Tcheng Ki-Tong (1851-1907)

LE THÉÂTRE DES CHINOIS. Étude de mœurs comparées

Calmann Lévy, Paris, 1886, XII+326 pages.

Biographie

  • Si donc on ne cherche pas uniquement au théâtre la représentation de faits divers appartenant à des mœurs locales ; si l'on peut voir autre chose sur la scène que l'éclat des costumes et la splendeur des décors ; si l'on a assez de force d'esprit pour faire abstraction du cadre et ne considérer que l'œuvre nue ; si l'on veut bien isoler et ne considérer dans le théâtre que l'art, indépendamment des coutumes, des idées acquises, des préjugés ; si l'on y cherche enfin des hommes mis en scène par une volonté d'artiste, parlant et agissant pour aboutir à un but déterminé qui est comme la démonstration d'un théorème posé d'avance, alors seulement je m'enhardirai à parler de notre théâtre, sans avoir besoin de faire appel à la bienveillance de mes lecteurs. Autrement, je resterais sous le péristyle !

Table des matières
Le goût du théâtre - Florilège

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Table des matières

PREMIÈRE PARTIE : AU THÉÂTRE : Sous le péristyle — Coulisses et décors — Les Comédiens — La Représentation.

DEUXIÈME PARTIE : CHEZ L'AUTEUR : Le Génie — L'Art dramatique — Les Passions.

TROISIÈME PARTIE : LES PIÈCES : Les Personnages et les Pièces — Le Bouddhisme au théâtre — La Secte du Tao — Une Première à la Porte-Saint-Denis.

QUATRIÈME PARTIE : LES GENRES : Les Drames historiques — Les Comédies de caractère — Une Fable de La Fontaine.

CINQUIÈME PARTIE : LES RÔLES ET LES MŒURS : Scapin et Figaro — L'Épouse et la Maîtresse — La Soubrette — Entr'acte — L'Esprit de Paris ou la parisine — C'est très drôle — La Critique — Confiance et défiance — Conclusion.


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Le goût du théâtre

On dit des Chinois qu'ils ont un goût excessif pour le théâtre, et cela peut en effet se constater. Est-il possible de dire de même que l'Européen a une ardente passion pour le théâtre ? Le théâtre tout seul, cela existe-t-il en France ? Les planches de Tabarin ! il faudrait aller jusqu'en Chine pour les retrouver et voir en même temps un public assez impressionnable pour se représenter en imagination les scènes les plus grandioses, les palais des empereurs, les sites les plus pittoresques, les vallées où coulent nos grands fleuves et les montagnes sauvages dont les sommets sont couverts de neiges éternelles. Ce public entre instantanément en communication intime avec la fiction du poète ; l'idéal devient le réel, sans plus d'efforts qu'il n'en coûte à la volonté pour créer une illusion. Ce n'est pas le théâtre qui se transforme, c'est l'esprit de celui qui écoute ; il ne subit pas une action, il la conduit lui-même ; il est le créateur de ses sensations, et, pour exciter cette faculté, il suffit de quelques lignes du prologue. C'est dans cette facilité, cette aptitude à se laisser charmer que je définis le goût de mes compatriotes pour le théâtre ; et c'est même une particularité assez rare, me semble-t-il, pour qu'elle soit signalée à l'attention des esprits qui ont encore la ressource de s'étonner de quelque chose. N'est-ce pas un fait curieux en soi que cette puissance 'imagination susceptible de réaliser le rêve, de changer de lieu et de temps, de transformer toute chose, sans moyens mécaniques, sans combinaisons ingénieuses, sans trucs ; par la seule présence de l'âme dans l'organe de la vue ? Si je ne me trompe, ce n'est pas là un phénomène grossier, et beaucoup d'esprits généreux, je veux dire de bonne race, méditeront sur ce fait et y attacheront une certaine importance. Sans doute, si l'auteur dramatique imagine son premier acte au milieu d'un camp, ou dans une ville assiégée, il sait se dématérialiser assez pour se communiquer, dans le moment où il écrit, toutes les impressions d'un guerrier combattant sur les remparts ; il n'aura pas besoin de décors pour inspirer son patriotisme, et ses personnages entrent et sortent sans qu'il ait à s'occuper des coulisses : les plus beaux décors du monde gâteraient ses impressions : car l'âme créatrice voit mieux que les yeux. Notre public participe en quelque sorte de ce tempérament de l'artiste.


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Florilège

Comédiens
En Chine, le métier de comédien est absolument dépourvu de considération. Le comédien est un indigne, ou, pour employer le grand mot de circonstance, un infâme.

Non seulement la profession de comédien est entachée de mépris, mais même tout ce qui tient de près ou de loin à la scène partage le même sort. Les expressions qui servent à définir les parties dont se compose l'art du comédien sont transportées dans le langage ordinaire avec un sens défavorable. Le comédien définit un homme à deux visages, celui qui en face fait l'éloge de sa sincérité et qui le dos tourné vous trahit.

Cependant, si l'on ne reste pas à la surface des mœurs et si l'on veut bien se rendre un compte exact de la situation particulière faite aux comédiens, on se persuadera qu'il ne faut pas seulement accuser la profession. Chez nous, le comédien est le plus souvent de basse extraction, et c'est plutôt le vice de sa naissance qui le rend méprisable que le métier qu'il exerce.

Le comédien est par tempérament amateur d'originalités. Il aime à paraître ce qu'il est, et, comédien sur les planches, il voudra l'être chez lui et dans la rue. Il affecte une mise débraillée et se donne des airs de bohème. On ne peut pas ne pas reconnaître un comédien ; il a un genre à lui ; en Chine, c'est le genre commun, essentiellement vulgaire ; il est charlatan.

Et, dans une société comme la nôtre où le costume emploie des étoffes de nuances variées, on comprendra combien il doit être aisé de se distinguer des personnes de bon ton. Il n'est donc pas surprenant que le comédien reste isolé dans sa caste.

Festin et Représentation
Tout à coup un mouvement se fait dans l'assemblée, et les conversations cessent. Des acteurs richement vêtus font leur entrée dans la salle du festin ; ils s'inclinent tous ensemble et l'un d'eux, amené en présence du convive le plus distingué, lui présente un livre dans lequel sont inscrits en lettres dorées les noms des cinquante à soixante comédies que ces acteurs savent par cœur et qu'ils sont en état de représenter sur-le-champ. Puis la liste circule sur toutes les tables et, après que le choix de la pièce a été arrêté, est rendue au chef de la troupe. Alors les portes de l'extérieur sont ouvertes pour l'admission du public ; la femme de l'amphitryon et ses amies, invitées par elle, prennent place dans une galerie, à l'étage supérieur, dissimulées derrière un treillis de lianes de bambou, et la représentation commence.

L'art dramatique
Ce que je me bornerai à constater, c'est que l'art dramatique s'est conformé au sentiment officiel, et il a été utilisé comme un moyen d'élever, si c'est possible, le respect dû à la vertu ; et, à ce seul point de vue, il est digne de figurer parmi les grandes inventions de l'esprit humain.

Volontiers j'affirmerais que cette définition rend notre théâtre original, en ce qu'elle associe une utilité morale à des créations de l'imagination, et qu'elle fixe les devoirs du génie de l'homme. C'est une pensée profonde que celle qui a songé à tracer des règles au génie même ; si je ne m'abuse, c'est l'interprétation la plus lumineuse de la nature humaine.

Les passions
Nous exigeons que les personnages qui parlent notre langue ne s'écartent pas d'une manière trop invraisemblable des actions ordinaires ; il nous suffit qu'ils mettent en pratique les préceptes de notre philosophe Confucius ou qu'ils les rappellent à nos souvenirs.

...On observera, dans la plupart de nos œuvres, l'éloge des concours littéraires. En réalité, nous concevons l'ardeur au travail et l'application comme des passions.

Mais la plus importante de toutes, celle qui correspond à nos sentiments les plus intimes et les plus chers, c'est la piété. Je suis obligé d'employer cette expression qui représente très exactement la nôtre, en ce qu'elle généralise toutes les inclinations du cœur humain. La piété ne représente pas seulement l'observation des devoirs particuliers d'un culte, mais aussi la fidélité envers tous les devoirs, et c'en est une très noble et très puissante que celle qui s'est proposé de respecter, d'aimer et de protéger la famille. La piété filiale, la piété maternelle, sont des passions dramatiques actives.

Un drame chinois se présente avantageusement au jugement d'un lettré français, en ce qu'il a les mêmes allures que le drame représenté sur une scène européenne. La division des actes et des scènes est la même...Bien que chinoises, nos pièces de théâtre sont absolument faites sur le même modèle que les pièces européennes, quatre actes et un prologue ou cinq actes.

Les genres
Nous n'avons pas à la scène de spectacles religieux proprement dits ; mais il existe un grand nombre de pièces comiques où il est question de bouddhisme et de Tao, et, comme ces pièces ne sont que des satires des mœurs religieuses des sectateurs de Bouddha et du Tao,..

Les drames historiques sont les meilleurs ouvrages du théâtre chinois,...

C'est au siècle des Youên que les auteurs tentèrent pour la première fois de peindre dans leurs œuvres des caractères choisis, et l'on pourra juger, d'après les types auxquels ils se sont arrêtés, quelles étaient les spécialités les plus en vogue qui ont tout d'abord attiré leur attention. Je remarque l'Avare, le Fanatique, l'Enfant prodigue, le Débauché, le Bouddhiste...

Les rôles : ...la Soubrette
...Nos auteurs n'ont pas dédaigné la satire de ces mœurs et ils ont eu pour interprète, la Soubrette, une sorte de Figaro en jupons, adroite et maligne, vive, rieuse, espiègle, surtout intelligente, conduisant toute la manœuvre avec une habileté fine... qui ne laisse voir que le succès. Elle va, elle vient, elle court, elle parle, elle chante, elle compose des vers, elle se cache, elle paraît, elle entre, elle sort, vous la voyez partout, il semble que ce soit un furet. Qu'a-t-elle fait ? qu'a-t-elle dit ? pas grand chose... elle pousse les gens au moment où ils hésitent : une simple chiquenaude, un murmure à l'oreille, un sourire, une tentation. Vous croyez que c'est elle ? vous vous retournez, elle a disparu.

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