Tcheng Ki-Tong (1851-1907)

CONTES CHINOIS

Calmann Lévy, Paris, 1889, VIII+340 pages.

Biographie

  • Anatole France :"Les contes chinois, publiés récemment par le général Tcheng-ki-Tong sont beaucoup plus naïfs, ce me semble, que tout ce qu'on avait encore traduit dans ce genre ; ce sont de petits récits analogues à nos contes de ma mère l'Oie, pleins de dragons, de vampires, de petits renards, de femmes qui sont des fleurs et de dieux en porcelaine. Cette fois, c'est la veine populaire qui coule, et nous savons ce que content, le soir sous la lampe, les nourrices du Céleste-Empire aux petits enfants jaunes. Ces récits, sans doute de provenances et d'âges très divers, sont tantôt gracieux comme nos légendes pieuses, tantôt satiriques comme nos fabliaux, tantôt merveilleux comme nos contes de fées, parfois tout à fait horribles."

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Extrait : Les pivoines enchantées

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Table des matières

La voix du sang — Un amour aquatique — Un dieu complaisant — Une femme de cœur — Un sacrifice héroïque — Les pivoines enchantées — Une femme extraordinaire — Un bon ennemi — Les vampires — La maîtresse légitime — Une princesse de l'onde — Chrysanthème — Un rêve réalisé — Une jeune rieuse — Un bonheur dans le malheur — Malheurs dans le bonheur — Un nid d'amour — Un enfant terrible — L'étui merveilleux — La lune de miel — La musique après la mort — Flagrant délit — Avatar — La vie n'est qu'un rêve — La perroquet — Une avocate.

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Les pivoines enchantées

Grande fleur de pivoine. Entièrement ouverte et vue de face.
Grande fleur de pivoine. Entièrement ouverte et vue de face.


Dans l'enceinte du temple de Lo-Chan, il y avait beaucoup de plantes, parmi lesquelles se distinguaient deux pieds de pivoines merveilleux, d'âge et de grandeur exceptionnels. Au printemps ils donnaient une si grande quantité de fleurs, les unes rouges et les autres blanches, que ces deux arbustes semblaient deux monticules fleuris.

Un lettré, nommé Houang, natif de Kéou-Tchéou, habitait une chambre de ce temple. Perdu souvent dans la contemplation du magnifique rideau de verdure étalé à ses yeux, il aperçut un jour une jeune personne, habillée très simplement de vêtements d'étoffe blanche, se promenant au milieu des fleurs. Il se demanda d'abord comment il se faisait que des femmes eussent accès au jardin du temple ; curieux de pénétrer ce mystère, il descendit. Comme il arrivait au parc, la femme disparaissait déjà au loin. Cette scène de cache-cache se renouvela plusieurs fois.

Houang, pour arriver à son but, se décida à se dissimuler dans les taillis touffus et à guetter l'inconnue, qui arriva cette fois avec une compagne entièrement vêtue de rouge. Toutes deux étaient extraordinairement jolies. Le lettré se redressa soudain et se présenta brusquement devant elles. A sa vue, elles s'enfuirent d'abord et disparurent, avec une rapidité qui défiait toute poursuite.

Désespéré d'avoir donné à ses recherches une issue aussi malheureuse, le jeune homme inscrivit sur le tronc d'un arbre voisin, des vers ainsi conçus :

La pensée de mon cœur est immense. Enfermé dans ma chambre, mon regard ne peut s'étendre plus loin ; je crains que les beautés ne tombent en d'autres mains, alors où pourrai-je recevoir ces visages sans pareils !

Il rentra chez lui, le cœur rempli d'amertume.

A son extrême surprise, la première jeune fille entra subitement, le sourire aux lèvres et lui dit :

Grande fleur de pivoine. 1. Entrouverte et vue obliquement. 2. Bouton entrouvert.
Grande fleur de pivoine. 1. Entrouverte et vue obliquement. 2. Bouton entrouvert.

— Vos manières, brusques comme celles d'un brigand, nous ont jetées dans un effroi, qui nous a fait prendre la fuite ; mais nous avons su depuis que vous êtes un poète : c'est pourquoi je suis venue vous faire une visite.

Il lui demanda son nom et sa demeure.

— Je m'appelle Hiang-Yu (Jade parfumé) ; mon pays natal est Ping-Kong. Je suis, contre mon gré, enfermée ici, au temple, par les prêtres taoïstes.

— Quel est celui des prêtres qui vous a enfermée ? Dites-moi son nom. Je me chargerai de vous rendre la liberté et de vous venger.

— Ce n'est pas la peine. D'ailleurs il ne m'a pas violentée ; et puis, je lui suis presque reconnaissante, nous allons pouvoir profiter du voisinage pour nous voir ; ce qui n'est pas désagréable.

— Quelle était la personne habillée de rouge, qui se trouvait avec vous ?

— Elle s'appelle Kang-Shio (Neige rongé) c'est ma sœur adoptive.

Sur la prière du lettré, elle resta chez lui.

Le lendemain, elle se réveilla à l'aurore, en lui disant que le bonheur lui avait fait oublier le temps. Au moment de partir, elle chanta, en réponse aux vers écrits la veille par le lettré, cette strophe de sa propre composition :

La nuit du bonheur est vite passée. Voici le soleil qui entre par la fenêtre. Mes vœux sont que nous ressemblions aux hirondelles, qui sont toujours deux par deux, partout où elles se trouvent.

— Vous êtes belle, jolie et intelligente, dit le lettré. Vous ayant connue, mon amour vous appartient désormais et je puis mourir sans regret. Mais vous laisser partir pour un jour, me paraîtra un siècle. Venez souvent, revenez même dans la journée, si vous le pouvez.

Elle vint en effet, très souvent, de jour et de nuit. Malgré les demandes réitérées de son amant, elle ne consentit jamais à amener son amie avec elle. Elle disait toujours que sa sœur adoptive n'avait pas le même caractère qu'elle, ni un cœur aussi ardent que le sien. Pourtant, elle finit par lui promettre de la lui présenter un jour, sans en fixer la date.

Par une nuit sombre elle entra tout en pleurs, chez son amant, en lui disant :

— Vous désirez voir mon amie et vous ne pouvez même pas garder la vôtre. Je viens vous faire mes adieux.

Aux questions pressantes du jeune homme, elle ne répondit que par des sanglots, refusant de faire connaître la cause de son départ, qu'elle mettait obstinément à la charge de la destinée.

— Dans vos vers vous exprimez la crainte de me voir tomber en d'autres mains. C'est un présage déjà réalisé malheureusement. Chantez-moi encore ces vers et je partirai contente.

Elle partit en effet, vers le matin ; quelques heures après, le fils d'un grand fonctionnaire, qui visitait ce temple, après avoir admiré la pivoine blanche, donna l'ordre de la transporter chez lui. Le lettré comprit alors que Hiang-Yu était la déesse de la pivoine. Il apprit peu après, que cette plante était morte à la suite de la transplantation, il composa alors, en signe de deuil, cinq grands poèmes intitulés : Prenez la fleur !

Tous les jours, il allait pleurer à l'endroit où avait vécu la pivoine. A l'une de ses dernières visites, il rencontra Kang-Shio qui venait, elle aussi, pleurer sa sœur adoptive. Ils se rapprochèrent ainsi par sympathie ; puis, ils prirent de l'affection l'un pour l'autre.

Enfin, sur la prière de Houang, elle consentit à l'accompagner chez lui. Elle lui parlait sans cesse de la tristesse qu'elle éprouvait d'avoir été séparée de sa sœur, avec laquelle elle vivait depuis l'enfance, et cette tristesse augmentait encore les pleurs du lettré ! Leurs larmes coulaient si abondantes, qu'elles pénétraient déjà dans l'autre monde ; peut-être, par compassion pour ses amis, la Providence permettra-t-elle à Kiang-Yu de ressusciter ! Mais, pour le moment, son âme est, hélas ! légère comme le nuage ! Il lui est impossible de venir causer avec ceux qu'elle aime.

— Je n'ai jamais eu de chance, dit Houang et ne me crois pas destiné au bonheur de posséder deux beautés comme les vôtres. Mais désireux de faire votre connaissance, j'ai souvent prié Hiang-Yu de vous exprimer le plaisir que j'aurais de vous voir. Pourquoi n'êtes-vous pas venue ?

— Je n'avais pas beaucoup de confiance dans les jeunes gens, qui sont souvent très volages. Mais maintenant je vous sais un homme de grande affection et je serai désormais votre amie. Quant à des rapports plus intimes, n'espérez rien. Je ne vous les accorderai jamais !

Ils causèrent longuement de l'absence de leur amie commune ; puis elle partit en lui promettant de revenir sous peu.

La pluie, persistante à cette époque de l'année, rendit la solitude de notre lettré plus triste que jamais. Pour se distraire il reprit son pinceau et écrivit :

La pluie, au crépuscule, tombe comme une ondée.

Au temple de la montagne, les stores baissés, je sens la solitude plus amère.

Je pense plus que jamais à l'objet de mes rêves. Et mes larmes coulent au milieu de la nuit, mouillant mon oreiller et mon lit.

Ces vers étaient à peine achevés, lorsque Kang Shio arriva ; elle voulut, elle aussi, exprimer son sentiment.

Où est l'amie dont la main est inséparable de la mienne ? La lampe solitaire éclaire tristement ma petite chambre. Faible créature au milieu de la montagne, je n'ai plus pour compagne que mon ombre.

Houang lut ces vers en pleurant et pria Kang-Shio de venir le consoler plus souvent.

— Mon affection pour vous ne peut pas être aussi chaleureuse que celle de ma sœur. Mais, de temps en temps, je viendrai vous voir, puisque ma présence peut être un soulagement à votre douleur.

Elle tint sa promesse et revint. Chaque fois, ils buvaient du vin ensemble et composaient des poésies. Mais jamais le lettré ne put aller plus loin. Il disait à ses amis que Hiang-Yu était sa femme bien-aimée et Kang-Shio une excellente amie, seulement.

Un jour, il demanda à Kang-Shio quelle était sa plante.

— Dites-le-moi, je la transporterai dans ma cour, afin que les autres ne viennent pas l'enlever, pour me plonger dans le chagrin éternel.

— Inutile de vous l'indiquer, répondit-elle. Vous ne pourriez pas me déplacer de mon sol natal. D'ailleurs, n'ayant pu conserver votre propre femme, je doute que vous ayez la force suffisante pour protéger une amie.

Le lettré lui prit le bras pour aller avec elle, s'arrêter devant toutes les plantes, avec l'espoir de l'obliger à lui découvrir quelle était la sienne. Mais elle répondit tout simplement par un sourire à chacune de ses questions.

A la fin de l'année, Houang fut obligé de s'absenter pour aller passer quelques mois dans sa famille. Une nuit, il vit dans un songe Kang-Shio qui lui dit, avec une tristesse indescriptible, qu'elle allait être frappée d'un grand malheur. Pour la sauver, il devait partir au plus vite, sans perdre un instant.

Bien qu'il ne fût pas certain que son rêve eût une cause réelle, il se hâta, le lendemain au matin, de retourner à la montagne ; il s'y trouva en face d'une foule d'architectes et d'ouvriers, occupés à procéder à la destruction d'une partie du parc, pour agrandir le temple. Un des travailleurs allait justement couper la pivoine rouge qui gênait le tracé de la construction.

Sur la prière instante du lettré, on finit par consentir à épargner l'arbuste.

Le soir même Kang-Shio vint le remercier.

— Vous n'aviez pas voulu m'indiquer la plante, dit-il, mais je la connais maintenant. Toutes les fois que vous ne viendrez pas me voir, j'irai vous faire une petite brûlure avec de l'amadou.

— Je connaissais précisément votre méchanceté, c'est pourquoi je ne voulais pas vous indiquer ma plante.

Après cette conversation, les deux amis se rendirent à l'ancienne demeure de Hiang-Yu, qu'ils n'avaient pas pleurée depuis longtemps. Puis le lettré se retrouva dans sa solitude habituelle, qui n'était plus égayée par la présence de son amante.

Kang-Shio, un soir, entra chez lui d'un air content, disant qu'elle lui apportait de bonnes nouvelles.

— La reine des fleurs, ayant eu pitié de votre passion, a permis à Hiang-Yu de revivre dans ce même temple.

— Quand la reverrai-je ? demanda le lettré, transporté de joie.

— Je ne le sais pas exactement, mais cela ne sera pas long.

Deux nuits se passèrent sans que Kang-Shio reparût. Houang se décida à recourir à l'amadou ; mais, au moment où il s'apprêtait à y mettre le feu, Kang-Shio parut subitement et jeta l'amadou par terre.

— Avec votre taquinerie, vous ne pensiez pas que vous pouviez me faire un mal terrible. Je vais vous quitter désormais et ne vous reverrai plus.

Le lettré répondit que c'était plutôt une menace pour rire ; qu'il ne l'avait tentée que parce qu'il s'ennuyait mortellement sans elle, et il la pria de l'excuser.

Au moment où cette scène se terminait par une réconciliation très tendre, Hiang-Yu arriva en tendant les deux mains à ses amis. Mais ses mains n'étaient pas aussi matérielles qu'auparavant ; le lettré ne sentait rien entre ses doigts et demanda à sa maîtresse retrouvée la cause de cette transformation.

— C'est tout naturel, fut la réplique. J'ai été la déesse de la fleur, et ne suis que son revenant. Comme déesse, mon corps était condensé ; comme revenant il n'est plus que vaporeux. Bien que je puisse jouir du plaisir de vous revoir désormais de temps en temps, ne me considérez pourtant que comme un rêve, jusqu'au moment où je vous réapparaîtrai à l'état de déesse.

Kang-Shio prit aussitôt congé de ses amis ; avant de s'enfuir, elle se pencha vers Hiang-Yu et lui chuchota à l'oreille qu'elle était arrivée bien à propos, pour empêcher ses amis de la trahir.

Et elle disparut.

Hiang-Yu partit à son tour, en recommandant à son amant d'arroser sa plante tous les jours, pendant une année entière, avec un verre d'eau mélangée d'une solution de soufre et de céruse.

Le lendemain, le lettré remarqua, à l'ancien emplacement de Hiang-Yu, la présence d'une pousse nouvelle de pivoine. Il eût bien voulu l'enlever pour la garder chez lui, mais Hiang-Yu l'en empêcha ; son enfance si délicate ne supporterait pas un tel changement de sol ; de plus, l'endroit où elle renaissait était désigné d'avance, par ordre supérieur. La désobéissance pourrait abréger sa vie.

— Aimez-moi seulement bien, ajouta-t-elle, nous aurons tout le temps devant nous pour nous unir.

Houang, tout en se contentant de cette réponse, exprima son regret de ne plus voir Kang-Shio.

— Si vous le désirez absolument, nous allons la faire venir.

Elle prit une paille pour mesurer la distance depuis le pied de la plante jusqu'à une hauteur d'un mètre cinquante centimètres environ et dit au lettré de frotter.

— Méchante ! cria Kang-Shio en apparaissant derrière eux. Tu aides encore ton amant à me faire du mal.

— Ne m'en veuille pas ! supplia Hiang-Yu. Je te demande en grâce de lui tenir compagnie pendant une année encore, après cela je ne te dérangerai plus.

Cette proposition fut acceptée de bon cœur.

La nouvelle pivoine fleurit effectivement l'année suivante, grâce aux arrosages constants du lettré, qui attendait avec impatience l'éclosion du petit bouton.

Lorsque la floraison eut lieu, il vit d'abord une toute petite femme, haute de trois ou quatre doigts, assise sur la première fleur ; elle tomba tout à coup et ce fut Hiang-Yu qui se releva. Elle gronda Houang de son arrivée tardive, qui lui avait fait supporter les mauvais traitements du vent et de la pluie.

On rentra gaiement dans l'appartement, où Kang-Shio les attendait, pour remettre entre les mains de son amie les délicates fonctions qu'elle remplissait depuis un an.

Le lettré, après avoir retrouvé Hiang-Yu, résolu de rester éternellement au temple et de se transformer en plante, lui aussi, pour prendre racine auprès de la pivoine blanche, dès que l'heure de sa mort aurait sonné. Hiang-Yu prit note de ce serment, en souriant.

Quinze ans après, Houang mourut, non sans avoir, auparavant, recommandé au prêtre du temple d'avoir soin d'une plante qui pousserait, après sa mort, à côté de la pivoine blanche ; pour la reconnaître, on remarquerait, dit-il, que cette nouvelle habitante du jardin donnerait toujours cinq feuilles noires à la fois ; ce qui eut lieu, en effet, l'année suivante. Mais cette plante ne fleurit jamais.

Après le décès du vieux prêtre, ses successeurs, qui ne savaient rien de cette histoire, coupèrent l'arbuste noir, à cause de sa stérilité. Peu de temps après, la pivoine blanche et la pivoine rouge moururent également.

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