Camille Imbault-Huart (1857-1897)

Camille IMBAULT-HUART (1857-1897). L'Histoire de l'insurrection des Tounganes sous le règne de Tao kouang̃ (1820-1828)

L'HISTOIRE DE L'INSURRECTION DES TOUNGANES SOUS LE RÈGNE DE TAO KOUANG̃ (1820-1828)

Première partie du Recueil de documents sur l'Asie centrale.
Publications de l'École des Langues Orientales Vivantes, volume XVI. Ernest Leroux, Paris, 1881. Pages V-XI et 1-68 de XII+226 pages.

  • "Le Turkestan oriental n'a été définitivement soumis par les armes chinoises qu'en 1759, et depuis cette époque, il n'a presque jamais été sans révoltes considérables. Les mahométans qui l'habitent, turbulents et jaloux de leur liberté, ont saisi toutes les occasions propices pour reprendre les armes et tenter de secouer le joug des Chinois. L'une des plus importantes de ces insurrections est certainement celle de 1820, durant laquelle, après avoir expulsé les troupes chinoises des garnisons qu'elles tenaient dans les principales villes, et triomphé des corps envoyés pour les réduire, ils furent sur le point de recouvrer pour toujours leur indépendance."
  • "Un historien chinois de beaucoup de mérite, Oueï Yuann, ayant rédigé le récit de cette guerre, nous en avons fait la traduction, et c'est elle, à peu de chose près, que nous offrons aujourd'hui au public. L'on ne doutera point que les faits avancés par l'auteur chinois sont les plus complets et les plus authentiques, lorsqu'on saura que ce récit, de même que tous ceux qui composent l'instructive Histoire de Oueï Yuann, a été entièrement rédigé d'après les rapports envoyés par les officiers qui prirent part à la guerre, leurs mémoires restés inédits, et les documents de toutes sortes renfermés dans le Bureau des Historiographes et les archives secrètes, documents qui sont destinés à servir de base, un jour, à l'histoire officielle de la dynastie actuelle des Ts'ing."
  • "Depuis l'époque de la dynastie des 'Hann, dont les armées parcoururent l'Asie centrale, le Turkestan oriental a été compris avec les K'anats de Kokand, de Bok'ara, Tachkend, Samarkand, l'Afganistan, la Perse, sous la dénomination de Si yu, contrées de l'ouest, expression qui répond souvent fort bien à notre appellation « Asie centrale ». Depuis la conquête de 1759, il a porté le nom de Sinn tçiang̃, Nouvelle frontière, et de T'ienn chann nann lou, Province située au sud des Monts célestes... ; il est aussi connu sous le nom de 'Houëi tçiang̃ ou Frontières mahométanes. Souvent les Chinois emploient l'expression de 'Houeï pou, tribus des 'Houeï ou mahométans, pour désigner tout ensemble et la contrée et la population qui l'habite. Les Chinois donnent aux habitants le nom générique de 'Houëi 'Houëi... Le nom de Tounganes, sous lequel ces sinico-mahométans... sont connus de leurs coreligionnaires de race turque, est complètement inconnu des Chinois."

Extraits : Le récit de Oueï Yuann : I - II - III - IV - V
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La carte qui accompagne notre travail est traduite du Si yu t'ou tché, description historique et géographique du Si yu (Asie centrale).
La carte qui accompagne notre travail est traduite du Si yu t'ou tché, description historique et géographique du Si yu (Asie centrale).



I

Coup d'œil sur l'histoire du Turkestan oriental depuis l'invasion des Mongols. — Établissement de la religion mahométane dans le Turkestan. Guerre des Chinois contre les Éleutes et les deux K'odjas. — Création d'une administration chinoise dans le pays conquis ; incapacité des gouverneurs ; leur mauvaise conduite ; révolte d'Ouché.


Lorsque les Mongols, comme les eaux débordées d'un fleuve impétueux, s'élancèrent de leurs steppes pour fondre sur l'Asie occidentale d'abord, puis sur l'Europe même, le Turkestan oriental, dont les États n'avaient jusqu'alors été que tributaires de l'Empire chinois sans en faire partie intégrante, fut obligé de suivre la destinée des autres pays de l'Asie centrale, et passa sous la domination de Tchinggis k'an. A la mort de ce redoutable conquérant, il constitua une partie de la yourte ou apanage de son second fils Tchagataï, dont il vit régner les descendants et les princes vassaux pendant de longues années, dans le temps même que l'Empire mongol avait cessé d'exister.

Cependant, la religion de Mahomet, ou comme disent les Chinois, la secte fleurie, s'était répandue dans toute l'Asie, avait pénétré dans le Turkestan du temps des dynasties des Soueï et des T'ang̃, avait fini insensiblement par en expulser, ou comme parle Oueï Yuann, par balayer la religion bouddhique, et y régner presque complètement. Vers la fin de la dynastie des Ming̃, un descendant de Mahomet à la vingt-sixième génération, nommé Ma mo t'o (Mahmoud), attiré sans doute par les mahométans fixés dans la contrée, vint s'établir à Kachgar et fut le premier chef ou roi mahométan. Toutes les villes reconnurent bientôt ses lois et chassèrent les derniers princes mongols qui se retirèrent au-delà des Monts Célestes. Lors s'éleva la redoutable puissance des Œlet ou Éleutes, tribu mongole établie au nord des T'ienn chann, qui descendit dans les plaines du Turkestan, assujettit toute la contrée et fit envoyer les principaux chefs mahométans en otage à Ili. Le chef de cette tribu, le célèbre Galdan, désireux de renouveler les exploits de Tching̃ gis k'an, étendit ses conquêtes vers l'Est, mais là il eut à se mesurer avec les armées chinoises que les Mongols Kalkas avaient appelées à leur secours. Battu non sans difficulté, il ne put empêcher ses troupes de se disperser, et voyait le moment où il allait être contraint de se livrer entre les mains de l'empereur K'ang̃ chi, quand il mourut subitement.

Un des chefs mahométans resté en otage à Hi, A pou tou ché t'o, fit sa soumission à l'empereur K'ang̃ chi, qui le fit reconduire à Yarkand (1696). Son fils Ma'hann mou t'o (Mohammed) souffrait avec peine les lois que les Chinois lui avaient imposées, mais ses deux fils, gardés en otage, furent les gages de sa fidélité. L'aîné de ses fils s'appelait Po lo ni tou (Boronitou), le cadet 'Houo tsi tdchann (K'odzidchan) : ils sont connus dans l'histoire sous le nom de Grand et Petit K'odja. Mis en liberté en 1755, K'odzidchan revint à Yarkand pour y gouverner tandis que Boronitou restait à Hi. Lorsqu'éclata la révolte d'Amoursanan, Boronitou embrassa le parti des rebelles, et, ceux-ci vaincus, chercha un refuge auprès de son frère. Le général chinois Tchao 'Houeï exigea qu'il revint se constituer prisonnier ; les deux frères répondirent en levant l'étendard de la révolte : la guerre fut acharnée et sanglante, mais les mahométans, malgré leur courage, malgré leurs prodiges de valeur, ne purent triompher de l'habileté de Tchao 'Houeï, ni de la discipline de ses troupes. Les deux K'odjas, défaits, durent chercher leur salut dans la fuite et crurent trouver un asile dans le Badak'chan ; leur espoir fut déçu : le K'an de ce pays vint à leur rencontre avec toutes ses forces, livra bataille aux débris de l'armée mahométane, et n'eut pas de peine à être victorieux et à s'emparer des deux K'odjas. À cette nouvelle Tchao 'Houeï exigea que l'on les lui livrât : la tête de K'odzidchan lui fut seule présentée ; quant au cadavre de Boronitou, enlevé sans doute par quelqu'un des siens, il ne fut retrouvé qu'au bout de quelque temps et sur-le-champ livré au général chinois.

Une fois la conquête du Turkestan terminée et la contrée entièrement assujettie, il fallut établir une administration civile et militaire, qui permit de tenir en bride la population mahométane. À cet effet tout en laissant en charge les Po k'o (begs), ou magistrats indigènes, on établit dans chaque ville un Pann ché ta tch'enn ou gouverneur, ayant sous ses ordres un certain nombre de receveurs de taxes, de magistrats subalternes et de commis, et, pour les aider dans les affaires à traiter avec les indigènes, plusieurs Pi tié ché ou interprètes. Tous les gouverneurs relevaient du Ts'ann tsann ou secrétaire résidant à Kachgar, lequel était lui-même placé sous la juridiction du Tsiang̃ tçiunn, maréchal commandant à Ili.

Le choix de ces gouverneurs ne fut pas fait dès l'abord avec beaucoup de soin, et si dans la quantité il y en eut qui surent être à la hauteur de leurs fonctions, il y en eut aussi qui faillirent soulever la population mahométane contre la domination chinoise. Ainsi le gouverneur d'Ouché, Sou tch'eng̃, adonné à la boisson, plongé dans la débauche, s'était attiré le mépris et la haine des habitants ; un beau jour il fut assassiné dans son prétoire, les mahométans coururent aux armes et en un moment le pays fut en feu. La défaite du gouverneur d'Aksou, qui avait cru pouvoir réprimer ce mouvement avec le petit nombre de troupes dont il avait le commandement, ne contribua pas peu à étendre la rébellion et toutes les villes de l'est auraient peut-être même secoué en peu de temps le joug des Chinois, si le maréchal commandant à Ili Ming̃ Joueï, celui-là même qui devait périr dans les plaines de la Birmanie quelques années plus tard, n'était accouru avec toutes ses forces et ne s'était après un bombardement de plusieurs jours, emparé d'Ouché, dont il passa tous les habitants au fil de l'épée.



II

Mauvaise administration des fonctionnaires ; leurs exactions. — Soulèvement de quelques tribus Bourouts. — Leur chef ; qui était sa famille. Il est battu, dans une première rencontre. — Pi Tsing̃, gouverneur incapable, est remplacé. — Djihanguir infeste la frontière (1824-1825), défaite de Pa yenn t'ou. — Djihanguir, à la tête de forces considérables, franchit la frontière ; arrive à Kachgar ; triomphe des troupes chinoises. — Conclut un traité d'alliance avec K'okand ; sa mauvaise foi ; s'empare des quatre villes de l'ouest.


Le gouvernement chinois, éclairé par cette révolte et sachant quelle en avait été la cause, choisit dès lors avec le plus grand soin les gouverneurs des villes mahométanes parmi les dignitaires mandchous recommandés par leurs supérieurs et parmi les grands fonctionnaires qui, pour quelque faute, avaient été abaissés d'un rang : c'était pour ces derniers une sorte d'exil, mais un exil honorable qui leur permettait d'être encore utiles à leur pays. Ces gouverneurs, en conciliant les intérêts des Chinois et des mahométans surent se faire aimer des populations, à tel point qu'ils furent considérés par elles comme des envoyés du ciel. La tranquillité régna donc dès lors dans tous le Turkestan.

Malheureusement, cet état de choses ne devait pas subsister longtemps ; la bonne administration, et, par suite, la tranquillité de la contrée, ne devaient être qu'éphémères, et les troubles allèrent éclater de nouveau, parce qu'à la longue on n'observa plus le même soin dans les nominations. On en vint à employer des officiers de la garde impériale et des garnisons temporaires au-delà de la Grande muraille ; ceux-ci, ne considérant leur charge que comme un moyen de s'enrichir et sachant bien que leur séjour dans les villes mahométanes n'était pas de longue durée, se hâtaient de pressurer les begs, et les populations déjà surchargées d'impôts, les voyaient chaque jour en créer de nouveaux. Les impôts s'élevèrent à Kachgar à huit ou neuf enfilades de poul par an ; à Yarkand à dix mille environ, à K'oten à cinq mille. Joint à cela les impôts en nature ou productions du pays tels que tapis, satin, toile, lingots d'or et autres contributions extraordinaires exigées des habitants. Les officiers et les begs se partageaient le fruit de leurs exactions : les deux dixièmes des impôts seulement étaient réservés aux gouverneurs qui, indépendants les uns des autres, éloignés d'Ili, où résidait le maréchal et par suite ne craignant ni contrôle ni surveillance, ne laissaient pas d'en prendre une part pour eux-mêmes. Les interprètes, voyant leurs supérieurs s'enrichir, voulaient agir de même, s'emparaient de tout ce qu'ils pouvaient, cherchaient par tous les moyens possibles à gagner des richesses, et, se saisissant des femmes ou filles indigènes, les traitaient comme des esclaves et se les passaient tour à tour. Les Chinois en étaient ainsi arrivés à se faire mépriser et haïr des populations ; les mahométans n'attendaient qu'une occasion pour se soulever : cette occasion ne tarda point à se présenter.

Un homme incapable, plongé dans le vice, Pi Tsing̃, était, la vingt-cinquième année du règne de Tçia tç'ing̃ (1820), ts'ann tsann ou gouverneur du Turkestan : il s'était aliéné l'esprit des populations par ses vexations et ses injustices. Quelques tribus Bourouts, qui avaient eu des démêlés avec lui, crurent la conjoncture favorable et vinrent, au nombre de plusieurs centaines de cavaliers, faire des incursions rapides sur les frontières, espérant bien que si leurs attaques étaient couronnées de succès, nombre de mahométans de l'intérieur se joindraient à elles. À la tête de ces Bourouts était un homme, qui méritait d'en être le chef autant par sa naissance que par ses talents, et qui allait dans peu de temps contrebalancer la puissance chinoise dans le Turkestan ; c'était un descendant des deux K'odjas : Djihanguir. Son père, Sa mou k'o, fils de Boronitou, s'était réfugié à la mort de ce dernier, d'abord dans le Badak'chan, puis dans l'Afghanistan ; des trois fils qu'il eut, le second fut Djihanguir. Ce dernier, pauvre et exilé, fut réduit à gagner sa vie en chantant des psaumes de tribu en tribu pendant longtemps : grâce à sa naissance il venait d'être choisi par plusieurs tribus Bourouts pour les commander. Son parti alla croissant peu à peu, et la conduite des autorités chinoises ne contribua pas peu à l'augmenter. Ainsi un chef indigène Sou lann tçiu était venu annoncer à Pi Tsing̃ les incursions des Bourouts et les indices certains d'une insurrection encore latente mais qui grondait sourdement : repoussé, chassé par les secrétaires auxquels il s'adressa, il réunit les siens et fut grossir le parti des rebelles. Cependant, malgré toutes les forces qu'il avait, Djihanguir n'eut pas un début heureux : battu dans une rencontre qu'il fit des troupes chinoises mieux disciplinées sinon plus braves que les siennes, il fut obligé de chercher son salut clans la fuite. Suivi d'une trentaine de ses partisans à peine, il put échapper aux troupes qui le poursuivaient ; il manqua même d'être pris en repassant la frontière : les Chinois arrivèrent à son bivouac peu après son départ et y trouvèrent ses feux flambant encore.

Pour que les causes de cette révolte ne parvinssent point aux oreilles de l'empereur, Pi Tsing̃ ordonna, au milieu d'un festin qu'il donnait à Kachgar à l'occasion de la fête de la mi-automne, que les prisonniers, au nombre d'une centaine environ, dont on s'était emparé, fussent mis à mort : ce qui fut fait. Ce massacre ne lui servit de rien : l'empereur Tao kouang̃, qui venait de monter sur le trône, trouva le rapport de Pi Tsing̃ diffus, ambigu, et s'étonna de ce que les causes de la rébellion n'eussent pas été expliquées. Ses soupçons naissants furent confirmés par de nombreux placets envoyés par des magistrats indigènes ou des officiers mandchoux où étaient dévoilées l'incapacité, la conduite injuste et tyrannique de Pi Tsing̃. Le maréchal commandant alors à Ili, Tçing̃ Siang̃, reçut l'ordre d'aller faire une enquête minutieuse sur tout ce qui s'était passé et examiner si les plaintes étaient fondées. Dès son arrivée à Kachgar, Tçing̃ Siang̃ reçut de tous côtés des placets et mémoires où l'on accusait Pi Tsing̃ de laisser ses subordonnés et ses domestiques accabler d'insultes chaque jour les begs, de se livrer à la débauche la plus désordonnée, et à toutes sortes d'injustices et de vexations ; il vérifia l'exactitude de ces accusations et adressa son rapport à l'empereur : Pi Tsing̃ fut dégradé et appelé à Péking̃ pour y passer en jugement. Il. fut remplacé par Yong̃ Tçinn, mais celui-ci, n'étant pas non plus à la hauteur du poste qui lui avait été confié, céda peu après la place à Tçing̃ Siang̃ ; le ministre d'État Tchang̃ Ling̃ remplaça celui-ci comme maréchal commandant à Ili.

Sur ces entrefaites, Djihanguir, à la tête de quelques corps Bourouts, avait infesté les frontières et semé l'alarme dans les garnisons (1824-1825) ; de temps en temps, lorsqu'il était trop pressé par les troupes envoyées à sa poursuite, il amusait les autorités chinoises par des paroles de soumission ; puis, dès qu'il avait réuni quelques troupes, il recommençait la lutte. Il échappait toujours aux poursuites, averti à temps de l'arrivée des troupes chinoises ou de la direction qu'elles prenaient, par les mahométans de l'intérieur, dont la plupart lui servaient d'espions. C'est ainsi que A pou tou la (Abdallah), oncle maternel de Tçing̃ Siang̃, en qui ce dernier avait pleine confiance, servait sous main la cause des rebelles et transmettait à Djihanguir des renseignements, qui ne laissaient pas de lui être utiles. Cependant que les forces des révoltés allaient croissant, un petit succès vint augmenter tout ensemble et leur audace et leur nombre. Un jour du neuvième mois (octobre 1825), le commandant Pa yenn t'ou, averti de la présence de Djihanguir dans les environs, franchit la frontière et se mit à sa poursuite : il fit quarante lieues sans pouvoir le rencontrer. Il se contenta de massacrer jusqu'au dernier les femmes et les enfants d'une tribu bourout dont le campement s'était trouvé sur sa route et, satisfait de cet exploit, reprit le même chemin par où il était venu. Le chef de la tribu, à la nouvelle de ce massacre, voulut en tirer vengeance : réunissant à la hâte deux mille des siens, il se lança à la poursuite des troupes chinoises et les atteignit dans le temps qu'elles traversaient une vallée : les Chinois, marchant à la débandade, sans observance de rang, surpris à l'improviste et combattant avec le désavantage de la position, ne se défendirent pour ainsi dire pas et furent tués jusqu'au dernier. Ce succès eut des résultats considérables : de nombreux mahométans vinrent se joindre aux Bourouts et un corps de troupes d'Andidchan vint se ranger sous les drapeaux de Djihanguir. Celui-ci, se voyant à la tête de forces suffisantes, franchit la frontière et envahit le territoire des villes mahométanes ; il se rendit d'abord au tombeau des anciens K'odjas pour y faire un pèlerinage : ce mausolée, appelé Matsa par les mahométans, est situé à huit lieues de Kachgar ; il se compose de trois enceintes et a deux kilomètres de tour. À la nouvelle de l'approche de Djihanguir, Tçing̃ Siang̃ ordonna au vice-gouverneur Choy eul 'ha chann et au commandant Vou ling̃ a d'aller l'attaquer avec mille hommes environ. Le combat se livra non loin du mausolée : quatre cents mahométans y perdirent la vie ; les autres parvinrent à se réfugier dans le tombeau ; la position était forte, les mahométans auraient pu tenter une résistance vigoureuse et arrêter longtemps les efforts des assiégeants ; mais, attaqués de plusieurs côtés à la fois, ils profitèrent de ce que les troupes chinoises étaient disséminées pour faire une sortie et franchir leurs lignes.

Djihanguir, ainsi échappé, réunit les débris de son armée, puis, recevant un secours de dix mille hommes environ, se porta de nouveau hardiment en avant. Les Chinois, trop inférieurs en nombre pour résister, abandonnèrent les postes-frontières et se replièrent sur Kachgar. Tçing̃ Siang̃ établit trois camps autour de cette ville et en donna le commandement à Vou ling̃ a et à Mou k'o teng̃ pou ; mais, au lieu d'attendre les insurgés de pied ferme, il commit la faute d'aller à leur rencontre et de leur livrer bataille. Le combat eut lieu sur les bords de la rivière 'Hounn : Tçing̃ Siang̃ périt dans l'action avec un grand nombre des siens. Les survivants, coupés dans leur retraite par les vainqueurs, ne purent rentrer à Kachgar ; sept cents des leurs purent seulement s'enfuir à Aksou.

Tout victorieux qu'il fut, Djihanguir craignit que les troupes en garnison dans le T'ienn chann peï lou ne fussent rapidement réunies et envoyées au secours de Kachgar : il songea à se procurer des alliés et dépêcha un émissaire pour signer un traité d'alliance offensive et défensive avec le K'an de Kokand. Les troupes de Kokand et surtout celles d'Andidchan sont réputées les plus braves et les plus courageuses des troupes mahométanes ; à tel point que l'on dit en proverbe : « Un seul guerrier d'Andidchan vaut cent soldats mahométans ». Ce devait donc être un grand secours pour Djihanguir, s'il pouvait attirer le K'an dans son parti. Son émissaire réussit dans sa mission au-delà de toute espérance et conclut avec le K'an un traité aux termes duquel ce dernier promettait un secours actif aux insurgés, à la condition de garder les enfants et les filles que l'on prendrait dans les villes, et de recevoir en cession la ville de Kachgar et son territoire. En conséquence de ce traité le K'an de Kokand arriva au camp de Djihanguir durant le septième mois (août) à la tête de dix mille hommes. Djihanguir, qui avait appris par ses espions que Kachgar ne serait pas secourue, s'était repenti d'avoir signé le traité : il ne voulut pas remplir les conditions y insérées. Le K'an, outré d'un tel manque de foi, ordonna à ses troupes d'attaquer la ville ; l'assaut n'ayant pas réussi, il craignit que les troupes insurgées ne lui coupassent la retraite et qu'il n'eut ainsi à combattre des ennemis de deux côtés, en conséquence il se retira avec ses troupes durant la nuit. Djihanguir, apprenant cette retraite, dépêcha des émissaires pour tâcher à faire revenir quelques-uns des corps kokandiens : deux ou trois mille hommes environ revinrent faire cause commune avec l'insurrection ; le descendant des K'odjas en fit sa garde d'honneur.

Incontinent après, le 20 du huitième mois (septembre), Kachgar, attaquée par des forces supérieures, n'ayant plus d'espoir d'être secourue à temps, se rendit aux insurgés ; et en peu de temps Yenghi Hissar, Yarkand, K'oten, tombèrent également au pouvoir de Djihanguir.

Le territoire des quatre villes de l'ouest était donc perdu pour les Chinois.



III

Préparatifs d'une campagne nouvelle. — Avis de Tchang̃ ling̃. — Les mahométans marchent sur Aksou. — Bataille perdue par les Chinois. — Combats divers sous Aksou. — Combat d'Orping̃. — Événements à K'oten. — Reprise de cette ville.


À la nouvelle des succès de plus en plus considérables que remportait l'insurrection, l'empereur Tao kouang̃ ordonna à Yang̃ Yu-tch'ounn, alors vice-roi par intérim du Chănn kann de se mettre, avec le titre de commissaire impérial, à la tête des cinq mille hommes cantonnés dans la vice-royauté, d'aller à marches forcées à 'Hami se réunir aux troupes qui s'y trouvaient et de là marcher en avant. En même temps il nommait Ao chann, alors gouverneur par intérim du Chănn si, vice-roi du Chănn kann par intérim, et enjoignit à Lou k'ouann, gouverneur par intérim du Chănn si de se rendre à Sou tchéou, pour y préparer les subsistances nécessaires à l'armée pendant la campagne qui allait s'ouvrir.

C'était témérité que d'entreprendre avec si peu de troupes une campagne difficile contre un ennemi supérieur en nombre et rendu plus entreprenant par ses victoires. L'empereur Tao kouang̃ qui en traçait le plan du fonds de son palais ne pouvait être au courant des obstacles nombreux dont la route était semée ; heureusement que le maréchal commandant à Ili, Tchang̃ ling̃, homme d'État remarquable, avait déjà résidé pendant longtemps dans le Turkestan et était rompu aux affaires mahométanes : connaissant parfaitement le champ clos où la lutte allait s'engager, il adressa un mémoire à l'empereur, sur la conduite à tenir en ces conjonctures :

« Toute la contrée est en feu, y disait-il, tous les mahométans sont en mouvement. Kachgar, qui est devenue le quartier général des insurgés, est à deux cents lieues d'Aksou et la route qui relie ces deux villes, ayant à traverser une grande partie du désert de Gobi, offre de sérieux dangers. Ce n'est pas avec les six mille hommes cantonnés à Ili ou à Ouroumtsi que l'on pourra triompher des insurgés et leur reprendre les villes tombées en leur pouvoir. Il n'est qu'un seul moyen, c'est d'agir avec des forces supérieures : il faut envoyer le plus tôt possible quarante mille hommes : avec quinze mille on gardera les villes ou bourgs où seront les dépôts de subsistances et de munitions, tandis qu'avec les vingt-cinq mille autres on marchera en avant. »

Tao kouang̃ vit bien que Tchang̃ ling̃ était le seul homme capable de diriger les opérations : il le nomma général en chef. En même temps il ordonnait à Vou ling̃ a, gouverneur de la province du Chann tong̃, de prendre le commandement de trois mille cavaliers des provinces mandchoues de Girin et de 'Heï long̃ tçiang̃ et d'aller opérer sa jonction avec Yang̃ Yu-tch'ounn sous les murs d'Aksou. Tous les préparatifs de la campagne furent faits avec soin et diligence sur les avis de l'empereur lui-même : Tao kouang̃ veilla à tout. D'après ses ordres, l'intendant général traça sur des cartes les routes que les troupes devaient suivre, les étapes qu'elles devaient faire, les endroits où elles devaient faire halte. Le même soin fut apporté aux subsistances : on avait d'abord commencé à rassembler à Sou tchéou des vivres et des munitions qui, de là, par la route qui passe par Tçia yu kouann et mène à 'Hami, auraient été transportées en cette dernière ville ; mais on jugea ensuite avec raison que Sou tchéou était beaucoup trop éloignée du théâtre des opérations. En conséquence on décida de faire transporter à Aksou les vivres rassemblés à Ouroumtsi et les grains achetés à Ili ; l'on économisait de cette façon plus de la moitié du temps qu'il aurait fallu pour les faire venir de Chine même. Quant aux armes et aux munitions elles furent transportées par la route septentrionale d'Ouroumtsi, à travers les Ping̃ ling̃ (Monts de Glace). Des pièces de monnaies furent fondues avec le cuivre extrait des montagnes. Plusieurs milliers de chameaux, vingt mille chevaux, trois mille dromadaires offerts en tribut par les princes mongols furent rassemblés dans les établissements coloniaux d'Ouliyasoutaï et d'Ili, afin de les avoir sous la main si besoin était. Enfin, pour augmenter encore le contingent de l'armée, on demanda à l'empereur l'autorisation de choisir deux mille hommes parmi la population flottante et les exilés des provinces du Sseu tch'ouann et du Hou nann, dont la plupart, ayant fait partie de la garde nationale ou milice bourgeoise, étaient déjà accoutumés au métier des armes.

En ce temps les mahométans, maîtres des quatre villes de l'ouest, se livraient à toutes sortes de désordres et mettaient le pays à feu et à sang. Poursuivant leurs heureux succès, ils s'avancèrent graduellement vers le nord : les corps de troupes qu'ils rencontrèrent furent massacrés ; les populations des villes et villages situés sur leur route furent passées au fil de l'épée. Ils arrivèrent ainsi jusqu'aux bords de la rivière 'Hounn pa ché (K'ounbach), à huit lieues à peine d'Aksou. À l'avis de leur approche, cette ville, en même temps qu'Ouché et Koutché, se prépara à une résistance vigoureuse. Le gouverneur d'Aksou Tchang̃ Tsing̃ tenta d'arrêter la marche des insurgés : la bataille fut livrée à Tou tsi et perdue par les Chinois. À la suite de ce succès les troupes de Djihanguir occupèrent les deux rives de la rivière : déjà elles n'étaient plus qu'à une lieue d'Aksou. Encore qu'il y eut seulement dans cette ville une garnison inférieure à mille hommes, deux cents en furent de nouveau détachés pour arrêter momentanément les ennemis. Durant le huitième mois (septembre) cinq ou six mille soldats de Yarkand furent défaits par les troupes chinoises et dans le même temps des secours arrivèrent à propos de Koutché sous le commandement de Ta ling̃ a, et de K'arachar sous Pa 'ha pou. Ces généraux secoururent d'abord Aksou, puis, divisant leurs troupes, coururent au secours d'Ouché assiégée ; un combat eut lieu sous les murs de cette ville : il tourna à l'avantage des Chinois ; trois cents mahométans y perdirent la vie ; les autres prirent la fuite. Mais, alors que l'on croyait leur troupe en déroute, ils se reformèrent en plusieurs corps, traversèrent la rivière en amont pendant la nuit et vinrent ravager les environs de la ville.

Tchang̃ tsing̃ envoya contre eux une centaine de cavaliers : les chevaux, galopant sur le sable, faisaient voler autour d'eux des tourbillons de poussière et faisaient un bruit épouvantable. Les ennemis, croyant qu'un corps considérable de troupes marchait contre eux, se retirèrent sur la rive méridionale de la rivière : les Chinois traversèrent celle-ci après eux, mais à la vue de troupes considérables qui s'avançaient, ils se retranchèrent en un camp. Deux fois les mahométans attaquèrent les retranchements, deux fois ils furent repoussés. Ils se décidèrent alors à rester en observation en face des troupes chinoises sans oser désormais s'aventurer sur la rive septentrionale. Dans ces différents combats ils perdirent onze cents des leurs qui périrent dans l'action ou auxquels les vainqueurs tranchèrent la tête.

L'armée chinoise qui, à l'origine, était de beaucoup inférieure à celle des insurgés, reçut de temps à autre des renforts, et vers le dixième mois (novembre) elle présenta un effectif de dix mille hommes, établis à Aksou et dans les environs. Les mahométans n'en étaient pas loin : ils occupaient O eul p'ing̃, (Orping̃) à trente lieues d'Aksou, endroit par lequel passait la route que les Chinois devaient prendre. Là se trouvent des collines, obstacles naturels, défendues par les insurgés, et qui ne semblaient ne pouvoir être enlevées qu'avec difficulté : le général Yang̃ fang̃, détaché avec quelques troupes, réussit cependant à s'en emparer et à s'y maintenir.

À peu près dans le même temps le beg de K'oten, ayant pu réunir deux mille des siens, s'empara tout d'un coup du gouverneur mahométan qui y commandait et le livra pieds et poings liés aux Chinois ; il rendit en même temps à ces derniers le sceau de l'ancien gouverneur chinois. Il pourrait sembler étrange dès l'abord que les mahométans de K'oten, unis aux insurgés par la religion, l'intérêt, l'amour de l'indépendance, se conduisissent ainsi à l'égard de leurs compatriotes. C'est que le beg de K'oten et les habitants de cette ville étaient des mahométans à turbans noirs, tandis que Djihanguir et ses partisans étaient des mahométans à turbans blancs ; et l'on sait quelle rivalité existe entre ces mahométans, quelles querelles, quelles luttes incessantes ont lieu entre eux. À l'origine les mahométans de K'oten avaient embrassé avec ardeur la cause de Djihanguir encore qu'ils ne portassent point la même couleur que lui ; mais, voyant renaître bientôt entre eux et ses partisans des querelles continuelles, subissant avec peine la tyrannie de Djihanguir, ils voulaient se rejeter entre les bras des Chinois. Le beg d'Aksou I sa k'o (Isaac) se hâta d'envoyer des émissaires à K'oten pour entretenir les habitants dans ces dispositions et les ramener tout à fait à la cause chinoise ; il engagea même le général chinois à envoyer des troupes pour reprendre possession de la ville. Malheureusement l'hiver était venu et les neiges qui couvraient les pays montagneux par où devaient passer les troupes, empêcha celles-ci de se porter sur K'oten ; les mahométans à turbans blancs, avertis de ce qui se passait, profitèrent de ce que le beg de K'oten était livré à ses propres forces pour revenir en nombre et occuper de nouveau la ville : l'occasion fut donc perdue pour les Chinois.



IV

Campagne de 1827. — Avis de Tchang̃ ling̃. — Marche des Chinois en avant. — Batailles de Yangabat, de Chaboudour, d'Aouabat' ; marche sur Kachgar ; combat sous cette ville. — Siège de Kachgar qui tombe aux mains des Chinois. — Djihanguir échappé erre parmi les Bourouts. — Prises de Yenghi Hissar, Yarkand et K'oten par les Chinois.


Au printemps de la septième année (1827) Tchang̃ ling̃ adressa un rapport à l'empereur Tao kouang̃, lui faisant part de tout ce qui s'était passé jusqu'alors. Tao kouang̃ traça le plan de la nouvelle campagne qui allait commencer : l'armée devait se diviser en deux corps ; l'un, le corps principal, devait passer par la route du centre (qui mène d'Aksou à Kachgar) et s'avancer à la rencontre des ennemis ; l'autre, destiné à jouer le rôle d'éclaireur, devait traverser les steppes d'Ouché et en sortir non loin de Kachgar pour couper la retraite aux insurgés que le premier corps aurait refoulés devant soi ; des garnisons devaient rester dans les principales villes. Tchang̃ ling̃ fit à ce plan de judicieuses observations :

« Au-delà des postes-frontières du territoire d'Ouché, dit-il dans un mémoire, jusqu'à la montagne Pa eul tch'ang̃ (Bartchang), la contrée, hérissée de collines, coupée par le désert de Gobi sur une étendue de plusieurs dizaines de lieues, présente de grands dangers ; de plus la moitié au moins des tribus Bourouts dont il faut traverser le territoire sont excitées sous main à la résistance par les insurgés : ce n'est pas avec une armée aussi peu nombreuse qu'est la nôtre que nous pourrions nous avancer au cœur du pays. En effet, si on laisse quatre mille hommes de troupes régulières à Aksou, autant à Ouché, cinq cents environ à Koutché, il ne restera, en ne comptant pas les cinq mille hommes des provinces du Sseu tch'ouann et du Yunn nann qui ne sont pas encore arrivés, que vingt deux mille fantassins et cavaliers pour tenir la campagne ; si, de plus, on divise cette petite armée en deux corps qui seront éloignés l'un de l'autre de vingt journées de marche environ et n'auront par suite que fort difficilement de leurs nouvelles réciproques, comment peut-on espérer terminer heureusement la guerre ? joint que Djihanguir a réuni à Kachgar de grandes forces, cent mille hommes au moins. Si donc l'on n'a pas une seule grande armée pour agir par la route centrale et marcher directement sur Kachgar, il sera difficile de ne pas éprouver un échec. En outre, comme il est à craindre que les insurgés, une fois battus, ne cherchent à s'enfuir sur le territoire des tribus voisines, il faut ordonner secrètement aux mahométans à turbans noirs d'aller à Kachgar les en empêcher. »

L'avis de Tchang̃ ling̃ fut suivi et le 6 du deuxième mois (mars) l'armée chinoise entra en campagne ; le 14 elle arrivait à Pa eul tch' ou (Bartchouk) où la route se divise : l'une des routes conduit à Kachgar, l'autre à Yarkand. Comme ce point stratégique était d'une grande importance soit pour servir d'appui à l'armée, soit pour assurer ses communications avec le reste du Turkestan, soit enfin pour couvrir ses derrières, il y fut laissé trois mille hommes en garnison. Le 22 l'armée arriva à Ta 'ho k'ouaï.

Durant toute cette marche nul ennemi ne fut rencontré. On ne voyait qu'un pays dévasté et ne pouvant offrir aucunes subsistances aux troupes ; celles-ci, les vivres qu'elles avaient emportées une fois épuisées, en furent réduites à manger leurs chameaux affaiblis par la marche ou leurs chevaux amaigris par les privations. Cet état de choses menaçait de durer encore longtemps : on en vint à craindre que les mahométans, inutilement poursuivis, ne fissent retirer les populations à mesure que l'armée chinoise approchait, en laissant seulement dans les placés des garnisons suffisantes pour les défendre, et ne dévastassent la contrée pour affamer leurs ennemis. À chaque instant les Chinois espéraient rencontrer les insurgés, car ils pensaient bien s'emparer après le combat de leurs provisions et de leurs vivres.

Dans la nuit du 22 le camp chinois fut soudainement attaqué par trois mille insurgés environ : ceux-ci furent repoussés avec pertes, mais ne se tinrent pas pour battus. Une première attaque ayant échoué, ils voulurent tenter de faire périr les Chinois sous les eaux ou du moins mettre obstacle à leur marche en faisant déborder une rivière voisine : la route était devenue impraticable ; il fallut que les Chinois déposassent leurs armes et se missent à creuser des canaux pour faire écouler les eaux. Cette attaque ne réussit pas mieux que la première : ce que voyant les mahométans se retirèrent. L'armée chinoise reprit sa marche et arriva bientôt à Yang̃ a pa t'o : à cet endroit le désert s'aplanit et s'élargit, mais une chaîne de collines barre la route ; vingt mille insurgés y étaient rangés en bataille, occupant les hauteurs sur une étendue de plusieurs kilomètres environ.

L'armée chinoise fit ses dispositions pour attaquer : Tchang̃ ling̃ et Yang̃ Yu tch'ounn prirent le commandement du centre ; Vou ling̃ a se plaça à l'aile gauche, Yang̃ fang̃ à l'aile droite ; le combat commença dans cet ordre. Les mahométans, qui avaient l'avantage de la position, opposèrent une vigoureuse résistance, mais, obligés bientôt de céder devant la ténacité et l'ardeur des troupes chinoises, ils lâchèrent pied et prirent la fuite : une partie se réfugia dans les villages et hameaux voisins ; l'autre s'enfuit vers le sud. La prise et le massacre de ce dernier corps, les bêtes de somme, le bétail, les grains et provisions de toutes sortes dont les vainqueurs s'emparèrent et qui dédommagèrent amplement les soldats des fatigues et des privations qu'ils avaient jusque là essuyées, telles furent les marques de la victoire.

Les Chinois, animés d'une ardeur nouvelle, marchèrent de nouveau en avant : le 25 ils atteignaient la ville mahométane de Cha pou tou eul (Chaboudour). L'assiette de cette ville où s'étaient réfugiés un grand nombre de mahométans, était telle : tout à l'entour étaient des lacs et des marais ; la ville elle-même était entourée d'une ceinture de bosquets et de jardins. Les insurgés avaient fait déborder les lacs de façon à rendre le terrain boueux et marécageux et à empêcher ainsi les mouvements de la cavalerie chinoise ; une partie des leurs s'était rangée en bataille derrière un canal ; l'autre s'était cachée en embuscade derrière la ville de façon à n'être pas tournée. Dès l'abord les troupes tentèrent, à travers mille dangers, de traverser le canal : un combat sanglant se livra sur ses bords. Pendant cette attaque des troupes de cavalerie s'étaient avancées sur les ailes gauche et droite des insurgés et, traversant le canal en des endroits peu profonds, avaient fondu sur les lignes ennemies. À ce moment même les poudrières du camp mahométan prirent feu et sautèrent ; les Chinois, profitant du trouble que cette explosion occasionna clans les rangs des insurgés, tombèrent sur eux avec vigueur, les mirent en pleine déroute et poursuivirent les fuyards pendant longtemps. Des drapeaux, des tambours tombèrent en quantité entre les mains des vainqueurs et plus de dix mille insurgés, faits prisonniers, furent passés par les armes.

Les rebelles placés en embuscade dans les bois derrière la ville en furent débusqués et les secours qui leur arrivaient par le pont jeté sur une rivière qui le contourne furent également défaits. À l'endroit où eut lieu ce dernier combat, la route, bordée d'un côté par la rivière, de l'autre par des hauteurs, est de plus encaissée par d'épais bosquets. Les généraux chinois, craignant que ce lieu ne celât une embuscade, laissèrent un corps de troupes en observation près du pont. L'armée côtoya la rive méridionale en continuant sa marche.

Cependant les mahométans, quoique battus en plusieurs rencontres, n'en étaient pas pour cela complètement défaits ; toujours vaincus, ils étaient toujours à vaincre. Divers corps de troupes, échappés des défaites précédentes et formant un effectif de dix mille hommes environ, s'étaient établis à A oua pa t'o (Aouabat'), ville située sur une hauteur, et adossée à une rivière. L'armée chinoise, en marche sur cette ville, n'en était plus qu'à cinq lieues environ lorsque tout d'un coup elle vit paraître, s'enfuyant dans la campagne, des troupeaux affolés de bœufs et de moutons ; le général, dont les éclaireurs avaient annoncé la proximité de l'ennemi, craignant que ce ne fut un piège tendu par les insurgés, défendit à ses soldats de se saisir de quoi que ce soit et de quitter leur rangs pour se mettre à la poursuite de qui que ce fût. Il fit arrêter son armée à une lieue des mahométans et établit son camp dans une bonne position ; puis, dans la nuit, il envoya cinq cents cavaliers de la province mandchoue de Girin reconnaître les chemins sur la droite et la gauche et arriver le jour suivant sur les derrières de l'ennemi.

Le lendemain, l'armée se rangea en bataille, en face de la position occupée par les insurgés, les fantassins des provinces du Sseu tch'ouann et du Chann si formant le centre, et la cavalerie se développant sur les deux ailes : le combat s'engagea ainsi. Les insurgés, attaqués, simulèrent de fuir, voulant attirer les Chinois à leur poursuite et dans le dessein, dès qu'ils seraient parvenus sur les hauteurs, de faire tout d'un coup volte-face, de tomber sur eux et les rejeter en bas ; mais les Chinois ne s'y laissèrent pas prendre : ils firent pleuvoir sur les retranchements ennemis une grêle de mitraille ; puis une nuée de soldats vêtus de peaux de tigres et portant des boucliers d'osier, s'élança avec bravoure et fondit sur les retranchements. Les chevaux des mahométans, effrayés par ce costume tout nouveau pour eux, saisis de crainte, jetèrent le trouble dans les lignes ; celles-ci commençaient à flotter quand survinrent les mahométans qui s'étaient cachés derrière la ville, accourant au secours des leurs ; lors s'engagea une lutte terrible. Au milieu du fort de l'action la cavalerie mandchoue envoyée la nuit dernière apparut tout d'un coup sur les derrières des insurgés : elle tomba soudainement sur les mahométans qui commençaient à lâcher pied : à cette attaque tout prit la fuite, ce fut une déroute complète. La moitié au moins de l'armée insurgée resta sur le champ de bataille, ou, tombée aux mains des Chinois, fut massacrée après l'action. Deux généraux de la ville d'Andidchan demeurèrent sur la place. Les vainqueurs poursuivirent les fuyards jusqu'à la rivière Yang̃ ta ma (Yandam), à dix-huit lieues de Kachgar, et le lendemain l'armée chinoise arrivait sur la rive septentrionale de la rivière 'Hounn : elle n'était plus qu'à quelques kilomètres de Kachgar.

À la nouvelle de son approche, les troupes mahométanes s'établirent solidement tant dans la ville même que dans les environs : elles élevèrent des retranchements qu'elles percèrent de meurtrières pour pouvoir y placer du canon, et, à leur abri, se rangèrent en lignes parallèles occupant une étendue de terrain de deux lieues environ ; leur nombre s'élevait à cent mille hommes. Ces troupes, sans doute pour effrayer leurs adversaires, ne cessaient de battre du tambour et sonner la trompette : le bruit en remplissait l'air.

La nuit venue, le général chinois détacha quelques soldats déterminés, avec la mission d'aller inquiéter les ennemis et les tenir en éveil jusqu'au matin par de fausses attaques. Pendant la nuit le vent du sud-ouest s'éleva, agitant les arbres, soulevant des tourbillons de poussière, à tel point que le ciel en était obscurci. Tchang̃ ling̃, considérant le petit nombre des siens, et craignant que les insurgés ne profitassent de l'obscurité pour entourer son armée, voulait que l'on se retirât à quelque distance et que l'on se retranchât solidement dans une bonne position. Yang̃ Yu-tch'ounn, appelé au conseil, fit des objections à ce plan ; il fit valoir qu'au milieu de l'obscurité les mahométans ne pourraient discerner le petit nombre de leurs ennemis ; qu'il fallait plutôt se hâter de saisir cette occasion et de profiter de la nuit pour attaquer. De plus, ajouta-t-il, une armée offensive, entourée d'ennemis comme la nôtre, n'est bonne qu'à porter des coups rapides et décisifs et non à rester longtemps dans l'inaction. Son avis prévalut ; en conséquence on détacha mille cavaliers mandchoux qui durent faire un détour, et aller tenter le passage de la rivière de Kachgar en aval, de façon à attirer de ce côté une partie des forces insurgées ; Yang̃ Yu-tchounn lui-même, à la tête de ses troupes, effectua son passage en amont : l'avant-garde, composée de soldats armés d'arquebuses, fit pleuvoir sur les ennemis une grêle de projectiles : le crépitement de la fusillade ne le cédait pas au bruit des rafales de vent ; le trouble se mit bientôt dans les rangs ennemis. Au point du jour le vent cessa tout d'un coup et l'obscurité se dissipa : les Chinois, déjà presque tous passés, profitèrent de cette éclaircie et de l'indécision des troupes ennemies pour se précipiter sur elles et les mettre en pleine déroute.

Les mahométans, chaussés de hautes bottines, comme c'est leur mode, et de plus portant leurs vivres et leurs provisions, ne pouvaient fuir commodément et tombaient à chaque pas ; aussi les vainqueurs firent-ils de nombreux prisonniers. La déroute fut complète : les mahométans, ne connaissant ni discipline, ni aucune des ruses de la guerre, ne savent que combattre en bataille rangée ; leurs lignes une fois rompues, ils ne résistent plus et cherchent leur salut dans la fuite. Cette victoire fut remportée le 1er du troisième mois (avril).

Les Chinois, profitant de leur victoire, vinrent mettre le siège devant Kachgar où s'étaient retirés plusieurs corps insurgés. Kachgar forme pour ainsi dire deux villes : de même que dans les villes chinoises il y a une ville chinoise et une ville tartare, dans les villes du Turkestan il y a une ville chinoise et une ville mahométane. Au bout de quelques jours de siège la ville chinoise tomba aux mains des assiégeants et peu après la ville mahométane avait le même sort. On y fit prisonniers le neveu de Djihanguir, a mou 'hann qui avait pris le titre de roi (K'an) et plusieurs autres begs qui avaient embrassé le parti des insurgés. Malgré ces heureux succès et encore que les mahométans eussent perdu beaucoup des leurs, que le nombre des prisonniers faits dans toute la campagne s'élevât à quatre mille, la guerre ne pouvait pas être considérée comme terminée, ni l'insurrection comme étouffée, puisque le descendant des K'odjas avait échappé par la fuite à ses vainqueurs.

L'empereur Tao kouang̃, auquel un rapport détaillé avait été adressé, fut mécontent de la façon dont cette campagne avait pris fin ; à son commencement il avait espéré que ses généraux en finiraient d'un seul coup avec l'insurrection et que la victoire serait couronnée par la prise de Djihanguir, son instigateur et son chef. Les troupes chinoises étaient bien parvenues au gîte, mais le gibier ne s'y trouvait plus : il s'était dérobé par la fuite. L'empereur enleva à Tchang̃ ling̃ la Bride violette, marque honorifique qu'il avait méritée par ses exploits antérieurs, et ôta à Yang̃ Yu-tch'ounn et à Vou ling̃ a les titres de gouverneur et vice-gouverneur de l'héritier présomptif du trône. En outre il fixa un délai dans lequel ces généraux devaient s'emparer de Djihanguir, mort ou vif.

Tandis que Vou ling̃ a, malade, était obligé de rester à Kachgar, Yang̃ Yu-tch'ounn attaquait et prenait le 5 du huitième mois (septembre) la ville de Yenghi Hissar : le 16 du même mois il voyait Yarkand tomber également entre ses mains ; maître des trois principales villes de l'ouest il envoya Yang̃ fang̃ reprendre K'oten avec six mille hommes.

Dans ce contre-temps les troupes d'Andidchan que Djihanguir avait appelées à son secours, ayant épuisé les richesses pillées dans le sac des différentes villes, s'étaient mises à faire main basse sur les familles mahométanes et leurs richesses, et Djihanguir, rendu furieux par sa défaite, massacrait au hasard les mahométans qui se trouvaient à sa portée. Abandonné des quelques partisans qui lui restaient, voyant tout espoir perdu pour lui, il demanda asile au K'an de Kokand ; celui-ci, gagné sans doute par les présents des Chinois, ou craignant de s'attirer une guerre en lui donnant asile, refusa de le recevoir. Djihanguir fut réduit à se cacher parmi les tributs bouroutes, obligé pour vivre de mendier ça et là sa subsistance.



V

Combat dans les Ts'ong̃ ling̃, entre les Chinois et les Kokandiens. — Projets de Tchang̃ ling̃ et de Vou ling̃ a pour la pacification du Turkestan. — Na yenn tch'eng̃ chargé de pacifier le pays — Embuscade tendue par Tchang̃ ling̃ à Djihanguir ; celui-ci franchit de nouveau la frontière ; livre et perd la bataille de K'artiékaï ; est fait prisonnier (1828). — Récompenses accordées aux officiers chinois ; érection de colonnes commémoratives ; réception triomphale des troupes par l'empereur. — Règlement de Na yenn tch'eng̃, nouvelle attaque des Kokandiens (1829) ; la paix est de nouveau rétablie par Tchang̃ ling̃.


Durant le sixième mois (juillet), Tchang̃ ling̃ ordonna à Yang̃ Yu tch'ounn et à Yang̃ fang̃ de franchir la frontière avec huit mille hommes afin de poursuivre Djihanguir, l'empêcher de réunir des forces de nouveau, et tâcher à s'en emparer ; en même temps il enjoignit aux tribus nomades des Bouroutes de le faire prisonnier si elles le rencontraient et de le livrer au gouvernement chinois. Yang̃ fang̃ s'établit à Alaï, dans les Ts'ong̃ ling̃, endroit par où passe la route qui va de Kachgar à Kokand ; et Yang̃ Yu-tchounn prit position à Cho lo k'ou, séparé ainsi de son collègue d'une dizaine de jours de marche environ. La position de ces deux corps d'observation devint bientôt critique : séparés des troupes laissées à Kachgar, ne recevant de nouvelles ni d'elles ni de Djihanguir, ils voyaient leurs vivres s'épuiser sans pouvoir être ravitaillé ; joint que la route de Kachgar, s'ils se décidaient à battre en retraite sur cette ville, était longue et difficile. Le K'an de Kokand, averti par ses espions de la position périlleuse des deux généraux chinois, résolut de profiter de la conjoncture pour les attaquer ; à la tête de deux mille hommes il vint tendre une embuscade aux troupes chinoises : celles-ci y tombèrent, mais résistèrent avec une vigueur désespérée et livrèrent un combat qui dura un jour et une nuit. Les généraux chinois parvinrent à tirer leurs troupes de ce mauvais pas, et, établissant des camps à chaque instant, purent effectuer leur retraite en bon ordre et sortir sains et saufs de ces périls. L'empereur blâma les deux généraux d'avoir pénétré avec une aussi petite armée au cœur d'un pays ennemi, d'être resté si longtemps dans l'inaction et d'avoir ainsi dépensé inutilement leurs subsistances. Il leur enjoignit de revenir en deçà des frontières et ordonna de laisser à Kachgar un corps de huit mille hommes. Sur ces entrefaites Tchang̃ ling̃ adressa à l'empereur un mémoire dont voici des extraits :

« Les mahométans vénèrent les K'odjas, de même que les Tibétains vénèrent le dalaï lama : c'est là une chose immuable. — J'ai envoyé des émissaires à la poursuite de Djihanguir dont les deux frères, établis à Kokand, pourront être encore longtemps pour nous une menace. Les huit mille hommes laissés à Kachgar ne sont pas suffisants pour tenir en bride toute la contrée, et empêcher toute insurrection future : à mon avis il serait plus convenable de partager le pays en diverses principautés et placer ces dernières sous l'autorité des begs ou chefs indigènes qui sont dévoués à notre cause, tels que I sa k'o (Isaak) et autres, lesquels veilleraient eux-mêmes à leur propre sûreté. En outre on peut donner le commandement des quatre villes de l'ouest à A pou tou li, fils de Boronitou, qui, après avoir reçu son pardon, est resté à la capitale comme otage. C'est là le seul bon moyen pour soumettre les mahométans de l'intérieur et tenir en respect ceux de l'extérieur. »

Un autre plan de pacification fut présenté par Vou ling̃ a ; il était ainsi conçu :

« Si on laisse peu de troupes dans les pays reconquis il sera impossible tout ensemble et de combattre les ennemis du dehors et de veiller à la soumission de la contrée. Si au contraire on en y laisse beaucoup, il sera difficile de les y entretenir. Il faut remarquer en outre que le territoire des quatre villes de l'ouest, entouré de toutes parts de mahométans, peut être très aisément attaqué : par suite la contrée ne peut être bien gardée, ni la soumission des populations définitive. Jetons les yeux au contraire sur les quatre villes de l'est : ces villes forment une ligne de défense protégeant la route de l'Asie centrale et constituent des points stratégiques qu'il faut conserver à tout prix ; les garnisons qui y sont nécessaires n'emploient que la moitié des troupes réclamées pour la défense des quatre villes de l'ouest. Il vaut donc mieux se retirer dans les quatre villes de l'est que de dépenser des subsistances utiles à l'armée dans des contrées inutiles. Nous occuperions ainsi une position solide que rien ne serait capable d'ébranler. »

Ni l'un ni l'autre de ces avis ne plurent à l'empereur : Tao kouang̃ blâma ses deux généraux de vouloir ramener les descendants des anciens rebelles dans leur pays, et il les dégrada tout en les laissant en charge. Le vice-roi de la province du Tché li Na yenn tch'eng̃, eut l'ordre d'aller dans le Turkestan avec le titre et l'autorité de commissaire impérial, et de remplacer Tchang̃ ling̃ dans l'œuvre de la pacification.

Pendant ce temps, Djihanguir, réduit à mendier sa nourriture, errant de tribu en tribu, voyait sa position devenir de jour en jour plus critique ; nul refuge, nul asile ne lui pouvait plus offrir de sécurité : les autorités chinoises avaient en effet promis à celui qui s'en emparerait et le livrerait entre leurs mains, le titre nobiliaire de « prince de second rang » et une récompense de cent mille taëls. À chaque pas Djihanguir craignait de rencontrer un traître. Tchang̃ ling̃, qui voulait racheter par quelque exploit la faute dont il s'était rendu coupable aux yeux de l'empereur, imagina de s'emparer par ruse du descendant des K'odjas : sur son ordre des mahométans à turbans noirs, gagnés à la cause de la Chine, et ennemis mortels de Djihanguir et de ses partisans, mahométans à turbans blancs, franchirent la frontière, se dispersèrent dans les contrées voisines, et répandirent le bruit que les troupes chinoises avaient battu en retraite, que Kachgar n'avait plus de garnison et que tous les chefs mahométans attendaient avec impatience le retour de Djihanguir pour reprendre de nouveau les armes. En même temps le général chinois défendit de maltraiter les familles et de violer les demeures des mahométans à turbans blancs, sans doute dans le dessein de les ramener à la cause de la Chine et de semer la division entre les anciens partisans de Djihanguir. Ces ruses eurent un résultat inespéré : Djihanguir crut qu'il avait conservé un grand nombre de partisans secrets qui n'attendaient que son retour pour se déclarer ; il voulut profiter de ce que les troupes chinoises, dans les derniers jours de l'année, n'étaient sans doute pas sur leurs gardes, pour franchir la frontière, à la tête d'un petit corps de cinq cents cavaliers, et exciter les mahométans à se rallier à sa cause et à marcher sur Kachgar. Le 27 du dernier mois (janvier), il prit avec sa petite troupe l'ancienne route qui passe par la montagne K'aï tsi (K'aidji) et arriva secrètement jusqu'aux portes de la ville mahométane de A mou kou (Amouk) ; à son approche, les mahométans à turbans blancs prirent la fuite pour n'être pas obligés de lui résister, tandis qu'au contraire les mahométans à turbans noirs se préparèrent à une vigoureuse défense. Djihanguir ne s'attendait pas à trouver de la résistance : n'ayant pas assez de forces pour en triompher, il se retira par la même route et repassa la frontière.

Yang̃ fang̃, dont les six mille hommes s'étaient réunis en grande hâte, le poursuivit jour et nuit jusqu'à la montagne K'a eul t'ié kaï (K'artiékaï) où il l'atteignit. Djihanguir ne put éviter le combat : battu, il chercha son salut dans la fuite, accompagné d'une trentaine seulement des siens. Poursuivi de près, il sauta à bas de son cheval pour gravir plus facilement les hauteurs, mais fut pris par le colonel 'Hou tchao et le major Touann Yong̃-fou. Par la prise de son chef l'insurrection du Turkestan était définitivement vaincue (1828).

La nouvelle de la victoire parvint à la cour de Péking̃ dans le courant du premier mois de la huitième année (1828) : Tao Kouang̃ rendit aussitôt un décret par lequel il donna à Tchang̃ ling̃ le titre de « duc de second rang » avec le surnom honorifique de « Bravoure majestueuse », à Yang̃ fang̃, le titre de « marquis du troisième rang » avec le surnom de « Bravoure qui a produit de grands résultats », et à tous deux il octroya le droit de porter la plume de paon à deux yeux. Le beg d'Aksou, Isaak, qui durant cette longue guerre avait servi avec dévouement la cause des Chinois, reçut le titre de « prince du second rang ». 'Hou Tchao et les autres officiers qui s'étaient distingués furent récompensés selon leurs mérites.

Durant le même mois Yang̃ Yu-tch'ounn arriva à la capitale : il reçut la charge de vice-roi du Chănn kann et en même temps, par un surcroît de bienfaits, celle de gouverneur des quatre villes de l'est. Des indemnités furent payés aux familles des habitants des quatre villes de l'ouest qui avaient péri dans les rangs des Chinois ; un étendard destiné à rappeler cette guerre et la victoire qui l'avait couronnée, fut offert à l'impératrice. En outre une colonne commémorative fut élevé dans le collège impérial et une autre au sommet de la montagne K'artiékaï. Lorsque les troupes victorieuses revinrent à Péking̃, Tao kouang̃, à l'imitation de Tç'ienn long̃ qui avait été hors de murs de la capitale recevoir les troupes revenant de la conquête de la Dzoungarie et du Turkestan, alla à leur rencontre et reçut en grande pompe le butin et les prisonniers que l'on avait faits. On dérogea ainsi à la coutume immémoriale suivant laquelle on n'offrait pas à l'empereur les dépouilles d'insurgés soumis, mais seulement celles des étrangers vaincus.

Cette guerre coûta au trésor dix millions de taëls, encore que le nombre des troupes employées n'ait pas été considérable ; en effet trente-six mille hommes environ entrèrent en campagne, mais il n'y en eut pas même vingt mille qui allèrent jusqu'à Kachgar. Les généraux chinois avaient été obligés de laisser dans les villes dont ils s'étaient emparées des garnisons assez considérables de crainte d'un retour offensif des insurgés. On n'eut même pas besoin des troupes des provinces du Sseu tch'ouann et du Chănn si qui, arrivées à mi-chemin lors de la fin de la guerre, n'eurent plus qu'à retourner dans leurs cantonnements.

Après la prise de Djihanguir, Tchang̃ ling̃ avait envoyé une dépêche au K'an de Kokand et à celui de Bok'ara, leur enjoignant de s'emparer de ses descendants et partisans qui avaient trouvé un asile auprès d'eux et de les lui livrer : le K'an de Kokand envoya un ambassadeur au général chinois pour le féliciter de sa victoire et lui annoncer en même temps que l'on pourrait remettre entre ses mains les partisans de Djihanguir dont on s'emparerait, mais que, quant à livrer les fils ou les petits fils d'un K'odja, cela n'était pas permis par les lois mahométanes. Avec cet ambassadeur était venu un officier chinois nommé T'ann lou qui s'était rendu un des premiers à Djihanguir lorsque celui-ci avait attaqué Kachgar, puis s'était soumis au K'an de Kokand et avait été durant la guerre son espion et son guide ; reconnu par les Chinois il fut saisi et mis sur-le-champ à mort comme traître à son pays.

Comme les enfants de Djihanguir n'étaient pas à craindre et qu'en somme ils n'avaient été mêlés en aucune façon à l'insurrection, l'empereur ordonna de ne plus s'en occuper, de se contenter de faire bonne garde sur la frontière, d'empêcher toute relation commerciale avec le K'anat de Kokand et d'attendre que le K'an livrât de lui-même ceux qu'on lui avait réclamés et redemandât la reprise du commerce. Malgré cela Na yenn tch'eng̃ envoya des émissaires pour tenter de s'emparer du fils de Djihanguir, Pou sou p'ou (Bourzouk), alors âgé de six ans, et de plusieurs begs qui, comme lui, avaient trouvé aide auprès du K'an de Kokand. Il chercha en même temps à semer la discorde entre les pays de Bok'ara, de Badak'chan et de Kokand dans le dessein de se mêler dans leurs divisions et d'en tirer profit. Tao kouang̃, averti de ce qui se passait, lui défendit de susciter de nouvelles querelles, et peu après lui enjoignit de revenir à Péking̃ (sixième mois de la neuvième année, juillet 1829).

Quelque temps après l'empereur acquiesça aux règlements rédigés et à lui successivement adressés par Na yenn tcheng̃. En voici la teneur :

« 1° Afin de mettre fin aux abus de toutes sortes qui ont pris naissance dans les villes du Turkestan, la conduite des gouverneurs sera examinée, à la fin de chaque année, par le général commandant à Ouroumtsi et le vice-gouverneur du Turkestan résidant à Kachgar. Tous ces fonctionnaires seront sous la haute surveillance du maréchal commandant à Ili.

2° Les appointements de tous les fonctionnaires seront augmentés.

3° Il sera permis à tous les fonctionnaires d'emmener avec eux leurs familles dans les postes auxquels ils seront nommés.

4° Le nombre des agents ou employés subalternes devra être fixe.

5° Les Tchang̃ tçing̃ ou secrétaires employés dans les bureaux devront être choisis parmi le personnel des ministères à Péking̃ ; on n'emploiera plus les officiers des garnisons pour ces offices.

6° Les mahométans ne pourront plus se faire nommer begs à prix d'argent : on les nommera d'après leur rang d'ancienneté ou au choix ; dans ce dernier cas il faudra agir avec beaucoup de soins et de discernement. L'on fera de même attention aux empêchements dirimants qui pourraient exister.

7° Les terres appartenant aux habitants qui ont pris parti pour les rebelles seront confisquées et affermées pour le compte du gouvernement chinois au prix annuel de 56.000 tann environ : 38.000 tann seront employées à subvenir aux dépenses et à l'entretien des garnisons ; les 18.000 restants, sans compter les produits des terres de Ta'ho yenn et de Léang̃ ko eul, dépendant, les premières de Kachgar, les secondes de Yarkand, seront employés à augmenter les appointements des fonctionnaires. Le surplus sera transporté à Aksou et déposé dans les greniers d'abondance.

8° On reconstruira les murailles des villes, on augmentera les postes-frontières ; on exercera les troupes en garnison et l'on fera revenir peu à peu les troupes envoyées de Chine. Tels sont les meilleurs moyens pour rétablir l'ordre à l'intérieur.

9° Quant aux pays étrangers, il n'en est pas qui soit un plus grand repaire de nos déserteurs et du rebut de nos populations que le K'anat de Kokand. Huit villes sont sous la juridiction du K'an : Andidchan est l'une des principales. Elle est située à trente-huit lieues à l'est de Kokand, à cinquante de Kachgar. Ses habitants ont retenu dans leurs murs le fils de Djihanguir, uniquement dans le dessein de s'en faire un otage, garant de la soumission des tribus bourouts dont ils craignent les incursions. Depuis que nous avons cessé toute relation commerciale avec eux, leurs finances se sont épuisées ; pour achever de les ruiner il nous suffira d'empêcher les ballots de thé et de rhubarbe, objets de notre commerce avec eux, de franchir les frontières.

10° En outre il faudra chasser de Chine tous leurs concitoyens qui s'y trouvent, afin qu'ils ne leurs servent pas d'espions, et soumettre les Bourouts qui pourraient leur servir d'appui. Cela une fois fait, on attendra qu'ils viennent d'eux-mêmes faire leur soumission et offrir tribut. Tel est le meilleur moyen pour établir l'ordre au dehors. »

Durant l'automne de la neuvième année (1829) les habitants d'Andidchan, de colère d'avoir été chassés de Chine, se réunirent au nombre de dix mille environ, franchirent la frontière et vinrent assiéger Kachgar et Yarkand. Ils brûlèrent et saccagèrent le pays tout à l'entour. Le fils de Na yenn tch'eng̃, Yong̃ ann, qui, sur l'ordre du gouverneur de l'Ili, marchait au secours des assiégés, fut effrayé par le nombre des ennemis à peine arrivé à Aksou, n'osa pas s'avancer et se dirigea sur Ouché. De la sorte, les ennemis, gorgés de butin, purent sortir des frontières sans être inquiétés. Yong̃ ann fut arrêté et mis en jugement ; son père fut dégradé. Tchang̃ ling̃, nommé commissaire impérial, se rendit à l'armée, pacifia le pays et somma le K'an de Kokand de promettre de nouveau d'offrir tribut ; puis il transporta le siège du vice-gouverneur du Turkestan de Kachgar à Yarkand.

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