Antoine Bazin (1799-1863)

LE SIÈCLE DES YOUÊN

ou Tableau historique de la Littérature chinoise

depuis l’avènement des empereurs mongols jusqu’à la restauration des Ming

Imprimerie Nationale, Paris, 1850, 512 pages.

 

Table des matières - Extrait du Prologue du Chouï-hou-tchouen - Extrait de La Transmigration de Yŏ-cheou - Lire à l'écran

 

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Table des matières

PREMIÈRE PARTIE, LANGUE SAVANTE. Notices bibliographiques sur les principaux monuments de la langue savante, extraites du catalogue abrégé de la bibliothèque impériale de Péking, et traduites du chinois.
Les  Kīng-poú, livres canoniques - Les  Sse-poú, Histoire - Les Tseu-poú, Sciences et Arts - Les Tsi-poú, Belles-lettres.

DEUXIÈME PARTIE, LANGUE COMMUNE. Notices et extraits des principaux monuments littéraires de la dynastie des Youên.
 

 

  • « La seconde partie de mon travail est infiniment plus étendue que la première ; cela paraîtra naturel dans un tableau de la littérature chinoise, puisque je consacre la seconde partie aux monuments de la langue commune ou vulgaire, qui sont des ouvrages d’imagination. J’ajouterai que ces ouvrages, au-dessus de toute comparaison avec les autres, occupent une place éminente dans la littérature chinoise. Tout tendait à la perfection sous les Youên. Outre les trois grands monuments de cette époque, le San-koue-tchi, ou l’Histoire des trois royaumes, roman historique, dont M. Théodore Pavie a dignement traduit les trois premiers livres, le Chouï-hou-tchouen, ou l’Histoire des rivages, le Si-siang-ki, ou l’Histoire du pavillon occidental, composition gracieuse, chef-d’œuvre de la poésie lyrique à la Chine, on distingue, dans la littérature dramatique, cent pièces de théâtre du premier ordre ; dans la littérature légère, des ouvrages pleins de charmes et de naïveté.
  • On remarquera que je me suis arrêté sur les monuments inconnus aux Européens, et qui attendent des traducteurs. Ainsi, pour le Chouï-hou-tchouen, on trouvera une notice sur cet ouvrage, la table des trente-quatre premiers livres, l’analyse du premier chapitre, qui sert de prologue au roman, et qui n’est pas de l’auteur du Chouï-hou-tchouen, des extraits du premier, du quatrième et du vingt-troisième livre. Dans cette vaste composition, qui offre des incidents plus nombreux qu’aucune des compositions du même genre, où l’on rencontre des scènes bien conçues, bien écrites, j’ai choisi un tableau des mœurs de la cour impériale des Song, à l’époque de la décadence, quelques scènes de la vie bouddhique, quelques descriptions »

 

Romans.

San-koue-tchi. (Histoire des trois Royaumes).
Chouï-hou-tchouen [Shui-hu-zhuan] (Histoire des rives du fleuve [ou Au bord de l'eau]) : Table des matières.

Extraits du roman :

— Peste de Khaï-fong-fou.

— Mœurs de la cour impériale, sous les Song de la décadence.

— Éducation de Sse-tsin.

— Profession de Lou-ta.

— Chasteté de Wou-song.


Pièces de théâtre : Introduction. — Examen des cent pièces de théâtre contenues dans le répertoire intitulé Youên-jîn-pĕ-tchong.

  • « Si l’on me reproche d’avoir accordé trop de place aux drames, je répondrai que les drames, du genre de ceux que l’on appelle Tsa-ki, les drames en cinq actes, appartiennent exclusivement à la littérature des Youên ; car c’est à la Chine comme ailleurs, et dans cet immobile pays, où le présent est l’image du passé, suivant le langage du jour, où l’avenir n’existe pas, quand le public est las d’un genre, on lui en offre un autre. Les pièces des Ming et des Thsing n’ont pas la moindre ressemblance avec les drames des Youên. J’ajouterai encore que ces pièces, à l’exception d’un très petit nombre, n’ont pas été traduites. Qui connaît aujourd’hui le Souvenir d’amour, la Pagode du ciel, la Courtisane savante, les Contrats, la Transmigration de Yo-cheou, l’Académicien amoureux, le Mari qui fait la cour à sa femme, etc. ? »

Avec notamment une analyse détaillée et des extraits des pièces suivantes :

2. Le Gage d’amour, comédie composée par Kiao-meng-fou.
4. La Couverture du lit nuptial.
18. La Dette (payable dans) la vie à venir, comédie bouddhique sans nom d’auteur.
19. Sié-jîn-koueï, Drame historique, composé par la courtisane Tchang-koŭe-pin.
29. La Transmigration de Yŏ-cheou, drame tao-sse, composé par Yŏ-pĕ-tchouen.
32. Le Mari qui fait la cour à sa femme, comédie composée par Ché-kiun-pao.
41. Le Mal d’amour, comédie composée par Tching-tĕ-hoei.
45. Le Songe de Liu-thong-pin, drame tao-sse, composé par Ma-tchi-youèn.
48. La Pagode du ciel serein, drame historique, sans nom d’auteur.
57. Le Dévouement de Tchao-li, drame composé par Thsin-kièn-fou.
61. Histoire du caractère Jîn, drame bouddhique composé par Tchin-thing-yŭ.
78. La Grotte des pêchers, opéra-féerie composé par Wang tseu-yĭ.
84. La Boîte mystérieuse, drame historique sans nom d’auteur.


TROISIÈME PARTIE. NOTICES BIOGRAPHIQUES SUR LES AUTEURS. Catalogue alphabétique des principaux écrivains, chinois et mongols, qui ont fleuri dans le siècle des Youên, depuis l’an 1260 jusqu’à l’an 1368 après J.-C. Notamment : Hiu-heng , ministre. — Kouan-han-king , auteur dramatique. — Kouo-cheou-king , astronome. — Li-hao-wen , géographe. — Ou-t’ching , philosophe, critique. — Tchang-koue-pin , courtisane, actrice, poète dramatique. — Tchang-tchu , poète lyrique. — T’chin-li , philosophe. — Tchu-tchin-heng , philosophe, médecin. — Yéliu-thsou-tsaï , ministre, astronome, poète, littérateur, moraliste.

 

  • « On trouvera dans la troisième partie, avec des notices biographiques sur les principaux auteurs, un résumé de l’Histoire de la littérature chinoise, depuis l’an 1260 de notre ère, jusqu’en 1368. Je reviens, classe par classe, et section par section, aux écrivains que j’ai nommés dans la première et la seconde partie, aux ouvrages que j’ai déjà fait connaître. Dans l’histoire, la critique historique, la médecine, l’agriculture, j’indique les progrès, dont il est permis de faire honneur aux écrivains de la dynastie des Youên ; pour les arts de l’esprit, je montre que l’originalité a été le caractère des compositions de cette époque. Telle était, je crois, la marche naturelle dans un travail du genre de celui-ci. Pour en donner l’intelligence, j’ai placé au commencement ce qu’on met d’ordinaire à la fin. »

 

CHOUÏ-HOU-TCHOUEN. PROLOGUE

....(comment) Hong, le gouverneur du palais impérial, laisse échapper, dans sa méprise, des démons et des êtres surnaturels.

Le lendemain les vénérables, les Tao-ssé et tous les assistants invitèrent le Taï-oueï à faire une promenade autour du palais ; cette proposition combla de joie le messager de l’empereur. Il partit à pied du monastère, suivi d’une foule considérable de bonzes et précédé de deux novices. On lui montra les sites les plus intéressants ; mais on ne saurait figurer par la parole le magnifique spectacle qui s’offrit à ses regards du haut du palais des Trois-Purs. On découvrait d’un côté le temple des Neuf-Cieux, le temple du Soleil-Levant, le temple du Pôle-Boréal ; ces trois temples, séparés par des cours spacieuses, formaient l’aile gauche de l’édifice ; à droite, on apercevait le temple de la Grande-Unité, le temple des Trois-Conseillers, le temple des Purifications ; ces trois temples composaient l’aile droite.

Après avoir examiné tous les édifices, le Taï-oueï revenait au monastère avec les Tao-ssé, lorsque derrière l’aile droite, sur une place déserte, il aperçut un palais dont l’architecture était plus simple que celle des autres et qu’il observa avec beaucoup d’attention. Les murs de ce palais étaient couverts d’un enduit rouge, dans lequel on avait jeté du poivre pilé. La façade principale offrait deux portes d’entrée ; au bas des degrés de chaque perron, on avait rangé des vases de porcelaine peinte. Ces portes, à deux battants, étaient fermées par des serrures d’airain, et l’ouverture en était interdite par des scellés, sur lesquels on remarquait un amas considérable de cachets rouges. A la partie saillante du toit était suspendu un vaste écusson servant de frontispice au palais. On y lisait les quatre caractères suivants :

Palais des démons subjugués

— Qu’est-ce donc que ce palais ? demanda le Taï-oueï, montrant le frontispice.

— Ce palais, répondit le vénérable en souriant, est celui des démons que les maîtres de la doctrine, nos vénérables ancêtres des dynasties éteintes, ont subjugués et mis sous les verroux.

— Mais que signifient, répliqua le Taï-oueï, tous ces scellés apposés sur les portes et cette prodigieuse quantité de cachets rouges ?

— Le prince des démons, reprit le vénérable, toujours en souriant, a été incarcéré dans ce temple par un de nos vénérables ancêtres, qui vivait sous la grande dynastie des Thang ; c’est ce divin instituteur qui le premier a mis le scellé sur les portes ; et depuis cette époque, à chaque génération qui s’est écoulée, le grand maître de la doctrine y a apposé son sceau de ses propres mains, afin que ses fils et ses petits-fils n’osassent pas témérairement ouvrir les portes de ce palais. Si le roi des démons parvenait à s’échapper, ce serait pour l’empire une calamité effroyable ; et d’ailleurs qui peut savoir ce qui se passe dans l’intérieur de ce palais, dont les portes sont étroitement fermées ?

A ces mots, Hong, le Taï-oueï, éprouva un sentiment de surprise mêlée d’effroi. Néanmoins, après quelques réflexions, il se dit à lui-même : « Je voudrais bien voir le roi des démons » ; puis, prenant un ton d’autorité, il s’écria :

— Quoi qu’il en soit, ouvrez la porte de ce palais, je veux voir comment est le roi des démons.

— Gouverneur, répondit aussitôt le vénérable d’un air inquiet, je vous jure que je n’oserai jamais l’ouvrir. Pourrais-je faire si peu de cas des exhortations paternelles de notre vénérable aïeul et d’un salutaire commandement qui jusqu’à présent n’a été enfreint par personne !

— Vous débitez des extravagances, répliqua le Taï-oueï souriant ; vous autres, Tao-ssé, vous créez à plaisir des fantômes ; abusant de la crédulité du peuple, vous opérez de faux miracles ; vous enflammez les imaginations. Il y a ici un dessein prémédité. C’est vous qui avez érigé ce palais, que vous avez appelé mensongèrement le palais du roi des démons. Voilà comme vous exercez au grand jour votre art détestable. Je connais l’histoire ; j’ai lu des livres qui sont le miroir de la vérité. Ces livres disent-ils qu’il y ait des démons incarcérés quelque part, de grands réceptacles ou des cavernes obscures habitées par des êtres surnaturels et malfaisants ? Je ne crois pas que le roi des démons soit renfermé dans ce palais ; vite, vite, ouvrez-moi la porte ; s’il y est, je serais curieux de voir sa figure...

... Le vénérable, redoutant l’influence et l’autorité du Taï-oueï, se vit contraint d’ordonner à plusieurs artisans Tao-ssé d’enlever à coups de marteaux les serrures d’airain. Après que ceux-ci eurent ouvert les portes, le Taï-oueï et les Tao-ssé entrèrent ensemble dans l’intérieur du palais ; mais il y régnait une obscurité si profonde qu’ils s’y trouvèrent comme au milieu des ténèbres, sans pouvoir distinguer un seul objet. Le Taï-oueï fit allumer des torches. Lorsque les bonzes les apportèrent, on ne trouva que les quatre murs ; il y avait seulement dans le milieu un monument, haut d’environ cinq à six pieds et à la base duquel on remarquait une tortue de pierre, recouverte en partie par une eau bourbeuse. On aperçut sur ce monument une inscription, en caractères t’chouen, imitant des phénix et un livre céleste contenant des talismans. Tous ceux qui étaient là essayèrent inutilement d’en lire quelques mots ; ils n’y comprenaient rien. Mais quand on examina ce monument à la lueur des torches, on découvrit sur l’un des côtés quatre caractères exacts, d’une belle dimension et gravés en creux ; on lisait :

Hong, que je rencontrerai par hasard, ouvrira (ce monument)...


En apercevant ces quatre caractères, Hong, le Taï-oueï, fut ravi de joie.

— Eh bien, dit-il au vénérable, tout à l’heure vous mettiez des obstacles à mon projet ; comment se fait-il donc qu’on ait gravé mon nom sur ce bloc de pierre, il y a quelques centaines d’années : « Hong, que je rencontrerai par hasard, ouvrira ce monument ? » Vous le voyez, c’est un ordre, c’est un ordre. Je crois maintenant que le roi des démons est renfermé sous ce monument. Vite, qu’on le démolisse, que l’on creuse partout.

... Le vénérable répéta quatre ou cinq fois qu’il appréhendait des malheurs ; mais comment aurait t-il pu fléchir le Taï-oueï ? Les bonzes rassemblés en grand nombre se mirent à l’œuvre ; ils commencèrent par abattre, à coups de pioches, le monument de pierre, soulevèrent, à force de bras, la tortue qui était à sa base et finirent par déblayer le sol. Ils creusèrent pendant une demi-journée environ. On était à peine parvenu à une profondeur de trois à quatre pieds, lorsqu’on trouva une dalle de jaspe vert plus large que la chambre du supérieur. Le Taï-oueï ordonna aux bonzes de soulever cette dalle. Le vénérable, dans sa vive inquiétude, avait beau s’écrier :

— Il ne faut pas creuser plus avant,

Hong-sin n’écoutait rien. On soulève la dalle et l’on aperçoit un précipice de dix mille tchang de profondeur. Un bruit perçant se fait d’abord entendre dans les cavités de ce gouffre immense ; c’était une voix, une voix dont l’éclat pénétrait partout et qui ne ressemblait pas à celle des mortels. Tout à coup une vapeur noire sort avec impétuosité du fond de cet abîme et atteint bientôt les toits du palais qui disparaissent à l’instant ; elle s’élève jusqu’à la moitié de la hauteur du ciel ; puis, en se dispersant dans les airs, elle fait jaillir par dizaines et par centaines des étincelles semblables à des étoiles brillantes et des jets de feu qui illuminent tout l’horizon.

Les assistants, saisis d’épouvante, sont comme frappés de vertige ; l’air retentit de leurs cris tumultueux ; les bonzes, tremblants, jettent leurs pioches, leurs outils et s’élancent hors du palais; dans leur précipitation, ils se heurtent et tombent les uns sur les autres. Quant au Taï-oueï, ii était plus mort que vif. Le regard immobile, la bouche béante, il n’avait pas quitté sa place. A la fin, il s’élança comme les autres hors du palais et rencontra bientôt le vénérable, qui ne cessait de proférer des cris. Alors il lui demanda quels étaient les démons qui venaient de prendre la fuite.

— Je n’en sais rien, répondit le vénérable ; tout ce que je puis vous dire, c’est que notre grand ancêtre, le divin instituteur, lorsqu’il transmit à ses disciples ses préceptes et ses talismans, leur adressa la recommandation suivante : « Dans l’intérieur de ce temple sont renfermés les génies qui président à cent huit étoiles de sinistre présage  . Le roi des démons est au milieu d’eux. Un monument s’élève sur son corps. Souvenez-vous bien que si jamais il parvenait à s’échapper, il poursuivrait de sa haine et de ses méchancetés toutes les créatures vivantes. » Gouverneur, maintenant que vous l’avez mis en liberté, à quels effroyables malheurs ne devons-nous pas nous attendre ?

A ces mots, le Taï-oueï fut consterné ; une sueur froide coula de tout son corps ; il s’éloigna du vénérable, tenant sa tête inclinée dans ses deux mains, prépara ses bagages avec empressement et, suivi de son escorte, il descendit de la montagne pour retourner à la capitale... La consternation était générale dans l’escorte. Sur la route, on ne prononça pas une parole... En entrant dans la ville de Pien-liang, le Taï-oueï apprit par la rumeur publique que le grand maître de la doctrine avait offert, pendant sept jours et sept nuits, des sacrifices aux génies du Ciel dans les temples et les pagodes de la capitale, et que l’épidémie avait entièrement disparu du milieu du peuple et de l’armée.

La transmigration de Yo-cheou

drame tao-sse, composé par Yŏ-pĕ-tchouen


Portrait de l'ermite Han chan, par Yen Houei
Portrait de l'ermite Han chan, par Yen Houei

(Yŏ-cheou, assesseur de tribunal, vient de mourir. Il se présente, chargé du poids de ses fautes, devant le juge d'un des dix-huit enfers des tao-sse. Pour éviter les supplices, il prononce ses vœux de religion et doit être rendu au monde.)

LIU-THONG-PIN : Yŏ-cheou, on va opérer votre transmigration. Vous le voyez, on ne peut pas réunir votre âme à votre corps, puisque votre corps n’existe plus. Votre femme l’a brûlé. Il ne faut pas toutefois que cet événement laisse dans votre âme des regrets inutiles. Vous transmigrerez dans le corps d’un jeune boucher, qui n’était pas beau. Vous aurez des yeux bleus. Mais qu’importe ? N’avez-vous pas renoncé tout à l’heure à la convoitise, à la volupté.... Maintenant, votre nouveau nom est Li-cheou ; votre nom de religion Tiĕ-khouaï. Allez, quittez la ville des morts.

Yŏ-cheou remercie Liu-thong-pin et sort avec précipitation des enfers.

Le troisième acte nous introduit dans une petite maison du faubourg extérieur de Tching-tcheou. C’est la maison du boucher Li, dont le fils est mort depuis trois jours. Le théâtre représente une chambre à coucher. Le mort est étendu sur un lit ; toute la famille est consternée. A la Chine, on peut toujours compter sur l’assistance de son voisinage. Les parents s’abandonnent au désespoir, quand deux proches voisins arrivent pour enlever le corps. La veuve pousse des gémissements ; mais bientôt sa douleur fait place à une joie excessive, car la transmigration de Yŏ-cheou s’opère. Tout à coup le mort se ranime et se dresse sur son lit.

YO-CHEOU (étonné) : Ma femme ! Tchang-tsièn ! Fŏ-tong ! où êtes-vous ?

LE PÈRE DU BOUCHER (au comble de la joie) : Remercions le ciel et la terre ! Mon fils est ressuscité.

YO-CHEOU (d’un ton courroucé) : Chut ! A l’audience, à l’audience ; je ne m’occupe d’affaires qu’à l’audience. A-t-on jamais vu un scandale pareil. Quelle audace ! ils viennent jusque dans ma chambre à coucher.

LE PÈRE DU BOUCHER : Je suis ton père ; voilà ta femme. Mon fils, est-ce que tu ne me reconnais pas ?

YO-CHEOU : Voyons, approchez... En vérité, je ne vous reconnais pas.

LE PÈRE DU BOUCHER : Quel étrange langage !

LA FEMME DU BOUCHER : Li, mon époux, vous me reconnaissez, moi ? vous reconnaissez votre femme, qui vous aime tant.

YO-CHEOU (d’un ton irrité) : Tchang-tsièn, mettez-moi ces gens-là à la porte.

LE PÈRE DU BOUCHER : Mon fils, reviens à toi.

LA FEMME DU BOUCHER : Conçoit-on qu’il ne reconnaisse pas sa femme ?

YO-CHEOU : Ah, vous m’assourdissez les oreilles. Laissez-moi réfléchir un peu. (Il croise ses mains sur son front et réfléchit.) Ah ! je me souviens maintenant des paroles de mon libérateur, quand j’ai quitté les enfers. Mon âme a transmigré dans le corps d’un boucher. La maison où je me trouve est probablement celle qu’il habitait. Comment faire pour en sort ? (Haut.) Écoutez ; il est très certain que tout à l’heure j’étais mort ; il est encore très certain que je ne suis qu’à moitié ressuscité. Mon âme est dans mon corps ; mais mon esprit n’y est pas. Il est resté dans la pagode de Tching-hoang. Il faut que j’aille chercher mon esprit.

LE PÈRE DU BOUCHER : Ma bru, remettez à votre mari du papier parfumé.

LA FEMME DU BOUCHER (avec vivacité) : Oui ; mais, dans l’état où il est, je ne veux pas qu’il aille tout seul chercher son esprit.

YO-CHEOU (avec colère) : J’irai seul, j’irai seul. Est-ce que vous ne savez pas que les esprits prennent la fuite, dès qu’ils aperçoivent un être vivant. Ils sont d’une extrême timidité. Vous épouvanteriez mon esprit. (Il se lève, veut marcher et tombe à la renverse). Ah ! voilà une chute qui m’a tué.

LE PÈRE DU BOUCHER : Mon fils, à quoi penses-tu ? Tu sais bien que tu as une jambe tortue. Pourquoi cherches-tu à marcher ?

LA FEMME DU BOUCHER : Li, mon époux, on ne peut pas marcher avec une jambe. Voulez-vous votre béquille ?

YO-CHEOU : Ma béquille ! (A part.) Ah, mon père spirituel, que n’ai-je transmigré dans un corps plus parfait ? Voilà ; dans ma vie précédente, quand j’étais assesseur du tribunal, j’avais une conscience tortueuse et maintenant je reviens dans le monde avec une jambe tortue. C’est de la justice.

LE PÈRE DU BOUCHER : Veux-tu ta béquille ?

YO-CHEOU : Qui, apportez-la, apportez-la. (Yŏ-cheou prend la béquille et se met à marcher).

LA FEMME DU BOUCHER : Appuyez-vous sur moi.

YO-CHEOU : Non, non, retirez-vous. (Il sort de la maison.) Ne me suivez pas surtout ; vous épouvanteriez mon esprit.

Portrait d'ermite, par Yen Houei
Portrait d'ermite, par Yen Houei

Au quatrième acte, Yŏ-cheou s’achemine lentement vers son hôtel, qu’il ne reconnaît pas. Après avoir cherché pendant quelque temps, examiné toutes les maisons de la rue, il prend le parti d’interroger un passant.

YO-CHEOU (au passant) : Pourriez-vous me dire où je demeure ?

LE PASSANT : Non.

YO-CHEOU : Savez-vous où est la maison de Yŏ-cheou ?

LE PASSANT (montrant une maison) : La voici.

YO-CHEOU (avec surprise) : Comme elle est changée !

LE PASSANT : C’est que, après la mort de Yŏ-cheou, Han-weï-kong, touché des grandes qualités et des vertus de ce magistrat, a voulu traiter sa veuve avec magnificence. Il a fait peindre la maison, décorer l’arrière-pavillon, dont l’entrée est sévèrement interdite à tous les habitants de la ville.

YO-CHEOU : Merci. (A part.) Touché de mes vertus ! je crois plutôt qu’il a été touché des attraits de ma femme. N’importe, entrons.

Il frappe. Li-chi ouvre. En voyant un homme avec des yeux bleus, une longue barbe et une jambe en cerceau, Li-chi ne peut se défendre d’un mouvement d’effroi et cherche à refermer la porte ; mais Yŏ-cheou décline son nom et raconte en détail sa descente aux enfers, son jugement, le rigoureux supplice qu’on voulait lui infliger, sa délivrance et enfin sa transmigration. Un tel récit n’étonne point la femme ; elle fait entrer Yŏ-cheou dans sa chambre et son esprit n’est préoccupé que d’un seul objet, c’est de la laideur de son époux ressuscité.

— Il fallait, lui dit-elle naïvement, revenir à la vie, sinon avec une forme humaine plus parfaite, au moins tel que vous étiez auparavant.

La conversation des époux est interrompue par l’arrivée de Sun-fŏ, qui venait de fonder un service pour l’âme de son frère. Il est suivi du Tchang-tsièn. Le greffier est d’abord étrangement surpris et non moins étrangement scandalisé, quand il trouve sa belle-sœur assise à côté d’un mendiant, car il p.297 prend Yŏ-cheou pour un mendiant. On s’explique alors ; mais, pendant qu’on s’explique, le père et la mère de Li arrivent à leur tour.

LI (à sa bru) : Il est ici, ma bru ; je n’en doute pas. Entrons, entrons. (Il entre le premier et aperçoit Yŏ-cheou). Mon fils, que fais-tu ici ? reviens, reviens donc à la maison.

YO-CHEOU : Comment, à la maison, mais je suis chez moi.

LA FEMME DE LI : C’est mon mari.

LA FEMME DE YO-CHEOU : C’est mon époux.

Une altercation s’élève entre les deux femmes. Le Tchang-tsièn, dont l’office est, comme on l’a vu, d’administrer la bastonnade, prend la béquille de Yŏ-cheou et en frappe le père du boucher. Yŏ-cheou tombe encore une fois. Li se met à crier :

— Justice, justice, à l’audience !

— A l’audience, répondent les autres....

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