Jean-Pierre Abel-Rémusat (1788-1832)

Jean-Pierre ABEL-RÉMUSAT (1788-1832) : Nouveaux Mélanges asiatiques. Librairie orientale de Dondey-Dupré père et fils, Paris 1829. Deux tomes, IV-446 et 428 pages.

Biographie

NOUVEAUX MÉLANGES ASIATIQUES

ou Recueil de morceaux de critique et de Mémoires.

Librairie orientale de Dondey-Dupré père et fils, Paris 1829. Deux tomes, IV-446 et 428 pages.

  • Avertissement des éditeurs : "L’accueil que le public a fait aux deux volumes des Mélanges asiatiques de M. Abel Rémusat, publiés en 1825 et 1826 , nous a donné lieu de penser qu’on ne verrait pas avec moins de plaisir un nouveau recueil du même genre, destiné à compléter le premier, et qui contient des morceaux encore plus importants et d’un intérêt plus général. Le goût toujours croissant pour les travaux qui se rattachent à l’Asie, fera lire avec quelque empressement des extraits et des mémoires, dont l’auteur s’est toujours proposé pour but dans ses études d’éclairer les principaux points de l’histoire civile, religieuse et littéraire des contrées orientales."
  • "D’après le plan que le premier éditeur avait d’abord annoncé, les Mélanges asiatiques devaient former quatre volumes. Les deux premiers étaient consacrés à des fragments concernant les religions, la grammaire et la paléographie chinoise. Le troisième et le quatrième devaient être composés d’extraits relatifs à la littérature, à l’histoire, à la géographie et à la biographie. La publication fut ensuite restreinte à deux volumes. Ceux que nous publions en ce moment suppléent à ce qui manquait à la première collection, et forment en eux-mêmes un ouvrage complet, puisqu’on y a réuni tout ce qui, dans les essais de l’auteur, se rapporte à des sujets de géographie, de biographie et d’histoire littéraire ou philosophique."
  • Les Nouveaux Mélanges sont présentés en reprise, mais ont été ici complétés, notamment avec un texte sur le Cambodge, traduit par A.-R. d'un rapport d'un officier chinois du XIIIe siècle.


Extraits : Coup d’œil sur la Chine et sur ses habitants - Le Cambodge, vu par un officier chinois
L'acupuncture - Ma-Touan-lin, savant chinois - Tou-Fou, poète chinois

Feuilleter : Tome I - Tome II
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Coup d’œil sur la Chine et sur ses habitants

...Tels sont l’ensemble et la distribution de toutes les divisions et subdivisions de la Chine, d’après les arrêtés les plus récents. Les noms qui leur sont assignés sont pris, les uns de particularités locales ou du voisinage de quelque montagne ou de quelque rivière ; les autres, de circonstances historiques relatives aux pays auxquels on les applique. Telle est l’origine de ces dénominations morales qu’on a mal à propos prises pour des noms de villes, Chun-thian, obéissance au ciel ; An-khing, joie tranquille ; Si-’an, repos de l’Occident, etc.,

Les villes chinoises n’ont pas de nom : on les désigne par le nom du département, de l’arrondissement, ou du district dont elles sont le chef-lieu. On dit : la ville du département de Kouang-toung (Canton) ; la ville du département de Kiang-ning (Nanking) ; la ville de l’arrondissement de Tchin-si (Barkoul), etc. Les anciennes dénominations, en usage avant l’établissement de ce système d’administration, se sont perdues ou fondues dans les dénominations nouvelles, et il en est de même des noms locaux des villes de la Tartarie orientale ou occidentale maintenant réunies à l’empire.

La ville où réside actuellement la cour, chef-lieu du département de Chun-thian, dans le Tchi-li, n’a pas elle-même d’autre nom que King-sse, la capitale. Lorsqu’il y a eu en Chine plusieurs dominations simultanées, ou que la cour a changé de résidence, on a donné aux diverses villes où elle s’établissait, des noms qui marquaient leur position relative : Pe-king, cour du nord ; Nan-king, cour du midi ; Toung-king, cour orientale, etc. Ces dénominations n’ont rien de spécial, ou peuvent s’appliquer à toute autre ville que celles que les Européens ont coutume de désigner de cette manière.

Les villes sont presque toutes construites sur le même plan ; elles ont généralement la forme d’un quadrilatère, et sont entourées de hautes murailles, flanquées de tours d’espace en espace.. Elles ont quelquefois des fossés, secs ou remplis d’eau. On y voit des arcs de triomphe, des tours à plusieurs étages, faisant partie des monastères ; des temples où se trouvent les statues de divinités indiennes, des monuments antiques, des inscriptions en l’honneur des hommes et des femmes célèbres. La largeur des rues et l’étendue des places publiques varient. Les maisons des particuliers sont basses, et toujours à un seul étage sur la rue. Dans les maisons des riches, il y a souvent plusieurs cours l’une derrière l’autre ; l’appartement des femmes et les jardins sont derrière la maison. La plupart des constructions sont en bois, peintes et vernies à l’extérieur. L’exposition du midi passe pour la plus favorable. Les fenêtres occupent tout un côté de l’appartement, et sont garnies de papier, de verre, de lames de mica ou de cette espèce de coquille qu’on nomme vitre chinoise (placuna). Les boutiques sont soutenues par des pilastres garnis d’inscriptions sur de grandes planches peintes et vernies, et le mélange de leurs couleurs produit de loin un effet agréable.

Indépendamment des villes murées, qui sont le chef-lieu de la juridiction d’un département, d’un arrondissement ou d’un district, il y a un grand nombre de bourgs et de villages sans clôture, dont quelques-uns sont beaucoup plus peuplés que certaines villes, mais qui n’ont pas le ressort administratif. Il en est de même des citadelles situées sur les frontières, et des fortins qui forment une ligne le long des limites de l’empire, au dehors de la Grande muraille.

La magnificence est généralement exclue des constructions particulières, qui sont toujours en grande partie composées de charpente ; mais elle est reportée avec avantage sur les monuments publics, tels que les ponts et les canaux ; les ponts sont en pierre, formés d’arcs en plein cintre, d’une solidité et d’une longueur remarquables. Les plus beaux ponts sous ceux qu’on voit dans les chefs-lieux de Fou-tcheou et de Tsiouan-tcheou, dans le Fou-kian : ce dernier est sur un bras de mer ; il a 2.520 pieds chinois de longueur, 10 pieds de largeur ; et 126 doubles piles qui soutiennent des pierres énormes, toutes égales et placées assez haut pour laisser passer de gros bâtiments qui viennent de la mer.

Les levées et quais, le long des rivières et des canaux, particulièrement les digues qu’on a élevées pour arrêter les débordements du fleuve Jaune ; le canal nommé Iu-ho, qui permet d’aller par eau de Canton à Peking et qui indépendamment des rivières dont il opère la jonction, a plus de 160 lieues marines de longueur, offre les résultats d’une industrie perfectionnée et appliquée à de grands objets d’utilité.

Il n’en est pas de même de la Grande muraille, le plus célèbre et maintenant le plus inutile de tous les monuments de la Chine. Cet immense boulevard commence à l’est de Peking, par un massif élevé dans la mer ; elle est terrassée et garnie de briques dans toute la province de Tchi-li, qu’elle suit au nord. Plus à l’ouest, dans les provinces de Chan-si, de Chen-si et de Kan-sou, elle est de terre seulement dans la plus grande partie de son étendue. La Grande muraille a presque partout 20 ou 25 pieds d’élévation, même au-dessus de montagnes assez hautes, par lesquelles on l’a fait passer. Elle est bien pavée et assez large pour que cinq ou six cavaliers puissent y marcher de front. Elle est percée d’espace en espace de portes qui sont gardées par des soldats, ou défendues par des tours et des bastions. On donne à la Grande muraille le nom de mur de dix mille li, ou de mille lieues ; mais du point où elle commence, jusqu’au passage de Kia-iu, près de Sou-tcheou, où elle finit, il n’y a pas plus de 400 lieues en ligne droite, et les sinuosités qu’elle décrit ne doivent pas augmenter sa longueur de plus de moitié. La Grande muraille a été achevée par Chi-hoang-ti, de la dynastie de Thsin, 244 ans avant notre ère, dans la vue de garantir la Chine des attaques des Tartares. Ce monument, aussi gigantesque qu’impuissant, arrêterait bien les incursions de quelques nomades ; mais il n’a jamais empêché les invasions des Turcs, des Mongols et des Mandchous.

Les arts du dessin sont imparfaitement cultivés à la Chine. Les peintres n’y excellent que dans certains procédés mécaniques relatifs à la préparation et à l’application des couleurs. Leurs compositions manquent de perspective, non qu’ils l’ignorent, mais parce qu’ils la dédaignent, comme les anciens. On a vu des miniatures chinoises et des gouaches d’une rare perfection, mais très inférieures, par le style et la composition, aux tableaux les plus médiocres des peintres européens. La sculpture, que les Chinois appliquent rarement à des sujets d’une certaine dimension, ne se distingue que par un fini précieux, et pêche le plus souvent du côté de l’élégance et de la correction des formes. Les Chinois n’emploient pas la gravure sur métaux ; mais ils exécutent sur le bois des gravures en relief d’une finesse remarquable. Ils sont copistes fidèles et minutieux ; leur goût est souvent bizarre, mesquin et recherché ; leur architecture ne manque pourtant pas de grandeur, et ils s’attachent surtout à la nature, pour la plantation des jardins qu’on a imités d’eux, et qu’on nomme improprement jardins anglais. Leur musique, fondée sur un système très compliqué, manque, au jugement des Européens, d’harmonie et de mélodie, quoiqu’on ait voulu y chercher des principes analogues à ceux sur lesquels sont fondées chez nous les règles de la composition.

L’astronomie a été en honneur chez les Chinois depuis les temps les plus reculés ; mais ils n’y ont jamais fait que des progrès médiocres. Leurs observations directes ne sont pas dénuées d’intérêt ; mais ils se sont souvent trompés dans leurs calculs. Ils se sont surtout attachés à calculer les éclipses et les autres phénomènes célestes. Leur année est lunisolaire : elle commence à la nouvelle lune qui tombe le plus près du jour où le soleil se trouve dans le 15e degré du Verseau. Les mois sont grands ou petits, c’est-à-dire de trente ou de vingt-neuf jours, et on intercale un mois tous les trois ans. L’année astronomique est partagée en vingt-quatre demi-mois. Les années et les jours se supputent au moyen de deux cycles, l’un de dix et l’autre de douze signes, lesquels combinés deux à deux forment un cycle de soixante. Le cycle, dans l’usage familier, tient lieu de semaine, et dans l’histoire il sert à dater les événements, comme les siècles chez nous. Le zodiaque est partagé en vingt-huit constellations lunaires. Le jour naturel se divise en douze heures, qui en valent chacune deux des nôtres, et la première heure commence à onze heures du soir. L’heure a huit khe, et le mois se partage en trois décades. La rédaction du calendrier a toujours été une affaire importante à la Chine, et comme l’astronomie y avait été fort négligée, on avait appelé des astronomes musulmans pour s’en occuper. Les jésuites avaient ensuite remplacé ces derniers au bureau des mathématiques ; mais, depuis leur retraite, ce travail a été de nouveau remis à des astronomes chinois qui s’en acquittent d’une manière fort imparfaite.

Les Chinois cultivent surtout l’uranographie, la météorologie et l’astrologie ; leur médecine est mêlée de pratiques superstitieuses, et fondée sur une théorie tout à fait imaginaire. On a vanté leur empirisme dans la doctrine du pouls et dans l’application du moxa et de l’acupuncture. Leur pharmacopée est assez riche, et ils ont de bons livres d’histoire naturelle médicale. Les planches dont ces livres sont accompagnés peuvent être d’une grande utilité. Quelques missionnaires ont vanté l’habileté des Chinois dans les mathématiques ; mais ils n’en ont rapporté d’autres preuves que des ouvrages qui supposent à la vérité la connaissance pratique des arts du génie. Leurs méthodes de numération sont bonnes, et fondées sur le système décimal. Ils font avec rapidité toutes sortes d’opérations d’arithmétique, en se servant d’une machine dont l’usage a passé en Russie et en Pologne.

La langue chinoise a longtemps passé pour être la plus difficile de toutes les langues du monde ; mais depuis dix ans qu’on la connaît mieux en Europe, on en a levé les principales difficultés. L’écriture a été primitivement figurative ; elle est devenue en partie syllabique, et s’applique à l’expression des sons comme à la représentation des idées ; et quoique le nombre des signes composés qui la constituent soit, pour ainsi dire, indéfini, les méthodes récemment introduites permettent d’en acquérir en peu de temps une connaissance approfondie. Les Chinois ont d’excellents dictionnaires, où tous les signes de leur écriture et tous les mots de leur langue sont expliqués avec le plus grand soin et dans un ordre très régulier.

Les syllabes radicales de la langue parlée sont en fort petit nombre ; mais elles se multiplient par des nuances délicates d’articulation et d’intonation, et elles se réunissent deux à deux ou trois à trois pour former des mots composés. Chaque syllabe répond toujours à un signe écrit qui a la même signification. La grammaire est simple, et les rapports de syntaxe sont marqués par des particules ou par la position relative des mots.

La langue que parlent les hommes instruits est la même dans tout l’empire ; mais il y a en outre dans beaucoup de provinces des dialectes particuliers, qui sont peu connus parce qu’ils ne s’écrivent pas, et qu’ils sont parlés surtout par les montagnards ou par les habitants des contrées peu fréquentées. On a des vocabulaires de quelques-uns de ces dialectes, notamment de celui d’Émoui (Hia-men), dans le Fou-kian, et de Canton, dans le Kouang-toung. La prononciation de Peking commence à s’altérer par le séjour de la cour au milieu des Tartares. Celle de Nanking passe pour plus polie et plus régulière. Le mandchou, idiome radicalement différent du chinois, et qui s’écrit alphabétiquement, est d’usage à la cour, à l’armée, dans les garnisons, et les pièces officielles sont ordinairement publiées dans les deux langues.

La littérature chinoise est incontestablement la première de l’Asie, par le nombre, l’importance et l’authenticité des monuments...

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Le Cambodge, vu par un officier chinois

Parmi les nombreux matériaux que j'ai déjà tirés des livres des Chinois, dans la vue de tracer plus exactement qu'on ne l'a fait encore le cercle de leurs connaissances géographiques, le hasard m'a offert une description du royaume de Camboge, composée par un officier chinois, qui eut, vers la fin du treizième siècle, une mission diplomatique à remplir dans cette contrée. Comme cette partie de la presqu'île orientale de l'Inde est encore fort peu connue, j'ai pensé que les observations du voyageur chinois pouvaient mériter quelque attention, et que sa relation n'était pas indigne de voir le jour. Au lieu de me borner à en faire un extrait, je l'ai traduite en entier, et je la donne, autant pour suppléer au défaut de documents précis recueillis sur Camboge par les Européens, que comme un premier échantillon propre à réhabiliter dans l'opinion des savants ces géographes chinois tant calomniés, qu'on n'a jusqu'à présent taxés d'une ignorance grossière que parce qu'on les a jugés sans les avoir lus, ou du moins sans les avoir bien compris.

Le pays de Tchin-la est aussi nommé Tchen-la. Les gens du pays le nomment eux-mêmes Kan-phou-tchi. Sous la dynastie actuelle, les livres sacrés des Tibétains nomment ce pays Kan-phoù-tchi, ce qui ressemble beaucoup à Kan-phou-tchi...

Ce royaume était autrefois fréquenté par les marchands qui allaient et venaient. Les princes de l'auguste dynastie régnante voulant, conformément aux vues du ciel, affermir l'autorité que le prince des Youan avait fondée dans les quatre mers, établirent des inspecteurs pour la Cochinchine, et envoyèrent dans ce pays cent hommes de la garde, pris parmi ceux qui portent une peau de tigre, et mille de ceux qui ont un bouclier doré, pour contenir ces contrées et les empêcher de se révolter. L'année yi-wei, parmi celles qui portèrent le titre de youan-tching (1295), à la sixième lune, l'empereur m'ordonna d'aller publier ses ordres. Je me préparai à partir ; et l'année suivante, à la deuxième lune, je partis de Ming-tcheou. Le vingtième jour, je sortis du port de Wen-tchou, et j'entrai en pleine mer. Le quinzième jour de la troisième lune, j'abordai à la côte de la Cochinchine. Je fus arrêté par les vents contraires, de sorte que je n'arrivai qu'à la septième lune au terme de mon voyage. L'année taï-te, ting-yeou du cycle (1297), je me rembarquai ; et, le 12 de la huitième lune, j'atteignis le rivage de Sse-ming, et je débarquai. Quoique je n'aie pu acquérir une connaissance complète des mœurs, des productions et des affaires du pays que j'ai visité, le sommaire de mes observations sur tous ces points paraîtra peut-être mériter quelque attention.

De la ville capitale

La ville capitale peut avoir 20 li (deux lieues) de tour : elle a cinq portes, chacune double. Celle qui est tournée vers l'orient a deux ouvertures ; les autres n'en ont qu'une. Au-delà des portes est un grand fossé, et, au-delà du fossé, des boulevards de communication avec de grands ponts. De chaque côté du pont, il y a cinquante-quatre statues de pierre représentant des divinités : elles sont très grandes ; elles ressemblent à des statues de généraux, et ont la physionomie menaçante. Les cinq portes sont pareilles. Les piles des ponts sont toutes en pierre, et les arches sont figurées en forme de serpent. Chaque serpent a neuf têtes. Les cinquante-quatre statues tiennent toutes un serpent à la main, comme pour défendre aux passants d'en approcher. Au-dessus des portes de la ville, il y a de grandes têtes de Bouddha en pierre, à cinq faces tournées vers l'occident ; celle du milieu a une coiffure ornée d'or. Des deux côtés de la porte sont des figures d'éléphant, sculptées sur la pierre. Toutes les autres villes sont entourées de murs en pierre, et qui ont environ deux tchang ; les pierres sont très grandes, bien liées et très solides, et si bien tenues qu'il n'y croît pas de mauvaises herbes ; il n'y a point de parapets. Au-dessus des murs, on a planté en certains endroits de grands arbres nommés kouang-lang, disposés régulièrement. D'espace en espace, il y a des constructions creuses ou bastions qui font saillie en dedans, comme une digue, et qui ont plus de dix tchang (30,6 mètres) d'épaisseur. À chaque bastion, il y a une grande porte qui s'ouvre le jour et se ferme la nuit ; l'inspecteur de ces portes a soin de ne pas laisser entrer les chiens. Les villes sont exactement carrées, et à chaque angle est une tour en pierre ; on ne laisse point non plus entrer les hommes qui, en punition de quelque crime, ont eu les doigts des pieds coupés.

Dans un endroit du royaume, il y a une tour en or entourée de vingt autres tours de pierre, et de plus de cent maisons également en pierre, toutes tournées vers l'orient. Il y a aussi un pont en or, et deux figures de lions, faites de même métal, à droite et à gauche du pont ; on y voit aussi une statue de Bouddha en or, à huit corps, placée au bas des maisons du côté droit. Au nord de la tour d'or, à environ un li, est une tour de cuivre beaucoup plus haute que la première, et qu'on ne peut regarder sans étonnement ; au pied sont aussi une dizaine de maisons de pierre ; à un li plus loin vers le nord, est la résidence du roi du pays. Dans l'intérieur du palais, il y a encore une tour d'or. Je pense que les éloges donnés par les marchands qui viennent de ce pays, à la richesse du Tchin-la, proviennent de l'admiration que leur ont inspirée ces monuments.

En sortant par la porte du midi, on trouve, à la distance d'un demi-li, une tour de pierre qui a été bâtie, suivant la tradition, par Lou-pan, dans l'espace d'une nuit. Le tombeau de Lou-pan est hors de la porte du midi, à un li, dans une enceinte d'environ dix li ; on y voit plusieurs centaines de maisons de pierre.

Le lac oriental est à l'est de la ville, à dix li, et il peut avoir cent li de tour ; au milieu est une tour de pierre et un autre édifice de pierre. On voit dans la cour une statue en cuivre de Bouddha couché ; une fontaine dont l'eau ne s'arrête jamais, jaillit de son nombril.

Le lac septentrional est au nord de la ville, à cinq li ; dans ce lac est une tour d'or carrée, avec plusieurs édifices en pierre, un lion d'or, une statue de Bouddha du même métal, un éléphant, un bœuf et un cheval, tous trois en cuivre, et quelques objets du même genre.

Du palais

Le palais du roi, les maisons des officiers, et autres édifices principaux, sont tous tournés vers l'orient. Le palais du roi est au nord de la tour et du pont d'or ; près de la porte est une enceinte ou un parc de cinq ou six li de tour ; les tuiles qui recouvrent la façade du palais sont en plomb ; celles des autres parties de l'édifice sont en terre cuite de couleur jaune ; les colonnes et les poutres de traverse sont très grandes, et toutes couvertes de peintures qui représentent Bouddha ; le sommet se termine par un magnifique donjon ; sur les ailes, on a ménagé de doubles galeries avec une esplanade qui se termine par une rotonde en talus. Dans le lieu où se tient le conseil, il y a une fenêtre à treillis d'or ; à gauche et à droite sont deux piliers carrés, au haut desquels on a placé quarante ou cinquante miroirs, qui font que les objets sont représentés aux côtés de la fenêtre, de manière à apercevoir ceux qui sont en bas.

J'ai ouï dire que, dans l'intérieur du palais, il y avait beaucoup d'autres choses merveilleuses ; mais il y avait une défense extrêmement sévère de les laisser voir. C'est dans la tour d'or du palais que le roi passe la nuit. Plusieurs personnes du pays, d'un rang distingué, m'ont raconté qu'anciennement il y avait dans la tour une fée sous la forme d'un serpent à neuf têtes, laquelle était la protectrice du royaume ; que, sous le règne d'un des rois du pays, cette fée prenait chaque nuit la figure d'une femme, et venait trouver le prince pour s'unir à lui ; et, quoiqu'il fût marié, la reine sa femme n'osait entrer chez lui avant une certaine heure ; mais, au signal de deux coups, la fée se retirait, et le prince pouvait recevoir la reine ou ses autres femmes ; si la fée était une nuit sans paraître, c'était un signe de la mort prochaine du roi ; si le roi, de son côté, manquait au rendez-vous, on pouvait être sûr qu'il y aurait un incendie, ou quelque autre calamité.

Après le palais, les maisons des princes de la famille royale et des grands officiers ont des dimensions et une hauteur plus considérables que celles des particuliers ; du reste, toutes sont couvertes en chaume ; il n'y a que les temples dont la façade et les corps de logis intérieurs peuvent être recouverts en tuiles. Les maisons des magistrats ont aussi des dimensions particulières, réglées d'après le rang des possesseurs ; celles des moins considérables sont, comme celles des simples particuliers, recouvertes en chaume ; car ceux-ci n'oseraient faire usage de tuiles. Les maisons des bourgeois varient de grandeur suivant la richesse ou la pauvreté des propriétaires ; mais les plus riches ne se hasarderaient pas à construire une maison semblable à celles des officiers de l'État.

Des habillements

Depuis le roi jusqu'au dernier des habitants, les hommes comme les femmes nouent leurs cheveux au haut de leur tête ; ils vont les bras nus, et les reins ceints seulement d'une ceinture de toile ; quand ils sortent, ils ajoutent un grand morceau de toile par-dessus le petit ; ces morceaux de toile varient suivant les conditions ; celui que porte le roi a des ornements d'or fin, pesant trois ou quatre onces, et qui sont d'une beauté admirable.

Les gens du pays fabriquent eux-mêmes leur toile ; mais les marchands qui vont et viennent de Siam et de la Cochinchine en apportent aussi, et la plus estimée est celle qui vient des mers de l'occident, à cause de la beauté du travail et de la finesse du tissu ; aussi, parmi les hommes, n'y a-t-il que le roi qui ait le droit d'envelopper sa tête de toile à fleurs de cette espèce ; il porte encore une couronne d'or enrichie de diamants ; quelquefois, quand il ne porte pas cette couronne, il roule un morceau de toile de coton avec des fleurs odoriférantes, comme le jasmin des Indes, autour du nœud que forment ses cheveux, et, au-dessus du front, il place une grosse perle qui pèse plus de trois livres ; il porte, aux mains, aux pieds et à chaque doigt, des anneaux et des bracelets d'or, avec des opales ; il a les pieds nus, et la plante de ses pieds, ainsi que la paume de ses mains, est teinte en rouge avec le suc de feuilles de cette couleur ; quand il sort, il tient à la main une épée d'or. Parmi les gens du peuple il n'y a que les femmes qui puissent teindre leurs pieds et leurs mains ; les hommes n'oseraient le faire. Les grands et les parents du roi ont le droit de se vêtir d'étoffes fines et brodées ; mais il n'y a que les femmes du palais qui puissent porter des étoffes de cette espèce à deux chefs ; les femmes du peuple en portent aussi. Tout nouvellement un Chinois s'est mis aussi à en porter, et on n'a pas osé lui en faire un crime, les an-ting et les pacha l'ayant justifié sur l'ignorance où il était des usages du pays.

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L'acupuncture

Un procédé qui, depuis la plus haute antiquité, forme l’un des principaux moyens de la médecine curative des Chinois et des Japonais, a été remis en usage en Europe depuis plusieurs années, et particulièrement préconisé en France depuis plusieurs mois. Ainsi qu’il arrive pour tout ce qui semble nouveau et singulier, ce procédé a trouvé des enthousiastes et des détracteurs : les uns y ont vu une sorte de panacée d’un effet merveilleux ; les autres, une opération le plus souvent insignifiante, et qui, dans certains cas, pouvait entraîner les suites les plus graves. De part et d’autre on a cité des faits, et les observations ne se présentant pas assez vite ni en nombre suffisant, on a invoqué l’expérience des Asiatiques, habituellement dédaignée dans les matières de science. Indépendamment des mémoires académiques et des articles de journaux, on a fait imprimer quelques opuscules propres à jeter du jour sur ce point intéressant de thérapeutique et de physiologie...

Ils ont été publiés dans un moment où l’acupuncture était devenue le sujet de l’attention générale: mais l’enthousiasme est déjà calmé, et peut-être dans quelques mois sera-t-il remplacé par l’indifférence. Les travaux dont nous allons rendre compte resteront du moins, parce qu’ils contiennent ou des vues ingénieuses, ou des expériences bien faites, et que les unes et les autres peuvent devenir de quelque utilité pour les praticiens.

La première idée de l’acupuncture, telle qu’elle est pratiquée par les Chinois, paraît avoir été apportée en Europe par Ten-Rhyne, chirurgien hollandais de la fin du dix-septième siècle. Il inséra un mémoire relatif à l’acupuncture, à la suite d’une dissertation sur la goutte, laquelle parut à Londres en 1683. — Kæmpfer, en 1712, donna, dans le troisième fascicule de ses Amœnitates exoticæ, une autre notice sur le même sujet. C’est à cette double source qu’ont été puisés les renseignements relatifs à l’acupuncture des Japonais, qu’on trouve dans l’Histoire de la Chirurgie, le Dictionnaire des Sciences Médicales, etc. Quoique incomplets, et à certains égards, peu exacts, ces renseignements avaient de temps en temps éveillé l’attention des praticiens, et provoqué des essais qui n’avaient pas encore été suivis avec la persévérance convenable.

Plus récemment, des médecins français, parmi lesquels il faut nommer MM. Bretonneau, Haime, Berlioz et Sarlandière ont repris avec un nouveau zèle l’examen des phénomènes qui suivent l’introduction des aiguilles dans les corps vivants. Le résultat du travail du dernier est exposé dans l’opuscule qu’il vient de publier. Ceux qu’ont obtenus les deux premiers avaient été consignés dans des mémoires qui ont paru il y a quelques années, et l’on peut croire que ce sont ces écrits qui ont provoqué les tentatives de plusieurs médecins étrangers, et notamment celles de M. Churchill, membre du collège royal des chirurgiens de Londres. Cet auteur ne s’est pas étendu en recherches sur l’origine du procédé, ni en conjectures sur sa manière d’agir. Il s’est borné à rapporter cinq observations qui semblent concluantes en faveur de l’efficacité de l’acupuncture. Toutes cinq, à la vérité, se rapportent à différentes variétés de rhumatalgie et de pleurodynie, sans mouvement fébrile, et c’est dans le cas de ces affections qu’on a généralement éprouvé les meilleurs effets de ce moyen curatif. Ainsi, dans les deux premières observations, deux hommes attaqués de lumbago ont été soulagés comme par enchantement, au moment même de l’introduction des aiguilles. La cinquième, tout à fait analogue aux deux précédentes, a cela de particulier, qu’elle a eu lieu sur la personne d’un médecin, M. Scott (le premier qui ait fait connaître l’acupuncture en Angleterre), et qui, par conséquent, pouvait mieux qu’un autre en suivre les effets et en constater l’utilité.

L’ouvrage de M. Morand est une dissertation inaugurale composée sous les yeux de M. J. Cloquet, l’un des chirurgiens de Paris qui ont obtenu les meilleurs effets de l’acupuncture. Elle est formée de trois parties. Dans la première, consacrée à l’histoire du procédé, l’auteur, commence par exposer tout ce qu’on en savait avant les travaux de son maître ; son principal guide en cette occasion a été Vicq d’Azyr, dans un mémoire sur ce sujet, dont il a emprunté les matériaux à Ten Rhyne. Il analyse pareillement le travail remarquable de M. Berlioz, qui, dès 1816, avait non seulement mis en usage l’acupuncture, mais qui, supposant que ce remède agit en stimulant les nerfs, ou en leur restituant un principe dont ils étaient privés par l’effet de la douleur, avait proposé d’introduire deux aiguilles de métaux différents et de les mettre en contact, ou même de leur communiquer un choc galvanique produit par un appareil de Volta.

Dans la seconde partie, M. Morand cherche à déterminer les effets physiologiques et le mode d’action de l’acupuncture. Il donne le précis d’un mémoire que M. Cloquet à présenté à l’Académie Royale de Médecine et à l’Académie des Sciences. Il en résulte que l’acupuncture agit essentiellement sur les douleurs, quels que soient leur siège et leur cause ; qu’elle les déplace, les calme, en diminue l’intensité ou les fait disparaître sans retour ; que si ces douleurs renaissent après un temps plus ou moins long, elles sont presque toujours plus faibles qu’avant l’opération, et peuvent être enlevées derechef par une ou plusieurs acupunctures.

M. Cloquet, en terminant son mémoire, demandait si, après avoir reconnu que les aiguilles introduites dans les chairs se chargent d’électricité, on ne serait pas porté à penser que la douleur avait pour cause l’accumulation du fluide électrique dans la partie qui en est le siège. C’est là une des hypothèses par lesquelles on a cherché à rendre compte de la manière dont les aiguilles agissent sur les corps vivants. On avait remarqué que celles qui étaient faites d’acier s’oxydaient ; et en voyant que l’introduction d’une aiguille semblable, dans l’épaisseur d’un muscle rhumatisé, ou d’une partie qui était le siège d’une douleur nerveuse, produisait un soulagement immédiat et, pour ainsi dire, instantané, on était conduit naturellement à comparer cette action physiologique au phénomène qui se passe lorsqu’une surface chargée d’électricité est mise en rapport avec d’autres corps, au moyen d’un conducteur métallique. On expliquerait ainsi tout à la fois les causes de l’affection qui consisterait dans une accumulation morbide du fluide électrique sur une branche nerveuse, et l’effet curatif qui s’opérerait par la simple soustraction du fluide. L’aiguille serait, comme on l’a dit, un véritable paratonnerre, introduit dans l’économie. M. Morand, qui paraît avoir été l’un des premiers frappés de cette idée, en fit part à M. Cloquet, qui voulut y joindre la sanction de l’expérience. Dans plusieurs cas, on crut sentir, en touchant le corps de l’aiguille environ dix minutes après l’introduction, un petit choc assez semblable à celui qu’aurait produit un fil conducteur d’une pile voltaïque très faible. Beaucoup d’élèves répétèrent cette épreuve, et la plupart en reconnurent la réalité. À la vérité, l’on ne remarquait pas que l’effet fût moindre quand les aiguilles étaient isolées, ou augmenté quand on avait soin de les mettre en contact avec d’autres corps bons conducteurs. Les expériences par l’électromètre ne donnèrent que des résultats douteux, et l’examen dut en être renvoyé aux physiciens. Dans tous les cas, on pouvait dire que des quantités d’électricité capables d’effectuer sur les organes vivants des actions physiologiques ou morbides, pouvaient n’être pas appréciables pour nos instruments. On est accoutumé par l’exemple des gymnotes, et par d’autres faits du même genre, à ne pas appliquer d’une manière trop rigoureuse les lois de l’électricité, telles qu’on les déduit de l’observation des corps inorganiques, aux phénomènes de la même nature qui ont lieu dans les tissus organisés et vivants. C’est surtout dans les questions relatives à l’action du fluide électrique sur le système nerveux, que se présentent les difficultés qui séparent les vitalistes des physiciens, difficultés peut-être insurmontables, mais qui, du moins, sont loin d’avoir été surmontées jusqu’ici.

Au reste, quelques-uns des points qui étaient demeurés obscurs au moment où M. Morand a présenté sa dissertation à la faculté de médecine, ont été complètement éclaircis depuis, par le travail de l’un des physiciens dont il annonçait les recherches, M. Pouillet. On a reconnu qu’à la vérité il y avait une action électrique produite par l’introduction d’une aiguille dans un muscle rhumatisé ; mais que cette action n’était pas due à la douleur ou à la cause qui la fait naître et qui l’entretient, puisqu’elle se montre également lorsque l’acupuncture est pratiquée sur une partie qui n’est le siège d’aucune affection névralgique. On s’était assuré que cette même action avait également lieu chez les animaux, et enfin qu’elle coexistait constamment avec l’oxydation de l’aiguille, tellement qu’elle n’était pas excitée par une aiguille de platine, d’or ou d’argent, mais bien par les aiguilles faites de tout autre métal oxydable. Il est donc permis de conclure que le phénomène physique qu’on observe est le résultat d’une action chimique entre le métal de l’aiguille et les parties organisées avec lesquelles on l’a mise en contact. Il n’y a jamais d’oxydation de métal sans développement d’électricité. Le fluide positif passe d’un côté, le fluide négatif de l’autre ; et quand on offre à ces fluides un cercle voltaïque assez bon conducteur et entièrement fermé, comme dans les expériences de M. Pouillet, ils se rejoignent et forment le courant électrique que ce savant a observé. Il est donc à peu près certain que ce courant n’est pour rien dans le soulagement qu’ont éprouvé les malades, et l’on doit regretter que les physiciens n’en aient pas administré une dernière preuve, en vérifiant si le même effet électrique ne se manifesterait pas sur le cadavre, placé dans les mêmes conditions thermométriques et hygrométriques que le corps vivant. Nous penchons à croire que cette expérience décisive achèverait de montrer le peu de solidité des hypothèses physiques et pathologiques dont nous avons parlé...

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Ma-Touan-lin, savant chinois

Ma-Touan-lin, surnommé Koueï-iu, un des lettrés les plus célèbres de la Chine, ou du moins l’un de ceux qui sont le plus connus en Europe, naquit à Lo-phing, dans la province de Kiang-si, vers le milieu du treizième siècle. Son père, nommé Ma-thing-louan, exerçait une charge considérable à la cour des derniers empereurs de la dynastie des Soung. Il envoya Ma-Touan-lin étudier à l’école de Tchou-hi, le plus illustre des interprètes des livres classiques dans les temps modernes. Après avoir fait, sous cet excellent maître, des progrès qui annonçaient ce qu’il devait être un jour, le jeune Ma-Touan-lin obtint une place qu’il quitta bientôt. La chute de la dynastie des Soung et la conquête des Mongols, le décida à renoncer à la carrière de l’administration pour se livrer tout entier à des travaux historiques et littéraires. Il publia sous le titre de Taï-hio-tsieï-tchouan, un commentaire sur le Taï-hio, ou livre de la Grande étude, traité de philosophie morale dont on a parlé dans l’article consacré à Thseng-tseu, l’un des principaux disciples de Confucius.

Mais le principal titre de Ma-Touan-lin à la gloire est son Wen-hian-thoung-khao, ou Recherche approfondie des anciens monuments. Il mit vingt ans à l’achever : la préface qu’il a placée au commencement est un chef-d’œuvre de raison et de critique. Ma-Touan-lin examine et juge avec impartialité les travaux du même genre, qui ont été faits avant lui ; et il expose les motifs qui l’ont dirigé dans la composition de son ouvrage. Les historiens qui ont le mieux réussi à tracer le tableau des révolutions qui ont causé la chute ou l’élévation des différentes dynasties, laissent beaucoup à désirer sur les détails des événements, les faits relatifs à la littérature, à l’histoire physique et à celle des mœurs et de l’administration. Confucius se plaignait déjà du défaut de monuments authentiques, qui l’empêchait de connaître à fond les usages des deux dynasties de Hia et de Chang. Il est donc bien important de recueillir ou de conserver tous ceux que le temps a épargnés, et dont la substance n’a pu entrer en entier dans les livres et les mémoires historiques des différentes dynasties.

Par ces considérations que Ma-Touan-lin développe dans sa préface, on juge déjà de quel intérêt doit être sa collection ; mais il faut l’avoir parcourue et en avoir fait usage pour apprécier le plan de l’auteur, et le mérite de l’exécution. Sous le rapport de l’étendue, du nombre et de la diversité des matières, on ne saurait mieux comparer la Recherche approfondie, qu’avec les Mémoires de l’académie des inscriptions ; mais on y trouve de plus un arrangement et une méthode que ne comporte pas la nature de nos collections académiques. En effet, l’auteur y a réuni, suivant l’ordre des matières, une suite d’extraits des livres les plus curieux sur toutes sortes de sujets, des mémoires, des dissertations dans lesquelles il a conservé, autant que cela lui a été possible, les termes mêmes des écrivains originaux, et par dessus tout, la bibliographie la plus exacte et la plus étendue.

Le mérite de ce plan est rapporté par Ma-Touan-lin, à l’auteur du Thoung-tian, nommé Thou-yeou, lequel écrivait au huitième siècle ; quelques autres auteurs avaient déjà essayé de le remplir. Thou-yeou avait traité, dans autant de parties séparées, des contributions et des redevances des terres, des monnaies métalliques et autres moyens d’échange, de la population, de l’administration civile, de la justice, des foires et du commerce des grains, des tributs payés par chaque province, de l’emploi des fonds publics, du choix et de l’avancement des magistrats, des études et des examens, des attributions de tous les officiers de l’État, des sacrifices et rites solennels en l’honneur des dieux, du culte des ancêtres des différentes dynasties impériales, des rites de la cour, de la musique, de la guerre, des supplices, de la géographie et des différentes divisions et subdivisions du territoire de l’empire, de la géographie et de l’histoire des peuples étrangers. Mais ce bel ouvrage finissait en l’an 755. Ma-Touan-lin entreprit de le revoir, de le corriger, de l’amplifier, de le compléter pour l’espace de temps qu’il embrassait, et de le continuer pour toutes les parties dont il était formé, jusqu’en 1224 ; de sorte qu’il y enferma tout ce qui est relatif à ces différents sujets, depuis Yao et Chun, jusqu’à la dynastie des Soung méridionaux, c’est-à-dire depuis le vingt-quatrième siècle avant J.-C. jusqu’au douzième siècle de. notre ère.

Non content de cet immense amas de matériaux, il y ajouta, d’après le même plan, et pour le même espace de temps, une série complète d’extraits et de mémoires sur les livres classiques et autres, sur la succession et la généalogie des empereurs, sur l’institution des principautés et des terres féodales, sur les phénomènes célestes, et sur les singularités remarquables de toute espèce. Avec cette addition, l’ouvrage forme vingt-quatre classes, précédées d’autant de dissertations, ou préfaces particulières à chaque classe, et trois cent quarante-huit livres, qui sont reliés à la manière chinoise, en cent volumes, dans les deux exemplaires que possède la Bibliothèque du roi, et qui contiennent la matière d’au moins vingt à vingt-cinq volumes in-4° ordinaires.

La lecture des titres de ces livres, est seule un objet d’admiration, et inspire le plus vif intérêt. Il serait trop long de les rapporter ici ; et l’on aime mieux renvoyer à la table sommaire, qui en a été donnée. Il faut seulement observer que l’arrangement des matières n’est pas le seul auquel l’auteur se soit attaché, et qu’il ne suit pas avec moins de rigueur l’ordre des temps pour toutes les parties ; de sorte qu’on est certain de trouver, sous chaque matière, les faits qui y sont relatifs, disposés chronologiquement, suivant l’ordre des dynasties et des règnes, année par année et jour par jour. On ne peut se lasser d’admirer l’immensité des recherches qu’il a fallu à l’auteur pour recueillir tous ces matériaux, la sagacité qu’il a mise à les classer, la clarté et la précision avec lesquelles il a su présenter cette multitude d’objets dans tout leur jour. On peut dire que cet excellent ouvrage vaut à lui seul toute une bibliothèque, et que quand la littérature chinoise n’en offrirait pas d’autre, il vaudrait la peine qu’on apprît le chinois pour le lire. Ce n’est pas la Chine seule qu’on apprendrait à y bien connaître, mais une très grande partie de l’Asie, sous tous les rapports les plus importants, et dans tout ce qui est relatif aux religions, à la législation, à l’économie rurale et politique, au commerce, à l’agriculture, à l’histoire naturelle, à l’histoire, à la géographie physique et à l’ethnographie. On n’a qu’à choisir le sujet qu’on veut étudier, et traduire ce qu’en dit Ma-Touan-lin. Tous les faits sont rapportés et classés, toutes les sources indiquées, toutes les autorités citées et discutées. Ce sont autant de dissertations toutes faites qu’il suffit de faire passer dans nos langues européennes, et avec lesquelles on peut s’épargner bien des recherches, et se donner, si l’on veut, un grand air d’érudition.

On peut juger de l’importance des mémoires qui sont contenus dans les Recherches approfondies, par divers échantillons qui en ont été tirés. Ce livre est un de ceux sur lesquels le petit nombre d’Européens qui se sont occupés de la Chine, ont le plus travaillé. Visdelou y a pris les notices sur différents peuples de la Tartarie, lesquelles font partie du Supplément à la Bibliothèque orientale ; et c’est aussi l’ouvrage qui a fourni à de Guignes le plus grand nombre des matériaux qu’il a mis en œuvre dans son Histoire des Huns. On a tiré de la même source le catalogue des comètes observées à la Chine, que Pingré a inséré dans sa Cométographie, celui des bolides et des aérolithes ; les fragments de géographie et d’ethnographie contenus dans le premier volume de ce recueil même, et beaucoup d’autres documents précieux. Les missionnaires les plus instruits y ont puisé abondamment ; et quelques-uns, tels que le père Cibot, se sont procuré l’apparence d’une lecture prodigieuse en fait de livres chinois, seulement en rapportant les noms des auteurs et les titres des ouvrages que cite Ma-Touan-lin, et en oubliant de le nommer : de sorte qu’à vrai dire, c’est à ce lettré seul qu’on doit rapporter l’origine de la plupart des connaissances positives qu’on possède en Europe, sur l’antiquité chinoise ; et l’on ne saurait trop regretter qu’au lieu de tant de recherches mal dirigées, entreprises par des écrivains malhabiles, de tant de compilations où les notions les plus oiseuses sont répétées jusqu’à satiété, de tant de relations insignifiantes, telles que sont la plupart de celles qui ont la Chine pour objet, on ne se soit pas encore occupé d’exploiter cette mine précieuse, où toutes les questions qui peuvent concerner l’Asie orientale trouveraient les réponses les plus satisfaisantes. Il y a même beaucoup de parties du travail de Ma-Touan-lin, qui mériteraient d’être traduites en entier, et qui fourniraient des notions très importantes pour les sciences historiques et naturelles.

Le Wen-hian-thoung-khao fut offert à l’empereur Jin-tsoung, à la septième lune de la quatrième année yan-yeou (1317). On le fit examiner par les plus habiles lettrés ; et sur le rapport qui en fut fait à l’empereur, l’ouvrage, revêtu de l’approbation des Han-lin, parut sous l’autorité impériale, la deuxième année tchi-tchi (1321), à la sixième lune.

Peu de temps après, Lieou-meng-yan, qui avait servi les derniers empereurs des Soung avec Ma-thing-louan, père de Ma-Touan-lin, ayant été nommé président du ministère des Offices et Magistratures, voulut donner une charge à Ma-Touan-lin ; mais celui-ci, qui déjà était âgé, la refusa. Vers le même temps son père Ma-thing-louan étant venu à mourir dans une vieillesse très avancée, Ma-Touan-lin accepta des fonctions littéraires, qu’il quitta bientôt après, pour venir mourir dans sa maison. On ne marque précisément les dates ni de sa naissance ni de sa mort. Il est probable qu’il était né vers 1245, et qu’il mourut avant 1325.

On trouve une notice sur Ma-Touan-lin dans le trente-quatrième livre du Siu-houng-kian-lou, page 8 et suivantes. Fourmont a mal traduit le titre de son livre dans le Catalogue des livres chinois de la Bibliothèque royale. On fera bien de comparer ce qu’il en dit avec le Mémoire sur les livres chinois, auquel on a déjà renvoyé.

Les deux exemplaires du Wen-hian-thoung-khao, qui se trouvent à la Bibliothèque royale, sont d’une édition impériale, donnée en 1724, par ordre des empereurs de la dynastie régnante. On a fait à la Chine, sous le titre de Siu-wen-hian-thoung-khao, ou Supplément à la Recherche approfondie, une continuation, qui en pousse les différentes parties jusqu’à nos jours. De tous les livres chinois qui manquent à la Bibliothèque du Roi, c’est peut-être un de ceux qu’il serait le plus intéressant de se procurer.

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Tou-Fou,poète chinois

Tou-Fou, surnommé Tseu-meï, l’un des plus célèbres poètes de la Chine, naquit vers le commencement du huitième siècle, à Siang-yang, dans la province de Hou-kouang, et non pas à King-tcheou, dans le Chen-si, comme l’a dit le père Amiot. Ses ancêtres s’étaient depuis longtemps distingués par leurs talents et par les hautes charges qu’ils avaient occupées, et Tou-chin-yan, son aïeul, avait composé des poésies dont il nous est resté dix livres.

Tou-Fou, dès sa jeunesse, annonça d’heureuses dispositions, et toutefois il n’obtint pas de succès dans ces concours littéraires qui ouvrent à la Chine la route des emplois et de la fortune. Son esprit récalcitrant, et tant soit peu inconstant, ne put se plier à cette règle inflexible que les institutions imposent à tous les lettrés, sans exception. Il renonça donc aux grades et à tous les avantages qu’il eût pu en espérer pour son avancement, et son goût l’entraînant vers la poésie, il devint poète. Ses vers ne tardèrent pas à le faire connaître, et dans l’espace qui s’écoula entre 742 et 755, il donna trois de ces poèmes descriptifs qu’on nomme en chinois fou.

Le succès de ces ouvrages lui procura la faveur du souverain, qui voulut lui donner des fonctions à sa cour, ou lui confier l’administration d’une province. Tou-Fou se refusa à ces bienfaits et n’accepta qu’un titre, honorable à la vérité, mais tout-à-fait inutile à sa fortune. À la fin, lassé de l’état de gêne qui le poursuivait dans son infructueuse élévation, il adressa à l’empereur une pièce de vers où il peignait sa détresse avec cette liberté que la poésie autorise et qu’elle semble ennoblir. Sa requête fut favorablement accueillie et lui valut une pension dont il ne jouit pas longtemps, parce que cette année même l’empereur fut contraint d’abandonner sa capitale à un rebelle.

Tou-Fou, fugitif de son côté, tomba entre les mains d’un des chefs des révoltés ; mais sa qualité de poète et le dédain qu’elle inspira aux officiers qui l’avaient pris, le servit mieux que leur estime n’aurait pu faire ; il trouva moyen de s’échapper et se réfugia, en 757, à Foung-thsiang, dans le Chen-si. C’est de cette ville qu’il s’adressa au nouvel empereur (Sou-tsoung) ; il n’en fut pas moins bien traité qu’il ne l’avait été du prédécesseur de ce prince. Mais ayant voulu user des prérogatives de la charge qu’on lui avait donnée, et défendre avec hardiesse un magistrat qui avait encouru la disgrâce du prince, il se vit lui-même éloigné de la cour, et relégué, en qualité de sous-préfet, à Thsin. Comme il vit peu d’apparence à pouvoir s’acquitter des devoirs de cette place, il s’en démit immédiatement, et se réfugia à Tching-tou, dans la province de Sse-tchhouan, où il vécut dans un tel dénuement qu’il fut réduit à ramasser lui-même les broussailles dont il avait besoin pour se chauffer et préparer ses aliments.

Après plusieurs années d’une vie agitée et misérable, il fit, en 761, la connaissance d’un commandant militaire du Sse-tchhouan, nommé Yan-wou, qui représenta à l’empereur l’état précaire ou se trouvait Tou-Fou, errant de bourgade en bourgade, dans la province que lui-même il administrait. Sur la demande de cet officier, l’empereur accorda à Tou-Fou ce qui était le plus à sa convenance, un titre qui l’attachait au ministère des ouvrages publics, et fournissait à ses besoins sans lui imposer de fonctions. Mais le protecteur de Tou-Fou étant venu à mourir, et de grands troubles ayant éclaté dans la province qu’il habitait, le poète reprit sa vie errante, et passa successivement à Sin, à Tching-tou et à Khoueï.

Vers 768, il eut envie d’aller visiter les restes d’un édifice antique, dont on attribuait la construction au célèbre Iu. S’étant hasardé seul dans une barque, sur un fleuve débordé, il fut surpris par les grandes eaux, et forcé de chercher une retraite dans un temple abandonné. Il demeura dix jours entiers dans ce refuge, sans qu’il fût possible d’aller le secourir ou lui porter des provisions. À la fin pourtant, le magistrat du lieu fit faire un radeau qu’il monta lui-même, et réussit à tirer Tou-Fou de son asile ; mais les soins de ce magistrat devinrent plus funestes au poète que ne l’avait été l’abandon où on l’avait laissé languir. Car son estomac, affaibli par une si longue abstinence, ne put supporter les aliments qui lui furent offerts. Tou-Fou mangea beaucoup, but davantage, et mourut d’indigestion pendant la nuit.

Il avait composé un grand nombre de poésies qui ont été recueillies avec soin et données au public peu de temps après sa mort. Elles font encore aujourd’hui les délices des gens de lettres, qui se plaisent à les citer et à les imiter. On les trouve dans les salons, dans les bibliothèques, dans les cuisines même ; on les reproduit en forme d’inscriptions, sur les paravents, les éventails et les bâtons d’encre. Tou-Fou, et Li-Thaï-pe, son rival et son contemporain, peuvent passer pour les véritables réformateurs de la poésie chinoise, puisqu’ils ont contribué, plus que tout autre, à lui donner les règles qu’elle observe encore aujourd’hui. Leurs œuvres sont réunies dans une collection dont la Bibliothèque du Roi possède un exemplaire, et que Fourmont, dans son Catalogue, a pris pour un commentaire sur le Chi-king, ou Livre des Vers. À la tête de ce recueil se trouve une notice sur la vie et les écrits de Tou-Fou ; on s’en est servi pour composer celle-ci et rectifier en plusieurs points celle que le père Amiot a consacrée au même personnage, dans ses Portraits des célèbres Chinois.

Ma-Touan-lin, dans sa Bibliothèque historique, fait connaître plusieurs éditions des œuvres poétiques de Tou-Fou, qu’il nomme toujours Tou le koung-pou, c’est-à-dire Tou, du ministère des Ouvrages Publics. La différence qu’on observe dans l’étendue de ces éditions et dans le nombre des livres dont elles se composent, provient des notes et des commentaires que divers auteurs ont pris soin d’y ajouter. L’édition qui fut mise en ordre en 1039, et imprimée vers 1059, contient mille quatre cent cinq pièces, avec un index pour les classer chronologiquement. Peu d’années après (vers 1065), on y joignit un supplément contenant les morceaux que Tou-Fou avait composés pendant ses courses dans la province de Sse-tchhouan.


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