Léon de Rosny (1837-1914)

LE TAOÏSME

Introduction d'Adolphe Franck

Ernest Leroux, éditeur, Paris, 1892, XXXVI+180 pages.

 

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Table des matières

Introduction d'Adolphe Franck

Préface

Les origines du taoïsme — La vie de Lao-tse — Le texte du Tao-teh King et son histoire — Les commentateurs de Lao-tse — La définition du Tao — La philosophie de Lao-tse — La morale et la politique du Tao-teh King — Les successeurs immédiats de Lao-tse — Le taosséisme.

Introduction d'Adolphe Franck

Tout ce qu'il y a en Chine d'idées philosophiques et religieuses se résume dans deux noms : Confucius et Lao-tse. Je n'y joindrai pas le nom du bouddha Çâkya-mouni, parce que celui-là appartient à l'Inde d'où il a été importé dans l'Empire du Milieu pour suppléer à l'insuffisance des deux autres.

La différence est grande entre Confucius et Lao-tse. Tandis que le premier, non pas adoré, car il n'a rien d'adorable ni de saint, est vénéré jusque dans le moindre village de la Chine et est connu, estimé sinon admiré dans le monde entier, le second, objet dans son pays d'origine du culte mystérieux de quelques rares solitaires qui se suivent à plusieurs siècles de distance, ne réveille à l'étranger aucune idée définie et même parmi les savants, parmi les orientalistes de profession, a toujours été une matière de controverse.

D'où vient ce contraste dans la destinée de deux grands hommes dont la nation qui leur a donné le jour se montre également fière durant un laps de temps de vingt-quatre à vingt-cinq siècles et dont elle n'est pas prête à répudier l'héritage ?

C'est ici que se révèle un des traits les plus saillants de la physionomie intellectuelle et morale du peuple chinois. Confucius représente l'esprit pratique, l'esprit de conduite sociale, étroitement uni au culte de la tradition et dégagé autant que possible de toute considération spéculative, de tout élément de discussion. C'est, au contraire, l'esprit de spéculation que représente Lao-tse, c'est l'esprit désintéressé des choses de ce monde et se laissant entraîner à ses fantaisies, se livrant au courant de ses rêves ou des impulsions spontanées de la nature sans aucun souci de ce qui est utile ou juste, de ce qui convient à l'individu ou au gouvernement de la société. Les deux manières de penser, les deux formes de la vie intellectuelle sont également honorées en Chine, comme elles le sont dans toutes les races civilisées de l'humanité, parce qu'on les sent également nécessaires, également réclamées par la perfection de la nature humaine. Elles n'existent pas, ne naissent pas l'une sans l'autre et se font valoir réciproquement. Mais un peuple aussi positif, aussi utilitaire, aussi sociable, aussi politique que le peuple chinois, trouvera plus d'avantage à se conduire par les conseils de Confucius que par les abstraites méditations de Lao-tse. Elle ne refuse pas à celles-ci ses louanges, elle prêtera à ceux-là son obéissance. Elle fera de Lao-tse son philosophe, elle fera de Confucius son instituteur.

C'est à cause de la hauteur où il se place dans le domaine de la spéculation et de l'indifférence qu'il affecte pour les intérêts de l'homme et les questions vitales de la société, que Lao-tse a paru si inaccessible à l'intelligence de ses concitoyens. C'est par des raisons contraires, à cause de son esprit pratique et des règles utiles de sa politique et de sa morale, que Confucius leur a paru si clair et qu'ils ont rendu obligatoire pour la jeunesse la connaissance de tous ses livres. La légende s'est emparée de ce contraste et l'a mis en relief dans le récit suivant.

Confucius désirant avoir un entretien avec Lao-tse, alla le trouver dans sa retraite presqu'inaccessible. L'accueil qu'il y rencontra ne donna satisfaction ni à son amour propre ni à son amour pour la science. Le terrible anachorète se contenta de lui recommander la modestie et le silence. Ceux qui prennent à tâche de tirer leurs semblables de l'ignorance et de leur ouvrir les voies de la civilisation, il les comparait à un homme qui, pour faire revenir sur ses pas une brebis en fuite, s'aviserait de battre le tambour. Revenu près de ses disciples et interrogé par eux avec une ardente curiosité, Confucius leur dit : « Je sais que les oiseaux volent, que les poissons nagent, que les quadrupèdes courent. Ceux qui courent, on peut les prendre avec des filets, ceux qui nagent avec une ligne, ceux qui volent avec une flèche. Mais le dragon qui s'élève au ciel, porté par le vent et par les nuages, je ne sais comment on peut le saisir. J'ai vu aujourd'hui Lao-tse ; il est comme le dragon. »

C'est précisément le dragon que M. de Rosny entreprend de nous faire connaître dans le savant et curieux livre auquel il donne pour titre : Le Taoïsme. Le Taoïsme, pour lui, c'est uniquement la doctrine, la philosophie de Lao-tse, qu'il déclare absolument étrangère à la prétendue religion des tao-ssé. Cette religion, qui a pris en Chine une importance exagérée, et qui s'en attribue encore plus qu'elle n'en a, M. de Rosny la repousse comme une œuvre de charlatanisme et de superstition.

Je n'oserais assurer que M. de Rosny a dissipé toutes les obscurités qui environnent son sujet ; du moins l'a-t-il tenté avec conscience et avec courage, à l'aide de ses recherches personnelles, sans essayer de dissimuler, moins encore de diminuer les travaux de ses devanciers. Quand les énigmes contre lesquelles il se débat lui paraissent décidément indéchiffrables, on peut se fier à sa loyauté pour nous en avertir !

Lao-tse n'a laissé à la postérité qu'un livre unique et un livre très court, divisé par sentences souvent aussi obscures que les oracles de la Pythie, et qui s'appelle, soit de sa volonté, soit de la volonté de ses très rares sectateurs, Tao-teh King. La traduction de ce titre, si cela peut passer pour une traduction, nous sommes obligé, par prudence, de la renfermer provisoirement dans ces mots : Le Livre du Tao et de la Vertu.

Tout le monde sait à peu près ce qu'est la vertu, même dans l'opinion des Chinois, qui ne sont pas très exigeants sur ce chapitre. Mais le Tao qu'est-ce que c'est ?

Pour les uns, c'est la nature dans son origine et dans sa perfection, quelque chose comme la nature naturante, natura nuturans de Spinosa. Pour les autres, c'est l'Être Souverain, le principe nécessaire et universel des choses, d'où part et auquel revient tout ce qui existe. Pour d'autres, par exemple pour Pauthier, c'est la suprême intelligence ou la raison universelle, je n'ose pas dire quelque chose de semblable, mais quelque chose d'analogue, dans ses attributs abaissés, au Verbe, au logos de Platon et de Saint-Jean l'Evangéliste. Pour Stanislas Julien, c'est la route universelle, la voie par laquelle tout passe, et quand il traduit en français le titre chinois de l'œuvre de Lao-tse, il l'appelle : Le Livre de la Voie et de la Vertu.

Je crois que toutes ces significations, d'ailleurs étroitement unies les unes aux autres, étaient également et confusément admises par l'auteur chinois. Ne dit-il pas, en effet, presque comme J.-J. Rousseau, que tout est parfait en sortant des mains de la nature, que tout se corrompt entre les mains des hommes, et que c'est justement pour cela qu'il faut laisser aller les choses comme elles vont, sans rien enseigner au peuple, pas même la justice et l'humanité ? Voilà le secret de son optimisme relativement à la nature et la raison de son dédain pour l'entreprise de Confucius.
Que Lao-tse ait vu dans le Tao le principe universel, le principe unique et absolument nécessaire des choses, cela ne me paraît pas non plus sujet à contestation. Ce n'est que sous l'influence de cette idée qu'il a pu écrire des phrases telles que celles qui lui sont prêtées par la traduction de Julien. « Toutes choses sont nées de l'être ; l'être est né du non-être, » c'est-à-dire d'un principe qui, tant qu'il est indéterminé, n'a pas de nom et est pour nous comme s'il n'existait pas. N'est-ce pas en raisonnant de cette façon qu'un grand philosophe moderne, Hegel, a identifié l'être et le non-être et que les docteurs de la Kabbale ont expliqué le dogme de la création ex nihilo ? Mais la phrase que nous venons de citer se complète et se justifie par celle que nous signale M. de Rosny : « Tous les êtres ont été créés simultanément, puis ils retourneront à leur source première. » Un autre passage du Tao-teh King nous apprend que cette sortie de tous les êtres du sein du Tao, c'est ce que nous appelons la vie, et que leur retour est le signal du non-être. Naturellement le non-être est un effacement plus complet que la mort.

On comprend après cela que toutes les existences sortant du Tao et devant immanquablement y rentrer, le Tao soit considéré comme la route universelle, comme l'unique voie par laquelle elles passent. Rien ne se peut imaginer ni se concevoir qui ne passe par là. J'oserai donc, si peu sinologue que je sois, me porter garant de la traduction de Julien sans mépriser les autres.

...Si maintenant nous revenons sur nos pas et cherchons à nous faire une idée générale des maximes contenues dans le Tao-teh King, quelle sera cette idée ? Elle ne répondra à rien de ce que nous connaissons soit des religions soit des philosophies de l'Orient, de la Grèce ou des peuples civilisés de l'Europe. Elle ne répondra ni au polythéisme, ni à la croyance à un seul Dieu, véritablement Dieu, créateur et providence du monde. Elle ne répondra pas à ce que nous entendons par spiritualisme, matérialisme, panthéisme. L'esprit et la matière ne se distinguent pas l'un de l'autre dans le livre de Lao-tse. On n'y reconnaîtra pas non plus le panthéisme ; car le panthéisme suppose le divin, et rien de moins divin, de moins digne d'admiration et d'amour que le Tao tel qu'on nous le présente. Est-ce le naturalisme ou le culte de la nature ? Pas davantage. La nature est belle, la nature est aimable, la nature est féconde et variée à l'infini ; de tous ces attributs le Tao est vide ; il répugne à la beauté, à la variété, à la vie. Le seul nom qui me paraisse applicable, dans une certaine mesure, à cette ombre de système, est celui du monisme, particulièrement cher à quelques sophistes, je pourrais dire à quelques nihilistes de notre temps. Mais qu'est-ce que le monisme ? C'est moins encore que l'unité, car l'unité est une forme de l'existence : le monisme, c'est la solitude, et la solitude c'est le néant. Je ne voudrais pas m'aventurer dans les discussions interminables qui se sont déjà produites sur ce mot ; je me contenterai de dire qu'on ne peut rien imaginer de plus déplaisant, de plus équivoque, de plus répulsif que le monisme de Lao-tse ou la doctrine, quelqu'appellation qu'on lui donne, qui fait le sujet du Tao-teh King. Confucius, malgré le prosaïsme de ses enseignements, est presqu'un aigle quand on le compare à Lao-tse. Il est pourtant indispensable que nous connaissions Lao-tse, autant qu'on peut le connaître. Et M. de Rosny a fait œuvre de science et de dévouement en se vouant à cette tâche.

Préface

Parmi toutes les doctrines spéculatives et religieuses du monde asiatique, il n'en est peut-être aucune, si on en excepte le Bouddhisme, qui ait témoigné d'une puissance d'aperception égale à celle du philosophe Lao-tse. Nulle part, du moins, dans les temps antérieurs à notre ère, on n'a formulé d'une manière plus saisissante et en même temps plus sobre et plus réfléchie la loi suprême de l'univers, et nulle part, on n'a su mieux la dégager de tout attribut anthropomorphique. Cette doctrine, cependant, ne devait occuper qu'une place à peu près insignifiante dans l'histoire intellectuelle de l'humanité. Non seulement elle n'était pas appelée à mûrir par le travail et la culture des nombreuses générations de penseurs qui se sont succédé en Chine depuis le siècle où elle est éclose ; mais, en quelque sorte atrophiée dans son germe, il ne lui était réservé d'autre avenir que de donner un nom, — j'allais dire une étiquette commerciale, — à l'une des croyances les plus grossières qui se soient jamais répandues dans le genre humain.

Le livre de Lao-tse, dont on a rarement contesté le caractère authentique, n'est parvenu jusqu'à nous qu'après avoir subi les plus fâcheuses altérations. Il est, outre, peu étendu, de sorte que la théorie sur laquelle il repose n'a pas été développée d'une manière suffisante pour exclure bien des doutes sur sa signification réelle et sa portée. Le style de l'auteur enfin, concis à l'excès, souvent alambiqué et décousu, est énigmatique en bien des cas, entaché de mysticisme ; son principal défaut est d'ouvrir sans cesse la porte aux interprétations les plus discordantes.

Une doctrine spéculative, il est vrai, a plutôt à gagner qu'à perdre, surtout lorsqu'elle est fort ancienne, à n'être transmise aux âges postérieurs que sous une forme vague et mutilée. Pour peu que les lambeaux épargnés par les siècles laissent entrevoir des traces d'une grande idée, il y a bien des chances pour que cette idée, réelle ou supposée, soit un jour recueillie avec enthousiasme et inscrite dans les annales du monde pensant comme une haute manifestation de l'esprit humain. Rien de tel, pour un livre canonique, par exemple, que de prêter largement à l'essor, de l'exégèse et de l'interprétation. Des théories énoncées d'une façon trop précise sont souvent fatales à l'œuvre d'un instituteur religieux : elles sont marquées visiblement du sceau de la faiblesse humaine ; le besoin de surnaturel, si enraciné dans le cœur des masses, n'y trouve pas son compte. Les fondateurs de religions, qui n'ont rien écrit par eux-mêmes, ont toujours eu, pour ce motif, un avenir plus brillant et plus durable que les autres : nul n'est admis à leur imputer des fautes ou des erreurs dont leurs disciples ou leurs apôtres sont seuls responsables.

Loin de ma pensée, cependant, de soutenir que les grandes aperceptions dont on croit trouver des vestiges dans certains livres de l'antiquité n'y existent que par le fait de notre complaisance ; et je crois qu'on ne saurait trop révérer les écrits des anciens sages où nous rencontrons des endroits qu'il est possible d'associer aux théories les plus sûres et les plus avancées de la philosophie moderne.

L'ouvrage de Lao-tse est de ce nombre ; et, pendant longtemps encore, les hommes préoccupés de découvrir les aïeux de la pensée humaine y trouveront plus qu'à glaner. Cet ouvrage, néanmoins, ne se présente pas dans des conditions analogues à celles des autres textes canoniques ou philosophiques qui nous ont été transmis par l'antiquité. La plupart de ces textes ont servi de base à la fondation d'une secte ou d'une école : ils ont été continués d'âge en âge. Le Tao-teh King, au contraire, est demeuré pendant plus de vingt siècles à l'état d'œuvre isolée, sans lien effectif avec le travail des générations, j'allais dire à l'état d'œuvre mort-née ou incomprise. Cette étonnante production de l'esprit chinois, qui remonte à l'époque de la captivité de Babylone, a joui, il est vrai, d'une certaine fortune à plusieurs époques ; mais il n'y a aucun doute que cette fortune, elle la doit à des circonstances étrangères à sa valeur philosophique. La réaction contre le Confucéisme, sous le règne mémorable de Chi Hoang-ti (IIIe siècle avant notre ère), suffirait au besoin pour expliquer le succès d'une doctrine si différente, parfois même si contraire à celle de l'École des Lettrés.

En dehors des intérêts politiques qui ont fait supplanter sous certains règnes l'enseignement de Confucius par celui de Lao-tse, l'histoire nous apprend que les idées de ce dernier ont réuni dans diverses contrées de l'Extrême-Orient, en Corée et même au Japon, des partisans nombreux et enthousiastes. Il est toutefois vraisemblable que le succès de son livre ne provient point des théories taoïstes dont nous sommes enclins à admirer aujourd'hui l'expression rudimentaire, et qu'il faut attribuer bien plutôt la vogue dont il a été l'objet ailleurs qu'en Chine aux contes merveilleux et à la brillante mise en scène du culte des taosséistes. La pensée capitale du Tao-teh King, déjà sensiblement altérée dans les écrits des successeurs immédiats de Lao-tse, n'existe plus qu'à l'état de travestissement dans la masse de la population qui a fait un petit dieu de son auteur faute d'avoir compris qu'il était un grand philosophe.

Les croyances que professent les prétendus adeptes du Tao diffèrent si profondément de l'esprit de Lao-tse qu'il m'a semblé impossible, non seulement de les associer à la doctrine du Maître, mais même de les y rattacher par des liens étroits. C'est ce qui m'a décidé à faire usage de deux termes distincts : Taoïsme pour désigner la philosophie de Lao-tse et dans une certaine mesure celle des écrivains dits « naturalistes » de la Chine ancienne et moderne, — et Taosséisme pour dénommer le culte des tao-sse ou « sectateurs du Tao », culte qui ne repose plus guère que sur des interprétations forcées ou cabalistiques du Yih-king et de quelques sentences du célèbre contemporain de Confucius. La valeur très distincte de ces deux termes désormais établie, je reviens à l'appréciation du Taoïsme en général et tout p.XXII particulièrement à celle du Taoïsme, tel qu'il résulte de l'étude de son livre fondamental, le Tao-teh King.
Lao-tse ne nous a laissé à aucun titre un système complet de philosophie ; nous n'avons de lui que des aphorismes décousus, présentés en désordre et sans développements. On doit cependant lui tenir compte des puissantes aperceptions qu'il a eues du problème de la Nature, dans un milieu en apparence aussi défavorable que celui où il vivait, à peu près à l'époque où, dans des conditions infiniment meilleures, on entendait retentir la parole touchante de Çâkya-mouni et les enseignements de Pythagore...

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