Armand David (1826-1900)

Biographie

JOURNAL DE MON TROISIÈME VOYAGE D'EXPLORATION DANS L'EMPIRE CHINOIS

 Librairie Hachette, Paris, 1875. Deux volumes de 384 et 348 pages. Deux cartes.

 

  • A. David : "L'étude de la nature est bien autre chose qu'un caprice de curiosité, qui n'est bonne tout au plus qu'à occuper les loisirs des personnes désœuvrées... je ne suis ni un espion, ni un fou, ni un condamné à la glèbe, ni un homme désœuvré et incapable de rien faire de mieux que de courir après les bêtes, d'arracher des herbes et de casser des cailloux."
  • L'abbé Armand David, correspondant de l'Institut et du Muséum d'Histoire naturelle de Paris, retourne en Chine en mars 1872, pour un troisième voyage d'exploration. Il parcourt les provinces de Petchély, Honan, Setchouan, Houpé, Kiangsi, Fokien, et multiplie ses observations. Nouvelles découvertes d'espèces d'oiseaux, de mammifères et d'insectes. Observations de la flore et de la géologie.
  • Chemin faisant, il observe au plus près le caractère des paysans chinois, et en relate aussi bien les côtés positifs que les mesquineries.
  • Il s'épuise dans ses marches continuelles. Terrassé par la fièvre et la toux, il est forcé en avril 1874 de repartir en France rétablir sa santé.

Extraits :
Destruction de la forêt primitive - La poste - Soupçons - La première décade du premier mois - Les grandes mines de charbon - Le seizième jour de la lune de printemps - Le monstrueux buffle arni - Culture et cueillette du Mou-eul - Vin de riz - L'essaim d'abeilles - Chercheurs de crottin - Vente de boutons - Familiarité - Infanticide - Remèdes et médecins - Petites cicatrices - L'eau du ruisseau - La dispute - Les trois génies - Les quadrumanes.
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Destruction de la forêt primitive

On se sent malheureux de voir la rapidité avec laquelle progresse la destruction de ces forêts primitives, dont il ne reste plus que des lambeaux dans toute la Chine, et qui ne seront jamais plus remplacées. Avec les grands arbres disparaissent une multitude d'arbustes et d'autres plantes qui ne peuvent se propager qu'à leur ombre, ainsi que tous les animaux, petits et grands, qui auraient besoin de forêts pour vivre et perpétuer leur espèce... Et, malheureusement, ce que les Chinois font chez eux, d'autres le font ailleurs !

C'est réellement dommage que l'éducation générale du genre humain ne se soit pas développée assez et à temps pour sauver d'une destruction sans remède tant d'êtres organisés, que le Créateur avait placés dans notre terre pour vivre à côté de l'homme, non seulement et simplement pour orner ce monde, mais pour y remplir un rôle utile et relativement nécessaire dans l'économie générale. Une préoccupation égoïste et aveugle des intérêts matériels nous porte à réduire en une prosaïque ferme ce Cosmos si merveilleux pour celui qui sait le contempler ! Bientôt le cheval et le porc d'un côté, et de l'autre le blé et la pomme de terre, vont remplacer partout ces centaines, ces milliers de créatures animales et végétales que Dieu avait fait sortir du néant pour vivre avec nous ; elles ont droit à la vie, et nous allons les anéantir sans retour, en leur rendant brutalement l'existence impossible. Jamais je ne pourrai croire que c'est ainsi qu'il faut entendre ces paroles adressées aux premiers hommes : Replete terram et subjicite eam. Dieu a établi l'homme (nous le voyons par les paroles de la Bible et par les facultés supérieures qu'il lui a accordées) le roi de tous les êtres vivants ; animaux et plantes, tous sont à son usage : mais c'est sans nul doute, à son usage raisonnable et rationnel. Or, considéré au point de vue de sa conduite à l'égard des autres créatures animées, il paraît bien moins le roi intelligent que le tyran maladroit de la création terrestre. Il n'est pas croyable que le Créateur eût fait apparaître sur la terre tant d'organismes divers, si admirables chacun dans sa sphère, si parfaits chacun dans son rôle, s'il était permis au chef-d'œuvre de ses mains de les en faire disparaître pour jamais. Celui qui aime la nature, c'est-à-dire Dieu dans ses œuvres, se sent presque devenir misanthrope, en voyant ses semblables tant maltraiter ce qu'ils devraient respecter !

Je suis intimement persuadé que le progrès du temps élèvera le niveau général de l'éducation et de l'intelligence humaine jusqu'au point de faire user, sans abuser, des différents êtres organisés de notre monde ; malheureusement, ce sera trop tard pour quantité d'espèces, mortes pour toujours. Songeons donc à l'avenir.

Déjà l'institution des sociétés protectrices des animaux est un acheminement vers ces idées de justice universelle. Mais je ne comprends pas comment les mêmes hommes qui plaident la cause d'un mulet trop fortement battu puissent applaudir aux cruelles hécatombes d'un Baker en Afrique ! Ces centaines d'innocentes et gentilles gazelles immolées à un amour-propre de chasseur, ces rares rhinocéros, ces éléphants si intéressants (précieux restants d'une faune qui va disparaître bientôt) inutilement massacrés, au moyen d'armes perfectionnées et dans un combat honteusement inégal, n'ont-ils pas autant de droit d'animer les brûlants déserts que sir Samuel et G. d'y voyager ?

Je voudrais que les sociétés scientifiques ou quasi-scientifiques qui accordent des éloges et des récompenses aux découvertes géographiques des courageux voyageurs fissent une restriction significative à l'endroit de pareilles boucheries, de ces véritables cruautés... Les nécessités de la vie et les besoins des collections scientifiques excusent seuls la destruction de quelques-uns des êtres de la nature.

Je voudrais encore que, dès à présent, les premiers livres élémentaires qu'on met entre les mains des enfants continssent quelques préceptes de cet intelligent respect qui est dû à toutes les œuvres de Dieu.

Ces réflexions, écrites au milieu de ces âpres montagnes à moitié ruinées et à côté de ces bûcherons, les plus grossiers des hommes, qui me voient griffonner d'un œil indifférent, préoccupent aussi, sans doute, l'esprit de plus d'un homme de bien de notre chère Europe ? Je le désire de tout mon cœur. C'est l'Europe qui doit donner le bon exemple, éclairer et réformer le reste du monde.

Mais je laisse là mes rêveries.

La poste

Mon domestique est revenu de la capitale de la province avec de l'argent et des lettres. Parmi ces dernières, il y en a une d'Europe (c'est la première depuis que j'ai quitté Pékin) qui m'est bien chère... En Chine, il ne faut pas compter sur la poste, puisque les courriers sont à l'usage exclusif du gouvernement. Dans les grands centres de population, les marchands entretiennent des correspondances à leurs frais, et les missionnaires qui sont dans l'intérieur de l'Empire tâchent de s'arranger avec eux pour faire voyager leurs missives. Ce système n'a guère de régularité, mais il coûte moins cher que s'il fallait envoyer des exprès. L'évêque de Sin-gan-fou reçoit sa correspondance par la voie de Hankeou, et ses lettres mettent, pour faire le trajet de Changhay au Chénsi, autant de temps qu'elles en mettent pour venir d'Europe en Chine. Autrefois, mon évêque, feu Mgr Mouly, était obligé d'expédier un homme à Macao pour ses lettres, et cet homme consacrait un an entier à ce voyage. Maintenant, quelque part qu'ils soient en Chine, les missionnaires se trouvent donc en de bien meilleures conditions, puisque les plus éloignés reçoivent leurs lettres cinq ou six mois après qu'elles ont été expédiées de France.


  Soupçons

En général, tous les naturalistes ont à souffrir des soupçons des populations au milieu desquelles ils voyagent ; mais cet inconvénient est plus intolérable quand ils doivent prolonger leur séjour parmi des gens naturellement hostiles, et qui sont dans l'impossibilité morale de se rendre compte du but de leurs travaux. Du mépris initial on passe à la crainte, et de la crainte on va bien vite aux mauvais procédés.

  La première décade du premier mois

De même que dans le reste de la Chine, tous les travaux sont suspendus dans ces paisibles campagnes et les boutiques fermées, pendant la première décade du premier mois : les gens riches continueront à chômer pendant quinze ou même trente jours. Les réjouissances chinoises sont peu variées, peu brillantes, et elles paraîtraient fort insipides à nos pétulants Européens : elles consistent à faire meilleure chère qu'à l'ordinaire (et cela n'est pas merveilleux), à se tenir en habits de fêtes tout le jour, à recevoir et à rendre des visites, et à faire force tapage avec les cymbales, la caisse et les pétards. En Chine, point de danses ni de bals, point de jeux publics, point de récréations communes, rien de tout ce qui signifie fête dans nos idées européennes. On s'y croirait au milieu de vrais sages, de Catons ! Quoique les boissons alcooliques se vendent à vil prix par toute la Chine, jamais il ne m'est arrivé d'y voir un homme ivre ; presque jamais je n'y ai vu des hommes, ni même des enfants, en venir aux mains et se battre entre eux. Cela doit sans doute arriver quelquefois, mais rarement, surtout dans la moitié septentrionale de l'Empire. Aussi devons-nous rendre à la civilisation chinoise la justice qu'elle mérite, et confesser que, en dehors des guerres de rébellion, les Chinois de l'intérieur constituent un peuple tranquille, rangé, laborieux, économe, doux. Trois classes de leur société font exception à cette règle, comme le dit un de leurs proverbes : ce sont les soldats, les bateliers et les portefaix.

Je vois très en vogue au Chénsi un divertissement qui me rappelle nos jeux d'enfance de l'Europe, et que je n'avais encore rencontré nulle part en Chine. Des escarpolettes sont installées (pour la circonstance du nouvel an) devant beaucoup de maisons ; non seulement les enfants des deux sexes, mais même des jeunes femmes mariées, se livrent à cette récréation avec autant d'entrain que nos jeunes gens d'outre-mers-et-continents.

  Les grandes mines de charbon

Malgré un brouillard très épais, humide et froid, je me mets en route avec deux hommes pour aller visiter ce qu'on appelle ici les grandes mines de charbon. Elles sont à trois lieues d'ici, au sud-ouest, au milieu de petites montagnes couvertes du même dépôt quaternaire dont l'épaisseur ici est parfois très considérable.

En remontant les torrents je rencontre, à la suite des granites, les mêmes roches verdâtres, dures, stratifiées et mêlées d'amphibolite et de gneiss, que dans la vallée de la petite mine visitée précédemment... La houille, très pesante, friable, salissante, plissée et ridée de cent manières, est renfermée dans ces schistes métamorphiques verdâtres ; mais les couches qui contiennent immédiatement le combustible sont noires et mélangées de beaucoup de quartz et de spath calcaire. Des blocs de calcaire cristallin, rayés de blanc et de noir, que j'ai vus dans le lit du ruisseau, paraissent provenir de masses supérieures aux couches anthracifères. Mais le tout est tellement révolutionné, qu'il est très difficile de reconnaître la succession des strates, qui, sur un petit espace, paraissent soulevées en plusieurs sens, disloquées, et même renversées les unes sur les autres.

Pour moi, je trouve encore une explication de cette confusion locale dans quelque ancienne inflammation spontanée du charbon, par l'oxydation des sulfures de fer dont abondent ici les roches. En effet, dans une des mines abandonnées, le sulfure est en telle quantité et sa décomposition si rapide, que l'acide sulfurique qui en provient suinte dans le ruisseau et communique son goût aux eaux ; les rochers humides sont tous jaunis d'une bave sulfureuse dont les émanations se font sentir au loin. Il me semble me trouver ici au milieu d'une batterie de piles électriques.

  Le seizième jour de la lune de printemps

Aujourd'hui, nous rencontrons sur notre chemin un grand nombre d'hommes et de femmes, tout endimanchés, qui vont prendre part aux réjouissances publiques qui ont lieu dans l'un des grands villages voisins, pour célébrer le seizième jour de la lune du printemps, lequel met fin ici aux fêtes du nouvel an. Un autre motif fait encore voyager en ce jour beaucoup de jeunes femmes mises dans leur plus belle toilette : c'est aussi le seizième jour de ce mois que les jeunes mariées ont la coutume de quitter temporairement le toit conjugal, pour aller passer quelques jours dans la maison paternelle.

La couleur des habits affectée ici par la jeunesse et par l'enfance est le rouge écarlate : pantalon rouge, robe rouge et bas rouges quelquefois. Dans la circonstance dont je parle, la toilette de la femme chinoise, d'ordinaire si simple et si modeste, est véritablement éblouissante dans ce pays : la tête est ornée d'une sorte de diadème surmonté de guirlandes d'or et d'argent ; les larges pantalons et la longue robe de soie sont garnis de broderies bleues, vertes, noires, qui corrigent un peu l'éclat du fond rouge ; les petits souliers, en forme de sabot de chèvre, brillent aussi par la richesse du satin et par l'abondance des ornements.

Ces jeunes femmes se rendent à la maison de leurs parents, soit en chaise à porteurs, soit en charrette, soit à cheval, selon leur fortune ; et elles sont accompagnées par des membres de la famille du père, mais jamais par leur mari : cela serait une indécence ! Celles qui sont mères ne manquent pas de porter en triomphe leurs poupons ; et quand la douceur de la température le permet, la mode est de ne laisser à ceux-ci que le costume qu'ils avaient en naissant... Ce n'est point le cas aujourd'hui, et, petits et grands, chacun est bien couvert de ses habits les plus chauds.

  Le monstrueux buffle arni

Nous trouvons encore sur notre route un autre animal du Midi, moins gentil, il est vrai, mais dont la vue intéresse vivement mes deux Pékinois : ils ne connaissaient que de nom le Chouy-niou, le monstrueux buffle arni, aux immenses cornes noires et disposées en croissant.

Le buffle de Chine, appelé bœuf aquatique, diffère de celui qu'on voit en Égypte et en Italie par une taille plus forte et par ses cornes plus grandes, non obliques, mais dirigées en demi-cercle parfait sur le même plan. La peau est presque nue et d'un brun sale. C'est un animal stupide et farouche, et qui a besoin d'être tenu par une courroie passée aux naseaux. Cependant, les Chinois le rendent aussi doux et familier que leurs autres bêtes domestiques. Les goûts aquatiques du buffle le rendent précieux pour la culture du riz ; il est plus robuste et plus leste que le bœuf, mais il craint le froid. Aussi n'en ai-je jamais vu dans la province de Pékin. D'après ce qui m'a été rapporté, l'Arni vit à l'état sauvage dans les forêts marécageuses des Philippines ; et il y est d'une férocité incroyable.

  Culture et cueillette du Mou-eul

Je dois mentionner ici une industrie particulière à ces montagnes, où croissent en quantité les chênes de toute espèce : c'est la culture et la cueillette du Mou-eul (oreille du bois), ce lichen gélatineux que les Chinois aiment tant à mêler à tous leurs plats de choix, et qu'ils obtiennent aussi au Yunan et en d'autres provinces du sud. Voici comment ces montagnards procèdent pour avoir le Mou-eul : ils coupent un grand nombre de chênes de médiocre taille, qu'ils émondent de leurs branches ; puis ils en attachent un long, horizontalement et fixé à deux pieux, à hauteur d'homme, et ils appuient sur celui-là, obliquement et des deux côtés, le plus qu'ils peuvent de troncs de chênes garnis de leur écorce. Quand les agents atmosphériques commencent à faire pourrir ces bois, il s'y développe en été une très grande quantité de ces cryptogames charnus et d'une couleur brune, que l'on récolte au fur et à mesure qu'ils croissent. La production en est d'autant plus copieuse que les pluies de l'été sont plus longues.

On me dit que ces montagnes produisent en très grande quantité cette substance alimentaire, et qu'on en récolte encore davantage parmi les collines du sud du Han-Kiang. Les chrétiens de ces districts servent habituellement à leurs missionnaires du Mou-eul, comme un plat de prédilection ; et je puis dire que ce précieux végétal, un peu cartilagineux, se mange et se digère très bien.

D'après ce qu'il m'a semblé comprendre, il, faut pour la culture du Mou-eul : 1° du bois de chêne ; 2° des montagnes granitiques ; 3° un climat humide et assez chaud en été. Aussi croirais-je que notre France occidentale conviendrait, en beaucoup d'endroits, pour une abondante production de cette plante dont l'usage, d'après moi, serait fort avantageux aux personnes faibles de poitrine.

  Vin de riz

Ce vin de riz, que nous trouverons désormais dans tout le Midi, se fait, non pas avec toute sorte de riz, mais avec la variété glutineuse qu'on cultive ad hoc, et qu'on appelle ngo-mi. Cependant, le riz ordinaire peut aussi donner du vin, mais moins abondant et moins bon. Pour obtenir la liqueur, on met le riz dans un grand vase de terre et l'on y ajoute du levain. Au bout de cinq ou six jours en été, et plus en hiver, la fermentation a été suffisante pour que le vin soit formé. Quand on veut obtenir du vin en plus grande abondance, mais aussi plus faible, on ajoute de l'eau sur le riz fermenté, et l'on chauffe les vases fermés, au moyen d'un feu doux. On ne distille point, mais l'on décante simplement : l'alambic n'est employé que pour avoir l'eau-de-vie, que les Chinois appellent Chao-tsiou, ou vin brûlé.

Ce vin de riz est très faible, mais il possède un petit goût acide qui le rend agréable pendant les chaleurs. Dans ces pays-ci, on est dans l'habitude de lui donner un peu d'amertume, en ajoutant des feuilles d'armoise.

  L'essaim d'abeilles

Dans l'après-midi, pendant que je suis occupé à écrire ces notes, je suis attiré dans la cour de ma maison par un bruit sourd et continu, qui me paraît provenir d'un ouragan lointain. Je me suis trompé : c'est tout simplement un magnifique essaim d'abeilles qui est venu se pelotonner sur le tronc d'un grand troëme. Déjà depuis plusieurs jours, je voyais de nombreuses abeilles venir fureter autour de ma porle, dans tous les trous de nos murailles de terre ; elles cherchaient un abri pour la nouvelle génération de leurs sœurs. Elles ont sans doute trouvé une cavité qui leur a paru suffisante ; et, depuis ce matin, ces ouvrières empressées fréquentaient plus que jamais une large fissure qui est devant ma chambre. — Malgré tout mon amour des bêtes, je me trouve cette fois-ci assez peu flatté de mon harmonieux voisinage qui va rendre ma chambre inhabitable, si tout l'essaim vient à suivre les avant-courrières. — Il est fort heureux pour moi que le gros de la colonie ait fait une halte sur le vieux Ligustrum. Des Chinois, éveillés aussi par le bourdonnement de la nomade volée, arrivent bientôt armés de tout ce qu'il faut pour s'emparer de l'essaim ; et ils y réussissent sans coup férir et sans recevoir un seul aiguillon sur leurs têtes et sur leurs bras qui sont restés nus. Voici comment a eu lieu cette curieuse opération : Un homme commence par hisser tout doucement jusqu'auprès des abeilles un grand et vieux chapeau conique, suspendu au bout d'un long bambou. A l'intérieur du chapeau est attaché un morceau de torchon, en forme d'un battant de cloche. Cette toile ainsi que la paroi intérieure du chapeau chinois ont été préalablement mouillées d'eau salée. Cette substance y attire aussitôt l'essaim, qui finit par se fixer en masse immobile sur les surfaces mouillées d'eau salée. On actionne les mouches retardataires en les balayant doucement au moyen d'un bouquet de tiges d'armoise (ou de Pyrethrum ?) attaché au bout d'une perche. Quand toutes les abeilles se sont trouvées pelotonnées, on les a transportées telles quelles, et sans crainte d'en être piqué, dans une ruche qui avait été préparée dans la cour voisine.

On élève beaucoup d'abeilles dans la vallée du Han-kiang, surtout au milieu des montagnes. Ici, les ruches n'offrent rien de remarquable et varient beaucoup de forme. Autant que possible, on les fait avec des troncs d'arbre creusés ad hoc. On me dit que, pour enlever le miel et la cire, on engourdit les mouches par des fumigations d'armoises brûlées ou bien des bâtonnets odorants ; ou, plus souvent, on les fait fuir momentanément de la ruche par la fumée des mêmes matières, et l'on coupe la portion des rayons qu'on désire. Mais jamais on n'a la barbarie de tuer l'essaim pour lui enlever son bien, comme dans quelques pays de l'Europe que je connais.

  Chercheurs de crottin

Nous nous dirigeons le jour vers le sud-ouest, en traversant d'abord une série de plaines, qui sont converties en lacs à l'époque des grandes eaux : là errent en liberté des troupeaux de vaches et de buffles, broutant l'herbe rare qui y pousse ; à notre approche quelques-uns de ces derniers trottent et bondissent, en branlant leurs noires cornes, avec une agilité que je n'aurais pas soupçonnée sous ces formes si massives ; ce qui me ferait croire que, malgré les apparences, le buffle est plus leste que le bœuf. J'observe là un petit trait, nouveau pour moi, de la tenace rapacité des Chinois : plusieurs chercheurs de crottin, l'épaule chargée de la hotte odorante, suivent avec acharnement plusieurs de ces gros ruminants, qu'ils tourmentent du bout de leur houlette sans trêve ni merci, jusqu'à ce que, de guerre lasse, les pauvres bêtes aient exhibé le fruit de leur rumination ! Voilà un procédé singulier pour avoir de l'engrais hâtif.

  Vente de boutons

Aujourd'hui M. Rouget me mène visiter quelques chrétiens de notre voisinage. Deux d'entre eux sont devenus riches par le commerce du thé ; et l'un a poussé son amour-propre chinois jusqu'à acheter des boutons bleus pour ses fils et le bouton rouge pour lui-même : ce dernier donne un grade équivalant à celui de Tao-taé, ou mandarin de préfecture. On sait que la vente des boutons constitue un revenu considérable de la couronne ; et un grand nombre des hommes qui ont leur chapeau orné d'un globule, doivent cet honneur à leur argent et non point à leurs mérites littéraires, civils ou militaires.

  Familiarité

Le Pomatorhinus, à la voix si douce, si variée, si mélodieuse, que M. Swinhoe a surnommé bien mal Stridulus, ou criard, est ici d'une taille un peu plus forte que dans la Chine occidentale, et il a aussi ses couleurs d'un roux plus décidé. Ce joli oiseau, au bec arqué, est tellement familier qu'il vient établir son nid sous ma fenêtre, parmi quelques herbes touffues qu'il y a là, sans point s'effrayer de mon voisinage. Mais ce sont les moineaux friquets qui poussent ici leur sans-façon à l'excès ! Quand les portes et les fenêtres des appartements sont ouvertes, ils ne se gênent pas pour y pénétrer, les traverser d'un bout à l'autre, et même pour voler du riz au réfectoire pendant que tout le monde s'y trouve à table, etc. — J'aime beaucoup cette familiarité des petits animaux ; et je pense qu'elle serait plus grande encore et plus universelle dans le monde, et qu'elle constituerait un agrément de plus dans la nature, si l'homme n'avait pas déclaré une guerre d'extermination à tout ce qui ne naît pas sous son toit. L'éducation générale est si mal soignée, à cet égard, surtout dans notre race européenne, qu'on se fait un mérite de la cruauté ; les instincts meurtriers y sont si peu comprimés qu'à la vue d'un oiseau, d'un être vivant quelconque, qu'il soit inoffensif, beau, utile, la première pensée d'un enfant, d'un homme de notre Occident, est de lui donner la mort ! comme s'il y était obligé par une loi.

  Infanticide

Repos du dimanche. Dans mes conversations avec M. Rouget, qui habite ces pays depuis dix-huit ans, j'apprends sur les mœurs de ces peuples quelques détails qui méritent d'être notés ici.

Il est de fait que l'infanticide est très habituellement pratiqué dans les familles païennes ; ce n'est point une exception dans cette contrée, mais bien la règle générale. Une sage-femme convertie au christianisme a assuré qu'elle connaît des mères qui ont fait périr jusqu'à six de leurs enfants, aussitôt après leur naissance ; et il paraît qu'on ne pourrait pas citer de famille du pays qui n'ait pas à se reprocher au moins deux ou trois de ces crimes. Ce sont les filles, dont on se défait ainsi, et cela sans le moindre scrupule. Voici comment l'opération a lieu d'ordinaire : quand l'enfant est venu au monde, la sage-femme le met dans un baquet, et l'on verse dessus de l'eau froide : le nouveau-né s'agite un peu pour respirer, mais tout est fini en quelques secondes. C'est en secret que l'on va jeter le cadavre de la petite créature à l'eau, ou bien qu'on le cache dans le fumier.

Aussi, nos établissements de l'enfance, depuis qu'ils existent au pays, n'ont-ils pas de peine à être pourvus d'enfants abandonnés : on ne va pas les chercher, mais on les y porte spontanément. Car, d'ordinaire, les parents préfèrent encore les donner aux chrétiens que de les faire tuer, sachant combien ces pauvres créatures y seront bien traitées. Aussi arrive-t-il parfois que, quand les filles sont devenues grandes, leurs familles les réclament, non point par affection et parce que la voix de la nature s'est fait entendre, mais uniquement pour avoir les quarante ligatures de coutume, que les père et mère exigent de celui à qui ils donnent une fille en mariage ! Mais, appuyés sur la loi chinoise, nos établissements demandent toujours une cession par écrit, pour chaque enfant qu'on y porte, de manière que leurs parents dénaturés n'ont plus rien à y voir légalement.

Remèdes et médecins

Un prêtre chinois, rentré au collège pour y passer ses vacances, et qui est aussi quelque peu médecin, m'indique un remède fort curieux contre cette maladie, si commune maintenant ici, qu'on attribue faussement à un coup de soleil, et qui se manifeste par des nausées et une chaleur brûlante. On fait bouillir un œuf de poule jusqu'à ce qu'il soit très dur ; après l'avoir dépouillé de sa coque, on le fait rouler à la main sur la poitrine et l'estomac du malade, tout doucement et sans le casser, en le remettant de temps à autre dans l'eau chaude pour l'empêcher de se refroidir. D'après les Chinois, cet œuf absorbe tous les fluides morbides qui causaient le malaise. — Ce qui est sûr et ce que j'ai vérifié moi-même, c'est que les œufs employés ainsi ont, après l'opération, leur jaune tout hérissé d'aspérités verruqueuses, qu'ils ne présentent point quand on les a fait rouler de la même manière sur une table ou sur une pierre. D'après ces mêmes guérisseurs, ces aspérités différeraient de forme et de volume selon que la maladie vient du chaud ou du froid, et elles crépitent quand on les approche de la flamme d'une chandelle.

Je ne crois pas toujours aux médecins, mais je crois à la médecine, et je pense que l'immense variété des corps organiques et minéraux renferme des millions de principes capables d'exercer une action sur les forces vitales et que la science humaine n'est point parvenue à débrouiller encore. Je suis donc très persuadé, pour ma part, que l'œuf et tous les tissus animaux possèdent des propriétés absorbantes plus ou moins énergiques, dont notre médecine pourrait bien tirer parti dans le traitement des maladies, et que cette pratique chinoise qu'on m'apprend peut être fondée en raison jusqu'à un certain point. Car, au milieu de méthodes puériles, d'une efficacité que l'expérience n'a jamais contrôlée, et malgré une théorie qui n'a pas l'ombre du bon sens, je pense que le hasard a donné aux Chinois certaines prescriptions salutaires que les Européens feraient bien d'essayer.

  Petites cicatrices

En arrivant dans ces pays, j'avais été surpris de voir trois petites cicatrices régulières sur la tête de toutes les personnes que je rencontrais. Voici l'explication de ce fait singulier. Il est d'usage ici quand un enfant vient au monde, que la sage-femme lui pratique aussitôt plusieurs brûlures sur le haut de la tête au moyen d'une bougie allumée ou d'un bâtonnet odorant en feu, pour faire sortir le froid du crâne !... Personne n'est dispensé de cette opération, qu'on juge indispensable pour pouvoir jouir d'une bonne santé. — Ce n'est donc point un acte superstitieux, car nos chrétiens et même nos prêtres chinois ont toujours leur sinciput orné des trois cicatrices réglementaires.

  L'eau du ruisseau

Nos deux plus voisins villages se disputent l'eau d'un ruisseau par des moyens violents. La partie usurpatrice et injuste s'est armée et a appelé à son aide d'autres hommes en armes, pour retenir par la force dans ses champs toute l'eau des rizières. — C'est une question de vie ou de mort pour les voisins d'aval ; car, puisque la pluie manque, ce n'est que par les irrigations qu'on peut empêcher de sécher les nouvelles plantations de riz. — Ces agriculteurs, lésés si brutalement dans leurs droits, ont porté plainte au mandarin ; et, en effet, il est arrivé aujourd'hui plusieurs employés du tribunal pour constater les faits de visu. Mais, comme l'injustice est patente, les coupables sont allés au-devant de ces hommes, chargés de ligatures de sapèkes. Ceux-ci ne désiraient pas autre chose, à leur ordinaire ; car aussitôt qu'ils ont touché leur argent, ils s'en retournent chez eux sans avoir même vu les canaux et les écluses en litige. La partie adverse n'a pas d'autre moyen efficace à employer ; mais c'est celle qui aura déboursé le plus d'argent qui aura gain de cause, et cela, quand il ne restera plus de part et d'autre de sapèkes à offrir au magistrat.

C'est à peu près ainsi que l'on procède dans toutes les affaires en Chine, et les mandarins détestent les juridictions dont les populations n'aimeraient pas les procès et la chicane.

  La dispute

Aujourd'hui une très bruyante dispute a lieu dans le voisinage de notre maison : une vieille femme en désaccord avec son fils a quitté ce matin de bonne heure son logis, et est allée dans le hameau voisin se présenter à sa maison natale, avec sa figure déchirée d'égratignures qu'elle déclare, à tort ou à raison, être le fait des mauvais traitements qu'elle a reçus de ses enfants. Aussitôt, un grand nombre de parents ou de prétendus parents de cette méchante vieille se rassemblent pour venger l'honneur de leur sang, suivant la coutume de ces pays, et viennent en corps dans la maison du fils ingrat et cruel (qui a cru prudent de prendre la fuite). Celui-ci est un père de famille ; mais tout le monde a pris la fuite à l'approche de l'orage. Les nouveaux venus s'installent bruyamment dans la maison vide, en déclamant toute sorte d'imprécations contre l'enfant dénaturé ; et comme ils ont besoin de déjeuner, puis de dîner et ensuite de souper, ils se servent largement de toutes les provisions de la famille, tuent son cochon et font bombance pendant tout le jour, en récitant de temps en temps quelques malédictions contre le fuyard pour qu'on n'oublie pas qu'ils sont là pour venger le respect maternel. L'on me dit que ces étrangers, dont le nombre continue à augmenter jusqu'à la nuit, resteront ainsi plusieurs jours, tant que les provisions de bouche ne seront pas épuisées. Alors, l'honneur des parents sera vengé... et chacun s'en reviendra tranquillement chez soi. Il est bien entendu que personne, dans la famille paternelle, ne voudra se charger de nourrir la vieille égratignée, et que celle-ci sera obligée de rentrer chez son fils. Mais là, plus rien, ni pour elle ni pour son fils, ni pour sa bru, ni pour ses petits-enfants ; plus de riz, plus de vin, plus d'huile, plus de cochon.,.. Voilà ce qu'on y aura gagné. Singulière justice !

  Les trois génies

A propos du Kun-fong-shan, au pied duquel il est passé plusieurs fois, notre missionnaire me dit que cette fameuse montagne passe en effet pour la plus élevée de toute la contrée, et que les pagodes qu'on y a bâties sont le rendez-vous d'un nombre infini de pèlerins, surtout à la huitième lune. D'après les païens, c'est sur cette montagne que résident les trois génies qui ont le pouvoir de donner la mort l'un au porc, le second au bœuf, et le troisième à l'homme ; pour conjurer ces trois divinités malfaisantes, outre des pèlerinages quotidiens, l'on organise tous les dix ans une procession colossale, monstre, et telle qu'on ne pourrait pas s'en faire une idée en Europe, soit pour la pompe qu'on y déploie, soit pour le concours incroyable de dévots qui y prennent part. C'est un culte de crainte et de terreur que l'on rend à ces dieux redoutés : l'on abat et l'on fait disparaître les maisons et tout ce qui pourrait embarrasser le passage de l'innombrable cortège ; on va même jusqu'à tuer sans miséricorde ceux qui troubleraient la fête, sans que les mandarins puissent rien faire ; les masses fanatisées n'écoutent que la voix d'une épouvante indicible, etc, etc. Pauvres gens !

  Les quadrumanes

Derrière les maisons que nous habitons, quelques lopins de terre sont cultivés en patates douces, sur des pentes rapides et rocailleuses. Comme à cette altitude de douze cents mètres, ces tubercules sont lents à mûrir, nos montagnards attendaient encore avant de faire leur récolte. Mais, voilà qu'ils se trouvent dispensés de ce travail.

Pendant que mes bons voisins sont occupés à faire leur repas de midi, une bande nombreuse de singes jaunes est venue, sans tambour ni trompette, faire des siennes dans le champ à patates douces ; et tout a été dévalisé en un clin d'œil Les rusés quadrumanes se retiraient déjà, le cœur satisfait, quand on s'est aperçu du larcin et qu'on est venu me prier sur mon lit, me supplier d'aller poursuivre les voleurs avec mon fusil. La tentation est forte et je n'y résiste pas, d'autant plus que le soleil est admirable et l'atmosphère tranquille. Accompagné et soutenu par le père Calunga et par quelques chrétiens, je franchis les quelques centaines de pas qui séparent la chapelle du théâtre des déprédations. Mais déjà les singes, qui ont vu tous nos mouvements, se sont mis en lieu de sûreté : nous les voyons folâtrant autour d'un immense rocher qui domine la vallée. Dans le désir de les observer de plus près, plutôt que dans l'espoir de les atteindre par des coups de feu, je m'efforce de monter lentement vers leur retraite, tout en me sentant défaillir à deux ou trois reprises. Ces animaux me paraissent être au nombre d'environ soixante ; la troupe est composée d'individus jeunes, de femelles de tout âge, et d'un seul vieux mâle : c'est le roi de la bande, le monarque absolu ? Celui-ci règne en maître ; et en vrai pacha, il ne souffre pas de rival dans son harem ambulant, grimpant, gambadant et sautillant. Je suis témoin d'un trait caractéristique de cette communauté polygamique : un imberbe précoce, se croyant sans doute hors de la vue perçante du maître, s'est avisé de conter fleurette à sa voisine, avec l'Et cætera qu'on comprend... Mais le pacha a tout vu ; et le voilà en quatre bonds, battant et mordant le pauvre diable d'écervelé ; ce sont alors des cris, des hurlements à fendre l'âme ! Je crains même que le singe, aussi cruellement châtié, n'ait été mis tout à fait hors de combat.

Cette espèce de quadrumanes a généralement le pelage d'un jaunâtre blond ou gris, selon l'âge ; mais le vieux mâle est revêtu d'un long poil d'un roux vif, et jamais il n'y a qu'un individu de cette livrée dans une troupe.

Quand ces animaux parcourent la montagne, c'est leur chef qui veille sur la bande et qui donne les signaux adaptés aux circonstances : quand un objet suspect pointe à l'horizon, le patriarche pousse un cri grave, long, guttural, et semblable à un gros bêlement, qui rassemble aussitôt, comme je l'ai vu, son monde autour de lui ; lorsque le danger a paru imminent ce sont de petits cris perçants et détachés qu'il jette, et alors toute sa nombreuse famille se met en marche à sa suite et regagne les arbres et les rochers inaccessibles.

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Ouvrage numérisé grâce à l’obligeance des Archives et de la 

Bibliothèque asiatique des Missions Étrangères de Paris. http://www.mepasie.org

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Note : Cet ouvrage contient des liens vers des dessins et des planches de la faune chinoise découverte par Armand David, inclus dans deux autres ouvrages publiés sur le site  : Les Oiseaux de la Chine. L'Atlas, et : Faune chinoise. Il peut être intéressant de télécharger ces ouvrages, pour illustrer le journal.