Émile Bard

Émile BARD (18xx-) : Les Chinois chez eux. Armand Colin, Paris, 1899, 360 pages, 12 planches.


LES CHINOIS CHEZ EUX

Armand Colin, Paris, 1899, 360 pages, 12 planches.

  • Préface : "Je crois que c'est la première fois qu'un commerçant écrit sur la Chine, au moins dans notre langue. À un moment où ce vaste empire retient l'attention du monde civilisé, qui le considère volontiers comme un pays fabuleux, je crois que l'œuvre de vulgarisation que je présente au lecteur offrira quelque intérêt. J'ai vu la Chine et les Chinois avec les yeux d'un homme d'affaires, et j'ai évité, dans la mesure du possible, de tomber dans l'optimisme exagéré de certains auteurs de livres sur la Chine : globe-trotters ou missionnaires."
  • "De même que j'ai essayé de ne pas obéir à l'esprit de dénigrement systématique habituel à la plupart des Européens, lorsqu'on leur parle des Chinois. Certaines de leurs coutumes, en opposition avec les nôtres, nous heurtent et nous froissent, mais combien de défauts que nous leur reprochons amèrement se retrouvent chez les peuples d'Europe les plus orgueilleux de leur civilisation : « Tout le monde est fait comme notre famille »... On reproche beaucoup de choses aux Chinois, entre autres leur ruse et leur duplicité. En sont-ils plus pourvus que le madré paysan d'Europe ? En y regardant de près, on pourrait pousser la comparaison assez loin."
  • "Les Chinois instruits n'ont pas le culte de la force, et n'ont pas de vertus militaires. Toute leur éducation est conçue pour inspirer le respect de la vertu, de l'étude et du travail. On ne trouve dans leurs classiques, source de la morale de la nation, rien qui exalte la force brutale et la propose en exemple. De plus, le peuple chinois est éminemment pratique. Avant de s'engager dans une aventure, il en calcule les conséquences. C'est pour cela qu'il ne se révolte que rarement contre les abus de son gouvernement, et, gouvernants et gouvernés se faisant des concessions réciproques, le mal est réduit à un minimum."


Extraits : Le mépris du temps - Le confort - Le contrepoids à la tyrannie
Les pauvres - L'opium - Les marchands chinois
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Bateaux de fleurs à Canton. Émile BARD (18xx-) : Les Chinois chez eux. Armand Colin, Paris, 1899.
Bateaux de fleurs à Canton

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Le mépris du temps

Le temps n'a positivement aucune valeur pour le Chinois, non seulement le sien, mais celui des autres. En quatre ans de séjour en Chine, nous n'avons pas connu un Chinois exact à un rendez-vous que nous lui donnions. Ceux qui étaient exacts venaient avec une demi-heure de retard, les autres venaient à n'importe quel moment de la journée autre que celui fixé, et nous n'en avons jamais entendu un offrir la moindre excuse de son retard. Cela ne lui paraît pas nécessaire.

Dans leur travail, les procédés les plus simples pour épargner du temps sont complètement négligés. Employer une brouette pour transporter une certaine quantité de matériaux d'un point du chantier à l'autre ne leur vient pas à l'idée. Ils font des voyages innombrables pour transporter quelques briques. Un chantier de construction présente absolument l'aspect d'une fourmilière ; l'observateur est confondu, en le regardant, de la quantité d'allées et venues inutiles. Les outils employés sont misérables et produisent une quantité de besogne infime, mais aucune puissance au monde ne leur en fera adopter d'autres. Ayant vu, un jour, notre jardinier occupé à arracher les mauvaises herbes avec un petit couteau, nous fîmes l'emplette d'un outil pourvu d'un long manche et lui fîmes voir qu'en quelques minutes nous arrachions plus d'herbes que lui en plusieurs heures. Il prit l'instrument, l'examina avec admiration, et, le lendemain, en faisant notre promenade matinale au jardin, nous le trouvâmes avec son petit couteau occupé à l'arrachage des herbes.

Le Chinois qui travaille chez lui, pour son compte, commence son travail n'importe quand, l'interrompt n'importe à quel moment, et il n'est pas rare de les voir travailler la nuit tandis qu'on les a vus dormir dans le jour. L'Européen qui a le malheur de demeurer dans le voisinage de maisons chinoises ne s'endort qu'à des heures invraisemblables. Le bavardage se prolonge jusqu'à une heure avancée de la nuit, car nul peuple n'est plus bavard que les Chinois, et lorsque l'Européen retourne à ses occupations, ses voisins chinois sont plongés dans le sommeil. Rien n'est plus difficile que d'obliger les domestiques chinois à se coucher à une heure convenable, mais, par contre, on est assuré qu'aussitôt le repas de midi terminé, ils se livrent aux douceurs d'une sieste prolongée, et vous les contrariez beaucoup si vous leur demandez un service à ce moment-là.

Un de nos amis nous expliquait ce mauvais emploi du temps par ce fait que les Chinois ne connaissent pas le repos hebdomadaire. Ils prennent en bloc au jour de l'an chinois, un repos prolongé. Les Européens, ayant pris l'habitude du repos dominical, ont dû assigner à la période comprise entre deux dimanches certaine une quantité de travail, dont une certaine portion doit être faite chaque jour. De là à répartir le travail sur les heures de la journée, il n'y a eu qu'un pas. Pour les Chinois, rien de pareil. Tout enfants, ils vont à l'école au lever du jour et n'en sortent qu'à la nuit, sans aucune récréation, avec la seule interruption des repas, et cela, les jours après les jours, jusqu'au jour de l'an. Ils en prennent l'impression que le temps est sans limite, rien ne les convie à le diviser et à employer chaque heure à une besogne déterminée. Le système pédagogique se prête à cette confusion du temps. Chacun travaille pour son compte, ânonne sa leçon à haute voix, aussi longtemps qu'il lui plaît. Lorsqu'il croit savoir, il se lève, va remettre son livre au maître, lui tourne le dos et se met à réciter. Aucune question n'est posée, aucun éclaircissement n'est fourni, puisque l'instruction des Chinois ne consiste qu'à absorber des textes : c'est un long exercice mnémotechnique. Seul, un peuple professant le mépris du temps pouvait inventer une écriture qui demande la vie d'un homme pour s'en rendre maître, en sorte que lorsqu'il est possesseur de l'instrument, lorsqu'il pourrait commencer à étudier, le Chinois est aux portes de la vieillesse.

Le peu de cas que font les Chinois du temps et de son emploi est affirmé par l'existence, dans presque tous les villages ou agglomérations quelconques, d'une industrie du calandrage des étoffes, montée de la plus extraordinaire façon. Les Chinois tissent des cotonnades d'environ 50 centimètres de large sur une longueur de 60 mètres à peu près. Lorsque ces cotonnades ont été passées à la teinture bleue, elles sont envoyées chez le calandreur et voici comment on procède. Que l'on imagine, comme agent principal de l'opération, une pierre carrée surmontée de deux longues oreilles taillées en biseau et faisant avec le bloc un angle de 45 degrés. L'étoffe est roulée sur un rouleau de bois, lequel circule dans une cuvette plate revêtue de zinc. La pierre est posée sur le rouleau, l'ouvrier monte sur les oreilles et, en se tenant d'une main à un bambou qui pend du plafond, il balance son corps et fait rouler ainsi l'étoffe sous la pierre. Quand il a fait cela pendant dix minutes, il a calandré à peu près 20 centimètres de tissu ; il descend alors, enroule la suite de la pièce et répète ainsi l'opération de proche en proche jusqu'à ce que la pièce soit terminée. Dans les installations européennes les plus primitives, le passage du tissu entre deux rouleaux chaudes par un procédé quelconque obtient en quelques minutes le résultat qui demande aux Chinois un travail de plusieurs heures. Mais pour eux, cela ne compte pas, le temps est la denrée la moins chère qu'il y ait, et ils le gaspillent avec la plus parfaite insouciance.

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Le confort

Une rue de Pékin. Émile BARD (18xx-) : Les Chinois chez eux. Armand Colin, Paris, 1899.
Une rue de Pékin.

Tout en admettant que le peuple chinois est un peuple civilisé, nous ne faisons pas difficulté de reconnaître que c'est un des peuples les plus malpropres et les plus dédaigneux des lois de l'hygiène qu'il y ait sur terre. Les cités chinoises sont toutes environnées de murs crénelés circonscrivant leur superficie, sans égard pour l'augmentation possible de leur population. L'entassement y est incroyable, les rues extraordinairement étroites. Celles où deux chaises à porteurs peuvent se croiser sans qu'on soit obligé de faire passer une des chaises sur l'autre sont rares. Presque toutes les cités ont quelques rues principales dallées avec un caniveau central, recouvert lui aussi d'une large dalle, caniveau par où s'écoulent les eaux ménagères et autres liquides. Inutile d'ajouter que l'on est averti suffisamment par l'odorat de la présence des caniveaux, si le degré d'équilibre instable des dalles qui les recouvrent ne suffit pas. Les autres rues non dallées sont des cloaques abominables, réceptacles de toutes les immondices. Nous avons conservé le souvenir le plus vif des extraordinaires différences de niveau des rues de Tientsin et des fondrières dans lesquelles sautait notre pousse-pousse. Nous avons visité bien des cités chinoises et nous hésitons encore à décerner la palme de la malpropreté. Pékin la mériterait peut-être. À l'encontre des autres villes, Pékin possède de larges avenues dont le sol est rehaussé de manière continue depuis des siècles par les immondices, en sorte que les maisons primitives sont aujourd'hui en contrebas. Des échoppes et des installations de tout genre sont venues usurper la chaussée, de façon que, malgré la largeur des avenues, la circulation n'y est pas plus commode que dans les autres villes chinoises. Ningpo mérite une mention spéciale, à cause des buen retiro que des mains prévoyantes ont installés en retrait des maisons, à de fréquents intervalles, à l'usage des passants pressés. La décence demanderait qu'ils fussent dérobés d'une façon quelconque à la vue du public. Il n'en est rien et ni la vue ni l'odorat n'ont lieu de s'en réjouir.

Pour se rendre compte de ce que peut devenir une ville que personne n'entretient, il faut visiter Pékin un jour de pluie. La ville de Pékin a été construite sur un plan grandiose. Ses larges avenues, ses hautes murailles surmontées de pagodes aux toits recourbés en faisaient certainement, à l'époque où elle a été construite, la plus belle capitale qu'il y eût dans le monde, et aucune des capitales existant en ce temps-là en Europe ne peut lui avoir été comparée. Aujourd'hui, hélas ! les avenues dallées sont veuves de leurs dalles par endroits, les chars et charrettes s'y embourbent, et l'on peut dire en toute vérité que les routes sont un obstacle à la circulation. Nous avons visité Pékin un jour de pluie. À chaque instant la charrette non suspendue, où nos membres étaient soumis aux soubresauts les plus extravagants, devait quitter la voie dallée et s'enfoncer dans la vase pour contourner des passages devenus infranchissables. La rue où se trouvent toutes les légations mérite une mention spéciale. La mule de notre charrette y entrait dans la boue jusqu'au poitrail, et nous n'avons pas été sans sérieuse inquiétude sur l'éventualité d'un naufrage dans cet océan d'immondices.

L'hôtel de Pékin où nous étions descendu et la légation de France sont porte à porte, et cependant nous dûmes affréter une charrette pour pouvoir répondre à l'aimable invitation à dîner du ministre de France. Des lacs de boue séparent les deux immeubles.

Les voies dallées sont couvertes d'une couche de poussière transformée en fleuve de boue dès la moindre pluie. Nous eûmes l'imprudence, dans un passage difficile, de mettre pied à terre. En moins de temps qu'il ne faut pour le dire, nous présentions l'apparence d'un soldat en campagne après une étape faite sous la pluie.

Dans toutes les cités chinoises, il y a un véritable débordement sur la rue de toutes les industries et de toutes les occupations ménagères. La portion de ruelle devant chaque maison est considérée par l'habitant comme lui appartenant, pour l'employer à tel usage qu'il lui plaira, au détriment de la circulation. Pour ce qui est de l'entretenir, c'est autre chose. Non seulement le Chinois ne s'intéresse pas à ce qui pourrait être propriété publique, mais, si cette propriété est utilisable pour lui, il la transfère chez lui sans autre forme de procès. Les pavés de la route, les murailles d'un cimetière sont enlevés jusqu'à la dernière brique, s'il n'y a pas de gardien préposé à leur conservation. L'état extraordinairement mauvais des routes s'explique encore par ce fait que le sentier par lequel tout le monde passe ne cesse pas d'être la propriété de celui dont il traverse le champ, et il paye la taxe comme sur la partie cultivée, tout en n'en tirant pas plus de profit que tout le monde. Le fermier réduit donc la route à sa plus simple expression, et, si c'est un chemin creux, il lui emprunte le plus de terre végétale qu'il peut. Il s'ensuit que, lorsqu'il pleut, la route est un canal fangeux, et dans bien des endroits, lorsque deux charrettes se rencontrent, il faut trouver moyen d'en faire passer une à bout de bras par-dessus l'autre. Nous avons vu les malheureux Chinois patauger avec leurs misérables chaussures de feutre, leurs malheureuses loques trempées de boue, lutter pendant des heures pour sortir leurs véhicules des fondrières où elles s'enlisent. Leur patience est admirable, ils peinent sans se plaindre. Dieu sait quelles imprécations sortiraient de la bouche d'un Européen dans des circonstances semblables. On comprend très bien que la pluie suspende la vie en Chine, quand on voit l'état des routes et des rues.

L'éclairage des maisons comme des rues est en général à peine suffisant pour rendre l'obscurité viable. L'éclairage de Pékin porte à ajouter foi à la plaisante histoire qui circule parmi les étrangers en Chine. On attribuerait, paraît-il, 80.000 taëls à l'éclairage de Pékin. Le fonctionnaire chargé de cet important service en distribue 40.000 a ses subordonnés avec instructions de pourvoir à l'éclairage. Ceux-ci en distribuent 20.000 à d'autres sous-verges, et, de distribution en distribution, la somme se trouve réduite à quelques sapèques remises à un coolie pour aller acheter un peu d'huile et une mèche que l'on pose dans un plat en terre sur la voie publique. Passe un mendiant, qui avale l'huile et la mèche : c'est l'éclairage de Pékin.

Une rue de Hong-Kong. Émile BARD (18xx-) : Les Chinois chez eux. Armand Colin, Paris, 1899
Une rue de Hong-Kong.

Les Chinois ayant fort peu de bestiaux, ils usent des procédés de culture intensive dont parle Zola dans La Terre, et le tout à l'égout serait pour eux le gaspillage sacrilège de produits qu'ils recueillent avec sollicitude, dans des seaux non fermés, hélas ! comme on peut le constater en côtoyant forcément, le long des chemins étroits de la campagne, de longues théories de coolies balançant deux seaux en équilibre aux extrémités d'un bambou. Le long des routes, le paysan ingénieux construit de petits abris où le passant est invité à payer son tribut à la nature, et s'il arrive au voyageur de s'arrêter au milieu des champs, il est entouré immédiatement d'un chien, d'un homme et d'un compagnon de saint Antoine également intéressés au résultat de ses méditations.

Un ingénieur des ponts et chaussées, en mission en Chine, nous a communiqué les observations faites par lui dans ses voyages. Par suite de la rareté des bestiaux, le paysan chinois invente toutes sortes de procédés ingénieux pour se procurer du fumier. Le principal procédé consiste à étendre de la paille en travers du chemin. Les animaux de charge : chevaux, ânes, mulets s'y arrêtent, et le produit de leurs stations appartient au propriétaire de la paille. Nul ne se permettrait de venir glaner sur cette litière. Lorsque la paille est bien imprégnée par les animaux qui y ont passé, le paysan l'enlève à la pelle, mais il a soin d'enlever aussi la couche de terre non moins imprégnée qui se trouve en dessous. C'est comme cela qu'on est tout étonné de trouver des chemins creux d'une grande profondeur en pays de plaine. L'opération de l'enlèvement des terres à fumier pendant des siècles a créé et entretenu le chemin creux.

Dans les auberges chinoises, on ne trouve aucun de ces ustensiles d'usage intime auxquels nous a accoutumés la civilisation. Le voyageur laisse son offrande dans un des coins de la chambre, et les porcs remplissent l'office de garçons de salle.

Dans ces auberges, la cour est un cloaque où s'entassent les animaux de charge, au grand détriment du repos de l'Européen, peu accoutumé à un pareil vacarme. Le va-et-vient, le bruit causé par les animaux qui s'ébrouent, piaffent, braient ou hennissent toute la nuit, ne gênent en aucune façon le voyageur chinois. Comme l'a constaté le père Huc, ils savent très bien qu'en attachant une pierre à la queue d'un âne on l'empêche de braire, mais ils négligent l'application de ce moyen. Si cinquante ânes se mettent à braire ensemble, ou successivement ou pas du tout, pour le Chinois c'est la même chose. Les aboiements des innombrables chiens galeux de toute cité chinoise ne le gênent pas davantage, non plus du reste que les cadavres de ceux qui crèvent. Les cadavres d'animaux pourrissent à la place où ils sont tombés, à moins que quelque spéculateur intelligent ne mette leur chair en vente, car en Chine bien peu des choses comestibles échappent à la voracité d'une population toujours, à la veille de mourir de faim.

Hormis le canal central qui charrie les eaux ménagères dans quelques cités, le drainage est en général inconnu.

Les maisons n'ont jamais de sous-sol, sont humides ou froides. Les portes, presque partout à mouvement de va-et-vient, laissent passer un froid intense. Les fenêtres garnies de papier ne protègent ni contre le froid, ni contre le vent, la pluie, la chaleur ou la poussière. Un mandarin envoyé en mission en Amérique confessait que les prisons américaines offraient plus de confortable que son yamen.

Dans les ports ouverts, les maisons chinoises sont aujourd'hui munies de vitres importées d'Europe, et, dans les villages des bords de la mer, de coquillages sciés, admettant fort peu de lumière, comme bien on pense.

Nulle part les ouvertures ne sont nombreuses, et jamais elles ne sont disposées de manière à pouvoir établir un courant d'air. En été, on ne peut tenir dans une maison chinoise.

La plupart des maisons sont l'asile d'une vermine aussi nombreuse que variée. Les auberges ont droit à une mention spéciale.

Excepté au nord de la Chine, on ne trouve dans les maisons aucun appareil de chauffage. Chez les riches, il arrive de rencontrer des braseros où brûlent des briquettes de charbon de bois. Autrement, en hiver, le Chinois reste vêtu dans sa maison comme il l'est au dehors, faute de moyens d'élever la température.

Au nord, le k'ang est un remplaçant très insuffisant des poêles occidentaux. C'est une sorte de lit de camp en briques chauffé intérieurement, sur lequel couchent tous les habitants de la maison. On y rôtit tout vivant, et il remplit la chambre de fumée et d'acide carbonique ; mais les Chinois n'en ont cure. C'est l'habitat en toute saison d'une collection de vermine fort déplaisante.

La plupart des maisons chinoises ne possèdent comme instrument de cuisine qu'une immense bassine à fond très mince encastrée dans la maçonnerie. On n'y peut préparer qu'un plat à la fois, et tandis qu'il cuit, on ne peut rien avoir, pas même un bol d'eau chaude. Les forêts ayant été détruites dans la plus grande partie de la Chine et les mines de charbon n'étant exploitées que superficiellement et depuis peu d'années, les branchages et les herbes constituent à peu près le seul mode de chauffage, incessamment renouvelé sous la bassine, dont le fond est mince pour pouvoir être chauffé avec peu de combustible.

Les Chinois de toutes classes sont indifférents au confort du couchage. Leur lit, quand ils en ont, est un cadre en bois ayant quelquefois pour sommier un cannage de rotin. C'est fort dur. Ils ne se servent pas d'oreillers. Leur tête, ou plutôt leur nuque repose sur une pièce de bambou, un morceau de bois laqué, une brique vernie ou, plus simplement, sur rien du tout. Ce sont surtout les femmes qui placent quelque chose sous la nuque, pour protéger la coiffure qu'on ne refait pas tous les jours.

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Le contrepoids à la tyrannie

Temple de Confucius à Pékin. Émile BARD (18xx-) : Les Chinois chez eux. Armand Colin, Paris, 1899.
Temple de Confucius à Pékin.

Le contrepoids à la tyrannie se trouve en grande partie dans la crainte des soulèvements du peuple. Il faut d'ailleurs que l'oppression soit excessive pour que le peuple se mette en mouvement, car les châtiments sont cruels et les mandarins manquent rarement de se venger quand l'ordre est rétabli.

Par contre, le peuple ne manque pas de donner des marques de sa satisfaction aux magistrats dont il est content. Le don d'une ombrelle d'honneur est une de ces marques. Un autre témoignage de l'approbation du peuple, c'est de prier le magistrat, à l'expiration de son mandat, d'abandonner ses bottes de cérémonie que l'on suspend à une des portes de la ville.

Un exemple très intéressant des relations du peuple avec l'autorité est fourni par une émeute qui eut lieu en juin 1889 à Hsiang-Shan, près de Ningpo, à propos de la taxe sur l'opium. La culture du pavot était interdite en principe jusqu'en 1877, mais les proclamations rappelant la prohibition restaient lettre morte. Les cultivateurs du district convinrent de verser 800 dollars par an au likin pour que l'autorité les laissât tranquilles. En 1888, un bureau de perception pour l'opium fut établi près de Hsiang-Shan, et une taxe de 24 dollars par picul fut décrétée. Elle ne put être levée en présence de la grande opposition que rencontra la mesure. Au printemps de 1889, cependant, les producteurs se résignèrent et vinrent payer la taxe ; mais le percepteur eut la malencontreuse idée de demander en outre 5 dollars par picul pour ses frais de perception. Le peuple se souleva, détruisit le bureau et poursuivit le percepteur jusqu'au yamen où il se réfugia. Le mandarin invectiva la foule, qui se mit à détruire et à piller le tribunal, le mandarin dut s'enfuir ; après quoi, le peuple se dispersa tranquillement. Les notables, ayant offert de remplacer la taxe par une contribution fixe de 2.000 dollars, la chose fut acceptée, le percepteur remplacé, le mandarin descendu d'un degré dans la hiérarchie et les chefs de l'émeute punis : tout rentra dans l'ordre.

L'horreur des châtiments maintient le peuple dans l'obéissance, et Li-Hung-chang connaissait mieux les nécessités du gouvernement de la Chine que le major Gordon, lorsqu'il ordonna le massacre des rebelles Taïpings faits prisonniers à Soochow, au mépris de la parole de Gordon, qui leur avait promis la vie sauve.

Aussi n'y a-t-il nulle part au monde une pareille agglomération d'hommes maintenue dans un ordre et une obéissance en somme assez complets, sans gendarmerie et sans force militaire, avec un minimum de fonctionnaires. Si la Chine avait une armée et des fonctionnaires en nombre proportionnel à la France, elle en aurait 8 à 10 millions, tout simplement.

Les Chinois, d'ailleurs, demandent au gouvernement de se mêler aussi peu que possible de leurs affaires. L'arbitrage, en cas de différends, est largement pratiqué ; les cultivateurs se syndiquent pour protéger leurs récoltes contre les maraudeurs. Dans les contrées, comme la Mandchourie, exposées aux incursions des nomades, les associations de marchands prélèvent, avec l'autorisation des mandarins locaux, une certaine taxe sur les voitures et animaux de charge et payent eux-mêmes l'escorte des convois. Les mandarins ont souvent offert de se charger de la protection du commerce moyennant versement de la taxe, les marchands ont toujours refusé ; ils préfèrent traiter leurs affaires eux-mêmes. Les colonies chinoises établies en Sibérie ne sont pas administrées par les autorités russes : elles forment des petites républiques, avec un ancien responsable vis-à-vis du gouvernement, auquel elles ne payent pas de taxe. Les colons s'administrent eux-mêmes, et le gouvernement russe les laisse faire. Malgré les exactions des mandarins et surtout de leurs satellites, on peut dire que la Chine est gouvernée à bon marché, et si les puissances européennes avaient la malheureuse idée de se partager la Chine et de l'administrer directement, les frais d'administration augmenteraient dans de telles proportions que le peuple, incapable, dans l'état économique actuel de la Chine, de payer les impôts nécessaires pour solder les fonctionnaires européens, se soulèverait en masse contre l'étranger, déjà suspect, rien que parce que étranger.

Un temple à Canton. Émile BARD (18xx-) : Les Chinois chez eux. Armand Colin, Paris, 1899.
Un temple à Canton.

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Les pauvres

Dans un pays où un manœuvre, un homme qui « vend sa force », comme disent les Chinois, gagne de deux à cinq sous de notre monnaie et nourrit une famille sur un aussi maigre salaire, il faut être furieusement pauvre pour en être réduit à la mendicité. Un pauvre en Europe mène la vie que la majorité des Chinois considère comme une existence confortable. Le Chinois qui mange et fait manger de la viande à sa famille deux fois par mois gagne bien sa vie. Le repas du travailleur chinois est en général composé de riz cuit sans sel, qu'il mange avec des herbes salées pour lui donner un peu de goût. S'il est en fonds, il aura un peu de poisson frais ou salé, ou un peu de porc, mais cela est fort rare. Le travailleur chinois vit absolument au jour le jour, ce qui veut dire que, s'il ne trouve pas à gagner un jour les quelques sous qui lui sont nécessaires, sa famille et lui se passeront de manger.

On a un repas pour quelques sapèques, et tout se vend qui est susceptible d'être mangé, même la viande malade. Nous avons vu, nous pouvons dire qu'on voit tous les jours des fruits pourris mis en vente. La partie saine se vend un prix, disons deux sapèques ; la partie gâtée une sapèque, et il y a toujours acheteur.

À l'époque des melons d'eau, on voit des marchands dont tout le fonds consiste en une tablette et un melon divisé en petites tranches qui se vendent une sapèque aux travailleurs. Nous avons vu, à Hankeou, une vieille femme avec des pipes à eau, en bois, sur un tréteau. Les ouvriers d'un chantier voisin, après leur frugal repas, lui versaient une sapèque pour tirer deux ou trois bouffées, et apparemment la vieille gagnait sa vie à ce petit commerce.

Aussi, la grande préoccupation en Chine n'est pas d'épargner la main-d'œuvre, mais, bien au contraire, de diviser et subdiviser le travail à l'infini pour assurer au plus grand nombre possible de travailleurs leur maigre subsistance journalière. C'est la raison pour laquelle les autorités chinoises ont repoussé pendant si longtemps l'emploi des machines, et les mandarins sont de bonne foi lorsqu'ils ont peur de voir la population sans emploi se livrer au désordre et leur créer des difficultés. Leur opposition à la navigation à vapeur n'a pas d'autre raison que la crainte où ils sont de voir les bateliers et les lamaneurs perdre leur gagne-pain. Il y a quelques années, la falaise s'est éboulée dans le fleuve Bleu, peu au-dessus d'Ichang, créant un nouveau rapide. Immédiatement, des milliers de lamaneurs sont venus s'établir sur la rive pour haler les embarcations, et les autorités se garderaient bien de débarrasser le lit du fleuve ; elles se féliciteraient plutôt de ce nouveau gagne-pain offert au peuple et seraient presque disposées à faciliter de nouveaux éboulements.

Chacun défend son gagne-pain avec âpreté ; c'est véritablement la lutte pour la vie, question de vie ou de mort. En janvier 1897, une lutte sanglante s'engagea à Shasi entre les débardeurs de Hankeou et ceux de Ou chang et Hanyang ; les premiers accusaient les seconds d'être venus offrir leurs services sur une partie du rivage que les gens de Hankeou considéraient comme leur fief. Une centaine d'hommes restèrent sur le carreau, et la terreur régna plusieurs jours à Shasi jusqu'à l'envoi des troupes par le vice-roi.

Nous avons vu à Tientsin un chantier de scieurs de long envahi par des hommes armés de madriers qui se mirent en devoir d'assommer les travailleurs. Ces gens avaient accepté de travailler à meilleur marché que leurs antagonistes, qui se trouvaient, de ce fait, sans travail.

C'est dire que, dans un pays où l'on se dispute le travail avec tant d'acharnement, rien n'est perdu. Tout est ramassé et utilisé, les vieilles briques comme les chiffons et les papiers. Les premières font des maisons et les seconds des semelles de souliers.

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L'opium

Fumeur d'opium. Émile BARD (18xx-) : Les Chinois chez eux. Armand Colin, Paris, 1899.
Fumeur d'opium.

Nous nous occuperons d'abord de l'opium, la funeste drogue qui a ouvert la Chine à l'influence des étrangers et à leur commerce et dont la culture est devenue des plus importantes dans un trop grand nombre de provinces chinoises, au grand détriment à la fois de la culture des céréales et de la santé des consommateurs de l'article. Un usage modéré de l'opium n'aurait pas d'effets beaucoup plus funestes que la nicotine sur les fumeurs raisonnables ; malheureusement, les bornes sont toujours dépassées, et les misérables, chaque jour plus nombreux, adonnés à ce vice, y consacrent non seulement leurs économies, mais l'argent nécessaire à leur subsistance et à celle de leur famille. Toutes les classes sociales partagent cette passion, et nous connaissons des Chinois fort intelligents qui ne sont pas capables de donner au travail plus de deux ou trois heures par jour, le reste de leur temps se passant dans les rêves et la somnolence de l'opium. On ne peut pas plus guérir un fumeur d'opium qu'un morphinomane, en lui faisant cesser brusquement cette dangereuse pratique. On est obligé de procéder graduellement, et combien ont la force d'âme nécessaire pour ne pas ajouter une pipe à une autre pipe et rendre ainsi la guérison impossible. Le fumeur d'opium se reconnaît à son teint livide, à son aspect décharné, à son regard hébété et fiévreux. Maintenant que la culture du pavot est installée dans le pays, et que l'amélioration des voies de communication facilite la distribution de la drogue dans tout le pays, nul ne sait où s'arrêtera le fléau, véritable plaie d'Égypte que le gouvernement chinois avait bien raison de vouloir repousser en 1840.

Le gouvernement anglais n'y trouve même plus le profit de sa mauvaise action, puisque, malgré un abaissement des droits de sortie, aux Indes, de 50 roupies par caisse en 1890, l'importation à Shanghaï est tombée de 2.714.760 kilogrammes en 1882, à 844.260 en 1897, à cause de la concurrence de l'opium indigène.

L'importation de Hong-Kong et autres ports de Chine était de 8 millions de kilogrammes en 1882. Elle a été en 1897 de 2.102.400 kilogrammes en tout.

On se fera une idée de la gravité du fléau, lorsqu'on saura que dans une petite ville comme Tchefou, le port ouvert du Chantoung, qui ne comptait que 32.500 habitants en 1891, il y avait 132 fumeries d'opium, et il est impossible de donner le nombre des Chinois qui fument l'opium à domicile. À Wenchow, habité par 80.000 Chinois, il y avait, en 1891, 1.130 fumeries d'opium.

Le fumeur d'opium a besoin de toute une installation pour se livrer à sa passion. Il s'allonge sur un lit de camp. Près de lui se trouve un plateau sur lequel il y a la pipe, la provision d'opium, une lampe, une aiguille, un récipient pour le déchet de la combustion.

La pipe est un gros bambou ou rotin creux. Elle est parfois en os ou en ivoire. Elle est surmontée d'un fourneau en forme de poire percé d'un petit trou à sa partie supérieure. Le fumeur prend avec l'aiguille une petite portion d'opium qu'il fait chauffer à la flamme de la lampe pour la faire gonfler. Lorsqu'elle est arrivée à une grosseur convenable, cette petite boule est introduite dans le fourneau de la pipe, et allumée à la lampe. On aspire deux ou trois bouffées, et on recommence la préparation. Les raffinés se font préparer la pipe par un domestique ou par leur femme.

La culture du pavot a surtout remplacé la culture du blé et des pois. Fort heureusement, les terres à riz ne lui conviennent pas toutes ; sans quoi le riz serait abandonné, comme il l'a été dans l'Amazone pour l'exploitation du caoutchouc, produit d'une grande valeur marchande, comme l'opium.

Le gouvernement a essayé de s'opposer à la culture du pavot, mais les mandarins n'y ont jamais tenu la main, et maintenant l'usage de l'opium indigène est consacré et légalisé par les taxes du gouvernement.

On sème le pavot en novembre, et les capsules sont mûres en avril. On leur fait alors des incisions pour en faire écouler le suc que l'on recueille lorsqu'il a commencé à se solidifier au contact de l'air. L'opium indigène se vend en gros de 9 à 18 francs le kilogramme suivant sa provenance, celui du Szechuen étant le meilleur marché et celui du Yunnan étant le plus cher. L'opium des Indes se vend de 25 à 40 francs le kilogramme. Il n'est pas besoin de dire qu'un produit de cette valeur devait tenter les fraudeurs ; aussi le mélange-t-on fréquemment avec des matières étrangères sans valeur, comme les tourteaux de graines de sésame, des râpures de cuir, des fleurs de lis séchées, et la sève du pavot lui-même. Un peu d'opium des Indes sert à masquer le goût étrange de ces diverses additions.

Le pavot est cultivé dans le Chantoung, la Mandchourie, le Szechuen, le Hupeh, le Honan, le Shensi, le Yunnan, le Kweichow, le Kiangsu, Anhwei, le Chehkiang, le Fuhkien, soit douze provinces sur dix-huit.

Il s'est formé à Shanghaï et à Yang-tcheou des sociétés de tempérance contre l'usage de l'opium, dont les membres s'engagent à ne pas employer, comme domestiques ni ouvriers ou commis, des fumeurs d'opium. L'efficacité des règlements de ces sociétés est douteuse. Tant que les haute et moyenne classes fumeront l'opium, les gens de basse classe trouveront toujours un patron disposé à tolérer leur vice, et les restrictions des sociétés de tempérance resteront sans effet.

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Les marchands chinois

On dit communément que le Chinois est marchand. Il a en effet de grandes aptitudes commerciales, mais il entend les affaires d'une façon toute particulière, encore en usage parmi beaucoup de marchands européens, nous devons le reconnaître. Le marchand chinois est avant tout joueur. Petit ou grand, il n'est pas de spéculation à sa portée qu'il ne tente avec empressement, et si on veut voir le capital oisif, ce n'est pas en Chine qu'il faut venir. Les facilités de crédit, la circulation fiduciaire implantée en Chine bien des siècles avant que l'Europe en eût l'idée, ont habitué les Chinois à une audace dans l'entreprise qui leur donne bien souvent l'avantage sur leur compétiteur européen : il n'est pas de Chinois dans les affaires qui ne soit engagé pour des sommes bien supérieures à celles qu'un Européen oserait engager à capital égal. La base de tout le système, ce sont les banques chinoises dont le papier est accepté couramment dans le rayon où elles opèrent, et il n'est pas rare de voir des banques au capital de 10.000 taels avoir en circulation jusqu'à 200.000 taels de billets. Leur capital en ce cas ne représente qu'une faible partie de la garantie de l'émission ; c'est leur portefeuille, c'est-à-dire les avances qu'elles ont faites, qui représente le reste. C'est ici qu'il convient de dire un mot du taux de l'intérêt en Chine. Le Chinois ne compte pas l'intérêt à l'année, ni au mois : il le compte à la journée, et le taux en varie chaque jour et même plusieurs fois par jour. Il varie de 3 à 30 et 36 p. 100 par an. L'emprunteur a la satisfaction de suivre les fluctuations de l'intérêt de sa dette, et c'est pour lui un petit jeu très attachant.

Le Chinois connaît la valeur d'un engagement et généralement il le respecte. Pour qu'un Chinois se dérobe à l'exécution d'un contrat, il faut que les circonstances l'aient réellement mis dans l'impossibilité de faire honneur à sa parole ou à sa signature. Nous devons dire, pour rendre hommage à la vérité, que la moralité commerciale des Chinois, au point de vue du respect des engagements pris, est au moins égale à celle des nations européennes les mieux cotées sous ce rapport. Dans la discussion d'un marché, il n'est pas de ruse patiente que ne déploie le Chinois pour faire tourner le marché à son avantage. S'il le peut, il laissera une porte ouverte à l'équivoque, c'est à vous à vous défendre et à bien préciser les termes du contrat. Mais une fois lié, le Chinois s'exécute, et nous n'avons vu nul peuple supporter ses pertes, quand il en a, d'un cœur plus léger et avec un front plus serein. Comme faire des affaires, pour lui, c'est jouer, il s'est fait un tempérament de joueur, et il est beau joueur, au rebours de son confrère japonais, aussi joueur que lui, mais joueur de la plus entière mauvaise foi. Il y a cependant une ombre au tableau, dont nous parlerons plus loin.

Le commerce de la soie présente cette particularité que jamais on ne fait signer engagement ni contrat au marchand chinois. Le négociant européen inscrit les termes du contrat dans son livre, et c'est cela qui fait foi. Il est à l'honneur de l'un comme de l'autre de dire que jamais il n'y a discussion. Le livre de l'Européen représente la loi et les prophètes, parce que l'Européen à la réputation bien établie et méritée de ne pas tromper ceux qui traitent avec lui, de même que le Chinois s'est toujours montré fidèle observateur de sa parole, et ce serait l'offenser que de lui demander une signature.

Dans les autres branches de commerce, il est prudent d'exiger des contrats signés. À ce sujet, il y a lieu de noter que, sur les concessions, on a conservé une coutume pratiquée parmi les Chinois : la prison préventive pour dettes. Lorsqu'un débiteur ne s'exécute pas ou lorsqu'un contractant manque à sa signature, sur une simple plainte du créancier on se saisit de sa personne, ou, à défaut, de sa femme, son fils, sa mère, ou son principal employé. Les Chinois admettent tous la légitimité du procédé, surtout sur les concessions, où ils sont relâchés quand ils peuvent fournir caution. Le procédé est extrêmement expéditif et fait merveille.

Dans les affaires de gros, où l'on n'a pas de temps à perdre en interminables discussions, on est arrivé à obtenir des Chinois qu'ils disent à peu près le prix qu'ils peuvent vendre, mais dans les affaires de détail il en va autrement. Ce n'est pas la valeur de l'article qui fait son prix, mais la qualité du client. L'Européen paye des prix extraordinairement plus élevés que l'indigène, à moins qu'il ne sache parler chinois, auquel cas il est admis au traitement de faveur accordé aux Fils du Ciel.

Pour un Chinois ne traitant pas avec un Européen, la conclusion d'un marché donne lieu à des palabres interminables. Jamais ni vendeur ni acheteur ne disent leur vrai prix. Une affaire traitée par oui ou par non ne mériterait pas de prendre rang parmi les opérations commerciales. La discussion d'un contrat est un duel où l'avantage doit rester au plus adroit, au plus persuasif, disons le mot : au plus lassant. Le temps ne coûte rien aux Chinois.

Le capital initial d'un Chinois est rarement connu. Il achète une boîte d'allumettes et la revend en détail aux pousse-pousse, aux brouettiers pour allumer leur lanterne. Plus d'un négociant de position assise n'a pas d'autre origine...

Nous avons dit que le Chinois est homme de parole pour ce qui concerne l'exécution de ses contrats. Il y a cependant une restriction à faire à ce sujet, en ce qui concerne la fraude sur la qualité de la marchandise livrée. Une longue expérience des affaires en Chine nous permet d'affirmer que jamais un marchand chinois n'hésitera à livrer une marchandise fraudée ou inférieure s'il croit pouvoir le faire impunément, et c'est ce qui rendra toujours indispensable l'inspection des marchandises par les Européens avant expédition.

Il échappe complètement au Chinois que de pareilles pratiques lui aliènent la confiance de son client et ferment la porte à des affaires futures. Il n'a jamais entendu et encore moins médité le dicton arabe : « Si tu me trompes une fois, c'est ta faute. Si tu me trompes deux fois, c'est la mienne ».

Nous avons constaté les fraudes les plus invraisemblables, les moins profitables à leurs auteurs, pratiquées pour l'amour de l'art. Nous avons trouvé dans des cocons de vers à soie des grains de plomb de chasse introduits à grand'peine par un trou imperceptible, soigneusement recousu, et la soie ramenée sur le petit trou. Un travail considérable procure au fraudeur un bénéfice de quelques grammes sur un produit qui vaut 8 à 9 francs le kilogramme, et un dommage énorme à l'acheteur dont le cocon, au lieu de flotter, va au fond de la bassine et constitue un déchet à revendre 1 franc ou 1 fr. 50. L'indigo de Chine est inemployable, la matière tinctoriale étant noyée dans les matières étrangères introduites par chaque intermédiaire qui a touché la marchandise. L'indigo des Philippines, le plus réputé du monde, a eu la mauvaise fortune de passer aux mains des négociants chinois. Aujourd'hui, le Japon seul en achète un peu, les autres marchés s'en détournent avec horreur.

Nous avons trouvé dans les plumes d'oiseaux des aiguilles introduites à grand'peine pour augmenter le poids.

Le duvet de canard est additionné de plumes de poulet coupées aux ciseaux, qu'il faut ensuite expurger en employant des centaines de femmes, pendant des semaines à éliminer, ce qu'il aurait été si simple de ne pas ajouter.

Tout ce qui permet l'addition d'eau et de boue pour augmenter le poids en est largement additionné : le coton, la laine, le duvet, les peaux, etc., etc. On trouve des briques, des pièces de fer dans les balles de marchandises.

Ces fraudes rendent parfois la marchandise invendable, mais le Chinois n'en a cure, il a donné satisfaction à un penchant incoercible de sa nature.

Nous avons appris ce qui suit d'un compradore qui ramasse les peaux de bœufs. Ces peaux sont roulées et attachées par une corde, qui maintenant est devenue un véritable câble enroulé plusieurs fois autour de la peau pour en augmenter le poids. Impuissant à obtenir qu'on fît le poids net, notre compradore n'a pas hésité : il a une balance à faux poids. Les marchands le savent et ne s'en fâchent pas. Chacun d'eux a, dans le duel que représente une transaction, obtenu un avantage sur son adversaire, et ils sont enchantés.

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Catafalque. Émile BARD (18xx-) : Les Chinois chez eux. Armand Colin, Paris, 1899, 360 pages, 12 planches.
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