. La procession finie, l'illumination ambulante s'arrête au pied d'un grand mai planté tout exprès pour la circonstance et au haut duquel est attachée une lanterne énorme, peinte
en rouge écarlate. C'est à la clarté de cette lumière, et autour du mai, que tous les esprits, bons et mauvais, se rendent et tiennent conseil, pour déterminer les destinées de chaque village et
prendre ensemble, avant de se séparer, un repas fraternel qui leur est offert par les mortels. J'ai eu bien souvent l'occasion d'assister à cette manifestation ; elle se fait trop
consciencieusement et avec trop de gravité pour qu'il soit permis de rire et de s'amuser d'une pareille folie : c'est triste, c'est navrant.
Voyez plutôt cette foule incalculable d'hommes, de femmes et d'enfants qui environnent l'arbre. Les vieux et les vieilles ont le courage, à cette scène solennelle, de ne tousser, de ne cracher
qu'avec la plus grande discrétion ; les enfants veulent-ils ouvrir la bouche pour crier, la mère les caresse, leur promet des bonbons pour calmer leur mauvaise humeur, s'ils sont assez gentils
pour se taire, leur mettant la main sur la bouche, afin d'étouffer leurs cris, s'ils sont assez méchants et assez rebelles pour résister aux caresses. Tout le monde garde un religieux silence,
l'attente des divinités préoccupe les esprits et fait battre les cœurs ; on regarde à droite et à gauche, on élève les yeux vers la lanterne suspendue dans l'espace. Tout à coup, un virtuose aux
poumons solides pousse un cri sec et sonore :
— Voilà les dieux !
Un frisson de respect et de frayeur s'empare de tous les assistants. Personne n'aperçoit les divinités, mais puisque le maire ou le percepteur des tailles a dit qu'elles étaient arrivées, le
doute n'est plus permis. C'est alors que la musique fait entendre une de ses plus belles symphonies pour célébrer la présence des esprits... Le chef de musique a-t-il élevé sa baguette au-dessus
de sa tête pour montrer au public que la fanfare est finie, il se fait de nouveau un grand silence ; c'est l'heure du dîner des puissances célestes. Bientôt vous entendez un violent coup de
tambour, répété trois fois ; la foule se fend pour donner passage à une vingtaine de badauds, choisis parmi les joueurs, les buveurs, les libertins du pays. Celui-ci est chargé d'un plateau en
bois verni, sur lequel sont des pains cuits à la vapeur et tout fumants encore ; cet autre porte sur sa tête un panier, rempli de gâteaux ; un troisième tient à la main un vase en étain,
contenant du vin chaud ; un quatrième porte sous le bras un énorme tapis en feutre, destiné à servir de nappe pour le festin ; quelques-uns sont chargés des plats, de la viande, des légumes et du
riz ; les autres ne portent rien. Arrivée au pied du mai, cette troupe de Paô-tang, coureurs de sauce ou garçons d'hôtel, se range en demi-cercle, le repas est préparé ; les plats, les assiettes,
le vin, les bâtonnets même placés en ordre sur le tapis ; le peuple, les enfants surtout, ont les yeux fixés sur le mai, sur les hommes de service, encore plus sur les plats. On donne un coup de
tam-tam, le tambour résonne, le chef d'orchestre frappe sur son bambou, la musique commence et, cette fois, la sérénade dure plus de trois quarts d'heure. Quand le répertoire des artistes est
épuisé, on répète le même air, deux fois, trois fois et davantage s'il le faut ; souvent le même morceau dure depuis le commencement jusqu'à la fin du concert, sans que personne s'en aperçoive ou
s'en offense. L'usage de la Chine veut que les grands fassent manœuvrer leurs bâtonnets et leurs mâchoires au son de la musique ; c'est un honneur qu'on est heureux de faire aux esprits dont on
redoute les caprices et dont on espère la bonne amitié et l'assistance.
Le troisième jour, le dernier, est consacré tout entier aux hommes vivants ou morts. Les lanternes, ce jour-là, ont la mission de guider les humains sur le chemin qu'ils ont encore à parcourir
ici-bas et de rappeler aux âmes des morts le temps heureux où il leur était donné de célébrer avec leurs parents, leurs amis et leurs voisins, la fête la plus joyeuse et la plus sympathique de
toute l'année.
Ces cérémonies, vous le pensez bien, ne laissent pas que de coûter fort cher, et, malheureusement, ce sont toujours les plus simples et les plus pauvres qui sont mis à contribution ; de gré ou de
force, ils doivent s'exécuter. Les lettrés du demi-monde qui, en Chine, au fond des campagnes surtout, font la pluie et le beau temps, se contentent de présider la fête, celle du second jour
surtout. C'est la plus pratique pour eux, puisqu'ils s'attribuent le droit d'absorber seuls et sous les yeux de ceux qui en ont fait les frais, la viande, les légumes et les gâteaux que les dieux
n'ont pas mangés.
Cette association qui remonte au temps de Confucius, dit la chronique, rend un glorieux
témoignage au bon sens de ceux qui en conçurent l'idée. Rien de plus touchant en effet, dans un pays païen et à une époque si reculée, que ces sortes de congrégations établies par tout le royaume
pour protéger l'innocence des enfants, les encourager dans la pratique de toutes les vertus morales et, surtout, leur inculquer le respect de l'autorité, la piété filiale et l'amour du foyer. Tel
était le but de la société du Yü-leng. Chaque cité, chaque bourgade ou village dont la population atteignait le chiffre de cinq cents âmes avait sa petite troupe, recrutée parmi les enfants
réputés les plus sages et les plus vertueux. Pour propager cette institution, sympathique à tous, on apprenait aux petits associés la musique, la prestidigitation et plusieurs jeux récréatifs et
innocents, tels que la course aux échasses.
Chaque année, le quatrième jour de la septième lune, revêtus de leurs habits de fête, accompagnés de leurs parents ou conduits par leur maître, s'ils faisaient partie de l'école communale, ces
intéressants artistes donnaient au nombreux public, accouru de tous les environs, une séance toujours chaudement applaudie. C'était un stimulant pour ceux qui n'avaient pas encore mérité d'être
admis dans la société, en même temps qu'un triomphe glorieux pour les petits prestidigitateurs et pour leurs familles.
Les Chinois qui aiment les emblèmes, et qui, il faut leur rendre ce témoignage, savent en faire un si gracieux usage, donnèrent dès le début, spontanément et à l'unanimité des suffrages, le nom
de Yü-Leng-Hoei à ces associations. Si vous en demandez la raison à un habitant du Céleste-Empire, fût-il l'homme le plus ignorant de son village, il vous répondra que le magnolier (yü-leng)
ayant, à lui seul, toute la suavité des parfums de la rose, de la jonquille et de l'orange, c'est à lui qu'il appartient de symboliser la piété filiale et la vertu.
On reproche à la dynastie tartare, actuellement régnante, de n'avoir pas compris le rôle important que cette institution remplissait dans le travail si difficile de l'éducation des enfants. Les
Souverains mantchoux auraient-ils, contrairement à leurs habitudes comme à celles des Chinois, entrevu et mis en pratique, à deux ou trois siècles de distance, ces grandes modifications que la
puissance de votre génie républicain français devait, un jour, concevoir et produire sous le titre magique d'instruction « gratuite, laïque et obligatoire » ? Je ne le crois pas. Ils n'ont
pas attaché à l'éducation de la jeunesse toute l'importance dont elle est digne, et ils en ont abandonné le soin à ceux qu'elle intéresse plus directement, aux familles. Voilà, selon moi, toute
leur faute ; elle est grande, inexcusable, mais elle ne se présente que sous la figure de l'insouciance et d'une inexpérience pardonnable. Quoi qu'il en soit, la société si universellement
estimée du Magnolier a perdu, aujourd'hui, tout son prestige et toute sa gloire. Au lieu de se composer d'enfants choisis entre mille, elle n'enrôle plus guère que des hommes sans aveu et sans
profession, ennemis du travail, livrés à tous les vices. Voilà les successeurs de ces innocentes phalanges qui, pendant vingt siècles, avaient rendu un témoignage si éclatant à la sagesse du
gouvernement de l'Empire du Milieu comme aussi à la moralité et à la vertu de son peuple. Les fêtes du Yü-leng se célèbrent toujours avec éclat ; mais les artistes qui en font les honneurs ne
sont plus qu'une troupe de bouffons, d'acrobates, de musiciens ambulants, de comédiens et de bateleurs, auxquels, par dérision, le peuple, toujours bon juge quand il ne s'inspire que de son bon
sens naturel, a donné le nom de Tcheôu-Tchong-Hoei, confrérie des punaises. N'importe, grâce à la fidélité que gardent les Chinois aux traditions du passé, la solennité du quatorzième jour de la
septième lune n'en est pas moins attrayante pour la curiosité des badauds, qui s'y rendent de plusieurs lieues à la ronde. « C'est, disent les vieillards, le bon sens renversé ! C'est le signe
d'une décomposition morale qui menace nos futures générations. »
Plus d'un touriste qui s'était avancé sans défiance jusqu'à l'intérieur de la Chine, en est
sorti en disant que c'est un pays de voleurs. On n'y est en sûreté ni le jour ni la nuit, ni dans sa propre maison, ni sur les routes, ni dans les auberges. Partout, il faut être sur le qui-vive,
tenir la main dans son gousset, s'il y a de l'argent, avoir son sabre ou son revolver sous l'oreiller, si on tient encore à demeurer au nombre des vivants.... Laissant la responsabilité de cette
opinion à ceux qui l'ont apportée et accréditée en Europe, j'aborde tout simplement le paragraphe des voleurs de l'Empire du Milieu.
Il y a des brigands organisés, qui tiennent la campagne, assiègent et prennent les villes mal fortifiées ou mal défendues. Ceux-là, connus, tantôt sous le nom de : Frères du Nénuphar, tantôt sous
celui de : Barbes-rouges, ou de : Sauterelles au vol rapide, paraissent, en moyenne, tous les quatre ou cinq ans, se promènent souvent de longs mois, à cheval, s'ils peuvent trouver des montures,
à pied, si les chevaux et les mulets ont eu le temps de leur échapper, pillent, massacrent et brûlent presque à leur aise, sans que les soldats envoyés pour les combattre aient la témérité de
s'approcher trop près d'eux. Cette réserve des impériaux vient-elle, comme quelques-uns l'assurent, de ce que les chevaux ou les jarrets des bandits seraient plus agiles, plus souples que ceux de
nos militaires ? C'est possible. Ou bien n'est-il pas permis de supposer que soldats et voleurs, tous également intéressés à ne pas verser le sang humain, évitent scrupuleusement une rencontre
dangereuse, ou tout au moins inutile pour les uns comme pour les autres ; les Chinois qui se piquent de patriotisme, et sont toujours prêts à revendiquer pour leur pays le monopole de la
civilisation, partagent volontiers cet avis.
Il y a d'autres bandits isolés, bien montés et bien armés, d'ailleurs, qui, sur les grands chemins, vous surprennent au moment où vous sommeillez dans votre voiture, tirent un coup de pistolet en
l'air pour vous réveiller, et vous demandent, poliment d'abord, l'aumône de quelques taëls.
Il y a des maraudeurs qui, pendant la nuit, s'amusent à percer, doucement et sans bruit, les murs du logis où vous dormez, afin de visiter votre mobilier, qui enfoncent les portes de vos étables
pour s'assurer que les chevaux et les mulets, les bœufs et les ânes sont bien au râtelier. Ces petits voleurs ne manquent point d'humanité, encore moins d'éducation. Presque toujours ils sont
sans armes ; et si vous les recevez à coups de bâton, à coups de poing, ils vous tournent le dos, s'échappent à toutes jambes pour éviter l'effusion du sang, et aller chercher fortune ailleurs.
Ils sont conciliants. S'ils réussissent à saisir la clef de votre porte, à s'introduire chez vous pendant que vous ronflez, ne vous effarouchez pas, ne poussez pas les hauts cris à votre réveil.
Vous êtes volé, pillé ; c'est possible ; mais ne vous désolez pas. Le plus souvent, en pareil cas, il suffira d'exposer votre affaire au chef de la gendarmerie, et, pourvu que vous ne fassiez
aucune plainte officielle, que vous ne commettiez aucune indiscrétion, tout espoir de rentrer dans vos biens n'est pas perdu. Les frais de conciliation, il est vrai, coûteront bien quelque chose.
Les démarches des gendarmes, que l'on nomme en chinois : Mâ-Kouaî, cavaliers qui fendent l'air, précisément parce qu'ils sont tous à pied, ne sauraient être absolument gratuites. D'un autre côté,
les voleurs qui ont passé une nuit sans dormir, peut-être sans souper, ne tiendront pas trop, vous le pensez bien, à lâcher leur butin, si on ne leur offre un dédommagement raisonnable. Mais, en
général, avec une petite dépense qui dépassera rarement plus de la moitié du prix de votre bœuf, de votre âne ou de vos effets, vous avez la consolation de reconquérir ce qui vous avait été
enlevé.
...Allez acheter une livre de sucre chez l'épicier, entrez dans la boutique d'un perruquier, les Frères du Sabre vous y ont devancé. Ils sont là à bâiller et à flâner. Jamais ils ne vous avaient
vu ; l'épicier et le barbier leur sont inconnus ; peu importe : quand vous tirerez votre bourse pour payer, n'ayez pas l'imprudence de marchander, autrement les Frères du Sabre vous donneront une
leçon qui vous coûtera cher.
— Vous voulez donc, diront-ils, ruiner les marchands, anéantir le commerce ?
N'allez pas riposter, car les coups de poings vous tomberaient sur le dos dru comme grêle, et vous auriez encore, par dessus le marché, à dédommager ces bons Frères de la peine qu'ils se seraient
donnée à vous assommer. Ce fait n'est pas chimérique ; dernièrement, dans le bourg de Long-Ping, mon catéchiste faillit en faire, à ses dépens, la douloureuse expérience ; si je n'avais pas été à
portée de voler à son secours, il eût été roué de coups et débarrassé de ses sapèques.
C'est surtout dans les auberges qu'on rencontre ces parasites. Ils sont là assis à une table de jeu. Tout en faisant leur partie, ils ont l'œil sur les voyageurs qui arrivent ; quelques-uns même,
sous le prétexte de rendre service à l'aubergiste, se mettront à la disposition des étrangers avec lesquels, à force de bons procédés, on liera bientôt amitié. Quand le voyageur sera remis de ses
fatigues, que le bol de riz, ou Tchang-mien, complément indispensable du souper, sera avalé, le frère du Kan-tâo-Hoei passe avec ses nouveaux amis dans la salle du jeu. On regarde d'abord, on
fume, on jase. Peu après on s'assied avec les autres, et la nuit se passe à jouer. Au début, ce sont les nouveau-venus qui gagnent. Cet encouragement les met en haleine ; mais quand le chant du
coq se fait entendre pour la troisième fois, et que les veilleurs frappent la quatrième heure sur le tam-tam, le tambour ou la crécelle, les malheureux voyageurs qui ont eu la faiblesse de se
laisser embaucher, sont bien obligés d'avoir assez de courage ou de résignation pour continuer leur chemin sans viatique, quelquefois même sans souliers.
Bien que les Frères du Sabre tranchant ne tiennent pas absolument à se battre, ils ne manquent jamais pourtant de montrer, à l'occasion, qu'ils sont à la hauteur du nom qu'ils portent. Dans les
villes et les gros bourgs situés sur les routes de grande communication, ils sont toujours debout avant l'aurore, s'échelonnent par petites bandes au Sud et au Nord de la cité ou de la bourgade,
et, tout en fumant leur calumet, demeurent assis, à leurs places respectives, jusqu'à ce que d'autres voyageurs se présentent. Rien dans leur tenue ne saurait faire soupçonner le métier qu'ils
exercent. Comme la plupart des voyageurs, ils portent sur leurs épaules un petit paquet et un sabre de bois.
Une bande de voyageurs sort-elle du faubourg, les Frères placés les premiers ne bougent pas, La deuxième bande, au contraire, se lève : puis, commencent les saluts et les compliments voulus en
pareil cas, par l'usage et la politesse. Les nouveaux amis sont enchantés les uns des autres. D'où vient celui-ci ? Quelle est la profession de celui-là ? son pays natal ? son âge ? — Bref, c'est
un feu roulant de questions, un assaut de politesses. Mais à peine nos piétons ont-ils fait deux ou trois kilomètres que l'un des Frères s'arrête... Son paquet est ouvert ! Il le fouille avec une
ardeur fébrile et s'écrie avec désespoir :
— Mes amis, je suis un homme ruiné ; j'avais dix taëls (quatre-vingts francs), fruit de mes sueurs, que je portais à ma vieille mère. Ils ont disparu ; sûrement nous les retrouverons... De grâce
assistez-moi, aidez-moi à les chercher.
Tout le monde, alors, de faire volte-face. On revient sur ses pas, on marche, on cherche, on fouille même jusqu'au fond des ornières. Heureusement, une autre bande de voyageurs paraît ; ce sont
les Frères de la première bande, ceux qui se tenaient à la porte de la ville. Ils ne sont pas seuls ; cinq ou six voyageurs, étrangers et inconnus, font route avec eux... On les interpelle, on
leur demande, d'abord poliment, s'ils n'ont rien trouvé. La réponse est unanime ; ils n'ont rien vu. On insiste ; la bile s'échauffe, de gros mots sont échangés puis bientôt des menaces. Déjà les
sabres de bois sont dégainés ; de part et d'autre, chacun a déposé son paquet sur le bord du chemin, retroussé ses manches et pris l'attitude du combat. Une rixe est inévitable... le sang va
couler... C'est l'heure pour les Frères d'exécuter leur manœuvre. Ceux qui sont mêlés à la seconde bande s'avancent, se placent entre les combattants, lèvent les bras pour arrêter les hostilités
et demandent à s'arranger...
— N'est-ce pas une folie de nous battre ici, dit le plus éloquent à son compagnon de route ? Je ne suis pas plus riche que vous ; n'importe, j'aime mieux sacrifier un taël que de risquer ma vie
ou de m'exposer à un procès ruineux et dont l'issue est incertaine ;
et il donne sa contribution à celui qui se plaint d'avoir perdu dix taëls. Les autres Frères de la même bande en font autant, et le reste de la compagnie est bien obligé de suivre l'exemple. Que
peuvent quatre ou cinq paisibles voyageurs contre dix ou douze gaillards qui ne demandent pas mieux que d'en venir aux mains ?