Ernest MARTIN (18xx-)

Étude historique et critique sur L'ART MÉDICAL EN CHINE  par Ernest MARTIN (18xx-) Gazette hebdomadaire de médecine et chirurgie, Paris, 1872.

ÉTUDE HISTORIQUE ET CRITIQUE SUR L'ART MÉDICAL EN CHINE

Gazette hebdomadaire de médecine et chirurgie, Paris, 1872, série 2, tome 09 ; n° 5, pp. 65-75 ; 6, pp. 82-89 ; 7, pp. 97-104.

  • "Les générations se lèguent toujours un héritage dont il serait injuste qu'elles méconnussent l'importance. Or, si nous appliquons cette proposition à la science médicale et à l'organisation de cette science chez les Chinois, nous serons conduit à montrer la nullité presque absolue des travaux auxquels elle a donné lieu, partant l'inutilité des recherches de l'historien qui compulse les matériaux que les traductions des sinologues et des commentateurs ont mis à la disposition et à la portée de la critique consciencieuse et éclairée."
  • "Qu'on cesse donc de prétendre que la médecine chinoise est une source précieuse d'où peuvent jaillir des découvertes utiles à l'humanité. C'est vraiment pousser trop loin cette manie d'admiration qui a engendré tant d'erreurs sur la Chine, manie malheureusement quelquefois exploitée par de prétendus sinologues."


Extraits : Ils croient que... - Ils confondent tout - Acupuncture - Des méthodes plus ou moins nulles, puériles
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Ils croient que...

Ils croient que chaque partie du corps révèle un pouls particulier. Ils ne font aucune différence entre les artères et les veines : ils ne soupçonnent pas la métamorphose subie par le sang dans les poumons. Ils tâtent le pouls à chaque poignet, non pas à titre de contrôle, mais parce qu'ils le croient différent et destiné à leur fournir des indications spéciales. Ils en trouvent trois à chaque bras ; ils disent que le sang oscille dans les vaisseaux ; ils indiquent le poignet à consulter dans les maladies du cœur ; dans celles du foie, le même poignet, mais un peu plus haut, au niveau de l'articulation : dans les affections gastriques, c'est au poignet droit qu'il faut s'adresser ; dans celle des poumons, à l'articulation suivante du même côté ; dans celle des reins, à la main droite pour le rein droit, à la main gauche pour le gauche. Le pouls diffère, disent-ils, suivant les sexes, etc., etc. Nous pourrions poursuivre longtemps cette déjà trop fastidieuse énumération qui démontre si clairement l'absurdité de leurs théories, et nous, qui avons pu être témoin de ces procédés diagnostiques, nous avouons qu'ils ont suffi à nous fixer sur la valeur des praticiens chinois. On a prétendu que, par une sorte d'instinct propre, de sagacité spéciale à la race, ils arrivaient à diagnostiquer toutes les maladies, et, dans un ouvrage tout récemment publié en France, cette thèse est soutenue avec une chaleur de conviction que l'auteur, étranger d'ailleurs à la science médicale, eût mieux fait de mettre au service d'une autre cause.

Nous avons vu un médecin réputé fort habile nous dire que, quand le pouls est vite à la main gauche, la femme porte dans son sein un enfant mâle, tandis qu'elle aura une fille si le pouls est vite à main droite ! Et quand nous lui demandions s'il avait expérimenté ce fait lui-même, il nous répondait qu'il était convaincu et qu'il n'en pouvait être autrement puisque ses livres lui avaient enseigné la chose.

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Ils confondent tout

Ainsi, et comme le fait très judicieusement ressortir le docteur Henderson, ce n'est ni par le nombre ni par la variété des ouvrages sur l'art médical que pèchent les auteurs chinois ; mais il faut se décider à reconnaître que tous leurs écrits sont empreints de la plus complète ignorance mêlée aux plus ridicules superstitions. On ne saurait accuser de partialité le savant médecin anglais que nous venons de citer : il a passé toute sa vie en Chine ; il a traduit lui-même les monuments les plus célèbres de la bibliographie sinique. Sa critique est donc des plus autorisées, et ce n'est qu'à la fin de sa longue pratique, de ses patientes recherches, de ses difficiles informations, de ses pénibles observations, qu'il s'est décidé à porter un jugement que tout médecin étranger ayant quelque expérience des Chinois ne peut s'empêcher de considérer comme l'expression de la vérité. Les systèmes de ce peuple passent, en effet, à côté des vérités sensibles à tous. Les phénomènes objectifs les plus simples, les plus directs n'arrêtent pas un instant les observateurs chinois ; ils poursuivent l'exposé de leurs théories jusqu'à ce qu'ils soient arrivés aux plus grossières absurdités, et sans qu'un seul instant ils aient été arrêtée par les protestations du bon sens, qu'ils sont d'ailleurs susceptibles de manifester lorsqu'il s'agit de faits et d'idées d'un autre ordre. Le merveilleux les séduit ; ils s'imaginent que c'est le seul moyen de séduire également ceux auxquels ils s'adressent.

L'anatomie leur est inconnue : aussi ne cherchent-ils jamais à réduire une fracture ; celle-ci guérit comme elle peut, et, si ce n'est l'application d'un moyen de contention invariable, la guérison ou la soudure se produisent sans autre intervention et dans la situation primitive des os fracturés.

Muscles, artères, veines, nerfs, ils confondent tout. Ils ont bien peut-être quelques idées vagues sur les sympathies des organes, mais ils les expriment par des images d'une poésie hors de propos. Quand ils ont dit : « Le cœur est le mari et le poumon est l'épouse », ils ont posé les principes de tout ce qu'ils savent de la physiologie de ces deux organes, et ayant ainsi ouvert le champ à leur imagination, ils vont disserter sur ce thème durant des centaines et même des milliers de pages, entremêlant le tout des maximes de leurs sages et assurés qu'ils ont donné par là la preuve la plus irréfragable de leur vaste mémoire et de leur profonde érudition. Ils appellent l'homme un petit univers et dissertent sur ce sujet à perte de vue, entassant mille inanités ; mais leur imagination s'est détendue tout à l'aise.

Tout corps, disent-ils, se compose de cinq éléments : le feu, l'eau, le métal, le bois, la terre.

Ces cinq éléments correspondent aux : cinq plantes, cinq sens, cinq métaux, cinq viscères.

La maladie n'est autre qu'un dérangement, une dysharmonie de ces éléments.

Les idées procèdent de l'estomac.

Il y a trois âmes ; la principale réside dans le foie.

Les petits nouveau-nés n'ont pas encore d'âme, et la très indulgente législation établie par le code contre l'infanticide se ressent beaucoup de cette curieuse hypothèse spiritualiste. Mais ils ne déterminent pas l'époque à laquelle apparaissent les trois âmes ; ils se contentent de dire qu'elles viennent peu à peu, successivement et d'autant plus vite que l'enfant est appelé à une plus haute destinée. Ils ne sont pas très certains que la femme possède ces trois âmes ; les uns inclinent à le nier, d'autres s'abstiennent d'opiner.

La vésicule biliaire est le siège du courage ; en langage chinois on ne dit pas : « Cet homme, ou ce cheval, a peur », on dit : « Sa bile est petite ».

Si la vésicule fait ascension dans les régions supérieures, comme ils croient le fait possible, ils rapportent ce mouvement à un violent chagrin.

Les petits intestins se joignent au cœur, les grands aux poumons. Ils ont en tout, petits et grands, seize circonvolutions.

Nous ne nous étendrons pas plus longtemps sur ces grotesques élucubrations : nous avons choisi les plus saillantes, celles qui font comme la base fondamentale de la science médicale sinique.

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Acupuncture

Que dirons-nous de l'acupuncture ? Les Chinois, comme on le sait, en usent fréquemment, presque même à tout propos ; c'est vraiment leur panacée nationale, et comme nous le montrerons plus loin, la base de l'enseignement médical officiel.

En effet, elle suppose la connaissance parfaite des 360 parties du corps où l'on peut enfoncer l'aiguille. Le livre sur la médecine des Chinois, publié à Paris il y a quelques années, et ayant pour auteur un de nos consuls les plus honorables, consacra cent pages à la description de cette pratique, qu'il fait précéder de la théorie pour arriver à la description des divers points d'élection et à la nomenclature des maladies dont la guérison est liée à la connaissance exacte de chacun de ces points : le tout est terminé par des planches dites anatomiques. Nous ne pouvons qu'admirer la robuste patience dont l'auteur a fait preuve en reproduisant de telles absurdités qu'il est sans nul doute persuadé ne pouvoir être d'aucune utilité sérieuse à la science européenne ; mais cet honorable consul a préféré ne porter aucun jugement sur la valeur de cette pratique, se contentant d'avoir fourni une simple exposition didactique. Avant lui, M. Abel de Rémusat s'était occupé de cette méthode chinoise et avait exprimé ce jugement, qu'elle ne repose que sur le plus grossier empirisme. Il faut espérer qu'il ne sera plus jamais question de l'acupuncture telle que la conçoivent et la pratiquent les médecins chinois, car la chirurgie européenne la connaît et s'en sert, mais avec discernement : on sait qu'elle ne donne guère que de fort minces résultats, et qu'elle est de plus en plus abandonnée pour des moyens plus efficaces.

« Sortie d'un oubli presque complet, elle est retombée dans un discrédit profond. » Tel est le jugement porté par un homme compétent et qu'on trouve au tome I, p. 171, de la Médecine opératoire de Sédillot.

Nous avons eu l'occasion d'observer trois cas pathologiques où l'acupuncture fut employée.

Dans le premier cas, il s'agissait d'un homme de quarante-cinq ans environ, traité par le médecin chinois pour une maladie du ventre, soi-disant ; l'aiguille fut enfoncée à la partie antérieure du poignet. La douleur du ventre ne disparut pas et nous n'en étions pas surpris, car le véritable diagnostic était une tumeur cancéreuse de l'estomac. Mais voilà qu'au bout de trois mois du traitement par l'aiguille survint chez le malheureux une tumeur anévrysmale de l'artère radiale !

Dans le deuxième cas, il s'agissait d'un enfant de quatre ans qui, suivant le médecin, était atteint de refroidissement des entrailles, et auquel on pratiqua l'acupuncture au bas des reins. Le soi-disant refroidissement guérit, mais l'enfant devint paraplégique, sans qu'on soupçonnât ce qui s'était passé et ce que le lecteur devine aisément.

Je me dispense de relater le troisième cas, dans lequel l'aiguille commit un méfait analogue à ceux que je viens d'exposer.

« J'ai vu, dit le docteur Henderson dans un travail que nous avons cité déjà, des gastrites aiguës et des hépatites mortelles survenues consécutivement à des aiguilles enfoncées dans les régions pour affections supposées des organes correspondants. Ils emploient l'acupuncture dans tous les cas.

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Des méthodes plus ou moins nulles, puériles

Nous n'insisterons pas davantage sur les méthodes médicales et chirurgicales chinoises, dont nous sommes loin d'avoir épuisé la liste. Nous avons choisi celles qui sont le plus usitées, et il nous semble que nous sommes fondé, sans être taxé d'exagération, à les considérer comme plus ou moins nulles, puériles, sans parler des cas où quelques-unes entraînent des résultats indirects, mais qui n'en sont pas moins déplorables. De tels résultats accusent, sans doute, le praticien beaucoup plus que les méthodes. Mais il n'en reste pas moins démontré que les bases sur lesquelles reposent ces méthodes n'étant que d'un empirisme obstiné, il est impossible qu'elles soient la source d'une pratique sérieuse et progressiste. Elles sont une des nombreuses expressions de la loi d'immobilité qui régit la nation chinoise ; elles ne sauraient conséquemment mériter le nom de scientifiques et prétendre jeter la moindre lumière sur les nôtres.

Sans sortir du domaine des sciences médicales, sans rechercher si la modalité psychique de la race jaune ne peut pas éclairer ce problème du néant de l'art et de la pratique qui nous occupent, il convient cependant de mettre en relief deux faits susceptibles de guider l'observateur dans cette investigation.

Le premier de ces faits, c'est que les croyances religieuses se sont, dès le principe, opposées à la dissection cadavérique. Ces croyances, dans lesquelles la doctrine pythagoricienne joua un grand rôle, consistent à affirmer le passage du corps dans l'autre monde et sans aucun changement, C'est en définitive là le dogme officiel de l'Église chrétienne, arrangé, spiritualisé par saint Augustin, qui admet la résurrection du corps, moins la laideur et la difformité.

Or, la conséquence, aux yeux des Chinois, c'est que toute mutilation ou toute séparation d'une partie quelconque du corps leur inspire une invincible répugnance, car ils tiennent à paraître dans le monde de ténèbres tels qu'ils étaient dans le monde de la lumière, pour employer leur langage consacré. On a bien dit qu'ils redoutent la souffrance : sans doute cette assertion est vraie ; et en cela ils ne diffèrent guère des autres peuples ; mais il est certain que leur répugnance à l'action chirurgicale dérive en grande partie de l'opinion religieuse que nous venons de mentionner.

Le deuxième fait se trouve dans la législation chinoise elle-même, laquelle consacre le principe de la responsabilité et formule les clauses les plus sévères contre tout médecin entre les mains de qui un malade meurt ; du moins telle est la théorie, et nous ne prétendons pas dire que l'application en soit rigoureuse et fatale. Car si, comme nous l'avons énoncé précédemment, il y a souvent un écart considérable entre la théorie et la pratique, il faut faire une exception pour ce qui regarde la médecine dont l'exercice s'est d'autant plus scrupuleusement conformé à l'esprit du code qu'elle rencontrait dans les croyances religieuses les raisons d'une intervention à peu près nulle.

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