Pierre Victor RENOUARD (1798-1888)

MÉDECINE DES CHINOIS par Pierre Victor RENOUARD (1798-1888)  extrait de : Histoire de la médecine depuis son origine jusqu'au XIXe siècle, Baillière, Paris, 1846,  tome I, pages 46-59.

MÉDECINE DES CHINOIS

extrait de : Histoire de la médecine depuis son origine jusqu'au XIXe siècle, Baillière, Paris, 1846, tome I, pages 46-59.

  • "La description et l'histoire de la Chine, par le père du Halde ; les fragments de la médecine chinoise, traduits en latin par le père Michel Boym et publiés par Cleyer, ont fourni les matériaux de presque tout ce qu'on a écrit jusqu'à présent sur ce pays."


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Texte (quasiment) in extenso :

Illustration extraite de l'ouvrage : Specimen medicinae sinicae, édité par Andreas Cleyer
Illustration extraite de l'ouvrage : Specimen medicinae sinicae, édité par Andreas Cleyer


Les Chinois offrent à notre observation le spectacle, unique dans les fastes du genre humain, d'un peuple qui conserve, depuis plus de quatre mille ans, ses mœurs, ses lois, sa religion, sa littérature, sa langue, son nom et son territoire. Ce phénomène remarquable tient certainement à un concours extraordinaire de circonstances, bien dignes des méditations du philosophe et du publiciste, mais sur lesquelles nous ne devons pas nous appesantir ici, quand même nous posséderions les documents qui nous manquent.

Nous nous contenterons de faire observer que de tout temps les souverains de la Chine ont mis un soin extrême à prévenir tout contact et tout échange d'idées entre leurs sujets et les étrangers. Règlements de police, coutumes, éducation, préjugés superstitieux et nationaux, tout tend à isoler le Chinois du reste des hommes. La langue et l'écriture des mandarins ou lettrés sont si difficiles, qu'il faut presque une vie entière pour les apprendre. Ce n'est qu'à force de persévérance, en surmontant mille obstacles et bravant mille dangers, que d'intrépides missionnaires sont parvenus à déchirer un coin du voile dont la science et l'histoire de ce pays sont enveloppées. Nous devons à leur zèle apostolique le peu que nous avons à dire sur ces matières.

Illustration extraite de l'ouvrage : Specimen medicinae sinicae, édité par Andreas Cleyer
Illustration extraite de l'ouvrage : Specimen medicinae sinicae, édité par Andreas Cleyer

L'antiquité des Chinois, comme celle de tous les autres peuples, est mêlée de traditions plus ou moins incertaines, plus ou moins fabuleuses. Mais à partir de l'année 2357 avant Jésus-Christ, leur chronologie, dit le père du Halde, est parfaitement bien conduite : on y trouve les noms des empereurs, la durée et les principaux évènements de leurs règnes, les révolutions, les interrègnes ; le tout raconté d'une manière simple, avec des détails bien circonstanciés et sans aucun mélange de faits surnaturels. Cette chronologie est de plus appuyée sur des observations d'éclipses dont les dates coïncident exactement avec les calculs des plus habiles astronomes de l'Europe. Enfin un sage, dont l'opinion doit être d'un très grand poids, à cause de sa probité et de son mérite, Confucius, le premier des philosophes chinois, ne l'a jamais révoquée en doute.

Ils attribuent l'invention de la médecine à un de leurs empereurs, nommé Hoâm-ti, qui fut le troisième de la première dynastie. Celui-ci est censé avoir régné 2.687 ans avant l'ère chrétienne, c'est-à-dire plusieurs siècles avant le déluge universel, à une époque où leur histoire ne présente pas encore les caractères d'authenticité énumérés ci-dessus. On le regarde comme l'auteur d'un ouvrage intitulé : Nuy'Kim', qui sert encore de règle à la pratique médicale. Mais on trouve dans ce livre une théorie du pouls extrêmement subtile, qui rappelle visiblement la sphygmique des successeurs d'Érasistrate : c'est pourquoi on présume, non sans beaucoup de probabilité, que les disciples de ce médecin, établis dans la Bactriane, après l'invasion d'Alexandre-le-Grand, communiquèrent aux docteurs chinois leurs idées sur ce sujet. Les chroniques des mandarins confirment cette conjecture ; car elles rapportent qu'à cette époque des savants de Samarcande vinrent se fixer parmi eux. Il est donc très vraisemblable que le Nuy'Kim' est un livre apocryphe, ou plutôt un recueil de morceaux appartenant à divers auteurs et à divers temps. On en jugera par le résumé suivant, extrait des pièces éditées par Cleyer.

Il y a deux principes cachés, la chaleur et l'humidité radicales, qui donnent le mouvement et la vie à toutes choses. Les esprits sont le véhicule de la chaleur, de même que le sang est le véhicule de l'humidité. L'harmonie ou la désunion de ces deux principes, leur excès ou leur défaut ; en un mot, leurs combinaisons et leurs proportions diverses produisent cette variété infinie de phénomènes qu'on observe dans le monde ; elles produisent aussi la bonne et la mauvaise constitution, la santé et la maladie, la vie et la mort.

Une chaleur immodérée engendre le froid, et réciproquement ; ainsi que l'automne succède à l'été, le printemps à l'hiver.

Le chaud monte naturellement et occupe les hauteurs. Il est dans une agitation perpétuelle ; il se répand, dilate, raréfie, pénètre. L'humide, au contraire, tend à descendre, et à garder le repos ; il condense, épaissit, bouche les pores.

Comme on voit dans l'univers trois substances par excellence, le ciel en haut, la terre en bas, et l'homme qui, placé entre les deux, participe de la nature céleste et de la nature terrestre ; de même on distingue dans le corps humain trois régions principales, savoir : la supérieure, qui s'étend depuis la tête jusqu'à l'épigastre, et qui contient le cœur, le péricarde, le poumon, tout ce qui est au-dessus du diaphragme ; la moyenne, qui, bornée en bas par l'ombilic, renferme l'estomac avec ses annexes, la rate, le foie et sa vésicule, la cloison diaphragmatique ; l'inférieure, qui comprend les reins, la vessie, les intestins, les membres abdominaux.

Illustration extraite de l'ouvrage du père Michel Boym : Clavis medica ad chinarum doctrinam de pulsibus, édité par Andreas Cleyer
Illustration extraite de l'ouvrage du père Michel Boym : Clavis medica ad chinarum doctrinam de pulsibus, édité par Andreas Cleyer

À chacune des régions précitées correspondent sur la main trois pouls différents. Le pouls suprême ou céleste, placé sur l'articulation de l'avant-bras avec le poignet, est ondulant, plein, élevé ; la chaleur y domine. Il indique du côté droit l'état du cœur et du péricarde ; du côté gauche, l'état du poumon et du médiastin. Le pouls inférieur ou terrestre, situé plus bas, sur l'articulation du poignet avec la main, est influencé surtout par l'humidité radicale ; c'est pourquoi il bat profondément. Celui de la main droite fait connaître la disposition bonne ou mauvaise des uretères, du rein correspondant et des intestins grêles ; celui de la main gauche fait connaître les dispositions du gros intestin et du rein. Enfin le pouls moyen, ou celui de l'homme proprement dit, est entre les deux autres, sur le milieu du carpe ; il résulte d'un juste mélange d'humidité et de chaleur, ne paraît ni très élevé ni très profond, mais tempéré médiocre. À la main droite, il marque l'état de l'estomac et de la rate ; à la gauche, celui du foie et du diaphragme.

Ces trois sortes de pouls sont comparées quelquefois à un arbre dont le pouls supérieur constitue les branches et les feuilles, le moyen le tronc, l'inférieur les racines.

L'examen du pouls ne sert pas seulement aux médecins chinois pour reconnaître le siège de la maladie, mais encore pour juger de sa durée et de sa gravité. Ils procèdent à cet examen, d'après une méthode qui n'appartient qu'à eux : ils font poser le bras du malade sur un coussin, ensuite ils appliquent trois doigts, l'index, le médius et l'annulaire, sur la face antérieure du poignet de l'individu soumis à leur exploration, de telle sorte que le doigt indicateur soit le plus rapproché de l'avant-bras, et l'annulaire le plus voisin de l'extrémité de la main. Ils lèvent et abaissent alternativement chaque doigt, comme un joueur d'orgue, appuyant tantôt avec plus, tantôt avec moins de force. En même temps, ils observent avec une attention particulière les mouvements de la respiration, persuadés qu'il existe entre ceux-ci et les pulsations artérielles un rapport très intime. Ils examinent ainsi, pendant un nombre limité de mouvements respiratoires, chacun des neuf pouls qui se trouvent, d'après leur doctrine, sur le poignet de chaque main, et ils déduisent de là leur diagnostic et leur pronostic, qu'ils énoncent immédiatement, sans aucune incertitude ni hésitation. Ils formulent aussitôt après leur ordonnance, ou plus souvent ils administrent eux-mêmes leurs remèdes, reçoivent leurs honoraires, et se retirent pour ne plus revenir, à moins qu'ils ne soient rappelés.

Indépendamment des deux principes actifs dont nous avons parlé, les Chinois admettent cinq éléments savoir : l'eau, le bois, le feu, la terre et le métal. Voici dans quel ordre ils sont censés se produire : l'eau, source de toute fécondité, engendre le bois ou les plantes ; celles-ci, quand elles sont desséchées, s'enflamment et produisent le feu ou les esprits ignés. Le résidu du feu ou les cendres forment la terre qui à son tour procrée les métaux.

Les médecins chinois imaginent une foule de rapports bizarres entre les viscères du corps humain, les éléments, les saisons de l'année, les astres, les couleurs, les variations du pouls, et quantité d'autres objets non moins disparates. Nous n'en citerons qu'un exemple.

Le cœur, disent-ils, est analogue au feu, à la planète de Mars, à l'été, au printemps, à la région australe. Il procède du foie, engendre la rate et l'estomac, est antipathique avec les reins, ne reçoit aucun effet nuisible du voisinage du poumon.

Le pouls naturel du cœur est bondissant comme l'onde qui s'enfle et s'élève. Exploré délicatement avec le doigt, il paraît grand et plein ; mais sous une pression forte, il devient faible et fuyant. Il a pour antagoniste le pouls profond. Durant le printemps, le pouls du cœur ressemble à une corde tendue ; en été, il se développe et devient exubérant ; en automne, il paraît flottant ; pendant l'hiver, il reste un peu profond.

Le cœur a une influence prédominante sur le sang, le front, la langue et la paume des mains. Il est sympathique avec les odeurs, la couleur rouge comme la crête de coq, le son gai, riant, l'exhalaison du rôti, la saveur amère, et l'humeur de la transpiration. L'excès de la joie, la chaleur, l'inquiétude, l'attention soutenue, les amers, nuisent au cœur et au sang. Une langue noire, qu'on ne peut sortir de la bouche, l'enflure de la paume des mains, sont les signes naturels concomitants ; le renversement des yeux en arrière, le pouls semblable à une bandelette flottante, annoncent la destruction de cet organe.

On a voulu faire honneur aux Chinois de la connaissance de la circulation du sang ; mais on va voir qu'ils désignent par ce mot un phénomène tout différent de celui auquel nous l'appliquons. Ils pensent que les esprits et le sang, véhicules de la chaleur et de l'humidité vitales, parcourent toutes les parties de l'économie en vingt-quatre heures. Cette circulation diurne commence, disent-ils, par le poumon, à trois heures du matin, et se termine le lendemain au même lieu et au même instant. La connaissance des canaux par lesquels elle est censée s'effectuer constitue aux yeux du médecin chinois le comble de la science anatomique. Ils comptent six canaux qui vont directement de haut en bas, et un égal nombre qui reviennent de bas en haut ; huit se dirigent en travers, et quinze obliquement. Les planches que Cleyer a jointes à son mémoire suffisent pour donner une idée de la manière grotesque dont les Chinois représentent ces canaux imaginaires et les principaux viscères du corps humain.

Tel est le sommaire de la doctrine contenue dans le Nuy'-Kim'. Les médecins la tiennent pour infaillible, et lorsqu'ils se trompent dans leurs prévisions, ce qui doit leur arriver fréquemment, loin de soupçonner en aucune manière l'excellence des préceptes du Nuy'-Kim, ils pensent qu'ils les ont mal compris ou mal observés.

Ces médecins racontent qu'un de leurs anciens empereurs avait fait ouvrir des cadavres de suppliciés pour étudier la conformation intérieure du corps humain. Quoi qu'il en soit de cette tradition un peu suspecte, il paraît certain que depuis un temps immémorial les Chinois ne se permettent aucune recherche cadavérique, soit sur les hommes, soit sur les animaux, circonstance qui explique leur profonde ignorance sur la structure de nos organes et le long règne d'un système physio-pathologique si rempli d'hypothèses ridicules et d'erreurs palpables. Cependant un de leurs empereurs a fait traduire par le père Parrenin le Traité d'anatomie de Dionis ; mais cet ouvrage, un des meilleurs de l'avant-dernier siècle, est resté jusqu'à présent, pour les docteurs chinois, une lettre morte, une lumière sous le boisseau.

Ils divisent toutes les maladies en deux grandes classes, suivant qu'elles attaquent un organe voisin du centre vital, tel que le cœur, le poumon, l'estomac, ou qu'elles siègent sur une partie éloignée de ce centre fictif, comme les reins, la vessie, les membres, la peau. Ensuite ils ont multiplié à l'infini les espèces nosologiques. Ainsi ils comptent jusqu'à quarante-deux sortes de varioles, distinguées les unes des autres par des caractères fugaces ou insignifiants. Ils ont la variole des ailes du nez, celle du pourtour des yeux, celle qui est caractérisée par des boutons environnés d'un cercle rouge, celle dont les pustules sont acuminées, ou aplaties, ou noires, ou transparentes, etc., etc.

Malgré les vices choquants de leur classification pathologique et les absurdités de leur théorie, les médecins de la Chine ont dû faire, dans l'espace de quatre mille ans, quelques observations précieuses sur la marche, les symptômes et le pronostic des maladies, quelques découvertes sur les moyens de les guérir. Il est donc probable qu'on trouverait dans leurs volumineux recueils, comme le présument de judicieux écrivains, quantité de matériaux utiles tant pour l'histoire que pour le traitement de certaines affections morbides. On sait, par exemple, d'une manière certaine que l'inoculation du virus variolique était usitée communément chez eux longtemps avant d'être connue en Europe.

Les Chinois paraissent avoir cultivé particulièrement la matière médicale et la pharmacologie, si l'on en juge par le nombre des ouvrages qu'ils ont écrits sur ce sujet. Ils en possèdent au-delà de quarante, dont un seul, le plus complet de tous, se compose de cinquante-deux volumes in-4°. Mais les extraits qu'on en a faits ne contiennent qu'une longue énumération des substances employées en médecine, sans décrire les caractères naturels propres à les faire reconnaître ni les préparations qu'on leur fait subir.

Il n'y a pas de pharmacien dans ce pays. Les médecins ont coutume de préparer et d'administrer eux-mêmes leurs remèdes. Cependant quelques-uns des plus considérables se contentent de formuler leurs ordonnances et en confient l'exécution à d'autres d'un rang inférieur. Il se fait journellement sur les marchés un débit considérable de drogues et de compositions diverses dont on vante l'efficacité contre une foule de maux. Une des plus renommées est la racine de gin-seng : on lui attribue des vertus incomparables, entre autres celle de ranimer les forces, d'éloigner les infirmités de la vieillesse, de prolonger la vie au-delà du terme ordinaire. Le peuple, qui croit à ces propriétés fabuleuses, l'achète littéralement au poids de l'or. On connaît aussi l'abus effrayant qu'il fait des opiats.

Sans le secours des connaissances anatomiques, la chirurgie végète : ainsi l'on peut dire qu'en Chine cette branche de la science médicale n'a pas dépassé l'enfance. On n'oserait y tenter aucune opération sanglante un peu difficile ; la réduction des hernies y est inconnue ; l'on y regarde la cataracte comme au-dessus des ressources de l'art ; la phlébotomie elle-même y est absolument inusitée. Par contre, ils emploient fréquemment les ventouses, l'acupuncture, qu'ils exécutent avec des aiguilles d'or ou d'argent, les fomentations et les emplâtres de toute espèce, les lotions, les bains. Ils font un grand usage du feu, au moyen de moxas ou de boutons chauffés au rouge. Ils ont même leurs magnétiseurs, que l'auteur des Lettres chinoises compare aux convulsionnaires de Saint-Médard. En un mot, leur thérapeutique, soit interne, soit externe, rappelle celle des Européens durant les plus mauvais jours de la féodalité.

Il a existé autrefois des écoles impériales de médecine à Pékin, et nul ne pouvait alors exercer l'art de guérir sans avoir fait un apprentissage et donné des preuves de capacité. De plus, il y avait, dit-on, par chaque arrondissement de six lieues carrées un médecin choisi pour instruire ceux qui devaient porter des secours aux habitants des campagnes. Rien de tout cela n'existe aujourd'hui : le premier venu a la faculté de vendre, prescrire et administrer des remèdes comme il l'entend, sans avoir subi aucun examen ni demandé aucune autorisation.

Conçoit-on la stupide incurie d'un gouvernement qui n'exige aucune garantie de savoir ni de moralité de la part d'individus qui sont à chaque instant les arbitres de la santé et de la vie de leurs semblables, de la part d'individus que leur profession rend dépositaires des secrets les plus intimes des familles, en leur donnant un accès facile auprès des personnes de tout sexe, de tout âge, de toute condition ? On raconte que les médecins sont généralement peu considérés en Chine, et l'on ajoute qu'ils ne méritent pas davantage de l'être, à l'exception de quelques-uns de ceux qui exercent cette profession de père en fils. Ce profond discrédit dans lequel est tombé l'art de guérir, ou plutôt ceux qui le cultivent, ne doit point nous étonner : il est le résultat naturel de l'absence de toute loi réglementaire de l'exercice de la médecine.

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