Emile Rocher (1846-~1910)

Couverture. Émile ROCHER (1846-~1910) : La province chinoise du Yün-nan - Ernest Leroux, éditeur, Paris, deux volumes 1879 et 1880.

LA PROVINCE CHINOISE DU YÜN-NAN

Ernest Leroux, éditeur, Paris, deux volumes 1879 et 1880.

  • Préface : "Le voyage dont ces notes contiennent le récit fut décidé en juin 1869 au retour de l'excursion que M. Dupuis, l'explorateur du fleuve Rouge, venait de faire dans le Yün-nan à la requête des autorités de cette province. Aux prises depuis des années avec la formidable rébellion musulmane qui menaçait d'anéantir l'autorité chinoise, le vice-roi et le gouverneur de la province résolurent, afin de réduire leurs adversaires, de faire venir d'Europe un matériel de guerre complet.
    Amener des pièces d'artillerie dans une province où la seule voie de communication facile et courte — le fleuve Rouge — était interceptée par les rebelles, n'était pas une faible entreprise. Les mandarins connaissaient toutes les difficultés que présentait un convoi de ce genre... la province était alors dans un complet désarroi : tout le midi était occupé par les bandes des chefs indépendants ou au pouvoir des partisans de Tu Wen-hsiao, sultan de Ta-li."
  • "Resté seul pour organiser l'arsenal projeté, nous obtînmes, avec les faibles moyens mis à notre disposition, des résultats qui nous firent bien augurer de l'avenir... Durant notre séjour dans cette contrée, une grande partie de notre temps fut employée à la visiter en différentes directions. Notre situation officielle, nos relations avec les mandarins civils et militaires de tous grades, avec les chefs des musulmans, des Lo-lo et des Pa-i, avec les Miao-tzŭ et les tribus du sud-est, nous permirent, malgré l'état de bouleversement de la province, de prendre des notes et de rassembler des documents qu'il serait difficile sinon impossible de se procurer aujourd'hui que le calme est rétabli."
  • "Le but que nous nous sommes proposé dans ce travail a été de décrire aussi clairement que possible les localités du Yün-nan que nous avons parcourues, d'exposer les événements qui s'y sont passés pendant les dix-huit années de guerre civile et de donner un aperçu des ressources considérables de cette contrée, encore si peu connue, et à coup sûr l'une des plus riches de l'empire chinois. Nous parlerons de ce que nous avons vu par nos yeux, de ce que nous avons puisé à différentes sources tant officielles que privées. La description du pays et des habitants a été extraite de notre journal écrit sur les lieux mêmes."

Extraits : Les aborigènes du Yün-nan : Miao-tzŭ, Man-tzŭ,... - ... et Lo-lo - Les origines de la rébellion musulmane au Yün-nan
Une exploitation minière au Yün-nan... - ... et ses dangers
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Les aborigènes du Yün-nan : Miao-tzŭ, Man-tzŭ,...

Nous avons vu qu'antérieurement à la conquête du Yün-nan par les Chinois, cette vaste région, connue alors sous le nom d'I-chou, et répartie aujourd'hui entre les trois provinces du Ssŭ-ch'uan, du Kuei-chou et du Yün-nan proprement dit, servait de domaine à un grand nombre de tribus vivant à l'état barbare ; de mœurs et de coutumes à peu près semblables, elles étaient sous la conduite de chefs différents, qui, poussés par un sentiment belliqueux ou par l'ambition d'agrandir leur territoire, se déclaraient la guerre sous le plus léger prétexte. La suprématie passagère que parvenaient à exercer certains chefs, en abusant vis-à-vis des faibles de moyens violents ou perfides, entretenait l'état d'anarchie.

Telle était la situation de l'ancien Yün-nan quand l'empereur Han Wu-ti y envoya une armée, sinon pour le soumettre, du moins pour y faire reconnaître l'autorité de la Chine. Les tribus, dont l'invasion étrangère menaçait l'indépendance, firent trêve, en face du péril commun, à leurs disputes éternelles, et les chefs, redevenus un moment unis, se liguèrent contre l'ennemi. Nous avons vu également l'heureux succès des armes chinoises et, enfin, comment les tribus, naguère libres et maîtresses du sol, furent l'une après l'autre refoulées dans les montagnes.

Les tribus qui, malgré tous les efforts du gouvernement, n'ont jamais voulu subir le joug des Chinois, sont réduites à deux : les Miao-tzŭ et les Man-tzŭ.

Nous parlerons d'abord des Miao-tzŭ.

Avant l'occupation, ils habitaient la partie orientale du Yün-nan et une grande partie du Kuei-chou ; chassés des plaines où s'étaient établis les nouveaux venus, ils se concentrèrent presque totalement dans le Kuei-chou et se retranchèrent dans les districts montagneux de cette province. Depuis lors, bien que quelques-uns d'entre eux, sous la pression du gouvernement impérial, se soient soumis en apparence, la majorité a conservé son indépendance. Se tenant tout à fait en dehors de la population chinoise, les Miao-tzŭ installent leurs villages au sommet des montagnes, et les entourent de murailles en terre ou de palissades, destinées à les protéger contre les maraudeurs et les bêtes féroces. Ils cultivent aux environs du blé de Turquie, beaucoup de sarrasin, et du riz, si le sol est favorable à cette plante. Outre les travaux des champs qui ne les occupent qu'une faible partie de l'année, ils se livrent à l'élève des chevaux et des bestiaux et à l'exploitation de quelques mines de galène argentifère.

Parmi ceux que nous avons vus dans l'est du Yün-nan et dans le Kuei-chou, on distingue trois variétés : les Blancs, les Rouges et les Noirs. Ces épithètes leur ont été appliquées pour désigner non la couleur de leur peau, mais celle de leurs vêtements. Il serait, du reste, fort difficile, si ce n'est de cette manière, de remarquer dans les uns et les autres la moindre différence : ils appartiennent tous à une seule et même race.

De petite taille en général, les Miao-tzŭ sont robustes et bien pris ; leur teint est un peu bistré, mais leurs traits sont réguliers et ils n'ont pas les yeux obliques ; ils portent les cheveux très longs et les massent au sommet de la tête en forme de chignon. Néanmoins la toilette ne les préoccupe guère, et chez les femmes on ne constate que le sentiment de coquetterie naturel à leur sexe. Chasseurs adroits et déterminés, ils se mettent en campagne durant la morte saison ; ceux des frontières du Yün-nan chassent le cerf musqué et le léopard, et comme ces animaux y sont nombreux, leur chasse est lucrative : les peaux et les poches à musc sont vendues ou échangées par eux sur le marché voisin, et quelquefois, pour s'éviter la peine de descendre jusque dans la plaine, ils traitent avec les colporteurs ou les petits marchands qui de temps à autre vont trafiquer dans leurs villages. Les Miao-tzŭ détestent les Chinois : aussi saisissent-ils toutes les occasions propices de se venger sur leurs ennemis des exactions de toutes sortes que les mandarins leur font subir ; or, comme il est difficile aux soldats de les poursuivre au milieu de leurs rochers, on se contente d'exercer à leur égard une active surveillance.

Il n'est pas douteux que si les hauts fonctionnaires, dès leur installation dans cette nouvelle conquête, avaient su par de bons procédés s'attirer, comme avaient fait Chu-ko Liang d'abord et Wu San-kuei ensuite, l'affection de ces peuplades, elles auraient fini par oublier leurs griefs, et avec le temps elles se seraient rangées docilement sous la bannière impériale. Loin de suivre cette politique prudente que de grands hommes avaient les premiers mise en pratique, les Chinois, avec l'orgueil d'une race supérieure, ont employé la force pour dompter les vaincus, et leur ont témoigné en toute circonstance un profond mépris en les prétendant issus de reptiles ou d'animaux malfaisants. Ils ne savent point s'assimiler les races moins civilisées qu'eux-mêmes, et ce trait de leur caractère social peut être constaté partout où ils ont étendu leur autorité, dans le Kuei-chou comme dans le Thibet.

Les aborigènes qui, après les Miao-tzŭ, ont le plus lutté contre l'invasion chinoise, sont sans contredit les Man-tzŭ. Ce peuple qui, selon les historiens chinois, était très nombreux avant la conquête, occupait le nord du Yün-nan et le sud du Ssŭ-ch'uan ; malgré une résistance opiniâtre, il a été rejeté dans les hautes montagnes qui bordent le cours du Yang-tzŭ-chiang, et dont les ramifications s'étendent à l'ouest jusqu'à Ta-li-fu et à l'est jusque dans le Kuei-chou. C'est la seule des tribus primitives qui nous paraisse à peu près mériter cette qualification de sauvage ou de barbare, dont les Chinois sont prodigues. Affaiblis par la guerre sans relâche qu'on leur a faite pendant une longue période de temps, et, malgré les progrès introduits chez leurs voisins les Hei Lo-lo, ils n'en continuent pas moins à s'isoler du reste des hommes à tel point que, les Chinois, fatigués de lutter, ne les tourmentent plus.

Le sol des plateaux qu'ils habitent, bien que situé à une altitude qui varie entre 2.000 et 3.000 mètres, est assez productif ; ils cultivent un peu de maïs, du sarrasin et des pommes de terre ; ils élèvent des bestiaux et s'adonnent avec passion à la chasse. Leur nourriture consiste en galettes de céréales, en pommes de terre, en gibier, bœuf et mouton ; ils cuisent la viande au feu d'un brasier et la mangent presque saignante.

Il n'est pas facile d'obtenir des renseignements précis sur leurs mœurs et coutumes ; les Chinois de leur voisinage ne les connaissent même pas, et se plaisent à débiter sur leur compte les histoires les plus extravagantes. Un fait certain, c'est que, quand la récolte manque ou qu'elle est détruite par les bouleversements qui se produisent fréquemment sur ces régions élevées, il n'est pas rare que, poussés par la famine, les Man-tzŭ descendent dans les plaines, pillent les villages et souvent y enlèvent des otages qu'ils rançonnent le plus qu'ils peuvent. C'est dans une irruption de ce genre qu'un missionnaire, qui se rendait dans le nord pour aller voir son évêque, fut pris par une bande de ces pillards et emmené, malgré ses protestations, dans leur repaire, où il eut à supporter toutes sortes d'avanies : on le déshabilla et on lui fit tourner la meule d'un moulin à maïs, à la place d'une bête de somme. Ce violent exercice ne tarda pas à le fatiguer, et sur son affirmation qu'il était à bout de forces, l'un des chefs, plus humain que ses subordonnés, le fit exempter de cette corvée. Après quelques jours de détention où à chaque instant le sabre était levé sur sa tête, les chefs, convaincus qu'ils n'obtiendraient aucune rançon, le mirent en liberté, mais sans lui rendre ses habits. On comprend que les Chinois aient quelque raison d'avoir peur de ces terribles montagnards, qu'ils sont forcés de supporter à cause de leur impuissance à les réduire par les armes.

Si nous jugeons ces barbares d'après ceux que nous avons vus durant notre séjour dans cette province, ou par ce que nous avons appris de différentes sources et particulièrement de quelques-unes de leurs victimes, nous n'hésiterons pas un seul instant à les ranger parmi les autochtones du Yün-nan : ils appartiennent à la même race que les Miao-tzŭ, les Lo-lo et les Lissou. Séparés depuis très longtemps de ces derniers, ils ont gardé avec plus de fidélité les coutumes de leurs ancêtres ; dans quelques localités, ils habitent les mêmes plateaux que les Lo-lo noirs, et pourtant ils ne s'allient pas avec eux ou du moins très rarement, et en d'autres endroits ils leur font une guerre ouverte ; ils se croient de beaucoup au-dessus d'eux et regardent avec dédain tous ceux qui ont accepté la servitude chinoise.

Au premier abord, on est frappé de l'aspect vigoureux de ces montagnards : ils ont les traits accentués, les yeux bridés, le regard hardi, l'air dur et quelquefois féroce. Nous en avons vus de barbus, mais ils sont rares ; ils portent tous leurs cheveux ; la couleur n'en est point, dans certains cas que nous avons vérifiés, de ce noir d'ébène qui caractérise la race mongole, mais, presque châtaine, et ils sont plus souples que ceux des Chinois. Ces indigènes sont assez grands et robustes, avec les épaules larges, les formes parfaitement dessinées, le teint presque toujours d'un brun sombre. Insouciants de leur naturel, ils sont en général mal vêtus et sales.

Leurs femmes, de même que celles des Lo-lo, paraissent bien proportionnées : elles sont fortes et vigoureuses, et travaillent plus que les hommes. Les traits de leur visage, bien que grossiers, n'ont pas cette dureté qu'on trouve chez l'homme et offrent sous tous les autres rapports beaucoup d'analogie avec ceux des femmes Lo-lo.

La dénomination de Man-tzŭ ou sauvages, terme de mépris dont les Chinois les ont gratifiés, ne remonte qu'à l'époque de l'invasion du pays. Le gouverneur, alors chargé de l'administrer, n'ayant pu parvenir à les vaincre ni à leur faire accepter la domination étrangère, s'avisa de les distinguer des autres naturels qui s'étaient nominalement soumis, en leur infligeant cette qualification.

Il serait intéressant de connaître à fond les mœurs et coutumes de ce peuple, qui a jusqu'ici mis son indépendance au-dessus des bienfaits de la civilisation ; malheureusement les Chinois, nous l'avons déjà dit, n'en connaissent presque rien ou n'en veulent rien connaître, et leurs historiens n'en parlent qu'incidemment et en termes sommaires et ambigus.


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... et Lo-lo

Après les Man-tzŭ, nous citerons les Lo-lo comme étant les plus réfractaires à l'état social de leurs envahisseurs.

Ces indigènes, connus au Yün-nan sous le nom générique d'I-jên ou Lo-lo, se divisent en deux classes : les Lo-lo noirs ou Hei Lo-lo et les Lo-lo blancs ou Pai-lo-lo.

Les Noirs sont ainsi appelés, non parce que leur teint est peut-être un peu plus bronzé que celui des Blancs, mais à cause de l'indépendance de leur caractère et des efforts qu'ils ont faits jusqu'à présent pour éviter de se mêler aux Chinois. Ils vivent plus à l'écart, et malgré la persévérance du gouvernement impérial, il a été impossible de les amener à une soumission complète.

Cette variété d'autochtones, particulière au Yün-nan, constitue la plus importante de toutes les tribus qui l'habitent. Forcés de quitter leurs terres que les Chinois envahissaient peu à peu, ils se retirèrent en grande partie sur les hautes montagnes du Nord ; on en trouve aussi dans l'Est, le Sud et l'Ouest, mais en petit nombre.

Ainsi que les Man-tzŭ, ils vivent sur les hauteurs où ils cultivent les mêmes produits et se montrent rarement dans la plaine. Toutefois, leur répugnance à adopter les coutumes chinoises a cédé dans quelques localités, et on les voit, à l'exemple des Pai-lo-lo, fréquenter les marchés. Avec le temps, leurs goûts et leurs passions aidant, ils se laisseront aller, comme tant d'autres, au courant et à l'influence irrésistible du progrès.

Les Lo-lo Blancs, quoique mélangés avec les Noirs et habitant les mêmes lieux, s'étendent sur toute la province ; un grand nombre portent la queue, signe de servitude que les Lo-lo Noirs ont toujours refusé d'admettre, et c'est de toutes les populations mixtes celle qui a été le plus assouplie par la civilisation étrangère, ce qui ne veut pas dire qu'elle ait renoncé entièrement à suivre les coutumes de ses ancêtres.

Travailleurs infatigables, ils sont doués d'une force peu commune chez des Asiatiques, et l'on est étonné de rencontrer parmi eux des types dont l'organisation forte et nerveuse peut être comparée à celle des Européens. Leur physionomie énergique est exempte de cette dureté qu'on remarque chez les Man-tzŭ ; les traits du visage sont assez réguliers ; le nez est en général un peu aplati et la barbe rare. Dans nos excursions nous avons vu plusieurs fois des Lo-lo à chevelure sinon blonde, au moins châtaine.

Quoique hâlés par les intempéries de l'air et la vie rude qu'ils mènent, on trouve chez eux des sujets presque blancs. Les hommes sont d'ordinaire mal vêtus et paraissent peu s'occuper de leur toilette ; leur aptitude aux travaux qui exigent un certain déploiement de force physique et leur extrême activité prouvent qu'ils ne sont pas encore adonnés aux nombreux vices qui abâtardissent de plus en plus la race mongole. Dans les localités où ils possèdent des terres en plaine, notamment au Midi, ils cultivent un peu d'opium ; mais cette drogue n'entre pas dans leur consommation ; s'ils boivent des liqueurs fortes, ce n'est que par exception et surtout les jours de marché.

Les femmes, plus coquettes que celles des autres indigènes, sont vigoureuses et travaillent aux champs comme les hommes ; elles ne se mutilent pas les pieds, aiment beaucoup le plaisir et ont l'humeur assez joviale ; leur visage est agréable, et en quelques districts elles passent pour les plus jolies femmes de la province.

Les Lo-lo blancs se nourrissent principalement des produits qu'ils récoltent dans les montagnes ou les petites vallées dont ils ont à grand'peine défriché le sol. C'est dans ces derniers endroits qu'ils placent leurs plantations de riz rouge et blanc. Le riz est pour eux un mets de luxe que peu de familles se permettent, aussi n'en consomment-ils qu'une faible partie ; le reste est porté au marché. Leurs principaux aliments sont la pomme de terre, qu'on trouve partout et qui croît en abondance sur les montagnes du Yün-nan, le sarrasin qu'ils appellent ch'iao-mai, et le blé de Turquie, mais surtout ces deux derniers.

La façon dont ils préparent une espèce de pain qu'ils fabriquent avec du sarrasin est des plus primitives. Dès que la récolte est rentrée, le grain est séché et moulu ensuite imparfaitement. Avec la farine grossière qui en résulte, ils font une pâte très consistante, qu'ils ne laissent pas fermenter, et l'aplatissent ensuite en galettes qui sont cuites sur un feu de braise. Ces galettes ainsi préparées servent à ce qu'ils appellent les repas de voyage, c'est-à-dire qu'ils les emportent avec des poivrons pour leur repas de midi lorsqu'ils vont travailler loin de leurs habitations, ou qu'ils se rendent à quelque foire de la plaine.

Le maïs, qui leur tient lieu de riz, est préparé de la manière suivante : ils le concassent et le font cuire à la vapeur par le même procédé que le riz. Beaucoup de familles, et non des plus aisées, mettent toujours de côté une certaine provision de riz pour en offrir aux amis et connaissances qui vont les visiter.

En dehors des travaux de la terre qui ne les occupent qu'une partie de l'année, les Lo-lo vont chercher de l'emploi chez les Chinois de la plaine, notamment lors de la plantation du riz (cinquième lune). On sait qu'à cette époque la plantation de cette céréale exige des soins tout particuliers : le succès de la récolte dépend beaucoup du moment propice à cette opération. Les propriétaires chinois, et surtout ceux qui sont aisés, n'aiment pas à faire ce travail pénible et malsain : ils prétendent que rien n'est plus nuisible à leur santé que de rester une journée entière dans l'eau vaseuse des rizières et que ce séjour prolongé leur cause des plaies aux jambes, maladie assez commune parmi eux.

À cette saison, la campagne est très animée : de tous côtés les champs sont occupés par des travailleurs qui préparent le terrain pour recevoir les plants ; les hommes transportent dans des paniers les plants de riz, et les femmes, avec une dextérité et une symétrie qui dénotent une longue habitude, les piquent rapidement. Les pieds dans l'eau jusqu'à la cheville, et les pantalons retroussés, elles laissent voir des jambes bien faites et des mollets accusés, avantages qui font le désespoir des Chinoises, d'autant plus que la nature s'en est montrée avare à leur égard. Au milieu de leurs travaux pénibles, ces filles des montagnes gardent une gaîté communicative, elles ont toujours le mot pour rire et forment un contraste frappant avec la timide et sérieuse Chinoise, qui se croirait compromise si un étranger lui adressait la parole.

Chaque soir, le travail terminé, au lieu de demander à un repos bien mérité des forces pour le lendemain, elles se réunissent par groupes et vont dans les prés ou sur le gazon danser avec la jeunesse de l'endroit au son de la guitare et des castagnettes ; leurs danses originales et variées ont beaucoup d'analogie avec celles des Indiens. D'après la coutume, dès qu'une ronde est finie, l'une des danseuses offre un petit verre d'eau-de-vie de riz à l'invité de son choix, et quand celui-ci a bu, elle boit à son tour ; chaque couple en fait autant jusqu'à ce que le tour soit complet. Peu à peu, la gaîté gagne tous les cœurs ; les chants viennent se mêler à la danse, toujours au son des mêmes instruments, et la nuit seule vient clore ces divertissements champêtres, qui font les délices des soirées de printemps. Chacun retourne chez soi, pour recommencer de plus belle le lendemain.

Les plantations de riz terminées, hommes et femmes rentrent dans leurs foyers pour y reprendre leurs habitudes rustiques ; mais, comme à cette époque de l'année, les champs ne réclament pas leur présence, les hommes fabriquent du charbon de bois, et les femmes des objets de vannerie, destinés à être vendus dans les villages de la plaine.

Dans presque tous les départements, les Lo-lo ou I-jên pratiquent beaucoup l'élève des bestiaux et de la volaille. Chaque maison est pourvue d'une ou de plusieurs ruches d'abeilles, de sorte que le voyageur se procure du miel presque partout, à moins que la saison soit trop avancée ou que la provision soit vendue. Avant la rébellion, ce produit faisait l'objet d'une exportation assez régulière entre le sud du Yün-nan et les ports du Tung-king par le fleuve Rouge. Depuis l'interception de cette voie, les éleveurs d'abeilles, n'ayant plus un débouché suffisant, ont beaucoup négligé leurs ruches et n'ont conservé que ce qu'ils pensent pouvoir débiter.

Malgré leurs rudes façons et leurs mœurs rustiques, l'hospitalité s'exerce parmi les I-jên avec franchise et cordialité. C'est un véritable plaisir pour eux de recevoir un étranger sous leur toit, et tout le temps qu'ils l'ont pour hôte, ils s'efforcent, dans la mesure de leurs moyens, de lui rendra le séjour agréable. Simples et crédules, il leur arrive souvent d'être dupes de la mauvaise foi des marchands chinois, qui, avec leur finesse accoutumée, n'épargnent pas les paroles pour les faire tomber dans leurs filets et tirer, quand ils le peuvent, tout l'avantage de leur côté.

Le trait le plus remarquable des coutumes de toutes les tribus de Lo-lo qui habitent le Yün-nan ou les frontières est assurément le mariage.

Quand une famille a un fils ou une fille à marier, on a recours aux mêmes préliminaires que les Chinois, ou à peu de chose près : ainsi les deux familles se concertent ensemble, et dès que les accords sont arrêtés, la famille du futur offre les cadeaux d'usage, qui consistent en boucles d'oreilles, en bracelets en argent plus ou moins riches, ou en tout autre article de parure. Dans bien des cas, les jeunes gens qu'on unit de la sorte, sans se préoccuper de leur consentement, n'ont aucune sympathie l'un pour l'autre et leur préférence s'adresserait ailleurs ; mais quand les parents ont parlé, il ne reste aux enfants qu'à obéir, ce qu'ils font du reste sans murmurer.

Au jour indiqué pour la cérémonie, les invités de chaque famille se réunissent chez leurs hôtes respectifs. Les amis de la mariée l'accompagnent jusqu'au logis du futur ; au lieu de s'y rendre en grande pompe, c'est-à-dire en palanquin rouge à quatre porteurs, où elle serait enfermée à clef et dérobée à la vue des passants, selon l'usage chinois, notre épousée marche simplement à pied, ou si la famille a de la fortune, ce qui est rare, elle monte un cheval, dont le harnachement est garni de bandes de calicot rouge. Quelquefois même, d'après l'importance du village et la position des parents, une troupe de musiciens jouant de la mandoline, du tam-tam et du fifre exécute, à la tête du cortège de noces, un concert des plus discordants. En arrivant chez son futur, la fiancée commence par aller droit à lui et par lui adresser un profond salut ; après quoi, elle en fait autant à chacun des parents et des invités. Et c'est tout, la voilà bien et dûment mariée. Il n'y a pas d'autre cérémonie. Les invités, parmi lesquels se trouve toujours le chef du district, remplissent par leur présence le triple rôle du maire, du curé et du notaire.

Les politesses d'usage échangées et lorsque les deux familles ont reçu les félicitations des invités, on dresse des tables et des bancs, la plupart du temps dans les cours (car les maisons sont trop petites pour y recevoir à la fois une trentaine de personnes) ; chacun prend place, de même que la mariée ce qui ne se fait pas chez les Chinois, et un repas des plus copieux est servi. Le vin de riz, comme chez les Chinois, figure sur la table en même temps que les mets, et les convives, en savourant cette boisson capiteuse, à laquelle ils ne goûtent pas souvent, picorent à l'envi, au moyen de leurs baguettes, dans le plat qui leur convient le mieux. Les libations se succédant, la gaîté ne tarde pas à dérider les visages ; on échange de joyeux propos, les jeux se mêlent de la partie, le vacarme devient tel qu'on finit par ne plus s'entendre. Cependant, comme la coutume exige (coutume commune aux Chinois) qu'après avoir bien bu, l'on doit clore le repas en mangeant une ou plusieurs tasses de riz, sous peine, croit-on, de porter malheur au nouveau ménage, la plupart font de sincères efforts pour satisfaire à cette tradition. Les repas de noces, que les I-jên appellent « manger le Tsao-huo-yen », commencent dans l'après-midi pour finir à la nuit close et quelquefois même à une heure assez avancée. Avant de se retirer, chaque invité vient, d'un pas chancelant, présenter ses compliments aux nouveaux époux.

Ici se placent certains détails caractéristiques que l'on remarque chez toutes les tribus de Lo-lo.

Un vieil usage veut que le lendemain des noces la mariée quitte le toit conjugal au lever du soleil et revienne chez ses parents, sans autre souci de son mari ni de sa nouvelle famille ; elle n'a le droit de retourner auprès de son époux que quand elle ressent les premiers symptômes de la maternité. Pendant toute la durée de cette séparation, elle jouit d'une liberté complète, et ne se fait faute de courir les villages voisins ni de prendre sa bonne part des fêtes et des amusements de la jeunesse. Si, au bout d'une certaine époque qui varie entre un an et dix-huit mois, elle n'éprouve aucun symptôme de maternité, le mari, convaincu qu'il n'a nul espoir de progéniture avec elle, retire sa parole, droit qu'il tient des anciennes coutumes, et cherche ailleurs une autre femme. Lorsque, au contraire, après quelques mois, la femme rentre sous le toit conjugal pour devenir mère, dès lors, le mari, assuré d'avoir par la suite une postérité nombreuse, ne lui demande aucun compte de sa conduite et la traite avec les égards que mérite sa fécondité. Celle-ci, de son côté, dit adieu aux plaisirs de la jeunesse pour commencer la vie active et laborieuse du ménage.

Le premier enfant issu du mariage, quoique élevé avec les mêmes soins et la même attention que ceux qui viennent ensuite, n'est pourtant pas reconnu par le mari qui le considère en quelque sorte comme un étranger. C'est au second, fille ou garçon, qu'appartient le titre d'aîné.

Les I-jên, gens grossiers et ignorants, sans cesse aux prises avec la misère sur leurs montagnes où ils sont obligés de travailler comme des bêtes de somme pour gagner le pain quotidien, ont un profond respect des liens de famille. D'après nos propres observations et ce que nous ont conté les tu-ssŭ [chefs directs des I-jên] de différents départements, le vif instinct de paternité qui se manifeste chez eux, surtout lorsqu'ils n'ont qu'une femme, pousse très souvent cette dernière à nouer des relations illicites qu'elle conserve parfois sous le toit conjugal ; de là naissent une foule de querelles et de rixes sanglantes entre I-jên et Chinois qui habitent les mêmes localités.

Les femmes lo-lo du département de Lin-an et en particulier celles du district de Shih-p'in-hsien, sont réputées pour être les plus belles de la province : leur physionomie agréable, leurs manières douces et gracieuses, leurs traits réguliers et leur gaîté inaltérable, en font des compagnes bien préférables aux Chinoises. Elles ont un costume original : sur leur tête, couronnée d'une chevelure abondante, elles mettent un petit chapeau, en paille tressée et vernie, rehaussé parfois de boutons d'argent ; à leurs oreilles se balancent de larges anneaux de même métal. Ce chapeau est ordinairement l'apanage des femmes mariées. Les jeunes filles remplacent cette coiffure par une espèce de bonnet en cotonnade bleue, brodé par dessus en couleurs voyantes et garni de cinq pointes ; elles le posent coquettement comme une étoile et le fixent par des rubans sous le menton ; à chaque pointe est suspendu un grelot en argent, ce qui le fait ressembler à un bonnet de Folie. La façon particulière dont les femmes lo-lo arrangent leurs cheveux permet de dire à première vue si elles ont ou non des enfants. Une fois mariées, elles quittent le bonnet à pointes pour prendre le chapeau. En outre, filles et femmes rassemblent uniformément leurs cheveux en arrière et les compriment près de la nuque avec un cordon en coton rouge ; cette ligature, d'environ 4 centimètres, s'observe chez toutes ; le reste de leur chevelure est enroulé autour de leur tête. La femme devient-elle mère, à cette première ligature elle en ajoute une seconde, en laissant entre les deux un léger intervalle ; puis elle continue de même pour le second enfant ; mais là s'arrête cette enseigne de maternité, et quel que soit le nombre d'enfants qui viennent à la suite, la coiffure ne varie plus. Une robe courte se boutonnant sur le côté droit avec des galons le différentes couleurs, un col garni de deux ou trois rangées de perles fausses et de boutons d'argent, un pantalon court et bouffant serré à la taille par une ceinture de couleur voyante, complètent leur costume ; elles ne portent jamais de souliers ni de bas et ont des sandales en drap ou en paille. Celles qui ont séjourné quelque temps dans les villes ou qui sont mariées à des Chinois (cas très nombreux dans le même département et surtout à Mêng-tzŭ), ont pris chez elles l'habitude de mettre des bas.

Dans ce département, comme au reste dans tout le Sud et une grande partie du Sud-Ouest, où les vrais Chinois n'ont pu vaincre la résistance énergique des habitants et imposer leur volonté, comme au Centre et dans le Nord, leur autorité n'est que nominale. Bien que méprisant cette race qu'ils traitent de sauvage et qu'ils considèrent comme inférieure, il n'est pas rare de les voir choisir des femmes lo-lo à grands pieds pour épouses légitimes ; celles qu'ils prennent ensuite sont regardées comme des concubines et doivent se conformer aux ordres de la première. C'est surtout après la conquête de cette province que les soldats auxquels Wu San-kuei avait distribué les terres, ne trouvant pas à s'allier à des femmes de la même race qu'eux, finirent par s'unir aux filles de barbares. C'est de ce croisement, qui a en grande partie peuplé le Yün-nan, que sont dérivés beaucoup de types particuliers, tels que les K'un-ming-jên, les Lin-an-jên, les Hsin-p'in-jên, les K'aï-hua-jên, les Ta-li-jên, les Tung-ch'uan-jên, etc. ; en un mot, tous les Chinois qui se distinguent par une constitution robuste, une humeur indépendante et des coutumes rustiques. C'est cette dernière catégorie que nous appellerons les vrais Chinois du Yün-nan, qui dans bien des cas n'ont pas hésité à se ranger du côté des aborigènes pour faire opposition au gouvernement. Ceci nous explique en partie pourquoi, même avant la rébellion, dans tous les départements du Sud et dans une partie de ceux de l'Est et de l'Ouest, l'autorité des mandarins n'a jamais été que nominale.

De même que les Lin-annais sont fiers d'appartenir à ce dernier département, les types que nous avons signalés plus haut se croient supérieurs aux Chinois et disent franchement : « Nous ne sommes pas Chinois, nous sommes du Yün-nan », ce qui pour eux veut dire : « Nous ne sommes pas soumis aux Chinois, nous sommes indépendants ». Les Chinois pur sang de leur côté ne les considèrent pas comme civilisés et les appellent Pên-ti-jên, « natifs du pays », qualification qui employée dans ce sens veut dire sauvage.

Les I-jên ont conservé l'organisation particulière que leur avait donnée Wu San-kuei, il y a plus de deux siècles. Ils n'ont rien à démêler avec les mandarins et, quoi qu'il leur arrive, ils ne sont pas admis au ya-mên, à moins d'y être expressément appelés. C'est par l'intermédiaire du chef du district auquel ils appartiennent, le tu-ssŭ, que les mandarins traitent les questions qui les concernent. Chacun de leurs villages, et ils sont nombreux, a un chef élu par les habitants et placé sous la direction immédiate du tu-ssŭ. Toute affaire un peu considérable, crime, vol, etc., est de sa part l'objet d'un rapport au mandarin, qui décide selon la loi chinoise. Quant aux affaires de moindre importance, où les Chinois ne sont pas mêlés, le tu-ssŭ les règle lui-même, et chacun se soumet à son jugement.

Le tu-ssŭ, fonctionnaire reconnu par le gouvernement et dans certains cas nommé par lui, est toujours un Lo-lo, qui jouit d'une certaine influence dans le district, parlant bien le chinois et ayant même quelque instruction. Chaque fu, ting, chou, hsien relève d'un ou de plusieurs tu-ssŭ, selon l'importance du district et la population des montagnes. Le salaire de ces fonctionnaires est bien minime ; c'est plutôt un emploi honorifique ; néanmoins, comme ils sont responsables vis-à-vis des mandarins, ceux-ci leur permettent en certains cas de prélever une faible somme sur toutes les taxes qu'ils perçoivent pour le compte du gouvernement. Il y a des localités où le mode de rétribution diffère, et n'a rien de régulier ; dans les endroits où il est indemnisé comme nous l'avons dit, il ne reçoit rien de l'autorité centrale. En d'autres, au contraire, c'est-à-dire quand il ne prélève aucun droit sur les taxes, il est alloué au tu-ssŭ un traitement égal à celui de shou-pei. Mais, à cause de l'insuffisance de cette ressource, les habitants pourvoient aux frais qu'exige son déplacement. Ces montagnards aiment beaucoup leurs chefs et leur témoignent le plus grand respect : s'ils ont dans leur basse-cour un beau chapon ou tout autre animal supérieur à ceux qu'on peut trouver sur les marchés, ils ne manquent pas d'aller le leur offrir. Ces cadeaux en nature, joints au peu d'argent qu'ils reçoivent d'ailleurs, sans compter le revenu de leurs propriétés, tout cela constitue aux tu-ssŭ une situation très enviable.

Du mélange des Lo-lo avec les Chinois, les Lao-tiens au sud, les Thibétains au nord et les peuplades encore barbares qui habitent le Midi du Ssŭ-ch'uan, sont sortis une foule de types que l'on désigne par des dénominations différentes. Les Min-chia et les I-chia sont les plus notables et ceux qui se sont le moins écartés de leur origine. Les Min-chia habitent les plaines et les environs de Ta-li jusqu'à Chên-nan-chou ; ils sont bons agriculteurs, très actifs, se livrent à l'élève des bestiaux, traient les vaches, et font avec le lait une espèce de fromage qu'ils sèchent avant de le vendre ; ce produit, que les Chinois nomment jou-pin, est apporté jusqu'à la capitale, où il est très estimé des habitants. Ailleurs ils font aussi du beurre, mais en petite quantité, et ne le mettent pas dans le commerce. Les I-chia, plus nombreux que les précédents, s'étendent depuis Ta-li jusqu'au sud et même au centre de la province, et s'occupent à peu près des mêmes travaux ; ils sont tous soumis à la même organisation civile que les Lo-lo, c'est-à-dire qu'ils ont pour chefs des tu-ssŭ.


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Les origines de la rébellion musulmane au Yün-nan

Une des industries les plus importantes du Yün-nan, celle qui, depuis la conquête chinoise, a occupé une grande partie des capitaux ainsi qu'un nombre considérable d'ouvriers, est sans contredit celle des mines. Il serait difficile de trouver un pays aussi favorisé de la nature sous ce rapport ; les métaux et pierres précieuses de toutes sortes y sont répandus avec une véritable profusion. La variété des minéraux est non moins remarquable que leur richesse, et l'on ne peut que s'étonner des résultats obtenus par les indigènes lorsqu'on examine les machines et les instruments primitifs qu'ils emploient.

Le pays est très accidenté ; plusieurs des grands fleuves qui le sillonnent prennent leur source dans le Thibet, d'autres dans la province même, et tous reçoivent encore sur leur parcours les eaux de nombreux affluents, grossis à leur tour par les ruisseaux et les torrents qui creusent leur lit à travers les vallées.

L'exploitation des gisements métallurgiques est une source de bien-être pour la population ; mais comment a-t-elle pu donner naissance à la formidable rébellion musulmane qui devait ruiner non seulement le Yün-nan, mais encore faire sentir ses conséquences désastreuses dans le Kuei-chou et le Ssŭ-ch'uan ? Car, ce n'est pas une exagération de dire que ce soulèvement a paralysé dans ces provinces le commerce et l'industrie, et dispersé cette population active et laborieuse, dont une grande partie a péri, par suite des privations sans nombre et des luttes continuelles dont presque tous les points du Sud ont été le théâtre.

Pour expliquer l'origine du conflit, il faut remonter à la cinquième année du règne Hsien-feng, c'est-à-dire à 1855, époque à laquelle les mines de galène argentifère de Shih-yang-ch'ang, département de Ch'u-hsiung étaient en pleine voie d'exploitation. Ces gisements, situés sur la route de Ta-li-fu, à cinq jours de marche de la capitale, sous un climat des plus sains et parmi des habitants paisibles, offraient alors un bel avenir aux nombreux ouvriers que l'espoir de faire fortune avait attirés dans ces parages.

Les premiers qui se présentèrent furent les Chinois de Lin-an et les musulmans du même département. Ces derniers, quoique éloignés du foyer de leur religion, ont conservé intactes les croyances de leurs ancêtres et ils observent rigoureusement les prescriptions que leur impose le Coran. Cette différence d'idées et d'habitudes fut cause que les musulmans se séparèrent, tout d'abord, des gens qui se nourrissaient d'une chair qui est pour tout croyant un objet de dégoût ; cet isolement, cette dualité d'intérêts, renfermaient naturellement des éléments de discorde, qu'une administration sage et vigilante se fût appliquée à dissiper, mais que nous allons voir se développer, grâce à l'incurie des fonctionnaires.

Au commencement, les gisements métallurgiques étant d'une grande étendue et très abondants, les deux camps rivaux n'eurent aucun sujet de jalousie ; une certaine sympathie existait même entre eux, et ils s'obligeaient réciproquement lorsque les circonstances l'exigeaient. Les Lin-annais, réputés pour leurs connaissances minières, sont de mœurs simples et d'un caractère indépendant ; habitués de bonne heure aux travaux souterrains, ils étaient plus aptes à ce pénible labeur que leurs camarades du nord de la province. La plupart des terrains, du Sud à l'Ouest, étaient entre leurs mains. Les musulmans de Lin-an, plus robustes et plus fiers que les Chinois du même département, ne le cédaient en rien quant à l'activité ; ils accouraient toujours les premiers dans les districts qui offraient le plus de ressources.

Les filons de galène argentifère étaient alors d'une grande richesse ; l'extraction en était facile et donnait des résultats lucratifs ; aussi, le nombre d'ouvriers de toute catégorie croissait-il de jour en jour. L'esprit d'accaparement dont tout bon Chinois est animé poussa les Lin-annais à s'étendre le plus possible afin d'empêcher l'extension des musulmans. Ces derniers, dont les galeries ne rendaient que des produits médiocres, n'en poursuivaient pas moins leur tâche ingrate avec calme et résignation, dans l'espoir qu'un jour ou l'autre le succès, sur lequel compte le mineur, viendrait enfin récompenser leurs efforts.

À l'époque où nous nous sommes reportés, tout indiquait l'aisance et la prospérité. Plus de dix-huit cents mineurs, tant chinois que musulmans, étaient dispersés dans les nombreuses galeries ou desservaient les fourneaux échelonnés sur le flanc des montagnes, où les I-jên apportaient chaque jour le charbon de bois nécessaire au traitement du minerai. Ce district, naguère silencieux, respirait une fiévreuse activité. Dans toutes les directions le sol était bouleversé et donnait accès à une quantité de galeries, à l'entrée desquelles étaient installées des cabanes couvertes en chaume, servant de hangar et d'asile aux ouvriers qui, en vêtements de toile grise, venaient y déposer la charge de minerai qu'ils allaient immédiatement renouveler. Le long des sentiers, les chevaux du pays, habitués à gravir les montagnes, transportaient dans les différents hameaux d'alentour des provisions ou le plomb dégagé du minerai.

Le soir, la scène changeait d'aspect ; les mineurs, harassés de fatigue, allaient, après un frugal repas, demander au sommeil des forces pour le lendemain. Les fourneaux continuaient leur œuvre de transformation et vomissaient des colonnes d'une fumée jaunâtre, qui s'élevait lourdement dans l'atmosphère ; à chaque coup de piston du soufflet s'échappait un jet de feu qui, en illuminant les ténèbres, prêtait au paysage une teinte à la fois fantastique et sinistre.

Cette période prospère devait être d'une courte durée. Les filons exploités par les musulmans donnèrent bientôt de meilleurs résultats. La quantité de minerai n'était peut-être pas plus considérable, mais elle était beaucoup plus riche et assurait à leur travail une rémunération abondante, tandis que du côté des Chinois le contraire avait lieu, par suite de l'augmentation notable de la population ouvrière et de l'affaiblissement des veines ; de là, diminution importante des bénéfices. Ces derniers décidèrent d'abandonner leurs lots et allèrent demander du travail chez les musulmans, qui répondirent par un refus formel. Il n'y a pas de plus vif stimulant que le besoin ; les Chinois ne se tinrent pas pour battus et renouvelèrent leur tentative, qui n'aboutit malheureusement qu'à aigrir les esprits et à détruire l'harmonie qui avait existé jusqu'alors. C'était, à la vérité, une situation sans issue ; les musulmans se trouvaient aux prises avec leurs intérêts et leurs principes, tandis que les Chinois essayaient d'échapper aux étreintes de la misère. Il y avait d'ailleurs dans le camp de ceux-ci une foule de ces gens sans aveu qui, ennemis du travail, voient dans le désordre une source facile de gain et recherchent avec avidité le moindre prétexte pour vivre aux dépens de leurs semblables. Cette vile engeance ne se fit pas faute d'exciter ceux qui réprouvaient encore les actes de violence. Les débits de thé devinrent des foyers d'agitation ; des réclamations on passa aux disputes, puis aux menaces, et finalement on en vint aux mains. La guerre était déclarée. Les propriétaires qui dirigeaient les exploitations s'épuisèrent en vains efforts pour sauvegarder leur position et faire rentrer les égarés dans le devoir : il était trop tard. Tous les esprits étaient surexcités, et la masse, entraînée par le courant, n'attendait plus que le moment propice pour commencer les hostilités.

Les premières rixes coûtèrent la vie à quelques individus et donnèrent au conflit un caractère de plus en plus alarmant. Le mandarin qui, au début, aurait facilement pu calmer l'effervescence, faisait maintenant d'inutiles efforts et ne réussissait pas à prévenir la tourmente, qui s'annonçait avec une violence particulière. Craignant pour sa vie au milieu de cette multitude affolée, ce fonctionnaire abandonna son poste et retourna à Yün-nan-fu, où il rédigea un rapport accablant contre les mahométans.

Ceux-ci, quoique bien inférieurs en nombre, mais beaucoup plus vigoureux et plus braves, avaient repoussé les Chinois et étaient restés maîtres du terrain minier.

Cette victoire ne fit cependant que leur inspirer des appréhensions, et, au lieu de continuer leurs travaux, ils fortifièrent leur camp, convaincus que les gens de Lin-an, aussi téméraires que méchants, chercheraient à venger leur défaite. Bien leur en prit, car cette fois l'ennemi se présenta avec des forces imposantes. Les gens de Lin-an avaient réuni sous leur bannière tout le rebut de la population, tacitement protégés dans leur entreprise par les petits mandarins qui, n'aimant pas les musulmans, fermaient les yeux sur les préparatifs qui s'organisaient au grand jour. L'autorité supérieure, en Chine plus qu'ailleurs, est obligée de compter avec les masses ; elle gardait donc, entre temps, une attitude expectative.

Les musulmans, attaqués par des forces supérieures et n'ayant pas assez de provisions pour soutenir un siège, furent vaincus et refoulés dans les forêts voisines. Ce fut pour eux une catastrophe : une partie des leurs trouva la mort sur le champ de bataille ; leurs blessés furent massacrés, et ce qu'ils possédaient tomba presque entièrement aux mains de leurs adversaires. Dénués de ressources au milieu des montagnes, ils se décidèrent à regagner leur pays (département de Lin-an) dans le but de ramener, à l'exemple des Chinois, des renforts pour chasser les envahisseurs.

Ma-Hsü-ch'êng, frère de Ma Hsien, que nous verrons plus tard à la tête du mouvement, fut tué dans cette échauffourée, et un exprès fut envoyé à la famille pour l'informer de la mort de son chef. Ma Hsien, jeune encore, avait quitté depuis peu les mines de l'Est et était rentré chez lui pour se préparer aux examens militaires. Il venait d'être reçu wu-hsiu-ts'ai [bachelier militaire], lorsqu'un de ses compagnons lui apporta la nouvelle du triste sort de son frère. Il quitta immédiatement ses foyers et rejoignit les musulmans.

Les Lin-annais, non contents d'avoir battu les musulmans et de les avoir chassés des exploitations, les poursuivirent jusque dans les villages voisins, massacrèrent tous ceux dont ils purent se saisir et allèrent jusqu'à Ch'u-hsiung-fu, où ils commirent les plus grandes cruautés contre tous les sectateurs de Mahomet qui ne cherchèrent pas leur salut dans une prompte fuite.

Pendant ce temps-là, les mines étaient abandonnées, et le besoin commençait à se faire sentir des deux côtés ; mais, chacun s'attendant à une nouvelle attaque, ne songeait qu'à multiplier ses moyens de défense.

Les musulmans ayant, depuis leur échec, réuni des forces sérieuses, revinrent, avec Ma Hsien à leur tête, pour rentrer dans leurs droits. Après une lutte acharnée, les Chinois, voyant leurs rangs s'éclaircir, battirent à leur tour en retraite. Ils furent vivement poursuivis jusque sous les murs de Yün-nan-fu, où les musulmans, satisfaits de leur victoire, s'arrêtèrent.

Les mandarins, jusqu'alors, avaient laissé agir les combattants, mais songeant enfin à calmer les griefs des musulmans, ils s'interposèrent entre les deux partis avec d'autant plus d'efficacité qu'ils avaient éprouvé l'un et l'autre des pertes sérieuses, et les ramenèrent à de meilleurs sentiments ; ils firent si bien qu'au bout de quelques jours les travaux reprirent leur cours. La misère ne contribua pas peu à apaiser les esprits ; mais cette trêve forcée ne pouvait effacer le souvenir des torts qu'on s'attribuait mutuellement.

En effet, bientôt les troubles recommencèrent. Les Chinois, forts de la sympathie des mandarins, accablaient d'injures et d'avanies leurs ennemis, qui, n'ayant pas le caractère endurant, ne tardèrent pas à riposter par des voies de fait.

Dès lors, les deux camps se reformèrent, et les combattants, qui avaient, de part et d'autre, reçu des renforts considérables, en vinrent aux prises. Les Chinois furent encore une fois refoulés jusqu'à la capitale, que les musulmans menacèrent de prendre, si le vice-roi ne promettait de leur accorder à l'avenir une protection efficace. Ch'ing Liang-ch'ih s'employa de toutes ses forces à conclure un arrangement ; il promit de punir les coupables, et de prendre les mesures nécessaires pour arrêter de nouveaux désordres. Les musulmans, confiants dans ces promesses, retournèrent à leurs travaux, et ceux qui avaient joint la révolte regagnèrent, peu satisfaits, leurs foyers.

Le vice-roi, homme juste et bon, avait évidemment à cœur de donner satisfaction au peuple, mais il n'était pas libre de le faire, surtout à cause d'im personnage influent, nommé Huang Chung, ancien vice-président du ministère de la Guerre, qui détestait les mahométans et voulait à tout prix en débarrasser la province. Cet ancien fonctionnaire réussit, après quelques pourparlers, à faire partager ses vues par le fu-t'ai Su Hsing-a : il ne s'agissait de rien moins que d'un massacre général des sectateurs de l'Islam. Ils adressèrent, dans cette abominable intention, de nouveaux rapports au gouvernement impérial, dans lesquels ils présentaient ces derniers comme prêts à fomenter un soulèvement, si l'on ne prenait des mesures énergiques, pour expulser une secte qui complotait de soustraire la province à la domination chinoise en se concertant avec la Birmanie.

Le vice-roi, débordé sur tous les points par le fu-t'ai, le fan-t'ai et le nieh-t'ai, qui étaient tous trois d'intelligence avec Huang Chung, voulut imposer son autorité et refuser de prêter son concours à un acte aussi arbitraire. Ses subordonnés parvinrent cependant à vaincre ses scrupules en lui démontrant la nécessité de mener leur entreprise à bonne fin, but qu'ils se proposaient d'atteindre à l'aide d'une politique adroite et des troupes qu'on avait levées sous prétexte de punir, tout en maintenant l'ordre, les gens hostiles aux musulmans. Quelques jours suffisaient, à les entendre, pour débarrasser le Yün-nan de cette race maudite.

Que pouvait faire le vice-roi en cette occurrence ? Dépourvu de toute aide, dans l'impuissance d'arrêter le fléau de la guerre civile et ne voulant pas attacher son nom à un massacre que sa conscience réprouvait, il prit le parti des lâches : après avoir écrit un long mémoire qu'il envoya à Pékin par un exprès, il se suicida. Le lendemain, lui et sa femme furent trouvés pendus dans une des salles du ya-mên.

Sa mort laissait forcément le champ libre au parti de la guerre.


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Une exploitation minière au Yün-nan...

Nous escaladons, par un sentier rocailleux, une des ramifications des montagnes où se trouve Kuo-chiu. À la descente un chemin aussi pénible nous conduit dans une riche vallée, au milieu de laquelle est bâti le village de Ch'a-tien. Un petit cours d'eau, grossi en ce moment par les pluies, vient des gorges de l'Ouest, arrose la plaine, et va se perdre entre les hauteurs du Sud, où il disparaît. Non loin du village, des orangers en plein rapport balancent gracieusement leurs fruits dorés ; comme nous venons de faire halte auprès d'un petit pont, sous lequel coule un ruisseau d'une limpidité remarquable, des paysans qui travaillent aux champs, ayant reconnu le chef, nous apportent quelques oranges que nous acceptons avec reconnaissance.

...Ici, la route commence à être dallée convenablement ; elle serpente entre les gorges, les ravins et s'élève enfin sur une suite de collines. Çà et là, dans quelques vallons sauvages, des familles d'I-jên ont construit des huttes et préparent du charbon de bois, qu'ils débitent à Kuo-chiu pour le traitement du minerai. Cette partie du chemin est très animée. À chaque instant passent des convois de chevaux chargés de céréales qui se dirigent vers Kuo-chiu, tandis que d'autres portent des métaux. Bientôt, du haut d'une colline, nous apercevons au loin, encaissé entre des montagnes, les toits du village, où nous arrivons peu de temps après.

Notre hôte, avec cette largesse dont se plaisent à faire parade ceux qui, comme lui, sortis de la basse classe, ont réussi par leurs efforts à posséder une grande fortune, nous fait les honneurs de son logis. Fier des fonctions que lui ont confiées ses concitoyens et jaloux de se montrer digne de leur confiance, il néglige parfois ses affaires personnelles pour s'occuper de celles de la communauté.

Les habitations sont la plupart commodes et bien bâties ; de nombreux temples, dus à la dévotion des confréries de mineurs de différentes provinces, décorés les uns mieux que les autres et soigneusement entretenus, s'échelonnent à droite et à gauche dans la montagne. Le mouvement continuel, les transactions commerciales, le bien-être de la population témoignent de la richesse du pays et de l'aisance des habitants. Tout ce qui trafique réside sur le flanc droit de la montagne ; quant au village même, il couvre l'un et l'autre côté d'une espèce d'entonnoir, au fond duquel coule un mince filet d'eau, qui sert au lavage du minerai. On se demande comment les habitants n'ont pas préféré s'établir à quelques lis au-dessous, dans une vallée charmante, au lieu de s'enfermer dans une gorge au fond de laquelle les usines métallurgiques sont entassées les unes sur les autres. À cette question il nous fut répondu que les premiers mineurs qui s'aventurèrent dans ces parages, à la recherche de terrains d'exploitation, trouvant réunis en cet endroit le minerai en abondance et l'eau qui leur était nécessaire, n'allèrent pas plus loin : les fourneaux et les machines, d'une simplicité primitive, furent installés près du ruisseau et les nouveaux venus, peu soucieux de leur bien-être ou de la beauté des lieux, élevèrent leurs huttes dans le voisinage.

L'exploitation, en voie de prospérité, le nombre des industriels et des ouvriers s'accrut de jour en jour ; or, comme le pays est des plus montagneux et qu'il ne produit pas une quantité suffisante de céréales, les plaines d'alentour se chargèrent de fournir à la colonie naissante le trop plein de leurs ressources. C'était en même temps pour elles un excellent débouché, car toutes les céréales de Sha-tien, de Ta-chuang, de Mêng-tzŭ, de Ch'a-tien, etc., qui, en raison des frais de transport, ne pouvaient pas aller loin, trouvèrent de ce côté une facile défaite.

Bientôt une foule de marchands de toutes sortes vinrent chercher fortune dans ce nouveau centre industriel. Avec le temps de bonnes et solides maisons bourgeoises remplacèrent les huttes et autres habitations primitives. Les mineurs et commerçants des provinces voisines y devinrent assez nombreux pour se former en sociétés et, grâce au sentiment de solidarité qui anime le peuple chinois surtout lorsqu'il est éloigné de sa patrie ou même de son lieu natal, ils recueillirent entre compatriotes des souscriptions dont le produit servit à élever des temples spacieux et richement décorés. Ces temples selon l'usage, sont à deux fins : non seulement les associés y vont accomplir leurs devoirs religieux et demander à l'esprit de la montagne de les protéger dans leurs recherche, mais ils s'y réunissent aussi pour traiter toutes les affaires qui les intéressent. Il y a dans l'enceinte de ces temples des chèvres dont on prend un soin particulier : toutes les fois qu'un des leurs a la bonne chance de découvrir un filon avantageux, ils ne manquent pas de sacrifier un de ces animaux et le mangent ensuite, arrosé de copieuses libations. Cette cérémonie est scrupuleusement observée, et le mineur ou propriétaire qui négligerait de s'en acquitter serait chassé de la société pour avoir manqué de respect au génie protecteur de la corporation. Ces sociétés ne s'en tiennent pas là : elles viennent encore en aide à ceux de leurs confrères que les spéculations malheureuses ou l'insuccès d'une entreprise ont réduit à la misère.

Bien que les premières galeries ouvertes continuassent à produire beaucoup, le nombre des ouvriers était devenu si considérable qu'il fallut songer à exploiter d'autres parties de la montagne. Ceux qui avaient les moyens de tenter des recherches choisirent, dans les environs les endroits qui paraissaient, d'après les indices, devoir donner de bons résultats. Ils adressèrent une demande de concession au chef de la localité. [Le mot concession de mine, qui signifie en Europe monopole d'exploitation octroyé sous certaines réserves à une compagnie, a, en Chine, une acception différente. Toute personne qui demande à ouvrir une ou plusieurs galeries en reçoit toujours l'autorisation des fonctionnaires locaux sans avoir rien à débourser ; elle opère à ses frais, et le sol qu'elle fouille devient sa propriété exclusive ; si elle suspend ou abandonne l'exploitation pour un motif quelconque, nul n'a le droit d'y travailler sans le congé préalable du propriétaire. Bien que plusieurs galeries soient ouvertes dans le même endroit par un seul ou plusieurs propriétaires, tout nouveau venu, dûment muni d'une autorisation, peut, en vertu des règlements des mines en vigueur dans le Yün-nan, s'établir où bon lui semble, sans être exposé à la moindre récrimination, à moins qu'il n'interrompe ou n'entrave les travaux de l'occupant voisin. En ce cas, le litige est porté devant un jury composé d'industriels et de mineurs, et les deux parties se soumettent rigoureusement à la décision prononcée.]

De tous côtés on signala la présence du minerai d'étain, de galène argentifère et de zinc, mais en quantité parfois si minime que les entrepreneurs, découragés, préférèrent renoncer à leurs travaux et à leur droit de propriété. Le marchand ou industriel chinois, fidèle à ses habitudes de sévère économie, n'aime pas à dépenser son argent quand, aux premiers pas qu'il fait, ses efforts ne sont pas couronnés de succès. C'est ainsi que des concessions abandonnées furent reprises par des travailleurs plus persévérants, qui virent dans la suite leurs sacrifices compensés au-delà de toute espérance.

Les produits augmentant, les sentiers tracés dans la montagne devinrent trop étroits pour donner passage aux nombreux mulets ou bœufs employés à transporter le minerai jusqu'aux fourneaux. On ouvrit de larges voies de communication, parfaitement dallées, qui, partant du village, s'étendaient, à travers les ondulations du massif, jusqu'au centre des exploitations ; elles permettaient de plus, en diminuant les frais de transport, de voyager en tous temps et sans se préoccuper des intempéries, qui souvent arrêtaient la marche des convois par suite des ornières impraticables formées dans la saison des pluies.


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... et ses dangers

La route dallée, dont nous avons parlé plus haut, est assez large pour que quatre chevaux puissent passer de front ; elle monte en pente douce, en suivant de nombreuses sinuosités.

Sur le plateau, la plupart du temps envahi par des brouillards, la nature prend un aspect sévère. Des géodes et des cônes aigus, dont quelques-uns boisés, sont disséminés çà et là ; quelques temples, adossés aux collines, donnent asile au mineur dévot, qui n'a pas le temps de descendre au village pour remplir ses devoirs religieux.

Une foule de sentiers qui viennent aboutir à la route rayonnent dans tous les sens et desservent les galeries éloignées. À droite et à gauche, devant et derrière, des excavations béantes et le sol fraîchement remué, annoncent des travaux en pleine activité. Partout où se porte le regard on voit entrer et sortir l'infatigable mineur ; ses vêtements de toile grise, rougis par le frottement des parois des galeries et par la poussière de minerai lui donnent une apparence fantastique. En beaucoup d'endroits, les passages sont si étroits et si bas que les ouvriers sont obligés, pour y pénétrer, de ramper comme des lézards ; ils sont du reste munis de fortes genouillères en cuir, et, comme il leur serait impossible de porter leur charge entière sur le dos, le minerai extrait est placé dans des sacs, ce qui permet de le diviser en deux parties qu'ils font passer moitié sur les épaules, moitié devant eux. Ils ont pour coiffure un grand turban de même étoffe que leur vêtement, ou un chapeau à cornes, auquel est suspendue une lumière fumeuse, soutenue par un tuyau de bambou qu'ils allongent ou raccourcissent à volonté selon les endroits qu'ils ont à traverser.

Les ouvriers chargés d'abattre le minerai et ceux qui le portent au dehors sont ordinairement choisis parmi les plus jeunes et les plus vigoureux. Le manque d'air et les difficultés que présente l'extraction altèrent singulièrement leurs forces, et c'est tout au plus si, passé trente ou trente-cinq ans, un mineur peut continuer ce dur métier. Ceux d'entre eux dont la santé est épuisée par un séjour trop prolongé dans les galeries font place à de plus jeunes ; mais comme les premiers ont acquis beaucoup d'expérience, on leur confie la surveillance et l'inspection des travaux souterrains.

Les galeries que nous avons visitées ont généralement à l'entrée 1,90 m de haut sur 0,90 m de large ; ces dimensions, qui seraient suffisantes pour permettre une extraction relativement facile, diminuent peu à peu, jusqu'à n'être plus souvent que des trous de renard où il faut se glisser en rampant. Toutes les galeries prennent jour dans les flancs de la montagne ; parfois les filons sont assez réguliers et se prolongent assez loin sans trop de détours : par contre, ils suivent d'autres fois une direction très irrégulière, disparaissent presque tout à fait et présentent des amas considérables, ou bien encore descendent des pentes rapides, et même plongent verticalement.

Dans les endroits où le minerai, au lieu d'être en filon, est aggloméré, tout a été parfaitement débité, et ces endroits forment des refuges, où les ouvriers viennent se reposer. Comme il serait impossible à un nombreux personnel de se mouvoir dans des passages où un seul homme a beaucoup de peine à sortir, des gares sont ménagées de distance en distance afin d'assurer le va-et-vient sans interruption.

Quand les galeries se prolongent à plusieurs centaines de mètres, la raréfaction de l'air fatigue les travailleurs ; bientôt les lumières s'éteignent, et l'exploitation doit être abandonné si l'on ne peut, en perçant des puits ou de nouvelles galeries, rétablir le courant d'air. Mais la plupart du temps un semblable travail est au-dessus de leurs moyens, alors surtout qu'ils ont déjà fait de grosses dépenses en pure perte ; aussi aiment-ils mieux recourir à une méthode plus simple donnant des résultats médiocres, mais peu coûteuse.

Les machines employées en cette circonstance sont celles qui servent communément à vanner le grain. Ils installent une de ces machines à l'endroit où l'air, quoique impur, est encore respirable ; placée de façon à ne pas intercepter le passage, elle est munie d'un tuyau de décharge en bois, de 25 à 30 mètres de long, qui va s'adapter à une ouverture percée à l'arrière d'une autre machine placée plus en aval, laquelle aspire l'air envoyé par la première. On en établit quelquefois jusqu'à une quinzaine. Ces grossiers appareils, mûs à force de bras, sont loin de remplir les conditions nécessaires à une bonne ventilation ; et malgré la peine qu'on prend à les installer, leur imperfection est si grande et la force motrice si irrégulière, que ce n'est qu'avec de pénibles efforts qu'on parvient à alimenter d'air une profondeur de 100 à 150 mètres. Dans plusieurs galeries, on a tenté de produire l'aération à une plus grande profondeur, mais sans succès. Il est inutile d'ajouter qu'un tel système ne peut être employé que dans les galeries dont le filon se développe assez régulièrement, car dans le cas où il faudrait suivre des inclinaisons trop rapides ou des angles trop brusques, il n'est pas applicable.

Voilà pourquoi une foule de galeries, où le minerai est abondant et de bonne qualité, sont abandonnées ; dans d'autres, des mineurs s'obstinent, bien que leur lampe s'éteigne, à travailler dans les ténèbres, et ils sont quelquefois victimes de leur témérité.

Le jour où nous allâmes visiter, avec le chef P'êng, une des entrées principales, que les indigènes appellent Lao-ch'êng-mên-tung (Grotte vieille porte de rempart), où viennent converger beaucoup de galeries, dont certaines sont ouvertes depuis un siècle et demi, il arriva un accident de ce genre. Un ouvrier d'une vingtaine d'années fut entraîné par quelques-uns de ses camarades, qui avaient réussi à atteindre un amas considérable de minerai, au risque d'être étouffés par le manque d'air ; mais à peine eut-il ramassé sa charge qu'il fut suffoqué et ne put revenir sur ses pas. Dans la soirée, ses camarades, ne le voyant pas de retour, ne doutèrent point qu'il fût tombé dans la galerie, mais au lieu d'organiser des moyens de secours, ils attendirent, selon leur habitude, jusqu'au lendemain pour retirer le cadavre. Quand ces accidents se produisent, les préjugés superstitieux des Chinois compriment en eux les sentiments d'humanité, et ce n'est jamais qu'après un laps de temps plus ou moins long qu'ils font ce qui est nécessaire, non pour sauver la vie de la victime, mais pour rendre son corps à sa famille, et aussi parce qu'il serait un obstacle à la continuation des travaux.

— S'il lui est arrivé malheur, disent-ils, c'est sans doute parce qu'il aura offensé le génie de la montagne, ou bien qu'il avait fait du mal ou volé un de ses camarades ; le ciel, dans sa juste colère, ne frappe que les coupables, et si la punition est terrible, c'est qu'ils l'ont méritée.

Alors au lieu de déplorer le sort de ces infortunés, on épluche leur passé, on passe leurs défauts en revue, on les commente, on les grossit, et le moment n'est pas loin où la légende raconte les choses les plus extraordinaires sur leur compte.

Si ces idées superstitieuses ont leur mauvais côté, il convient d'ajouter qu'elles empêchent aussi beaucoup de méfaits, qui ne manqueraient pas d'avoir lieu dans des exploitations où les ouvriers sont si nombreux et aussi peu éloigné les uns des autres. Entre eux, ils sont tellement convaincus que celui qui serait ce qu'ils appellent kou-hsin-tzŭ, c'est-à-dire cœur crochu, deviendrait victime d'un accident, que chacun poursuit son travail sans être jaloux du voisin. Cette raison explique la grande confiance que les mineurs ont les uns vis-à-vis des autres. Ainsi, au lieu de garder avec soi leur minerai de crainte des maraudeurs, chacun l'amoncelle près des trous d'extraction, où il reste nuit et jour, sans que jamais il y ait le moindre dérangement. Ces préjugés, transmis par les vieillards et que l'ignorance tend à exagérer, leur défendent de secourir un ami ou un parent dont une négligence quelconque a pu causer la mort, quand il leur serait possible, sans grands efforts, de porter un secours efficace et de rendre ainsi à la vie un fils ou un père, qui, par son travail journalier, fait vivre une famille.

Bien souvent dans nos excursions, il nous est arrivé de voir des galeries obstruées par de simples roches faciles à extraire ; aucun ouvrier n'aurait dégagé le passage, soit avec la mine soit avec un instrument quelconque, sous prétexte que, chaque fois qu'on frappait ces pierres d'un marteau, la montagne gémissait, et que si l'on employait un ciseau pour abattre l'obstacle, des bruits épouvantables éclataient dans les galeries ; ces plaintes et ces bruits, on les attribue au génie de la montagne, et dans la crainte de provoquer de sa part un accès de colère qui pourrait anéantir la richesse des filons, on s'abstient de poursuivre les travaux.


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