Auguste Desgodins (1826-1913)

ÉCRITS SUR LE THIBET

Biographie

  • Ce recueil est constitué d'extraits de lettres, de notes, de textes de conférences, etc., écrits par l'abbé Desgodins (ou pour quelques rares notes, à son propos), et parus entre 1861 et 1913 dans les périodiques suivants : Bulletin de la Société de géographie (Paris) ; Bulletin de la Société de géographie commerciale (Paris) ; Bulletin de la Société de géographie (Lyon) ; Annales de la Propagation de la Foi ; Les Missions Catholiques ; L'Exploration ; Bulletin de la Société d'acclimatation ; Annales de la Société des Missions Étrangères ; Revue des Religions. La très grande majorité de ces extraits est disponible de manière éparse sur le site gallica.bnf.fr.
  • Le recueil est construit selon l'ordre chronologique. Il n'a aucune prétention à une quelconque exhaustivité. Seuls les textes disponibles sur internet et aux MEP ont été repris. Il faut cependant noter que ceux-ci constituent une très large portion des écrits publiés de l'abbé.

Extraits : Zoologie - Géologie Yerkalo-Patang - Mariage et constitution de la famille - Lamaseries. Leur état matériel actuel.
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Zoologie

Felis tristis (A. M. Edwards)
Felis tristis (A. M. Edwards)

Pour mettre un peu d'ordre dans ce chapitre, je tâcherai de classer les animaux, autant que possible, par ordres ou familles, il sera plus facile de s'y reconnaître.

1° Mammifères onguiculés.

Carnivores. — Malgré les affirmations répétées des missionnaires et autres voyageurs, on a émis en France le doute de l'existence de la panthère (zig) au Thibet, parce que, dit-on, cet animal ne vit que dans les pays chauds, et ne peut, par conséquent, vivre au Thibet, le pays froid par excellence. Raisonnement de préjugés entretenus au coin d'un bon feu, dans le silence du cabinet. Il y a au Thibet des vallées très chaudes, et des plateaux très froids, entre ces deux extrêmes se trouve une zone tempérée... Mais est-ce bien la panthère que l'on rencontre et que l'on tue souvent au Thibet ? Voici son signalement fidèle, on pourra en juger soi-même. Cet animal appartient certainement à la famille des chats dont il a la tête ronde, les oreilles courtes, les moustaches dures, les griffes rentrantes et mobiles, le corps long, flexible et très allongé. Quand il est parvenu à toute sa taille, il mesure de 1 à 1,15 m des épaules à la naissance de la queue qui est aussi longue que le corps. Son pelage est d'un jaune roux sur le dos allant toujours en faiblissant de couleur vers le ventre. Ses taches rondes et noires forment sur tout le corps de petits cercles dont les uns sont tout à fait fermés, laissant un point jaunâtre au milieu, les autres ne sont pas entièrement fermés. Un peu ovales sur l'épine dorsale, ces taches sont très petites et serrées sur les cuisses et les épaules, plus larges et plus espacées sur le reste du corps. Les plus larges n'ont guère que 0,04 à 0,05 m de diamètre. N'est-ce par là la panthère pur sang !

En été la panthère suit les troupeaux jusque dans les pâturages ou bien guette le gibier dans les forêts ; en hiver elle descend jusqu'aux bords des rivières et des fleuves, de sorte qu'elle sait se procurer un printemps perpétuel avec une nourriture abondante. Chaque année les chasseurs thibétains en tuent un bon nombre, vendent la fourrure de 20 à 30 francs, aux chefs qui en font des tapis, et aux riches qui en font des bordures d'habits.

Souvent on m'a parlé de la petite panthère, que les Thibétains représentent non comme une jeune panthère, mais comme un animal différent et beaucoup plus petit. Ne l'ayant point vue, je ne puis donner son nom européen. Peut-être est-ce le chat-tigre, que j'ai rencontré seulement deux fois. L'un d'eux fut tué en ma présence par mon domestique qui lui décocha une flèche empoisonnée sur l'arbre où il s'était réfugié à notre approche.

Le kong appartient à la même famille, mais diffère essentiellement de la panthère par son pelage dont le fond, d'un gris jaunâtre, est parsemé de larges taches noires, allongées, n'ayant pas de formes bien précises, et disséminées d'une manière assez irrégulière sur tout le corps. La peau mesure environ 0,70 ou 0,80 m de long, la queue est couverte d'anneaux gris et noirs alternatifs. La fourrure est plus estimée que celle de la panthère, parce qu'elle est plus rare, et se vend le même prix [Cette espèce paraît être le Felis tristis (A. M. Edwards)].
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Rhinopithecus roxellanæ (A. M. Edwards)
Rhinopithecus roxellanæ (A. M. Edwards)

Quadrumanes. — Dans le Thibet oriental, je n'ai rencontré que trois espèces de singes (tchreu) : la plus commune est celle des singes roux (tchreu ma), qui atteint la taille d'un enfant de neuf ou dix ans. Il a le museau très effilé et la queue presque nulle [Macacus tibetanus (A. M. Edwards)]. Le singe fauve gris, que les Thibétains qualifient de singe noir (tchreu na), est plus petit, a le museau plus court et plus large, la queue longue de 15 à 20 centimètres et deux belles poches de chaque côté de la mâchoire inférieure. La troisième espèce est désignée sous le nom de singe bariolé (tchreu tchra). C'est la plus curieuse de toutes. Elle atteint, dit-on, la taille d'un enfant de huit ans; le dos et la tête seraient ornés d'une bande noire (plus ou moins foncée), fauve sur les flancs et blanc sous le ventre ; la queue, aussi longue que le corps, est rayée d'anneaux noirs et blancs jaunâtres. Mais ce qui le distingue surtout, c'est la tête, qui est grosse, ronde, à front bombé en avant, point de museau et un petit nez fortement camus ou retroussé [Rhinopithecus roxellanæ (A. M. Edwards)]. Nos domestiques, allant couper du bois à la forêt, en rapportèrent une fois deux très jeunes, qu'il nous fut malheureusement impossible d'élever.

Enfin, j'ai entendu parler d'un singe blanc (plus ou moins sans doute) que l'on trouverait chez les Lyssous du Yun-nan, mais n'ayant pu l'examiner je me contenterai de citer le dit-on.

Chauves-souris. — Des chauves-souris, tout ce que je puis dire, c'est que j'en ai aperçu quelques-unes de petites, d'autres assez grosses, mais je ne me suis jamais senti le courage ni le goût d'aller les dénicher, surtout dans les vieux combles des lamaseries et des pagodes, où elles font, dit-on, leur séjour de prédilection. Si plus tard il m'est donné d'étudier un peu mieux cette intéressante et bien vilaine famille, je lui accorderai l'honneur d'une note spéciale.

Insectivores. — Dans la petite famille des insectivores je ne connais, comme vivant au Thibet, que le hérisson, qui est assez rare ; la taupe n'existe pas. Deux ou trois fois seulement j'ai rencontré les traces souterraines d'un petit animal que les Thibétains désignent sous le nom de rat. Ne serait-ce pas la musaraigne ? Je ne l'ai point vu. Il pratique des conduits en forme de galeries souterraines, mais ne soulève pas la terre comme la taupe.

Rongeurs. — La famille des rongeurs renferme un grand nombre d'espèces et je ne les connais pas toutes ; probablement voici les principales :

1. Le lièvre, qui abonde dans les clairières des forêts et dans les pâturages ; il est de petite taille, d'un fauve clair sur le dos et grisâtre sous le ventre. Je l'achète pour 30 ou 35 centimes.

2. Le rat et la souris ordinaires, auxquels les plafonds et planchers de terre des maisons thibétaines fournissent un logement sûr et commode pour eux. Près des tas de pierres religieuses, nommées do bong, j'ai souvent remarqué un rat sans queue, à oreilles longues et larges, au poil moins ras et plus jaune que celui du rat commun. Sa taille, qui est à peu près la même, semble moins allongée. Il ne vient jamais dans les maisons.

3. L'écureuil a plusieurs variétés. Outre l'écureuil commun et l'écureuil volant, connus en Europe, nous trouvons encore au Thibet deux autres espèces d'écureuils volants. Le plus grand, nommé chia-ma-cha par les Thibétains, a la fourrure couleur marron, parsemée de très petits points gris ; elle est très fine, le poil long et très doux. Il y a quelques années, on pouvait se procurer quatre de ces peaux pour 1 franc, mais le prix tend à augmenter, les mandarins chinois commençant à rechercher cette fourrure économique et fort jolie [Probablement le Pteromys albo-rufus (A. M. Edwards)]. Le plus petit, nommé tang-la, a la fourrure d'un gris noirâtre ; elle est loin d'être aussi jolie que la précédente ; aussi n'est-elle pas employée. À la même famille appartient encore un tout petit écureuil gris, tacheté de points noirs, que l'on rencontre fréquemment dans les forêts. Son cri ressemble à de petits coups de sifflet qui se succèdent très rapidement. Je n'ai point remarqué de loir ; peut-être est-il rare, je ne saurais rien affirmer à son sujet.

4. La marmotte abonde sur les hauts plateaux, où elle se creuse son terrier ; mais quelle différence entre la marmotte thibétaine (chi oua) et celle des petits Savoyards ! Ici la taille moyenne est celle d'un beau lièvre, et j'en ai surpris dans des lieux tout à fait écartés qui, étant assises pour regarder mon étrange personnage, avaient bien 50 ou 60 centimètres de haut [Arctomys robustus (A. M. Edwards)]. Leur chair, huileuse, n'est mangée que par les pauvres, après avoir bouilli à grande eau pendant quatre heures. Leur fourrure, grossière mais très chaude, est aussi le partage de la population pauvre.

Les animaux appartenant aux ordres des édentés et des marsupiaux sont complètement inconnus. Leurs caractères distinctifs sont tellement singuliers qu'il n'est pas difficile de les découvrir, ou au moins j'en aurais entendu parler ; or le silence le plus absolu règne sur leur compte.

2° Mammifères ongulés.

Faisant connaître maintenant les animaux sauvages du Thibet, je dois revenir ici sur trois espèces dont j'ai déjà parlé parmi les animaux domestiques et qui se trouvent ici à l'état sauvage.

Onagre. — Le cheval n'existe nulle part au Thibet, je le crois du moins, à l'état sauvage, mais son petit cousin, l'onagre, s'y rencontre sur les hauts plateaux du nord. M. Renou en a rencontré un seul individu que l'on avait pu saisir et que l'on conduisait à La-tsien-lou pour en faire présent, comme d'une curiosité, au petit roitelet indigène. Au dire de M. Renou, qui l'avait soigneusement examiné, le kiong thibétain est véritablement l'onagre. Plus gros et plus fort que l'âne privé, dont il a tous les caractères, il n'en partage pas, tant s'en faut, le naturel paisible et débonnaire.

Sanglier. — Parmi les pachydermes, on ne connaît à l'état sauvage, au Thibet, qu'une espèce de sanglier, nommé pâ tsa. Elle serait énorme, puisqu'il faut, dit-on, quatre ou cinq hommes pour porter la chair d'un seul individu. De plus, le mâle aurait près du nombril une espèce de musc peu odorant, que les Chinois emploient comme médecine dans les maladies des voies urinaires. Très rare au Thibet, ce pâ tsa est beaucoup plus commun au Yun-nan.

Éléphants. — Il y a, dit-on, quelques éléphants privés à L'hassa ; ce sont des présents venus de l'Inde offerts au talay-lama.

Moschus moschiferus (Linné)
Moschus moschiferus (Linné)

Ruminants. — Les chameaux que l'on rencontre à L'hassa y sont amenés par les caravanes mongoles, mais je doute fort qu'il existe, soit à l'état privé, soit à l'état sauvage, dans aucune partie du Thibet proprement dit. Ce qui est certain, c'est qu'il est complètement inconnu dans la partie sud-est et jusqu'à Tchamou-to.

L'espèce bovine est représentée par deux variétés sauvages. La première, nommée djrom, ne serait, m'assure-ton, que le yak à l'état sauvage, puisqu'il en a tous les caractères. Il se rencontre surtout dans les plateaux de la partie septentrionale. La deuxième, nommée chim, se rapprocherait au contraire du bœuf commun par sa forme et son poil d'un jaune grisâtre. Ses courtes cornes, énormes à la base, se replient en demi-cercle, la pointe tournée en bas et un peu en arrière. Il vit certainement en grandes bandes dans les forêts du Yun-nan supérieur et dans quelques vallées du Thibet méridional, sur les bords du Lan-tsan-kiang et du Lou-tze-kiang. Peut-être existe-t-il aussi ailleurs, mais je ne saurais l'affirmer. Souvent il vient en nombre faire de grands ravages dans les plantations peu éloignées des villages. Nos chrétiens de Tse-kou en ont tué plusieurs.

Quand j'étais à Bonga, j'ai mangé du cerf (chia oua) tué dans la propriété même. Ce crime fut allégué contre nous pour demander notre expulsion ; nous avions tué les chevaux de l'esprit qui règne sur les neiges perpétuelles du Do-ker-la. C'est dur d'être mis à la porte pour un semblable méfait, mais la viande de cerf n'en est pas moins excellente et contribua puissamment à accélérer ma convalescence après une longue fièvre bilieuse. Les lamas ne sont pas si sévères envers leurs compatriotes qui se permettent impunément la chasse au cerf. Elle doit être abondante, si l'on en juge par l'exportation qui se fait de toutes les provinces des jeunes cornes remplies de sang coagulé, et dont les Chinois font grand usage en médecine sous le nom de lou-jong.

Bien plus que le cerf, le daim musqué (la oua) [Moschus moschiferus (Lin.)] est l'objet d'une chasse universelle et très active, depuis le mois de juin jusqu'au mois de décembre. Sa chair et sa peau se donnent presque pour rien, quoique celle-ci soit très fine, très souple et en même temps très forte et que les poils, creux et durs, soient très bons pour rembourrer les coussins. Mais on comprend que, le musc se vendant en première main deux onces et deux onces et demi d'argent l'once de musc, le petit daim qui le produit devienne l'objet d'une guerre à outrance. C'est surtout au lacet qu'on le prend. Pour établir leur piège, ils font d'abord un abattis de branches qui s'entrelacent tout le long des arêtes de la montagne. De distance en distance, ils laissent un petit passage libre et y placent un lacet. C'est un petit bout de chanvre formant nœud coulant et fixé à l'extrémité d'une branche ou d'un vigoureux rejeton. Cette branche est fortement inclinée vers la terre et retenue dans cette position par une petite bûchette qui communique avec la planchette qui fait détente et sur laquelle est étalé le nœud coulant. Ce système, déguisé sous quelques légers feuillages, n'est point aperçu du gibier, qui vient mettre son pied sur la détente ; il est saisi par le pied, enlevé par la branche qui se relève et reste là suspendu jusqu'à la première visite du chasseur. C'est par le même système que nos chasseurs s'emparent aussi de l'antilope (guia oua) de l'espèce commune, de la chèvre rouge (ra mer), du chamois (kha oha), du nabi, dont le pelage est noir sur le dos et les flancs et blanc sous le ventre, du na oua et de plusieurs autres espèces de daims. Le go oua, au contraire, ne peut être tué qu'au fusil, parce qu'il ne quitte pas les plateaux découverts où il vit en troupes nombreuses. Il est de la taille d'une belle chèvre, a le pelage gris de fer, un peu jaunâtre sur le dos, presque blanc sous le ventre ; les jambes sont très fines et allongées, sa petite tête se dresse avec grâce quand il est au repos ou sur l'éveil et s'allonge en avant quand il fuit. Le mâle a deux cornes grosses et droites qui le défigurent ; d'un naturel très craintif, il part au premier bruit et gagne les hauteurs. Le na oua, dont je viens de parler lui ressemble beaucoup pour les formes générales, mais il est plus gros, plus fauve et vit rarement dans les pâturages.

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Notes géologiques sur la route de Yerkalo à Pa-tang

Itinéraire de Yerkalo à Patang
Itinéraire de Yerkalo à Patang

Pa-tang, le 15 janvier 1875,

Vers la fin de 1874, je venais de terminer la lecture attentive de deux ouvrages de géologie qui m'avaient un peu rafraîchi la mémoire de mes études de jeunesse, quand un ordre de mon supérieur m'appela subitement de Yerkalo à Pa-tang. Je me mis en route le 26 décembre à l'aurore, et j'arrivai de bonne heure à mon nouveau poste le 31 décembre. Tout naturellement, pendant ce petit voyage que je faisais pour la treizième fois, mon esprit était encore tout occupé de ce que je venais de lire, et je cherchais à retrouver, dans la nature du sol et des rochers, les notions dont les livres venaient de m'entretenir. Hélas ! je n'étais qu'un novice, et M. Joubert n'était point près de moi pour m'expliquer la science muette des livres et de la nature ; je n'avais pour m'aider que mes yeux et mes mains. Dans cette note, je dirai donc de mon mieux, mais sans avoir la prétention de bien dire ce que mes yeux ont vu, ce que mes mains ont palpé.

Yerkalo se trouve situé dans une plaine cultivée d'une altitude de 2.600 mètres environ (voir pour cela la moyenne de mes observations barométriques envoyées pendant près de deux ans) et élevée au-dessus de la rive gauche du Lan-tsang-kiang de (25 ou 26 mm) 350 mètres à peu près. Sa latitude nord est de 29° 2' 30", Pa-tang se trouvant sur la rive gauche du Kin-cha-kiang, par au moins 30° de latitude nord. J'avais, par conséquent, à traverser toute la chaîne de montagnes qui sépare ces deux fleuves, et cela dans une direction sud-sud-ouest à nord-nord-est. Mais, dans ce pays, l'on ne peut aller droit devant soi ; les détours auxquels on est condamné sont, il est vrai, le désespoir du géographe, mais aussi le bonheur du géologue, en multipliant devant lui les tableaux de la nature où il peut puiser ses observations. Si l'on consulte les diverses directions et hauteurs de cette route que j'ai envoyées autrefois, l'on verra que, devenu apprenti géologue, j'eus de quoi satisfaire ma curiosité.

Ce qui fait la curiosité de Yerkalo, ce sont les puits d'eau salés creusés entre les énormes galets de granit qui forment le lit même du Lan-tsang-kiang, au-dessus des eaux basses et moyennes, sur les deux rives. Ces puits ont de 4 à 7 mètres de profondeur. Dans certains puits l'eau salée semble suinter à travers les fissures de la roche, ou entre les galets dont les parois du puits sont formées. Dans d'autres, elle semble sourdre en remontant du fond même du puits. Sur la rive droite, il y a même une source salée qui coule à fleur de terre. Toutes ces eaux sont thermales, mais pas au même degré. Le thermomètre centigrade, plongé dans une dizaine de puits de la rive gauche, varia entre 24° et 47°. Huit litres d'eau que je fis évaporer séparément à la maison donnèrent chacun un dixième de litre de sel sec et tassé. On affirme, avec raison, que l'eau de la rive droite donne plus de sel et de meilleure qualité. Sa couleur sur les deux rives est aussi différente : le sel de la rive droite, quand il est pur, est d'un blanc rosé ; celui de la rive gauche, d'un blanc jaunâtre, ce qui peut provenir uniquement de la différence d'argile dont les terrasses d'évaporation sont formées. Où se trouvent les mines de sel gemme qui donnent naissance à ces sources ? C'est ce qu'aucun indice ne m'a permis de reconnaître. D'après les nouveaux renseignements que j'ai pu recueillir, il se fabriquerait dans la bonne saison, mars, avril, mai, par jour et sur les deux rives, ensemble de 400 à 500 hectolitres de sel de toute qualité, dont j'ai raconté ailleurs le mode de fabrication, les prix et l'exportation (voir la Mission du Thibet, page 293). Je n'ajouterai donc plus qu'un mot, c'est que les fabricants sont étonnés que, depuis quatre ans, les grandes eaux n'ont pas recouvert tous leurs puits.

Ce phénomène est-il dû à une élévation du sol ou à un affaissement du milieu du fleuve, ou à une simple diminution dans le volume des eaux supérieures ? C'est ce que je n'oserais décider ; mais je pencherais plutôt pour la dernière opinion, car le tremblement de terre de 1870 ne fut pas très violent aux salines. C'est cependant à lui qu'on peut attribuer une très faible diminution dans la salaison de l'eau de la rive gauche (si réellement cette diminution existe) et que l'on avait très exagérée dans le commencement, pour en faire le méchant honneur ou reproche à mon baromètre, à mon thermomètre et aux trois litres que j'avais emportés.

Juste à l'endroit où se trouvent les salines, le Lan-tsang-kiang fait un petit coude. En amont, il vient pendant six ou sept lieues du nord 20° est, et en aval il coule vers le sud 20° est pendant environ trois lieues. Ce coude est formé par les pieds de deux puissants contre-forts qui, se détachant dans l'est de l'arête principale (dont la direction générale est nord un peu ouest, à sud un peu est), s'avancent fièrement vers l'ouest. Ces deux contre-forts sont séparés par une vallée transversale longue d'environ cinq lieues, en comptant tous les zigzags, mais qui, en ligne droite ne mesure guère que trois lieues et demie, la direction moyenne étant de l'ouest à l'est. C'est cette vallée qu'il faut remonter pour arriver à la crête de la grande chaîne dont le passage se nomme Kia-la (au Thibet, tous les noms propres de montagnes suivis du mot la indiquent un passage de faîte).

La partie inférieure, et la plus rapprochée du fleuve, de cette vallée n'est qu'un ravin escarpé, profond de 100 mètres et large de 250 mètres environ. Il sépare la plaine de Yerkalo de celle où est bâti plus au sud le grand village de Pouting. Ces deux plaines ont absolument la même composition géologique et semblent n'avoir fait dans le principe qu'une seule plaine, au milieu de laquelle le ruisseau s'est creusé un lit profond, ou mieux, peut-être, à une époque très reculée, il y eut une avalanche boueuse très considérable dans le haut de la vallée, et ce torrent vint vomir sur les bords du fleuve la masse énorme d'argile et de roches qu'il avait arrachées aux flancs supérieurs de la montagne. En effet, les deux plaines sont non seulement plus élevées en amont, mais encore elles vont en s'abaissant doucement vers le nord et vers le sud des deux côtés du ravin dont les bords sont plus élevés, caractère particulier de tous les écoulements boueux. De plus, tout le terrain est formé d'une argile jaunâtre mêlée de pierres et de blocs de toute nature, sans aucune trace de stratification, même à des profondeurs considérables. Cette argile est la même qui recouvre tout le versant ouest de la chaîne (en cet endroit du moins) jusqu'au sommet. Les pierres et roches qui y sont enchâssées sont aussi les mêmes que celles que l'on rencontre en remontant la vallée : grès rouges, grès noirs, violacés, verdâtres, gris ; le granit gris, quelques petits blocs de poudings, quelques ardoises, peu ou point de pierres calcaires. Les arêtes de toutes ces pierres sont à peine émoussées par le frottement, à l'exception de quelques petits galets de granit.

Je viens de dire : sans aucune trace de stratifications. Cela est vrai de la masse argileuse que je viens de décrire, ce qui prouve aussi qu'elle s'est déposée en une seule fois et non pas par un travail lent et progressif. Mais ce dépôt a eu lieu entre deux rangées de roches stratifiées, antérieures, sans doute, et bien visibles, composées d'une roche rouge terne, à grain fin, serré, un peu rêche au toucher, qui se décompose rapidement en se fendillant en plaques minces, et forme à la longue un terrain rougeâtre et graveleux, sur lequel on a établi des champs qui sont de moindre qualité que ceux établis sur l'argile jaunâtre. C'est cette roche que je viens de désigner sous le nom de grès rouge ; peut-être mérite-t-elle un autre nom. Il y a deux stratifications bien marquées de cette roche ; la plus inférieure se trouve vers les deux tiers de la descente entre Yerkalo et le fleuve ; l'autre un peu au-dessus de la plaine.

Du côté de Pouting, la stratification supérieure est perpendiculaire ; celle du côté de Yerkalo est inclinée vers le sud-ouest, de manière que la partie la plus élevée regarde le fleuve par un angle d'environ 60°, comme si, en se relevant, elle avait dépassé la perpendiculaire de 30°. Cette roche rouge stratifiée et cette masse d'argile jaunâtre sont le caractère principal des montagnes aux environs des salines sur les deux bords du fleuve. On dirait un immense damier peint en rouge et en jaune, variété dont l'œil est bientôt fatigué, car rien autre ne vient le reposer en le distrayant.

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Mariage et constitution de la famille

Si le mariage doit avoir lieu entre jeunes gens placés encore sous la puissance de leurs parents, ceux-ci peuvent tout régler sans et même contre le consentement des enfants. Les parents n'iront pas non plus faire par eux-mêmes les propositions, mais ils doivent envoyer un médiateur ou une médiatrice munis de leurs instructions sur la qualité et la quotité des présents qu'ils consentent à donner. Ces présents consistent en général, pour les riches, en une certaine somme d'argent, quelques champs, des esclaves, des têtes de bétail, des ornements, un trousseau. Les pauvres se contenteront de marmites, d'une ou deux têtes de bétail, d'un certain nombre de cruches de vin et d'un trousseau neuf ou emprunté pour le jour de la fête. À l'exception du trousseau et des ornements, tous ces cadeaux sont pour la famille qui donne un gendre ou une bru ; la famille qui reçoit l'un ou l'autre est de plus obligée à tous les frais de repas, conduite, danses, etc. Ces objets offerts à l'occasion du mariage portent le nom de cadeau et non de prix, mais ils n'en sont pas moins nécessaires, réglés d'avance et exigés. Le plus souvent, c'est la fille qui est achetée ; mais, quelquefois aussi, c'est le garçon.

Si c'est un veuf ou une veuve qui se remarie, ils ont voix délibérative et prépondérante au conseil et ils envoient eux-mêmes le médiateur s'ils sont chefs de famille.

La condition des jeunes gens mariés par leurs parents sans leur consentement, sans même être consultés, pourra paraître bien triste, c'est vrai et c'est souvent la cause de malheurs de famille ; cependant ces inconvénients sont moins grands qu'en Chine et dans l'Inde, où une population très dense et la réclusion des femmes empêchent de se connaître ; au Thibet, au contraire, la population est clairsemée, tout le monde se connaît à la ronde, les mariages se contractent rarement au loin, si ce n'est dans les grandes familles, et toutes les femmes sont parfaitement libres de leurs démarches, peut-être trop. Les jeunes gens qu'il s'agit de marier se connaissent donc la plupart du temps ; le secret de la famille du reste n'est jamais si bien gardé que les enfants ne sachent les projets de leurs parents. Si donc une fille refusait absolument son consentement et que ses représentations ne fussent pas écoutées, il lui serait assez facile de déserter la maison, seule ou en compagnie ; les exemples ne sont pas très rares. Donc si elle reste et attend la demande, son consentement est supposé ; c'est le cas le plus ordinaire.

Les empêchements au mariage ne sont pas nombreux.

1° Il y a empêchement absolu dans la ligne directe ascendante ou descendante ;

2° Idem dans la ligne collatérale entre frères et sœurs, tantes et neveux ;

3° Entre cousins et cousines (même germains) il n'y a pas d'empêchement tant que la femme n'est pas d'un degré de parenté plus rapproché de la souche commune, ou censée telle. C'est-à-dire que le fils du plus jeune frère, ou du cousin, ne peut épouser la fille de son frère aîné, ou d'un cousin de branche aînée ; dans ce cas ce serait comme épouser sa tante ;

4° Rien n'empêche qu'un homme prenne pour femme plusieurs sœurs successivement ou conjointement, ni qu'il épouse la mère d'abord et les filles ensuite, ou la mère (veuve) et les filles (veuves) en même temps. En un mot aucune espèce d'affinité ne crée d'empêchement.

Le mariage projeté, la famille choisit un médiateur si c'est un gendre ; une médiatrice si c'est une bru que l'on désire. On lui fait la leçon, on lui promet une récompense. Son éloquence et son habileté seront toujours proportionnées à ses espérances. La première fois qu'il se présente, il offre un simple kata, petite pièce de soie blanche, très semblable à cette toile d'araignée que M. Huc a décorée du titre d'écharpe de félicité. Il l'offre en entrant et se met à causer de choses indifférentes d'abord, puis amène adroitement la question principale qui fait l'objet de sa visite. Si elle est agréée en principe, la famille garde le kata et indique au médiateur un autre jour pour parler d'affaires, c'est-à-dire régler les cadeaux. Il ne manque pas au rendez-vous ; on discute les conditions ; il rapporte à ceux qui l'ont employé les objections et les demandes, rend compte des réponses et des concessions. Après un certain nombre de conférences, si l'on tombe d'accord, le jour des fiançailles est fixé. Si au contraire le kata est refusé à la première ouverture ou rendu pendant les conversations préparatoires, le médiateur ne se représente pas.

Au jour des fiançailles, le médiateur revient avec quelques présents, en nourriture : c'est surtout un pot de vin orné d'un nouveau kata et de trois petites boulettes de beurre fixées sur les bords de l'orifice. On résume les discussions précédentes tout en dégustant le repas apporté, puis enfin, quand tout est bien réglé, le médiateur prend le vase de vin, et en verse une tasse aux parents ainsi qu'au futur ou à la future s'ils sont présents. Le vin bu, les fiançailles sont contractées, l'engagement est pris. Mais il n'est pas aussi irrévocable qu'en Chine. Des circonstances graves survenant, ce contrat peut être brisé, à la condition que celui par la faute duquel il l'est, perd ce qu'il a donné, ou est obligé de rendre ce qu'il a reçu. C'est l'occasion d'un procès, car c'est l'intérêt bien plus que l'affection qui règle toujours les questions de mariage. Les fiançailles se contractent ordinairement peu de temps avant le jour fixé pour la cérémonie qui a lieu vers l'âge de 20 à 25 ans au plus tard. Il y a cependant des exemples de fiançailles contractées de bonne heure quand une famille veut s'assurer à l'avance un héritier ou même une simple alliance utile ou honorable. Depuis le jour de leurs fiançailles, les deux futurs doivent éviter de se voir et de se parler au moins publiquement. C'est aussi entre les fiançailles et le mariage que se font les cadeaux convenus. Si la famille qui doit subir les frais ne s'est pas entièrement exécutée, la cérémonie sera plutôt retardée, d'après le principe bien connu aussi au Thibet, qui dit : Un tiens vaut mieux que deux tu l'auras.

Supposons que le jour du mariage est arrivé sans encombre, et qu'il s'agit de conduire une bru dans sa nouvelle famille. Une troupe de jeunes gens, parés de leurs plus beaux habits, forment une cavalcade ou vont à pied, selon leurs moyens, se rendent chez les parents de la jeune fille et là prennent un bon repas envoyé par les parents du jeune homme qui attend chez lui. Pendant ce festin la mariée est costumée par sa mère et ses amies. Parée et accompagnée d'une ou deux filles d'honneur, elle monte à cheval ou suit à pied les jeunes gens qui lui servent de cortège ; ses parents qui viennent de la livrer restent chez eux. On se rend en cavalcade ou en procession plus ou moins régulière, d'une maison à l'autre, en agitant des katas, poussant des hourrahs et souhaits de bonheur, surtout devant les maisons ou dans les villages. Les habitants sortis pour voir et critiquer le cortège répondent par des souhaits et l'agitation des katas.

Après plusieurs stations ou l'on prend des rafraîchissements, le cortège arrive à la maison. La belle-fille est reçue par sa belle-mère et les femmes invitées, tandis que son futur continue à causer et à s'amuser avec les hommes. Suit un festin plus ou moins copieux toujours accompagné de nombreuses libations, après lesquelles nouveaux mariés, les parents, les invités et le village dansent une bonne partie de la nuit. Les chants qui accompagnent la danse sont appropriés à la circonstance et renferment de nombreux souhaits de bonheur. Au dernier acte, l'un des principaux fait un petit discours ; on danse encore une fois à la prospérité du jeune ménage et l'on se sépare. La jeune fille reste, elle est mariée, tout est fini.

Si c'est un gendre que l'on prend dans la famille, on renvoie chercher par un cortège de jeunes gens, il est amené par eux, et tout se passe comme nous venons de le dire pour une bru. Deux jours après un mariage ainsi conclu, la jeune mariée retourne dans sa famille pendant quelque temps. Elle n'est plus la fille de la maison. Ce n'est qu'une amie qui vient visiter d'anciens amis. Elle a perdu tous ses droits avec son nom. Le fils de famille qui est passé comme gendre dans un autre foyer, lui aussi perd son nom pour prendre celui de sa nouvelle famille dont il partage les privilèges et les titres, s'il y en a. Il n'a plus d'autre droit dans sa propre famille que celui de l'amitié, lien bien faible au Thibet, comme en tout pays païen.

Il est à remarquer que le lama, c'est-à-dire la religion, n'entre pour rien dans le mariage thibétain. C'est tout au plus si l'on prie un lama, ou autre sorcier laïque, de jeter les sorts pour désigner un jour faste ou néfaste, comme on le fait généralement pour tout autre contrat ou entreprise. Le magistrat civil non plus n'intervient en rien, car, au Thibet, il n'y a aucun état civil. Tout se passe et se conclut entre les deux familles, et s'il y a un contrat écrit, on ne peut le considérer que comme un sous-seing privé. Parfois, mais rarement, le magistrat y appose ensuite son cachet, mais seulement pour garantir les effets matériels de l'acte.

Le mariage n'est jamais considéré comme indissoluble et les exemples de divorce ne sont pas même très rares. Cependant un Thibétain y regardera à deux fois avant de chasser sa première femme, ou une Thibétaine hésitera à renvoyer son mari parce qu'il faudrait restituer les cadeaux. Le divorce est bien plus facile et plus fréquent avec les 2e et 3e femmes parce que généralement elles sont prises sans cérémonie extérieure et n'apportent rien à la maison.

Tout mariage ne constitue pas une nouvelle famille légale. Il n'y a que celui du fils aîné, ou de la fille aînée pour laquelle on a reçu un gendre, qui forme aux yeux du gouvernement et du peuple la famille légale inscrite sur les registres du tribut. Les autres enfants mâles, s'ils ne sont pas placés dans les lamaseries, et même si chacun d'eux venait à prendre une épouse, ce qui est rare, ne seraient considérés par le gouvernement et par la coutume que comme les aides ou premiers domestiques des parents ou du frère aîné quand il prend en main l'administration. L'État ne compte que les familles, non les individus qui la composent. Tributs, impôts, corvées, sont donc distribués par famille. Elle est indivise, et ne peut se multiplier en se distribuant en plusieurs branches. Les immeubles étant en commun, il n'y a pas d'hérédité ; c'est le droit d'aînesse dans toute sa rigueur pour les biens fonds comme pour les titres.

Cet état de chose est sans doute motivé par l'absence totale de droit de propriété non seulement au Thibet proprement dit, mais encore dans les principautés thibétaines qui autrefois appartenaient au royaume de Lhassa, mais sont passées sous le gouvernement direct de la Chine depuis environ 200 ans. Au Thibet, c'est le gouvernement qui, au nom du dalay-lama, est unique propriétaire. Il confie des terrains à une famille à la condition qu'elle paiera le tribut et les corvées, mais il a toujours le pouvoir de l'expulser et d'en mettre une autre à sa place. Il exerce ce privilège soit par les mandarins indigènes qui n'y mettent pas grande formalité, soit par le peuple lui-même qui se débarrasse d'une famille trop tracassière, prend à sa charge les impôts et corvées ou les confie à une autre.

Le gouvernement n'y perdant rien, le magistrat ne s'en occupe pas. Qu'une famille vienne à s'éteindre ou à s'exiler, ses biens reviennent à l'État qui les fait valoir, les remet à d'autres ou les laisse en friche. Dans ce dernier cas, le tribut et les corvées retombent sur les familles restantes. En un mot l'État seul est propriétaire, le peuple n'est qu'usufruitier à la charge de payer tribut et corvées. Le tribut est assez léger, mais les corvées sont accablantes à cause de l'arbitraire avec lequel elles sont imposées.

Dans les principautés réunies à la Chine, c'est l'empereur représenté par le chef indigène qui est propriétaire. À cette seule différence, tout se passe comme au Thibet.

Les conséquences de ces coutumes barbares et dignes de sauvages sont désastreuses pour le mariage et la famille.

1° Les mariages se contractent généralement tard. C'est l'occasion d'un dévergondage de mœurs qui épuise la source de la vie ; aussi les familles sont-elles le plus souvent très peu nombreuses.

2° Les garçons qui ne peuvent être matériellement utiles à la famille sont placés dans les lamaseries dont ils vont augmenter les ressources et la puissance déjà trop grandes.

3° Les filles qu'on ne peut donner comme épouses légitimes, sont vendues à des Thibétains, à des Chinois de passage, ou bien encore seront gardées comme religieuses bouddhistes à la maison ou dans les couvents.

4° Les moins dégradées aux yeux du public seront celles qui, vivant comme si elles étaient mariées réellement, formeront une famille non reconnue.

5° Les garçons qui restent en famille ne pouvant espérer un héritage se réunissent à leur frère aîné ; alors tout est en commun.

6° Les familles au lieu d'augmenter tendent toujours à diminuer en nombre. Aussi voit-on de tous côtés des terrains autrefois cultivés, aujourd'hui en friche, et de nombreuses ruines de villages autrefois populeux.

7° Par contre, mendiants, vagabonds et brigands se multiplient de plus en plus.

8° Dans les familles légalement reconnues, pas la moindre initiative pour améliorer sa position par l'agriculture ou les arts sédentaires. Le petit commerce sur les routes, tel est le moyen auquel le thibétain a surtout recours pour gagner sa vie et celle des siens.

9° L'instabilité légale de la famille et toutes ces coutumes causent un marasme presque forcé, une incurie générale, le paupérisme va grandissant et profite seulement aux lamaseries et à un petit nombre de riches, qui deviennent les banquiers usuraires du peuple.

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Lamaserie. Leur état matériel actuel.

Peut-être à aucune époque de leur histoire, c'est-à-dire depuis le milieu du VIIIe siècle de l'ère chrétienne, les lamaseries du Thibet n'ont été aussi multipliées, aussi peuplées, aussi riches et aussi puissantes que de nos jours.

1° Cette multiplication fut due, dans le principe, surtout à la munificence des princes ; plus tard, les grandes lamaseries, regorgeant d'habitants, envoyèrent des colonies en des lieux encore déshérités, ce furent des filles sur lesquelles les mères conservèrent certains droits de préséance et de juridiction. Plus tard encore, des rivalités se formèrent dans le sein des grandes lamaseries. Après de longues et souvent sanglantes disputes, le parti le plus faible se séparait du corps principal et allait fonder de nouveaux couvents en des lieux éloignés de toute lamaserie. Un certain nombre de villages ou de cantonnements de pasteurs était assigné à chaque nouveau couvent, soit par concession de la mère, soit par le consentement des populations et des chefs, soit par l'entremise bienveillante des autres lamaseries. Par le fait même, le couvent acquérait le droit de prières. Par ce privilège, ses religieux ont seuls le pouvoir d'être appelés à prier dans le territoire de leur juridiction, et chaque année, toute famille payant tribut est tenue d'inviter à prier chez elle un nombre de lamas proportionné à ses moyens et à les payer, bien entendu. Les autres familles peuvent à la rigueur s'en dispenser, mais difficilement.

Cette multiplication des lamaseries est devenue telle qu'actuellement on ne trouverait pas une famille, payant tribut ou possédant un pouce de terrain, qui ne soit soumise à quelque couvent, non comme à un chef civil, ainsi qu'on le croit en Europe, mais comme à son chef religieux. Dans les voyages, vous passez presque chaque jour, tous les deux jours au moins, près d'une lamaserie, et si vous ne l'apercevez pas, on vous l'indique à une petite distance, perchée au sommet d'un mamelon solitaire, ou cachée dans l'enfoncement d'un vallon. Dans la seule ville de Ta-tsien-lou, il y a cinq couvents sans compter ceux de la campagne. Dans tout le territoire de Bathang, qui mesure à peine trois degrés de latitude sur un de longitude, se trouvent une cinquantaine de couvents renfermant ensemble plus de quatre mille religieux sur une population de trente à quarante mille âmes. Sur le territoire un peu plus vaste de Lytang, il y a cent huit lamaseries. Dans la simple sous-préfecture du Tsa-rong où se trouvait Bonga, on en compte quatre. Dans celle de Tohra-yul, un peu plus au nord, j'en ai vu quatre ou cinq. Aux salines, deux se font face de chaque côté du Mékong, dans un rayon de moins de deux lieues, et notre chrétienté de Yerkalo se trouve juste placée entre les deux. À L'Hassa, la capitale, trois grandes lamaseries et quatre petites renferment au moins vingt-cinq mille lamas. Les renseignements que j'ai reçus me prouvent que toutes les vallées du Thibet sont aussi riches en couvents boudhiques que celles parcourues par les missionnaires.

2° De plus jamais les lamaseries n'ont été aussi peuplées. Après la dernière conquête du Thibet, au commencement du XVIIIe siècle, un catalogue des lamaseries et de leurs habitants avait été dressé pour régler le budget du culte, c'est-à-dire la paie des prières récitées pour l'empereur par les lamas reconnus par la loi. Or, actuellement tous les chiffres indiqués sur les rôles de 1720 sont dépassés.

Ainsi, la lamaserie de Bathang avait été inscrite d'abord pour 500 lamas ; elle obtint, il y a environ quatre-vingts ans, la reconnaissance de 1.100, et le nombre réel est aujourd'hui de 13 à 1.400. Celle de Kamda près de Yerkalo et celle de Lha-gon-gun avaient droit à 100 religieux chacune ; elles en ont de 130 à 140. Il en est de même de celles d'Aten-tse et de Hong-pou. Celle de Teun-djrou-ling était autorisée pour 400 lamas, elle en a plus de 500. Presque toutes celles sur lesquelles j'ai pu obtenir des données positives renferment un nombre de lamas supérieur au chiffre officiel.

Dans les provinces, les lamaseries de mille lamas et plus ne sont pas rares. Lytang, Tchra-ya et Tcha-mou-to, visitées par nous, en ont chacune 3.000 ; Bathang, 14.000 ; Tchong-tien ou Guié-dam, 12.000 ; Ta-tsien-lou, 1.000. Les monastères de 400 à 500 religieux sont bien plus nombreux ; ceux de 100 passent pour petits, et ceux au-dessous de 100 ne sont généralement que des solitudes dépendantes d'établissements plus considérables. Ainsi à Lhassa, Djrébong est peuplée de 9.000 lamas, dit-on ; Gaden de 7.000 et Serra de 5.000 ; mais ces grandes lamaseries ont près du Pouta-ba de petites succursales renfermant chacune plusieurs centaines d'habitants.

Dans certains pays où dominent surtout les sectes anciennes, dont quelques-unes permettent le mariage, presque toute la population est lamaïque. Si la proportion des lamas était la même qu'à Bathang, à Lytang, généralement dans l'est et aux environs de la capitale, on pourrait affirmer que le dixième de la population totale est composé de religieux et ce serait par 4 ou 600.000 qu'il faudrait compter les moines thibétains. Mais, je dois l'avouer, les renseignements reçus sur l'ouest et le nord du Thibet me portent à croire que les lamaseries y sont moins nombreuses et moins populeuses.

3° Cependant, si grand que soit le nombre des religieux thibétains, on ne doit pas se hâter d'en tirer des conclusions en faveur de la dévotion du peuple et de son dévouement pour la religion boudhique, car la richesse et la puissance matérielles des lamaseries y attirent bien plus que des motifs religieux.

Ce n'est pas seulement par le salaire qu'ils exigent pour leurs prières que les lamaseries, comme corps, et beaucoup de lamas, comme simples particuliers, se sont enrichis, mais aussi par les fourberies indignes qu'ils emploient pour multiplier les requêtes de prières et par elles balayer, comme l'on dit, les maisons de leurs dupes ; en d'autres termes, c'est en grande partie par la simonie la plus éhontée, par l'agiotage, l'usure et le commerce qu'ils sont parvenus à accaparer la meilleure part de l'usufruit sans charges des biens fonds, la propriété mobilière et l'argent. Aussi, actuellement toutes les lamaseries sont-elle devenues des monts-de-piété, des banques usuraires et des centres de commerce pour tout le pays, à bien peu d'exceptions près. Là seulement le peuple peut trouver à emprunter à 25 ou 30 % d'intérêt légal, sans compter les cadeaux obligatoires qui doublent presque cet intérêt, ni les intérêts des intérêts qui font faire rapidement la boule de neige à la fortune des lamaseries. Par contre, le peuple s'appauvrit dans la même proportion, et par le mot peuple, j'entends tous les degrés de la société. Comme il n'y a en effet, ni propriété véritable, ni hérédité au Thibet, je l'ai expliqué dernièrement, il est naturel que les parents se débarrassent dans les lamaseries des enfants qui ne sont pas absolument nécessaires ou utiles aux intérêts matériels de la famille. Là du moins, s'ils sont habiles et actifs, ils peuvent retrouver un peu de ce bien-être, de plus en plus rare dans l'état laïque.

J'ai dit s'ils sont habiles et actifs, car tous les lamas sont loin de parvenir à la fortune privée et par conséquent au bien-être. D'un autre côté, la vie commune étant tombée en désuétude presque partout, chaque lama vit de ses moyens comme il peut. Il y a donc tous les degrés de la fortune dans un même couvent, mais le corps est riche et c'est toujours un honneur et un avantage matériel de lui appartenir.

4° Plus les lamaseries sont nombreuses, peuplées et riches, plus aussi elles sont puissantes et redoutées par un peuple qui ne sait apprécier que la force brutale ou au moins matérielle. Ce n'est pas comme on le croit en Europe, que les lamaseries possèdent une autorité légale, civile ou politique. En droit, elles ne sont absolument rien dans le pays, excepté dans de très rares principautés indépendantes du gouvernement civil de L'Hassa et soumises directement à l'empereur de Chine, qui a établi le supérieur du couvent, chef civil de la principauté. Mais en fait, les lamaseries imposent presque toujours leur volonté aux chefs et aux mandarins laïques. Il suffit qu'un accusé se fasse le Go-ta (protégé) d'une lamaserie ou d'un lama influent pour que le représentant de l'autorité légale n'ait presque plus de prise sur lui, ou bien, il jugera en sa faveur, si mauvaise que soit la cause. Comment un mandarin, avec ses domestiques et employés, pourrait-il lutter contre le corps des lamas qui prendra fait et cause en masse s'il le faut, pour son protégé ? Il y perdrait non seulement son temps, mais sa place et ses économies. Il préfère alors céder et commettre une injustice, tout en maudissant en secret les lamas. Les choses en sont venues à un tel point qu'il n'est presque pas d'affaire privée ou publique où les lamas ne viennent proposer leur médiation, c'est à dire imposer leur volonté. Dans leurs querelles intérieures ou avec le peuple, les lamaseries se rendent justice à elles-mêmes par les armes, sans même daigner prévenir l'autorité locale qui laisse faire par impuissance ou connivence. Et c'est toujours pour des intérêts matériels profitables à leur bourse et à leur envie de dominer, que les lamas viennent jeter dans la balance de la justice le poids de leur ingérence ; les intérêts de la paix et de la miséricorde, la protection du faible et de l'opprimé, les besoins du pauvre et du malheureux, toutes ces considérations les laissent froids et durs comme les rochers de leurs âpres montagnes. Acquérir et dominer, telles sont les passions qui les rendent puissants et redoutables.

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