Théodore DURET (1838-1927)

Voyage en Asie... La Chine, la Mongolie. par Théodore DURET (1838-1927) Lévy Frères, éditeurs, Paris, 1874, de 368 pages.


VOYAGE EN ASIE... LA CHINE, LA MONGOLIE

Lévy Frères, éditeurs, Paris, 1874, de 368 pages. Extrait présenté : pages 65-160.

1872. Venant du Japon, l'auteur et son compagnon de voyage Henri Cernuschi séjournent cinq mois en Chine avant de repartir pour Java et l'Inde.

 

  • "La société et la civilisation chinoises, depuis le temps où elles nous ont été révélées, ont joui auprès de nous d'un grand prestige qu'elles conservent encore en partie. Les anciens voyageurs, les missionnaires jésuites ont fait de la Chine des tableaux qui avaient tellement frappé l'imagination que leur impression a persisté. Les voyageurs et les missionnaires sont assez naturellement portés à l'exagération ; pour la Chine, leurs récits étant acceptés sans contrôle, pendant longtemps on a vu en Europe les philosophes et les politiques disserter sur une Chine de convention, embellie à plaisir."
  • "Cependant, de nos jours, la Chine a fini par être connue, les barrières qui nous en séparaient sont tombées. Sa langue, ses mœurs, ses institutions nous ont été expliquées dans tous leurs détails."
  • "Étudiée sur les lieux, à l'aide des documents aujourd'hui amassés, la civilisation chinoise prend un tout autre aspect que celui qu'elle conserve de loin, le prestige s'évanouit, cette sorte de grandeur que tant de gens se sont plu à lui trouver ne se découvre nulle part. On se demande à quelle échelle les premiers Européens qui ont parlé de la Chine mesuraient la civilisation et la valeur des peuples pour avoir tracé les tableaux que nous avons d'eux."

Extraits : L'état social de la Chine - Le degré de civilisation des Chinois
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L'état social de la Chine

Quel est l'état social de la Chine ? Que doit-on penser de son gouvernement et de son système politique ?

L'état social de la Chine est démocratique ; il n'y a ici aucune noblesse héréditaire, aucune classe à part revêtue de privilèges de naissance. Si l'on jette un regard sur la Chine, on n'y voit que des hommes aussi semblables entre eux qu'il est possible ; c'est une mer d'hommes passés au même moule, façonnés de la même manière, sans castes, sans classes héréditaires, sans aristocratie. Si l'on considère ensuite cet immense agrégat au point de vue politique, et si l'on se demande quelle est sa part d'action dans le mécanisme gouvernemental, on ne trouve absolument rien ; c'est qu'en effet il n'y a rien. Le peuple ici n'est la source d'aucun droit ; directement ou indirectement, par lui-même ou par délégation, il n'a part aucune au maniement de la chose publique ; rien ne vient de lui ou de son impulsion, qu'il s'agisse de législation, de gouvernement ou d'administration.

Par-dessus la poussière humaine, à une incommensurable hauteur, est l'empereur ou, comme les Chinois l'appellent, le houanti, et aussi bien c'est dans l'empereur que résident tous les droits et que sont concentrés tous les pouvoirs. L'empereur est suprême juge, législateur, administrateur. Seul il possède le sol. Il est en outre pontifex maximus, médiateur entre le ciel et la terre, aussi l'appelle-t-on fils du Ciel.

Auprès de l'empereur sont des conseils en assez grand nombre, avec des attributions et des fonctions diverses, mais ayant tous ceci en commun, qu'ils sont exclusivement composés d'hommes choisis et nommés par l'empereur, et que personne n'y entre ayant en lui-même, ou comme mandataire de qui que ce soit, un droit propre à y entrer. Puis vient, à tous les degrés de l'échelle et dans toutes les parties du pays, la multitude des mandarins. Il y a le vice-roi, qui a une délégation de pouvoirs des plus complètes, s'étendant généralement à deux provinces ; au-dessous, le gouverneur même de la province ; au-dessous de celui-ci, le taoutaï, qui administre une circonscription composée de plusieurs fou ; au-dessous du taoutaï, le chi-fou, qui administre le fou ou circonscription formée de plusieurs hien ; au-dessous du chi-fou, le chi-hien, qui administre le hien, c'est-à-dire la plus petite des circonscriptions territoriales ; et enfin le chi-hien a sous ses ordres toute une série d'officiers inférieurs, policiers, recors, scribes, collecteurs d'impôt.

Toute l'action politique, administrative et judiciaire est dans les mains des mandarins, qui n'ont d'ordre à recevoir que de l'empereur et de compte a rendre qu'à lui. La population chinoise est ainsi tenue emprisonnée dans les mailles d'un immense filet administratif sous les pieds de l'empereur et dans les mains des mandarins, et, en face de ces puissances, elle n'a d'autre rôle que celui de tout accepter, et d'autre sort que celui de tout subir.

L'empire chinois est donc une de ces formes politiques où l'absolutisme le plus complet s'exerce dans une société démocratique, et, quand on l'étudie, on ne peut s'empêcher de reconnaître combien est grande cette vérité, si bien mise en lumière par Tocqueville, que la liberté et l'activité politiques sont plus nécessaires avec l'état social démocratique qu'avec tout autre. Quel est en effet le spectacle que présente la Chine ? Celui d'une population inerte, subissant passivement son gouvernement et son administration sans leur prêter aide ou concours. Chaque homme reste enfermé à perpétuité dans la sphère des intérêts domestiques. Tout ce qui, dans les pays libres, rattache l'individu à ses semblables et à la patrie, manque absolument, et comme conséquence, tout ce qui s'appelle patriotisme, sentiment de l'honneur, vertus publiques, manque également.

Si la masse gouvernée despotiquement a les vices des populations tenues en servitude, ceux qui la gouvernent ont de leur côté les vices qu'engendre la possession d'un pouvoir sans contrôle. À tous les degrés de l'échelle administrative on trouve en Chine la corruption et l'esprit de rapine. Comme règle, point de mobile élevé, nul souci du bien général ou de l'intérêt de l'État, mais la préoccupation de faire fortune et de s'agrandir personnellement, et, pour arriver à cette double fin, le recours à tous les moyens. Or, comme de la base au sommet l'échelle administrative est remplie de gens ayant le même esprit et les mêmes appétits, et ne subissant d'autre contrôle que celui qu'il leur plaît d'exercer les uns sur les autres, on comprend que le corps des gouvernants soit en son entier rapace et corrompu. Aussi les fruits que porte cette centralisation administrative chinoise sont-ils bien connus : une atonie générale du corps politique, un affaiblissement complet de la machine gouvernementale, nulle impulsion ni d'en haut ni d'en bas, l'empire sans force contre ses ennemis du dehors et du dedans, et alors l'immobilité devenant l'unique règle d'un gouvernement trop vieux pour se rajeunir et trop faible pour se transformer.

Être immobile au dedans et vis-à-vis du dehors, voilà en effet depuis des siècles en quoi se résument tous les efforts de la Chine, et en cela la Chine a réussi, si bien réussi qu'on peut dire que l'immobilité forme depuis longtemps son caractère distinctif. Mise en contraste avec le rapide mouvement de transformation de l'Europe, cette immobilité a paru un fait si extraordinaire qu'on a presque fini par le considérer comme inexplicable. On revient cependant de cette impression, si on l'a jamais eue, à mesure qu'on essaye de pénétrer dans la connaissance de la Chine. On en arrive alors à penser que l'immobilité, loin d'être une propriété absolue de l'esprit chinois, n'est due avant tout qu'à des particularités d'organisation qui, si elles s'étaient retrouvées chez d'autres peuples, auraient bien pu y produire un résultat analogue. Partant de ce point de vue, deux faits saillants de l'organisation chinoise, en dehors du mécanisme purement politique, semblent donner raison d'une manière suffisante de la fixité et de l'immobilité de la Chine : la mise à part par les examens d'une classe de lettrés dans laquelle on prend les fonctionnaires publics ; et le fond de la morale et de la philosophie, depuis longtemps régnantes, qui donne aux ancêtres vis-à-vis des enfants, c'est-à-dire aux générations passées vis-à-vis des nouvelles, une position qu'elles n'occupent nulle part ailleurs.

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Le degré de civilisation des Chinois

Quel que soit le laps de temps qui sépare la Chine de ses commencements, on n'y retrouve pas moins, à peine modifiés, certains traits propres à l'enfance de tous les peuples, qui ailleurs sont devenus méconnaissables ou ont disparu sous des perfectionnements successifs. En parlant ainsi, ce ne sont point seulement les États modernes auxquels je prétends comparer la Chine ; on peut, remonter dans l'antiquité jusqu'à la Grèce et Rome, et voir ces nations franchir, à partir de leur point de départ, des étapes de civilisation que la Chine arrivée jusqu'à nos jours n'a jamais pu atteindre.

Par exemple, en politique, les Chinois n'ont jamais conçu d'autre théorie du gouvernement que la théorie paternelle. La nature et le rôle de l'autorité sont pour eux identiques dans la famille et dans l'État. De même que dans la famille il y a un père investi par un fait de nature d'une autorité supérieure, de même dans l'État il doit y avoir un père, un maître exerçant spontanément un pouvoir antérieur à toute délégation et supérieur à tout contrôle ; c'est-à-dire que la théorie primitive du gouvernement paternel n'a jamais cédé la place en Chine à des conceptions politiques d'un ordre plus développé, comme cela s'est vu chez tant de peuples dès l'antiquité.

Le souverain qui règne sur la Chine est donc aujourd'hui dans le monde seul de son espèce. Le titre d'empereur sous lequel il est connu en Europe, mot à racine latine improprement appliqué, ne correspond à aucune des conceptions que les Chinois se font de lui. Le souverain de la Chine est appelé par ses sujets houanti, et le houanti n'a point d'égal dans nos civilisations de date moderne ; il n'a pour équivalent que les monarques de l'ancienne Assyrie et de l'ancienne Perse. Comme pour eux, tous les hommes indistinctement ne sont, pour lui, que la boue d'un même limon ; comme eux il est aux lieu et place du ciel sur la terre, la source de tout droit et de toute justice ; comme eux enfin il passe sa vie au fond d'un palais, invisible à ses sujets ; les Chinois se prosternent encore à ses pieds dans la posture que les bas-reliefs de Ninive donnent aux Assyriens devant Sennachérib.

Si la société chinoise n'a pas su perfectionner sa théorie politique, la même chose lui est arrivée pour les conceptions qui ont trait à la famille. La plupart des anciens peuples ont rendu aux ancêtres un culte de nature religieuse. Chez les antiques populations latines, en particulier, on voit les ancêtres recevoir un culte fervent, à l'égal des divinités du foyer. La religion des ancêtres apparaît aussi comme une forme religieuse de la primitive humanité, et en effet, à mesure que dans le monde européen les conceptions s'agrandissent, cette religion cesse d'exister et le respect pour les morts prend une forme nouvelle. Mais non point en Chine. Si en Chine la vénération et le culte des ancêtres exercent aux origines un empire absolu sur l'esprit chinois, cet empire ils le possèdent encore aujourd'hui.

Il semble naturel que le père de famille jouisse de son vivant d'une autorité très grande, chez les peuples où il est honoré d'un culte après la mort. Aussi voyons-nous en même temps dans l'ancienne Rome et en Chine le père exercer dans la famille un pouvoir sans limites. Mais tandis qu'à Rome le progrès du droit romain vient limiter l'autorité du père sur les enfants, en Chine rien de pareil n'a lieu. Dans la Chine agrandie et vieillie, le père conserve tout droit sur ses enfants, ils sont sa chose, il peut les vendre ; tant que le père vit, le fils n'est jamais majeur, dans la famille chinoise personne n'a de droits en face du père.

Une autre pierre de touche pour juger le degré de civilisation d'un peuple est la condition de la femme dans son sein ; or en Chine cette condition est à tous égards demeurée inférieure. La femme chinoise ne prend aucune part à l'activité de la vie extérieure ; la libre communication entre les personnes des deux sexes, qui fait qu'en Europe la vie du monde, les plaisirs, les exercices du culte leur sont communs, est ici chose inconnue : les deux sexes vivent séparés, la femme reste à la maison, dans l'ombre, tenue cachée. La femme n'existe ici en face de l'homme qu'à l'état d'être soumis. La jeune fille qui devient épouse passe de sa famille dans celle du mari sans que sa volonté ait à intervenir, elle est cédée ou vendue par le père au mari, sans droit à être consultée, sans recours aucun. Mariée, si comme épouse légitime elle ne peut voir une seconde femme occuper dans la maison un rang absolument égal au sien, elle n'a cependant point conquis le droit d'être l'unique compagne du mari, qui pourra prendre, ouvertement et à son choix, une ou plusieurs concubines s'il est de condition commune, et un nombre infini s'il est le souverain. Ajoutez enfin que, parmi toutes les marques de servitude infligées en tant de lieux à la femme, il n'en est point qui dépassent en horreur celle qu'elle subit, en Chine par la déformation des pieds. La femme chinoise avec ses petits pieds est un être mutilé et rendu infirme pour donner satisfaction aux goûts de l'homme ou aider à ses plaisirs.

Si maintenant, nous plaçant sur le terrain de la littérature, nous cherchions à vérifier l'opinion que nous nous sommes formée de la Chine en étudiant ses institutions, nous verrions que l'esprit chinois n'a guère dépassé les premières étapes de la grande culture intellectuelle, et que les assises sur lesquelles reposent les conceptions philosophiques, politiques et scientifiques d'un ordre élevé n'ont même jamais été posées par lui. Mais alors naît un problème plus étendu. Il ne s'agit plus seulement de mesurer le degré de développement atteint par l'intelligence chinoise, mais de reconnaître quelle est en soi sa valeur même. Le Chinois a-t-il les mêmes facultés que l'Européen ? L'homme de race jaune a-t-il la même nature d'esprit que l'homme de race blanche, ou bien diffère-t-il de lui profondément ?

Pour répondre à cette question nous rechercherons, par comparaison avec les œuvres de notre race, s'il s'accuse des différences dans celles de l'intelligence chinoise et, s'il en est ainsi, de quelle nature elles sont. Or à première vue des différences apparaissent profondes. C'est ainsi qu'on ne trouve rien aux origines de la Chine qui corresponde aux hymnes védiques, aux grandes épopées de l'Inde, ou au cycle des poèmes épiques de la Grèce. Mais la poésie primitive n'est pas seule à manquer à la Chine, celle de nature réfléchie des temps postérieurs lui fait également défaut. On peut donc dire que sinon les productions écrites en vers, du moins la grande poésie, manifestation d'une imagination débordante et d'une intelligence ailée, lui est restée inconnue.

Dans le domaine de l'art, la grande invention manque également. L'art chinois a toujours été réaliste. On ne voit point que l'artiste ait ici la puissance de transformer les impressions et les images perçues, pour leur donner une forme supérieure, création de son propre génie.

Dans une autre sphère, où il semble que les facultés de l'imagination aient particulièrement à intervenir, dans celle de la religion et de la métaphysique, on ne trouve que créations embryonnaires ou qu'avortements. Déjà nous avons vu que la Chine en est restée avec le culte des ancêtres à une forme religieuse tout à fait rudimentaire. La Chine n'a pas produit de religion. Le bouddhisme lui est venu de l'Inde. Elle n'a pas non plus produit de métaphysique. Que si l'on veut absolument trouver des créations métaphysiques en Chine, les œuvres de Lao-Tseu seront données comme telles ; or la comparaison qu'on en fera avec les œuvres métaphysiques de l'Inde et de la Grèce ancienne accusera tout de suite l'infériorité chinoise sur ce terrain.

On peut donc se croire autorisé à conclure que le Chinois manque en partie de ce qu'on désigne par le mot imagination. C'est par ce côté surtout qu'il apparaît inférieur à l'Européen et qu'en face de lui il offre une lacune. S'il en est ainsi, on ne saurait admettre que la puissance de l'intelligence et l'étendue de la pensée soient égales chez le Chinois et chez l'Européen. On a dit que le génie est un composé de jugement et d'imagination, et on ne conçoit pas en effet que l'on puisse mettre au premier rang des intelligences celles qui sont dépourvues des côtés correspondant à l'idéalisation et à la passion. Partant de ce point de vue, nous comprendrons pourquoi la Chine est sur tant de points demeurée inférieure ou en arrière ; nous nous expliquerons comment elle a pu rester sans poésie, sans religion, sans idéal ; comment elle est le pays du terre à terre, n'ayant jamais connu l'enthousiasme, et pour le bien comme pour le mal resté étranger aux grandes impulsions, car ce sont là les vrais traits de la Chine. L'humanité en Chine ressemble à ces fleurs qui manquent de parfum et qui de ce fait sont incomplètes. La Chine manque comme de parfum, elle est sans charme et n'exerce que peu d'attrait.

La grandeur de la Chine a donc été dans ses créations de l'ordre matériel. Quoique aujourd'hui la Chine tombe en ruines de toutes parts et que, par comparaison avec les États de l'Europe, elle soit dans un état de pauvreté et d'impuissance absolue, on n'en doit pas moins penser qu'à l'époque de sa force elle ne dût présenter le spectacle d'une véritable prospérité matérielle. Ses routes, ses canaux, ses grandes villes murées n'avaient peut-être rien de comparable dans l'Europe du moyen âge. La boussole, la poudre à canon, l'imprimerie, la soie, la porcelaine, le thé sont des choses que nous n'avons inventées qu'après elle, ou que nous n'avons eues qu'en les lui prenant. Mais en dehors de la sphère des productions matérielles, il est impossible de découvrir à la Chine de véritable grandeur, et si dans ces derniers siècles l'Europe s'est approprié certaines de ses inventions, dans l'ordre moral, à aucun moment, elle n'a trouvé à lui emprunter soit une idée, soit un exemple.

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