Félix-Sébastien Feuillet de Conches (1798-1887)

Couverture. Félix-Sébastien Feuillet de Conches (1798-1887) : Les peintres européens en Chine et les peintres chinois. Revue contemporaine, Paris, 1856, pages 216-260.

LES PEINTRES EUROPÉENS EN CHINE

et les peintres chinois

Revue contemporaine, Paris, 1856, pages 216-260.

 

  • "[Khang-Hi] aimait aussi beaucoup la peinture et ménageait les artistes. Presque tous les jours, il passait quelques instants dans l'atelier des peintres, et le père Belleville ayant été malade, il l'emmena avec lui en Tartarie, pour le faire changer d'air et le distraire. Gherardini n'avait pas moins ses bonnes grâces. L'empereur, informé un jour que cet artiste n'était pas bien traité par les Frères français, le fit sortir de leur maison, l'envoya demeurer chez un mandarin, de ses favoris, et lui donna pour compagnon et interprète le frère Bodini, qu'il avait exprès tiré de la maison portugaise. Là-dessus, les Pères français de prendre l'alarme. Redoutant surtout que Gherardini n'allât s'établir chez les Portugais, ils firent mille avances à la brebis égarée et la ramenèrent au bercail. L'empereur avait plusieurs raisons pour goûter Gherardini. Le subtil Italien avait plusieurs cordes fines à son arc : aussi bon musicien que peintre, il jouait à ravir de la basse de viole et de la trompette marine."
  • "L'empereur a ses peintres qui travaillent dans le goût purement chinois et continuent à faire halte dans les vieux procédés. Le caractère particulier de leur peinture est l'emploi des couleurs par teintes plates dans leur vivacité native. Ils ne les fondent pas entre elles, ne brisent pas les tons, ne dégradent pas les nuances, comme on le fait en Europe pour exprimer les jeux de la lumière, les reflets et les ombres. Au premier aspect même, ils sont plus vifs et plus montés de ton que les Européens ; mais qu'on ne s'y trompe pas, ils n'en sont pas pour cela plus coloristes. Sans aucune idée des belles localités qui sont dans la nature, sans nulle entente des harmonies de la couleur ni de la magie du clair-obscur, ils ne sont vifs que parce qu'ils sont sans art et posent leurs couleurs à cru. Ce sont des enlumineurs, non des peintres."

Extraits : Les jésuites peintres et savants en Chine. Premières années du XVIIIe siècle
Les peintres européens sous Khien-Loung. 1736-1777
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Sur les peintres européens en Chine et les peintres chinois, voir entre autres dans la Bibliothèque Chineancienne : Feuillet de Conches : Causeries d'un curieux. La Chine. et : Les peintres européens en Chine et les peintres chinois. — Gherardini : Relation du voyage fait à la Chine sur le vaisseau l'Amphitrite, en l'année 1698. — Amiot : Éloge du frère Attiret. — Delécluze : Atelier d'un peintre chinois.

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Les jésuites peintres et savants en Chine. Premières années du XVIIIe siècle

Dès l'époque de Louis XIV, sous le règne de Chui-tsou-gin ou Khang-Hi, quatrième empereur de la dynastie des Mandchoux, on trouve parmi ces héroïques missionnaires qui se servaient des sciences, des arts et des métiers pour propager l'Evangile, quelques hommes qui pratiquaient la peinture. Un manuscrit inédit, provenant du cabinet de l'avocat-général Joly de Fleury, et intitulé : «Journal du Voyage de la Chine, fait dans les années 1701, 1702 et 1703», mentionne deux peintres aimés de l'empereur : le frère Belleville, Français qui faisait des dessins et des miniatures, et Jean Gherardini, peintre italien qui peignait à l'huile et à l'eau. Malheureusement, le manuscrit n'entre dans aucun détail sur le mérite de leurs ouvrages. Mais une lettre de ce même Gherardini, imprimée en 1700 donne sur sa personne et ses talents quelques notions. C'était un Piémontais que le duc de Nevers, qui avait connu son habileté en Italie, avait fait venir en France à la fin du XVIIe siècle. Il avait d'abord été employé à décorer l'église des jésuites de Nevers, puis la bibliothèque de la maison professe de Paris. L'auteur de l'avertissement qui précède sa relation voit dans ces ouvrages de l'Italien « des monuments éternels de son rare génie pour la peinture et surtout pour la perspective, en quoi il excellait particulièrement. »

Dans le temps qu'il achevait de peindre à la bibliothèque de la maison de Paris, le R. P. Bouvet, que l'empereur Khang-Hi avait envoyé en Europe pour chercher de nouveaux missionnaires et des gens habiles dans tous les arts, goûta la beauté de son talent et le détermina à partir avec lui pour la Chine.

« Dieu me parla au cœur, dit Gherardini, et quand Dieu parle, il faut obéir. »

Dès lors, il renonça sans peine à la renommée qu'il pouvait acquérir en Europe, pour aller dans l'Orient travailler à la gloire de Dieu. Avant de partir, il fut admis à l'honneur de saluer Louis XIV. Enfin, le 1er mars 1698, il s'embarqua sur l'Amphitrite, à la Rochelle, avec le père Bouvet et ses nouveaux compagnons, et arriva, le 2 novembre suivant, à Canton, après une rude navigation de huit mois. L'empereur, impatient de revoir le père Bouvet, envoya au devant de lui et de ses compagnons, jusques à Canton, les pères jésuites Visdelou et Suarès, avec un mandarin tartare.

Si le manuscrit de M. Joly de Fleury est muet sur les travaux d'art du frère Belleville et de Gherardini, en retour, il s'étend fort au long sur les rôles souvent humiliants, toujours pénibles, que les jésuites s'étaient distribués auprès de Khang-Hi, pour s'insinuer dans ses bonnes grâces, tandis que d'autres convertissaient dans les provinces. Transcrire ici tout ce curieux chapitre serait un hors d'œuvre trop considérable ; mais les faits sont nouveaux, et l'on me pardonnera peut-être une rapide analyse de ce long passage, avant de parler des Frères peintres sur lesquels on a de nombreuses informations.

Les jésuites avaient trois maisons ou églises à Péking. Les Pères français en occupaient une dans la ville tartare ; les Pères portugais, deux dans la ville chinoise. Français et Portugais ne communiquaient ensemble qu’autant que l'intérêt général de la compagnie pouvait le requérir, ou qu'ils étaient appelés par l'empereur pour travailler de concert à quelque ouvrage. Les Italiens étaient généralement réunis aux Portugais ; les Allemands, aux Français. Cependant l'Italien Gherardini, amené par le père Bouvet, demeurait dans la maison française avec le frère Belleville, et c'était le supérieur, le père Gerbillon, qui lui servait d'interprète auprès de Khang-Hi, quand il travaillait en présence de ce prince. Sans être aussi fou de musique que cet empereur du VIIIe siècle, Hiouan-Tsoung, de la dynastie des Thang, qui négligeait les affaires de l'Etat pour jouer sur une flûte de jade, Khang-Hi aimait fort la musique. Celle du Céleste-Empire, lente et plaintive, monotone et sans harmonie, quelquefois criarde et dure, ne reposait, comme elle le fait encore aujourd'hui, sur aucun principe scientifique, et, à vrai dire, était seulement du bruit rythmé, que les Chinois ne savaient même pas noter. La nôtre avait du moins le mérite d'étonner l'empereur, si elle ne lui agréait que comme nouveauté étrangère. Il aimait aussi beaucoup la peinture et ménageait les artistes. Presque tous les jours, il passait quelques instants dans l'atelier des peintres, et le père Belleville ayant été malade, il l'emmena avec lui en Tartarie, pour le faire changer d'air et le distraire. Gherardini n'avait pas moins ses bonnes grâces. L'empereur, informé un jour que cet artiste n'était pas bien traité par les Frères français, le fit sortir de leur maison, l'envoya demeurer chez un mandarin, de ses favoris, et lui donna pour compagnon et interprète le frère Bodini, qu'il avait exprès tiré de la maison portugaise. Là-dessus, les Pères français de prendre l'alarme. Redoutant surtout que Gherardini n'allât s'établir chez les Portugais, ils firent mille avances à la brebis égarée et la ramenèrent au bercail. L'empereur avait plusieurs raisons pour goûter Gherardini. Le subtil Italien avait plusieurs cordes fines à son arc : aussi bon musicien que peintre, il jouait à ravir de la basse de viole et de la trompette marine.

Le père Pereira, qui jouait aussi de plusieurs instruments, était le premier maître de musique de l'empereur, et celui de tous les missionnaires qui le voyait le plus souvent. C'est à lui que la Chine est redevable de l'art d'écrire la musique au moyen de certains caractères représentant les tons d'une gamme.

Un père Pernon était le facteur et l'accordeur des instruments de l'empereur, tels que clavecins, épinettes, tympanons, et il en donnait des leçons à Sa Majesté. Il maniait aussi fort lestement la flûte et le violon. De son côté, le célèbre père Parennin, procureur de la maison des Pères, et qui était habile aux bâtiments, jouait du flageolet et de la flûte, un peu aussi de la trompette marine. Le premier, il avait fait connaître à l'empereur cet instrument, aujourd'hui si répandu à la Chine, au Thibet et dans l'Inde.

L'empereur voulait-il se donner le divertissement d'un concert, soit dans ses appartements, soit dans la cour au milieu des ouvriers, il y faisait appeler les pères Péreira, Pernon et Parennin avec Gherardini, et le quatuor symphoniste avait l'honneur de divertir Sa Majesté, mais à genoux, vrai supplice que l'étiquette forçait de subir. L'empereur les retint un jour dans cette posture pendant quatre heures, et s'étant aperçu à la fin qu'ils étaient fatigués, il daigna, par compensation, honneur insigne ! leur verser de sa main impériale du vin dans une coupe qu'il leur présenta.

Péreira était en même temps le machiniste et l'armurier de l'empereur. Il travaillait aussi à l'horlogerie avec l'assistance d'un frère Brocard.

Le père Régis faisait des observations astronomiques que le R. P. Grimaldi, président du tribunal des Mathématiques, c'est-à-dire chef de l'observatoire, et qui avait été créé mandarin, corrigeait et présentait à l'empereur. Le père Thomas était aussi pour les mathématiques et l'astronomie, et suppléait au besoin le père Grimaldi, ce qui eut lieu durant un voyage que ce Père fit en Europe.

Venait ensuite le père Suarès, qui faisait des lunettes, raccommodait les horloges, montait les pendules de l'empereur, taillait les pierreries.

Un Allemand, le père Kilian Stromp, en même temps habile tourneur, était, dans la maison française, le chef et conducteur d'un grand établissement de verrerie, où il confectionnait de beaux ouvrages à l'usage de l'empereur, de ses femmes et de ses enfants. Sa Majesté fut si satisfaite de son zèle qu'un jour elle le gratifia d'un vieux ouaïthao, ou veste de dessus, qu'elle avait portée longtemps, et lui versa à boire dans sa propre coupe impériale.

Le frère Frapperie était le chirurgien empirique du palais.

Un frère Rhodès était l'apothicaire du corps, fonction qui lui donnait le privilège de suivre l'empereur dans ses voyages.

L'ami de Gherardini, le père Bodin ou Bodini, était l'apothicaire du commun et le confiturier-bouche.

Hormis le père Bouvet et le père Visdelou, qui avaient enseigné les mathématiques au prince héritier, aucun des religieux n'était appelé à donner des leçons aux fils de l'empereur. Khang-Hi s'était réservé de les instruire lui-même et de leur faire faire en sa présence tous leurs exercices. Mais, par ordre de l'empereur, tous les missionnaires formaient des élèves et apprentis, chacun selon son talent. C'étaient d'ordinaire de jeunes eunuques du palais. Le père Chareton leur enseignait l'algèbre ; Belleville et Gherardini, la peinture.

Outre quatre cents livres que chacun des jésuites, peintre ou savant, avait du roi de France, il leur était assigné par l'empereur cent vingt taëls, c'est-à-dire neuf cents francs par personne, qu'ils « touchaient au magasin du palais en riz, en viande de cochon, en bois, en charbon de terre. » Le surplus, qu'ils ne prenaient pas en nature, leur était payé comptant par les fournisseurs.

Pour eux comme pour leurs ouvriers nul jour de fête, pas même le jour de Pâques. Le frère peintre Belleville s'en fâcha, refusa de travailler les jours fériés, et témoigna plusieurs fois aux Pères qu'il voulait retourner en Europe, ce que ceux-ci n'eurent garde de lui accorder, parce que l'empereur prenait beaucoup de plaisir à ses ouvrages.

Jamais aucun des Pères ne paraissait devant l'empereur sans être appelé, à moins d'avoir quelque requête extraordinaire à présenter, auquel cas il fallait s'adresser à l'un des quatre mandarins nommés par l'empereur pour servir d'intermédiaires aux Européens. Un missionnaire avait-il reçu quelque gratification du monarque, il allait, sans être appelé, dans le lieu où travaillaient les ouvriers, c'est-à-dire dans la cour, demandait audience et la permission de battre neuf fois de la tête devant le trône, en signe d'action de grâces : après quoi il se prosternait au milieu de cette cour, devant une grande porte faisant face au trône impérial.

Tous en général étaient censés domestiques de l'empereur, payés sur ce pied, et aucun n'aurait osé prendre d'autre titre, à l'exception du mandarin, le R. P. Grimaldi. Pour arriver à leurs fins sacrées, il leur fallait beaucoup ménager les eunuques qui approchaient la personne de l'empereur. C'était, disait-on, par le crédit de ces gens-là que les Pères qui, de la cour, se répandaient dans les provinces de l'empire, obtenaient leurs brevets de Ta-Jen.

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Les peintres européens sous Khien-Loung. 1736-1777

Un peu plus tard, on trouve à la Chine les jésuites Joseph Castiglione, peintre pour la mission portugaise, et Jean-Denis Attiret, peintre pour la mission française. Le premier était Italien de naissance, le second avait vu le jour à Dôle, en Franche-Comté, le 31 juillet 1702. Castiglione, homme de beaucoup de talent, au témoignage d'Attiret, avait étudié la peinture dans sa terre natale. Formé à la manière large et vigoureuse des maîtres, il eût pu briller en Europe : une vocation religieuse le fit entrer aux jésuites en qualité de Frère coadjuteur, et c'est d'Italie que la Compagnie l'avait envoyé missionnaire en Chine. Pour Attiret, après avoir reçu de son père, peintre médiocre, les premiers éléments, il alla se perfectionner dans cette terre où les arts fleurissent avec les citronniers. À son retour de Rome, il peignit à Lyon quelques bons portraits, notamment celui du cardinal d'Auvergne, archevêque de Vienne, et celui de M. Perrichon, prévôt des marchands. Il avait trente ans quand une amertume salutaire qu'il sentit au milieu du monde, l'ayant averti de se donner à Dieu, il entra chez les jésuites avec l'humble habit de Frère convers, sans pour cela déposer les pinceaux. Durant son noviciat, il peignit les quatre pendentifs du dôme de l'église des jésuites d'Avignon ; et comme la mission française de Péking avait demandé un peintre, il s'offrit et partit pour la Chine, vers la fin de 1737, sous le règne de Khien-Loung, monté sur le trône en 1736. À son arrivée, il trouva Castiglione établi à Péking vers la fin du règne précédent. Il se lia avec lui d'une étroite amitié, et tous deux devinrent les peintres favoris de l'empereur.

Déjà Castiglione avait peint les portraits de Khien-Loung et des impératrices, quand le peintre français vint le rejoindre. Le premier avait embelli le collège des églises chrétiennes à Péking de deux grands tableaux, représentant, l'un Constantin sur le point de vaincre, l'autre Constantin vainqueur et triomphant. Il avait peint aussi, sur les côtés de la salle, deux perspectives qui faisaient illusion. À son tour, Attiret peignit le frère de l'empereur, sa femme, quelques autres princes et princesses du sang, et plusieurs des favoris seigneurs. Il fit plus tard un portrait en grand de l'empereur, représenta en plafond, dans le palais impérial, le temple de la Gloire civile, puis exécuta quatre grands tableaux des saisons, et une grande peinture représentant une dame à sa toilette : toutes œuvres que le père Amiot, qui les avait vues, célèbre comme magnifiques. Pendant les jours de repos que lui laissait son emploi auprès de l'empereur, il allait travailler chez les grands, chez les ministres, et il enrichit de tableaux religieux, pleins d'onction et de sévérité, les églises et les maisons chrétiennes. On cite particulièrement un beau tableau de l'Ange gardien dont il orna la chapelle des Néophytes, dans l'église de la maison française. Enfin, il peignit plus de deux cents portraits de personnes de différents âges et de différentes nations. En résumé, deux grands ateliers particuliers se formèrent où vinrent quelques élèves, et qui eurent pour maîtres les deux jésuites, mais où il ne fut guère permis aux maîtres de produire dans le goût européen.

On a du jésuite Attiret une lettre insérée aux Lettres édifiantes, et dans laquelle il raconte qu'il lui fallut oublier pour ainsi dire tout ce qu'il avait appris, et se faire une nouvelle manière, pour se conformer au goût de la nation. Tout ce que les peintres exécutaient était personnellement ordonné par l'empereur, qui se faisait montrer d'abord les esquisses, et les changeait lui-même ou les faisait modifier à sa fantaisie, sans tenir compte de la régularité du dessin. Il en fallait passer par là, et ne souffler mot, car le goût du Fils du Ciel était sacré :

« Ici, dit Attiret, l'empereur sait tout, ou du moins la flatterie le lui dit fort haut, et peut-être le croit-il ; toujours agit-il comme s'il en était persuadé.

Sitôt après son arrivée à Péking, Attiret avait exécuté pour l'empereur une peinture à l'huile, représentant l'Adoration des Mages. Khien-Loung en avait été si charmé qu'il l'avait fait placer dans ses petits appartements. Mais c'est par ce tableau même que les tribulations du pauvre peintre avaient commencé. L'empereur l'avait harcelé d'observations, et lui avait imposé tant de changements qu'Attiret ne se reconnaissait plus dans son œuvre. Khien-Loung n'admettait pas les modifications de couleur, les dégradations d'exécution pittoresque commandées par les distances, et, suivant lui,

« les imperfections de l'œil n'étaient pas une raison pour que les objets de la nature fussent représentés comme imparfaits. »

En outre, il reprochait à l'huile son luisant et son vernis, et pour peu que les ombres fussent vigoureuses, il y voyait autant de taches.

« La détrempe, disait-il, pendant qu'Attiret travaillait à la peinture de son Adoration, est plus gracieuse, et elle frappe agréablement la vue, par quelque côté qu'on la regarde. Ainsi, il faut qu'après que ce tableau sera fini, le nouveau peintre peigne de la même manière que tous les autres. Pour ce qui est des portraits, il pourra les faire à l'huile. Qu'on obéisse. »

Cette répugnance du goût chinois pour les procédés européens avait plus d'une fois aussi arrêté l'essor du peintre Gherardini dont nous parlions plus haut. L'humeur qu'il en avait gardée lui avait fait pousser trop loin son mépris pour l'art de la Chine, et répéter plus d'une fois, après y avoir séjourné, ce qu'il avait dit en arrivant pour la première fois à Canton :

— Vive l'Italie pour les Beaux-Arts ! les Chinois se connoissent en architecture et en peinture, comme moi en grec et en hébreu. Ils sont pourtant charmez d'un beau dessein, d'un païsage bien vif et bien ménagé, d'une perspective naturelle ; mais pour sçavoir comment on s'y prend, ce n'est pas là leur affaire ; ils entendent mieux comment on pèse l'argent, et comment on prépare le ris. »

Un jour qu'il avait terminé une grande décoration de colonnades qui paraissait s'enfoncer dans la perspective, les Chinois, stupéfiés à première vue, crurent de sa part à quelque fait de magie diabolique. À peine, s'approchant de la toile, se furent-ils assurés par le toucher que c'était un trompe-l'œil sur une surface plane, qu'ils se récrièrent : il n'y avait rien, disaient-ils, de plus contraire à la nature que de représenter des distances là où il n'y en avait point, où il ne pouvait y en avoir !

Le frère Castiglione, depuis longtemps assoupli à la mode chinoise, encourageait son confrère Attiret à s'oublier lui-même, et le contenait dans ses révoltes contre les importunités jalouses et les vexations des peintres du pays. Bientôt ces deux hommes, habitués à peindre largement l'histoire et le portrait, et qui, malgré leur résignation, ne pouvaient se dépouiller complètement de leur éducation première, ne furent plus occupés, les trois quarts du temps, qu'à peindre patiemment à l'huile sur des glaces, ou à l'eau sur la soie, — en écrans, en tentures, en paravents, en stores, en éventails, — des arbres, des fruits, des animaux de toute espèce, rarement des figures. Encore fallut-il que la représentation de la nature vivante ou morte eût toute la minutie précieuse des peintures d'histoire naturelle qui comptent les poils des animaux, les écailles des poissons, les nervures des feuilles et des fleurs. De même que Castiglione, Attiret se plia à tous les caprices de la mode, et d'artiste qu'il était se fit simplement un homme habile dans l'imitation servile. Ses ombres atténuées n'offrirent plus que des teintes légères ; et la correction, le modelé, la perspective disparurent en partie avec la liberté de l'artiste. En revanche, il devint forcément fidèle à la vérité pédantesque du costume, qui, pour quelques peintres et artistes dramatiques de notre Europe, comme pour les peintres de la Chine, est le comble de l'art. La science du cérémonial et de l'étiquette, l'étude de mille détails de mœurs, de mille petits riens qui composent l'accoutrement des personnes de tout rang furent obligatoires. Ainsi, le costume des femmes, la longueur de leurs ongles, la coloration de leurs doigts diffèrent suivant les conditions. On reconnaît sur-le-champ au costume, même rien qu'à la main, une grande dame d'une dame ordinaire, une dame d'une femme du commun. Il fallut savoir toute cette espèce de blason consacré, car la peinture la plus charmante eût été impitoyablement répudiée par l'empereur, si elle n'eût rigoureusement donné à chacun ses attributs, si elle se fût méprise sur le teint de tel personnage, si elle eût mal à propos coloré ou non coloré, allongé, raccourci les ongles ; si elle eût omis dans la représentation de telle femme l'étui qui les préserve. Nulle place pour l'expression des passions dans la peinture chinoise : toute femme comme il faut a une couche de blanc sur la figure, une couche de carmin sur les lèvres, et il n'est plus permis à l'incarnat de la vie d'exprimer au dehors les mouvements intérieurs. Sous la dynastie précédente, la consommation de la seule céruse et du cinabre, par les filles employées dans les palais, avait coûté jusqu'à dix millions. En vain avait-on essayé de la diminuer : la fureur de la mode avait été plus forte que les lois somptuaires. Voilà ce que nos peintres européens ignoraient et ce que les Chinois leur apprirent, avec une foule d'autres minuties anti-pittoresques qui seules pouvaient assurer le succès du pinceau. Attiret en vint d'ailleurs à se voir tellement vaincu de besogne que n'y pouvant suffire malgré tout son courage, il se borna à composer les sujets et à peindre de sa main les carnations. Il distribuait le reste du travail aux peintres chinois dont il dirigeait le talent ; puis il revoyait le tout, ranimant leurs petites œuvres de ces touches qui donnent la vie, comme brille le ver luisant caché dans l'herbe morte de l'automne.

L'empereur Khien-Loung eut « toujours des bontés distinguées pour Castiglione et pour Attiret. Il venait les voir peindre tous les jours, et souvent plus d'une fois ; s'entretenait avec eux très familièrement, avait toujours quelque chose de gracieux à leur dire, leur envoyait fréquemment des plats de sa table, et en faisait grand cas, plus encore à cause de leur modestie et de leur rare vertu, qu'à cause de leur talent et de leur attention continuelle à se plier à ses goûts et à ses désirs. »

Mais cette grâce impériale, ils la payaient cher. On leur donnait, pour atelier, au palais, une espèce de salle isolée, au rez-de-chaussée, entre cour et jardin, exposée à toutes les incommodités des saisons, comme tous les appartements chinois, où les recherches du confortable européen sont inconnues. Dévorés de chaleur dans l'été, ils souffraient, dans l'hiver, du froid le plus piquant, n'ayant d'autre feu qu'un petit réchaud sur lequel ils mettaient leurs godets pour empêcher la glu et les couleurs de geler. Il est vrai que, dans ses visites d'été, l'empereur, devant qui l'on ne devait rien faire qu'à genoux, leur permettait, par grâce singulière, de s'asseoir, et les invitait à ôter leur bonnet quand il faisait trop chaud. Mais la présence du prince, comptée par un Chinois pour la suprême récompense et la souveraine félicité, était à peu près toute la paie que le père Attiret recevait de ses travaux, si l'on en excepte quelques petits présents en soie ou autre chose de peu de prix, et qui encore venaient rarement.

« Aussi, ajoutait-il, n'est-ce pas ce qui m'a amené à la Chine, ni ce qui m'y retient. Être à la chaîne d'un soleil à l'autre ; avoir à peine les dimanches et les fêtes pour prier Dieu ; ne peindre presque rien de son goût et de son génie ; avoir mille autres embarras qu'il serait trop long d'expliquer ; tout cela me ferait bien vite reprendre le chemin de l'Europe, si je ne croyais mon pinceau utile pour le bien de la religion, et pour rendre l'empereur favorable aux missionnaires qui la prêchent, et si je ne voyais le Paradis au bout de mes peines et de mes travaux. C'est là l'unique attrait qui me retient ici, aussi bien que tous les autres Européens, qui sont au service de l'empereur. »

Les arts, sauvés jadis par le luxe des temples ; les lettres, sauvées par l'érudition des cloîtres, essayaient sur ce coin de terre de rendre à la religion ce qu'ils en avaient reçu.

Ce zèle sacré eut malheureusement l'occasion de s'exercer sous l'empereur alors régnant. Tandis que son aïeul, le célèbre Khang-Hi, avait souffert les prédications publiques de l'Évangile dans toute l'étendue de l'empire, et que les missionnaires de tout ordre et de tout pays, parcourant les provinces, avaient fait librement des conversions, tandis qu'il avait poussé la bienveillance jusqu'à composer lui-même une inscription pour la maison centrale des missions, Young-Tching, fils et successeur de Khang-Hi, chassa des provinces tous les missionnaires, confisqua leurs églises et ne souffrit plus d'Européens que dans la capitale et à Canton, comme gens utiles à l'État pour les mathématiques, les sciences et les arts. Khien-Loung, fils de Young-Tching, maintint les choses sur le même pied. On pensera tout ce qu'on voudra des disciples de saint Ignace, perdus dans l'ordre politique par l'absolutisme théocratique et les doctrines fanatiques de quelques-uns d'entre eux ; dans l'ordre moral, par leur dévotion aisée et leurs restrictions mentales. On renouvellera, sans les épuiser, de longs débats sur la légitimité de leur but et de leurs moyens, mais on sera d'accord sur la grandeur de leur œuvre qui, au vieux monde comme au nouveau, a fait de la Compagnie de Jésus le premier corps de l'Église, et lui a assigné une place si haute dans l'État et dans l'enseignement. Qui pourrait se défendre d'un frisson d'épouvante et retenir un cri d'admiration en suivant les malheureux missionnaires (les jésuites n'étaient pas, il est vrai, le seul ordre qui en fournît), dans les héroïques sacrifices qu'ils s'imposaient pour la foi, et qui se terminaient toujours par des humiliations, souvent par des persécutions, quelquefois par le martyre ? Khien-Loung laissa mettre à mort cinq missionnaires espagnols de l'ordre de Saint-Dominique et l'un de leurs catéchistes, qui avaient été saisis dans le Fo-Kien, contrevenant à la loi en prêchant l'Évangile dans cette province. Parmi les victimes était un saint évêque de Mauricastre. En vain, malgré la défense expresse de parler d'affaires à l'empereur, sans être interrogé par lui, Castiglione profita courageusement d'une visite que lui faisait ce prince, dans son atelier, pour se jeter à ses pieds et implorer la grâce des condamnés ; à cette demande, l'empereur avait changé de couleur sans rien répondre. Le Frère, pensant n'avoir point été entendu, avait répété de nouveau ce qu'il venait de dire, et Khien-Loung lui avait imposé silence. En vain, une autre fois encore, le vénérable Castiglione plaça quelques paroles en faveur de la religion désolée, le prince se borna à lui répondre sèchement : « Hoa-pa ! » Peins donc !

Le jésuite ne fut pas pour cela disgracié, et Khien-Loung continua de l'approcher de sa personne. C'était l'usage que tout Européen reçût un nom chinois ; au nom de Castiglione avait été substitué celui de Lang Che-ning, c'est-à-dire Lang vie tranquille, et dans ses moments de gaieté, l'empereur s'amusait à plaisanter la quiétude du bon religieux. On trouve dans la Vraie chronique du règne de l'empereur Chuen (nom posthume de l'empereur Khien-Loung), qu'un jour Lang Che-ning fut mandé par l'empereur au moment où ce prince était entouré de tout son gynécée, composé d'une cinquantaine de femmes. Les femmes étaient belles et le diable est fin ; mais le discret Castiglione détournait la tête, et Khien-Loung fit de vains efforts pour attirer ses regards vers le séduisant spectacle. Le lendemain, l'empereur assemble ses huit premières favorites et mande encore le peintre :

— Voyons, Che-ning, lui dit-il, laquelle trouves-tu la plus belle ?

— Les femmes du Fils du ciel sont toutes également belles, répondit l'autre sans détourner la tête.

— Regarde, regarde ; tu me feras le portrait de celle que tu aimeras le mieux.

— Qui oserait choisir après le choix de l'empereur ?

— Eh quoi ! s'écria Khien-Loung, qui n'en pouvait tirer rien de plus, parmi celles d'hier en aurais-tu trouvé qui fussent mieux à ton goût ?

— Je ne les ai point regardées.

— Que faisais-tu donc quand tu clignais de l'œil de côté ?

— Je comptais les carreaux en porcelaine du palais de Sa Majesté.

— Alors, combien y en a-t-il ?

— Tant.

Là-dessus, l'empereur fait compter les carreaux par des eunuques. Le jésuite avait dit juste. Les femmes, relevant le pan de leurs robes de brocart et se balançant comme des fleurs de lotus sur leurs petits pieds brisés, se retirèrent en riant.

Cependant, de longues années après cette aventure, en 1768, le bonhomme Castiglione était arrivé à sa soixante-dixième année, ne travaillant plus que d'une main tremblante, mais travaillant toujours. Khien-Loung voulut, à cette occasion, l'honorer avec éclat. Il lui fit porter en cortège des présents par des mandarins, à travers un concours immense de population et au bruit des fanfares. Les Ago, ou fils de l'empereur, les grands, les lettrés comblèrent le religieux de félicitations ; et ce qui, aux yeux des missionnaires, surtout des Chinois, rehaussa encore cette solennité, c'est que l'empereur avait joint aux présents quatre caractères tracés de sa main, qui contenaient l'éloge du père Castiglione. Cette fête fut renouvelée, avec non moins de solennité, le 21 septembre 1777, en l'honneur d'un missionnaire allemand, nommé Ignace Sickelbarth, que l'empereur occupait aussi à peindre, et qui, le jour même, devenait septuagénaire. Ce respect pour l'âge est un des traits caractéristiques du caractère de Khien-Loung, qui adressait de temps à autre, de sa main, quelques mots de félicitations aux plus âgés de son empire, et consacrait des monuments aux prodiges de longévité. La brièveté de la vie a été dans tous les temps, comme chez tous les peuples dont la religion chrétienne n'a pas épuré les croyances, une des plus poignantes préoccupations humaines. Le Chinois, surtout, amoureux de la vie sensuelle, n'a pas de meilleur vœu que celui de la longévité pour lui-même comme pour ses amis. Souvent à ceux qui lui sont le plus chers il offre en adieu une grande pancarte, où il a écrit ce caractère unique Cheou, qui veut dire longévité ; et l'on rencontre dans le Céleste Empire des bronzes, des jades, des laques antiques ou modernes, des porcelaines du service de l'empereur, qui sont tout couverts, en façon d'ornement, d'un semis de ce mot sous toute forme et en toute écriture.

Le vœu du Cheou s'accomplit pour Khien-Loung lui-même : il vécut quatre-vingt-neuf ans, et, comme son aïeul Khang-Hi, en régna soixante.

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