Charles Schefer (1820-1898)

Biographie

LES RELATIONS DES PEUPLES MUSULMANS AVEC LES CHINOIS,

depuis l'extension de l'islamisme jusqu'à la fin du XVe siècle

Recueil de mémoires publié par les professeurs de l'École des langues orientales vivantes,
Imprimerie Nationale, Paris, 1895, pages 1-30.

  • "Cette notice, qui voit le jour à l'occasion du centenaire de l'École spéciale des Langues orientales vivantes [1795-1895], a pour objet de rappeler des travaux dus à la plume de quelques-uns de nos prédécesseurs et d'ajouter certains renseignements à ceux qu'ils nous ont donnés sur les relations que les peuples de l'Asie centrale et occidentale ont eues avec ceux de la Chine..."


TROIS CHAPITRES DU KHITAY NAMÈH

Mélanges Orientaux. Textes et traductions publiés par les professeurs de l'École des langues orientales vivantes,
à l'occasion du sixième congrès des orientalistes,
Ernest Leroux, Paris, 1883, pp. 31-66.

  • Présentation du Khitay Namèh : "Je ne puis, dans une courte introduction, donner qu'un aperçu très succinct des relations qui, depuis l'établissement de l'islamisme, ont existé entre la Chine et les contrées occidentales de l'Asie. Avant l'apparition de Mahomet, des colonies persanes, établies dans les ports du Yémen et de la mer Rouge, entretenaient des rapports commerciaux suivis avec l'Inde, la Malaisie et le sud de la Chine. Le fondateur de l'Islam avait quelques notions sur ce dernier empire ; il aurait dit, d'après une tradition : Je suis prophète (même) en Chine, et il aurait recommandé à ses disciples de rechercher la science, dussent-ils pour l'acquérir aller jusqu'en Chine."
  • "Tous les géographes et tous les ethnographes arabes et persans ont consacré des chapitres spéciaux à la Chine et aux différents peuples fixés sur son sol. Une histoire du Khita et des tribus mogoles et turques qui l'habitaient a été écrite, probablement au milieu du XIe siècle de notre ère, par Medjd eddin Mohammed ibn Adnan."
  • "Lors de la conquête de l'Asie Centrale par les Mogols et de celle de la Chine par Qoubilay Khan, des savants et des artistes chinois furent appelés en Perse et des ingénieurs et des mathématiciens persans furent attachés à la cour de Pékin. Rechid eddin, l'auteur qui écrivait en 704 (1304) une histoire de la Chine et dont Benakety donnait en 736 (1335) un abrégé dans son Raouzet ouli'lelbab, nous ont conservé les noms des lettrés qui firent connaître les annales chinoises aux musulmans et ceux des astronomes qui furent adjoints au célèbre Nassir eddin Thoussy. Les rapports commerciaux étaient aussi des plus actifs et nous trouvons, dans le chapitre relatif à la Chine inséré dans le Messalik oul Abçar d'Aboul Abbas Ahmed el Omary, les noms de négociants de Boukhara qui avaient visité la Chine."

Extraits des Relations : Les chemins des yeux pour parcourir les provinces des grands États
Le lever des deux astres heureux et le confluent des deux mers
Extrait du Khitay Namèh : Des prisons du Khitay ; que Dieu nous en préserve !

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Les chemins des yeux pour parcourir les provinces des grands États

Dans la première moitié du XIVe siècle un fonctionnaire, attaché à la chancellerie du Kafil es Salthanèh ou vice-roi de la Syrie, composa une très volumineuse encyclopédie à laquelle il donna le titre de Messalik oul abçar fi memalik il emçar (les chemins des yeux pour parcourir les provinces des grands États). Cet ouvrage, dont un exemplaire à peu près complet est conservé dans une des bibliothèques de Constantinople, compte plus de trente volumes. Il y en a deux qui, sous le rapport géographique, offrent une réelle importance.

L'auteur, Aboul Abbas Ahmed Chihab Eddin el Omary, était né à Damas et faisait remonter sa généalogie jusqu'au khalife Omar. Son père, Yahia Mouhy Eddin, remplit les fonctions de vizir à la cour des sultans Bibars et Qelaoun. Appelé au Caire pour y être mis à la tête du bureau de la correspondance secrète pour l'Égypte, il mourut dans cette ville, en 737 (1338), à l'âge de 93 ans. Son fils Chihab Eddin lui succéda dans ses fonctions ; mais, tombé en disgrâce, il fut exilé à Damas où il mourut en 749 (1343).

Ahmed Chihab Eddin a recueilli tous les renseignements qu'il donne sur la Chine de la bouche soit des marchands, soit des gens de loi de l'Iraq, de la Perse et de la Transoxiane qui avaient visité cet empire. Nous trouvons dans son récit la preuve que, sous la dynastie mogole, il était largement ouvert au commerce et aux investigations des musulmans.

« Nous avons rapporté, dit Chihab Eddin, que le Grand Qaân est le successeur du trône de Djenghiz Khan. Il a pour capitale, aux extrêmes confins de l'Orient, la ville de Khan Baligh dans le Khita. Il est le plus puissant des souverains du Touran qui fut, dans l'antiquité, le berceau de la race turke. C'est aussi dans ces régions ou dans leur voisinage que vécut Afrasyab.

Le Qaân ne compte cependant plus au nombre de ses possessions les pays qui forment actuellement l'apanage de ses deux cousins dont nous avons déjà parlé. Ceux-ci le consultent toujours et il est comme leur khalife. S'il se produit dans leur pays un événement important tel qu'une bataille ou, en punition de ses fautes, l'exécution d'un grand émir, ils lui transmettent toujours leur rapport ou leur jugement, non pour lui demander une autorisation, mais pour suivre un usage scrupuleusement observé par eux.

L'éminent Nizam Eddin Aboul Hakim, secrétaire au service du sultan Abou Saïd, dit que le Grand Qaân écrit encore aux trois souverains de sa famille pour leur recommander l'union et la concorde. Dans sa correspondance, son nom précède toujours le leur, et quand ils lui répondent, ils commencent toujours par écrire le sien. Ils reconnaissent en tout sa prééminence.

On emploie dans le Khita, en guise de monnaie, des morceaux d'un papier de forme allongée fabriqué avec des filaments de mûriers sur lesquels est imprimé le nom de l'empereur. Lorsqu'un de ces papiers est usé, on le porte aux officiers du prince et, moyennant une perte minime, on reçoit un autre billet en échange, ainsi que cela a lieu dans nos hôtels des monnaies, pour les matières d'or et d'argent que l'on y porte pour être converties en pièces monnayées.

Les Chinois sont des artisans merveilleux qui produisent des ouvrages d'une finesse remarquable. C'est un talent qui leur est reconnu par toutes les nations. Tous les livres renferment tant de récits à ce sujet que nous nous dispensons d'en parler.

Les maîtres ouvriers de ce pays ont l'habitude, quand ils ont fabriqué un objet remarquable, de le porter au seuil du palais impérial où ils le suspendent pour y être exposé pendant un an aux regards du public. Si cet objet échappe à toute critique, son auteur est comblé de faveurs ; au contraire, s'il est l'objet d'une juste critique, il est déconsidéré à tout jamais. Dans le cas enfin où dans le seul but de nuire à l'artisan, quelqu'un se permettrait de faire une observation imméritée, il serait immédiatement mis à mort.

Telles sont les histoires que l'on raconte à leur sujet ; mais voici, en revanche, ce que je tiens d'un témoin oculaire, le Sadr Bedr Eddin Hassan el Ach'argi le négociant. Un ouvrier confectionna très habilement avec des boyaux de bœuf une selle qu'il recouvrit de vernis. Il la présenta au Grand Qaân qui l'admira et ne douta pas qu'elle ne fût en bois comme toutes les autres. L'ouvrier ayant alors demandé si on savait quel était ce bois, on répondit négativement ; il fit voir qu'elle était faite uniquement de boyaux de bœuf. On admira beaucoup la beauté et la finesse de son travail.

Un autre ouvrier avait fabriqué une étoffe pour vêtements avec des feuilles de plantes et l'avait vendue à des marchands en leur disant que c'était du damas de soie du Khita. Ceux-ci ne se doutèrent de rien ; quand il les vit bien convaincus de la sincérité de ses affirmations, il leur fit connaître la vérité et leur surprise fut complète.

Bedr Eddin Hassan ajoute : J'ai vu chez eux, en fait de travaux de ce genre, des choses qui confondent l'esprit et dépassent l'imagination.

Voici maintenant ce que je tiens du noble Seyyd Tadj Eddin Hassan ben el Khallal, originaire de Samarqand. C'est un homme digne de créance ; il a voyagé dans bien des pays et a pénétré dans la Chine qu'il a parcourue en tous sens.

La ville de Khan Baligh est la capitale de ce royaume. Elle se divise en ville ancienne et en ville nouvelle. Celle-ci a été construite par Daïdou, un de leurs souverains, et elle porte son nom. Au milieu d'elle se trouve la résidence du Grand Qaân. C'est un immense palais appelé Gueuk Thaq, ce qui signifie, en mogol, le château vert ; en effet thaq veut dire château et gueuk, vert, contrairement au mot turk qui a le sens de bleu clair.

Les émirs sont logés autour du Qaân en dehors du palais.

Voici maintenant l'organisation de ce gouvernement : auprès du Qaân se trouvent deux émirs qui sont ses ministres. Tous ceux qui remplissent ces fonctions sont appelés djing san (tchéng siang). Après eux viennent les deux bidjan (pin tchang), puis les deux zoudjin (tso tchen), ensuite les deux you djin (yeou tchen) et enfin le landjoun (lang tchang), chef des écrivains et secrétaire du souverain.

Le Qaân tient chaque jour séance au milieu d'un vaste édifice appelé chen (Cheng) qui a, chez eux, beaucoup d'analogie avec notre Palais de justice.

Les émirs se tiennent debout autour de lui, rangés à droite et à gauche, suivant les règles de la préséance. Après eux vient le chef des écrivains ou landjoun dont nous venons de parler. Quand un plaignant ou un requérant se présente, il remet sa supplique à ce dernier fonctionnaire qui en prend connaissance et la passe à l'un des deux émirs du grade le moins élevé qui en donne connaissance à son collègue. Ils les remettent ensuite à leurs supérieurs immédiats, et ainsi de suite jusqu'à ce qu'elle parvienne entre les mains du Grand Qaân qui donne alors sa décision, toujours basée sur la justice la plus stricte et l'équité la plus grande.

Ce Grand Qaân est un puissant souverain et ses troupes sont nombreuses. Je sais, ajoute Tadj eddin, qu'il y a 12.000 fauconniers montés et 20 tomans de troupes mogoles, ce qui représente 80.000 cavaliers.

Quant aux troupes du Khita, elles sont innombrables.

La Chine contient mille villes dont j'ai visité un grand nombre.

La route de Samarqand à Khan Baligh se décompose de la manière suivante :

De Samarqand à Yenguy Kent on compte vingt journées de marche. Yenguy Kent se compose de quatre villes qui sont séparées l'une de l'autre par une distance d'une parasange. Chacune d'elles a un nom particulier. L'une se nomme Yenguy Kent, la seconde Yenguy baligh, la troisième Goundjouk et la quatrième Talan. De Yenguy Kent à Almâliq, on compte vingt journées de marche, d'Almâliq à Qara-Khodja, et de là à Qantchéou qui est la première ville du Khita, quarante journées et autant de Qantchéou à Khan Baligh. De cette dernière ville à El Khinsa, il y a deux routes, l'une par terre et l'autre par mer, qui exigent toutes deux quarante journées de marche ou de navigation.

El Khinsa mesure en longueur une journée de marche et en largeur une demi-journée. Il y a, au milieu de la ville, un marché, qui en occupe toute l'étendue d'une extrémité à l'autre. Les rues et les marchés sont dallés. Les maisons, construites en pièces de bois reliées par des clous, comptent cinq étages superposés. Les habitants boivent de l'eau de puits. Ils sont très malpropres. Leur nourriture se compose de viande de buffle, de canards et de poules, de riz, de bananes, de cannes à sucre, de citrons et de quelques grenades. La température ressemble à celle du Caire et le climat y est le même. Les prix y sont modérés. On y importe des moutons et du blé, mais en petite quantité. Les chevaux y sont rares et on n'en trouve que chez les habitants notables. On n'y voit point de chameaux et quand, par hasard, il en vient un dans le pays, il est considéré comme un animal étrange.

Ce même Chérif dit encore : Khan Baligh est une ville agréable, les vivres y sont abondants et à bas prix. L'eau gèle en hiver et fond en été ; elle est généralement fraîche. Un fleuve traverse la ville de Daïdou. On trouve à Khan Baligh plusieurs espèces de fruits. Le raisin y est rare. Il n'y existe ni oranges, ni citrons, ni olives. On y fait du sucre candi [avec les cannes] que l'on importe de Médinet-Zeytoun. Les céréales et les animaux, chameaux, chevaux, bœufs et moutons s'y rencontrent en quantités innombrables.

De Khan Baligh à Médinet-Zeytoun on compte un mois de marche environ.

Médinet-Zeytoun est un port sur la mer environnante et le dernier point du monde habité.

Qaraqorum est une ville importante dans laquelle se trouve la plus grande partie des troupes du Grand Qaân. On y fabrique de très belles et délicates étoffes. Les artisans y sont fort adroits. C'est de cette ville que l'empereur fait venir presque tout ce dont il a besoin, parce que c'est un centre industriel renommé pour l'habileté des ouvriers et la beauté des produits.

La Chine, ajoute le Chérif, est très peuplée et les villages s'y succèdent sans interruption.

La monnaie des Chinois est faite de billets fabriqués avec l'écorce du mûrier. Il y en a de grands et de petits. Quelques-uns ont la valeur de 1 dirhem, d'autres de 2, d'autres de 5 ; d'autres enfin valent 30, 40, 50 et même 100 dirhems. On les fabrique avec des filaments tendres du mûrier et, après y avoir apposé un sceau au nom de l'empereur, on les met en circulation. Lorsqu'ils sont usés après avoir longtemps servi, on les porte au Trésor, qui fait subir au détenteur une perte légère et les échange contre de nouveaux.

Une des observations les plus curieuses faites par moi, continue Samarqandy, dans l'empire du Grand Qaân, qui est pourtant un païen, est celle-ci : les musulmans qui y résident en nombre considérable sont traités avec honneur et considération. Quand un idolâtre tue un musulman, non seulement le meurtrier, mais tous les siens subissent le dernier supplice et tous leurs biens sont confisqués. Si, au contraire, c'est un musulman qui fait périr un idolâtre, il n'est pas mis à mort, mais seulement astreint à payer le prix du sang de la victime ; il consiste chez eux en un âne.

J'interrogeai le Chérif sur le caractère de gravité et l'adresse des Chinois. Il me répondit qu'ils dépassaient encore tout ce qu'on en pouvait dire. Nous nous trouvions plusieurs personnes en présence de notre seigneur le Cheikh qui, seul de ses contemporains, a recueilli l'héritage de la science et des décisions juridiques, Chihah Eddin Abouth Thena Mahmoud el Isfahany, lorsque Samarqandy, prenant la parole, nous dit : Je vais vous raconter ce qui m'est advenu :

J'avais une dent molaire qui me faisait extrêmement souffrir. Un individu que je fréquentais en Chine m'ayant rencontré pendant que j'éprouvais des élancements violents me demanda ce que j'avais. Je me plaignis de ma dent ; cette personne fit aussitôt venir un homme de petite taille, bûcheron de son état, et elle lui dit : Examine donc un peu ce pauvre homme ; celui-ci examina ma bouche et après avoir tâté un moment mes dents avec ses doigts, il arracha celle qui était malade et la moitié d'une autre, sans que j'eusse ressenti la moindre douleur. Il tira ensuite d'un sac dont il était porteur des dents entières, des moitiés, des tiers et des quarts de dents qu'il tenait toujours prêtes pour remplacer celles qu'il arrachait ; il m'en essaya successivement quelques-unes et finit par remplacer celles qu'il m'avait enlevées. Il procéda ensuite à quelques instillations qu'il fit suivre d'une friction avec un onguent qui provoqua une cicatrisation immédiate. Il me recommanda enfin de ne pas boire d'eau de toute la journée. Je me conformai à ses indications, bien qu'il me semblât que je n'eusse rien fait arracher.

Samarqandy nous montra alors ses dents et nous pûmes constater qu'elles étaient en parfait état avec cette restriction pourtant que l'on reconnaissait que la nouvelle dent n'était pas de la même espèce que les autres et que la moitié de la dent réparée ne ressemblait pas à la première moitié.


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Le lever des deux astres heureux et le confluent des deux mers

Les prétentions des empereurs [de la dynastie des Ming] à faire reconnaître leur suzeraineté par l'émir [Timour Gourekan], et à en recevoir un tribut, avaient déterminé celui-ci, à la fin de sa carrière, à marcher contre l'Empire du Milieu, et à renouveler les exploits de ses ancêtres. La mort le surprit à Otrar en 807 [de l'hégire] (1405 [de J.-C.]). Quinze ans plus tard, en 822 (1419), ses fils et petits-fils Mirza, Châhroukh, Mirza Baysongor, Oulough bek, Mirza Siourghatmich et le seigneur de Badakhchan résolurent d'envoyer à Pékin une ambassade collective, dont les membres furent accompagnés par plusieurs indigènes du Khita qui retournaient dans leur patrie.

Un peintre attaché à cette mission reçut l'ordre de tenir un journal exact de tout ce qu'il observerait, et sa relation forme un des chapitres les plus intéressants de l'ouvrage intitulé : Le lever des deux astres heureux et le confluent des deux mers, ouvrage qui retraça les événements des règnes de Châhroukh et d'Abou Saïd, et qui est dû à la plume de Kemal Eddin Abderrezzaq Samarqandy. Cette relation du peintre Ghias Eddin renferme sur le voyage et le séjour de l'ambassade à Pékin, des détails curieux, et je crois devoir insérer ici un résumé très succinct de l'excellente traduction qu'en a donnée M. Ét. Quatremère.

L'ambassade quitta Samarqand le 10 du mois de safer (mars) 822 et arriva à Qamil le 21 du mois de redjeb (juillet-août). Elle rencontra, dans le désert qu'elle dut traverser en sortant de cette ville, des chameaux sauvages et des qoutha (yaks) et elle atteignit la ville de Souktchéou, vaste cité défendue par une forteresse carrée, puis celle de Kamtchéou. Les ambassadeurs franchirent le Qaramouran, traversèrent Satinfou et le huitième jour du mois de zilhidjèh (16 janvier), ils arrivèrent à Pékin. Ghias Eddin donne des détails qui méritent d'être notés sur l'audience que l'empereur accorda aux envoyés des princes de la lignée de Timour ; l'empereur prit place sur un trône d'or auquel on p.27 accédait après avoir gravi cinq marches en argent ; il était de taille moyenne, son visage n'était ni grand, ni petit, ni imberbe, mais deux ou trois cents poils de sa barbe étaient d'une telle longueur qu'ils formaient trois ou quatre anneaux sur sa poitrine. À ses côtés, se tenaient deux jeunes filles avec une feuille de papier et un pinceau pour noter les paroles qui sortiraient de sa bouche. Un émir ou mandarin s'étant agenouillé devant le trône, exposa que des ambassadeurs envoyés par Châhroukh et ses fils étaient arrivés d'une contrée lointaine pour offrir à Sa Majesté des présents et frapper devant elle la terre de leur front.

Le cadi Hadji Youssouf, un des officiers attachés à la personne de l'empereur et chef de l'un des douze conseils impériaux, s'avança alors accompagné par plusieurs musulmans ayant la connaissance de différentes langues. Il enjoignit aux ambassadeurs de se prosterner et de frapper trois fois la terre de leur front. Ceux-ci firent une profonde inclination, sans cependant laisser leur tête toucher le sol, puis ils présentèrent en les élevant les lettres de Châhroukh, de Mirza Baysongor et des autres princes : chacune d'elles était enfermée dans une bourse de satin jaune, car il est de règle dans le Khita que tout ce qui est destiné à l'empereur soit enveloppé dans une étoffe de cette couleur.

Après les avoir reçues des mains du cadi Hadji Youssouf, l'empereur les remit à un eunuque et adressa quelques questions aux ambassadeurs. Le sujet qui parut l'intéresser le plus vivement fut de savoir si Qara Youssouf enverrait bientôt son tribut et s'il lui serait possible d'envoyer à ce prince un ambassadeur chargé de ramener de bons chevaux.

Ghias Eddin fait remarquer dans sa relation que l'empereur avait fait construire une mosquée à Khan Baligh et que les ambassadeurs des descendants de Timour, suivis d'un nombreux cortège de musulmans, s'y rendirent pour faire les prières canoniques de la fête des sacrifices.

La mission musulmane fit à Pékin un séjour de cinq mois, pendant lesquels ses membres assistèrent à de nombreux banquets et furent comblés de cadeaux et de marques de considération. Cependant un incident vint, tout à coup, changer les bonnes dispositions de l'empereur.

Châhroukh lui avait fait offrir un cheval ayant appartenu à l'émir Timour ; pendant une partie de chasse cet animal que montait l'empereur s'abattit et le fit rouler à terre. Vivement irrité de cet accident, il donna l'ordre d'arrêter les ambassadeurs, de les charger de chaînes et de les reléguer dans les provinces orientales de la Chine. L'intervention des mandarins et les supplications du cadi Hadji Youssouf parvinrent à calmer l'empereur dont la santé fut bientôt gravement altérée par l'impression que lui causèrent la mort d'une de ses favorites et l'incendie d'un de ses palais. Cette catastrophe avait été prédite par les astrologues. Les rênes du gouvernement furent alors confiées à son fils qui accorda leur congé aux ambassadeurs de Châhroukh et d'Oulough bek. Ils quittèrent Khan Baligh le 15 du mois de djoumazi oul ewwel de l'année 824 (19 mai 1421) et le 15 du mois de ramazan (4 septembre) de l'année suivante, ils arrivèrent à Hérat où ils rendirent compte à Mirza Châhroukh du succès de leur mission.

La relation écrite par Ghias Eddin abonde en détails intéressants sur le voyage des ambassadeurs, sur les coutumes, les mœurs des Chinois, et sur l'organisation de la cour impériale ; nous ne saurions avoir une trop grande obligation à M. Quatremère pour avoir publié un document aussi curieux.

[c.a. : cette traduction d'Étienne Quatremère est disponible sur le site remacle.org sous le titre :
Récit de l'arrivée des ambassadeurs qui avaient fait le voyage de Khata.
Exposition des merveilles et des choses extraordinaires qui concernent ce pays.
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Khitay Namèh, chapitre sept


Des prisons du Khitay ; que Dieu nous en préserve !

Il existe à Khan Baligh deux prisons dont l'une porte le nom de Chin pou, l'autre celui de Kim pou. Dans cette dernière, les prisonniers sont traités avec la plus extrême rigueur et chargés de lourdes chaînes ; il est rare qu'ils en sortent vivants. Dans le Chin pou, le régime est moins dur et les chaînes sont plus légères ; le plus grand nombre de ceux qui y sont enfermés en sortent vivants et sains et saufs. Dans ces deux prisons, les femmes sont séparées des hommes. L'étendue des bâtiments fait ressembler chacun de ces lieux de détention plutôt à une ville qu'à une prison dont il porte le nom. À l'extérieur, se trouvent des tribunaux où l'on examine et où l'on établit la nature du délit de l'inculpé ; on constate sa culpabilité, et on rédige un rapport sur les circonstances qui ont motivé son arrestation ; ce rapport est soumis à l'empereur et le coupable est incarcéré.

Lorsque l'on arrive à la porte de la prison, on trouve, en outre des portiers, trois fonctionnaires qui prennent note, par écrit, des noms des criminels, des motifs et de la date de leur arrestation. Les Chinois ne connaissant d'autre empire que celui du Khitay, on demande au coupable de quelle province il vient. On consigne par écrit sa réponse ainsi que la date de sa naissance ; s'il l'ignore, on lui ouvre la bouche comme on le fait aux chevaux, et l'on établit son âge d'après l'état de ses dents ; on lui applique ensuite sur la figure un sceau frotté d'encre, et on le fait entrer en prison. L'empire du Khitay se composant de douze gouvernements, la prison est divisée en douze sections dont chacune est assignée aux gens de la même province, et tous les individus arrêtés sont incarcérés dans la section portant le nom de la province dont ils sont originaires et qui forme un bâtiment séparé et solidement construit.

Si un individu se rend coupable d'un acte de violence, on arrête pour un seul délinquant, dix ou quinze personnes de ses parents et de ses proches, hommes et femmes, et on les conduit en prison, la chaîne au cou. Tout individu condamné par un tribunal quel qu'il soit ayant constaté une faute avérée, est conduit en prison, chargé de chaînes : lorsqu'il doit être remis en liberté, on le fait comparaître devant ce même tribunal et on le relâche. C'est par troupes que l'on incarcère les gens, et c'est par troupes qu'on les délivre de captivité. Dans tout l'empire du Khitay, aucun fonctionnaire ni aucun officier de police n'oserait exiger une seule pièce de monnaie au détriment de l'empereur. Les amendes que l'on impose à un coupable consistent en riz blanc ; les membres de sa famille et même les femmes doivent aussi donner quelques mesures de blé ou de millet. Telle est dans le Khitay la nature des amendes ; il n'est point de règle de les faire payer en or.

Lorsque l'on amène un coupable qui doit être emprisonné, on lui demande de quelle province du Khitay il est originaire. Sur sa réponse, on le conduit à la section destinée à recevoir ses compatriotes. Les Chinois s'imaginent que toute la terre depuis l'Orient jusqu'à l'Occident est soumise à l'autorité du Khâqan et qu'il n'y a dans le monde entier d'autre empire que le leur.

Voici l'aventure qui nous est arrivée. Nous étions douze personnes qui nous étions rendues à Khan Baligh auprès du Khâqan de la Chine. Un de nos compagnons, homme grossier, eut, par hasard, une rixe avec un Tibétain ; on nous chargea de chaînes, nous tous qui étions innocents de cette faute, et on nous conduisit en prison. Par une grâce particulière de Dieu, on ne donnait pas la bastonnade aux étrangers et on ne leur appliquait pas la torture ; on ne les condamnait pas non plus à payer des amendes. Quand on nous mena en prison, nous qui n'avions commis aucun délit, on nous enferma dans la section réservée aux gens de la province de Cheng si. À notre entrée, on nous fouilla afin de ne nous laisser ni or, ni argent, ni aucun autre objet. On nous dit que c'était une règle toujours suivie chez eux. On nous conduisit à celle des douze sections où nous devions être enfermés, et nous fûmes fatigués du chemin que l'on nous obligea de faire dans l'intérieur de la prison pour arriver à destination. Pendant le trajet, nous remarquâmes différents tribunaux ayant une double façade, et disposés pour recevoir les déclarations des inculpés. Dans chacun de ces tribunaux siégeaient trois mandarins de haut rang, l'un à la place d'honneur, les deux autres à ses côtés. Le premier procède aux interrogatoires : celui qui se tient à sa droite est l'émin ou assesseur et celui qui est assis à sa gauche est le divan ou greffier. Ces trois mandarins sont des personnages considérables, car ils doivent à leur science profonde et à l'estime qu'ils ont su inspirer les fonctions qu'ils sont appelés à remplir dans les prisons. Tous ces tribunaux à double façade ont le même nombre de mandarins.

Des jardins, des bosquets et des vergers dépendent des tribunaux. Ils sont réservés aux fonctionnaires qui passent quelques instants à se reposer, à boire et à se divertir dans ces parterres, à l'ombre des arbres.

Chaque jour, le matin, à l'heure où l'audience de l'empereur est levée, tous les mandarins dans l'empire du Khitay se rendent à leurs tribunaux pour prendre connaissance des affaires urgentes. Aucun d'eux n'oserait venir en retard ou manquer à ce devoir.

Lorsque les mandarins des prisons, après être restés quelque temps dans les jardins, prennent place à leur tribunal, ils font comparaître devant eux, selon leur degré de culpabilité, les accusés enfermés dans les prisons. Les uns sont relâchés, les autres condamnés à la torture ou à la bastonnade ; quelques-uns sont chargés de chaînes bien différentes de celles qui sont en usage dans ce pays-ci (la Turquie). On passe au cou de certains d'entre eux des plaques de plomb ; on fixe au cou de plusieurs autres des planches comme celles d'un cercueil. On attache aux pieds de quelques misérables des entraves de plomb. On en voit qui sont suspendus par les cheveux et dont les doigts des mains sont appliqués sur des plaques brûlantes, ou bien qui ont des clous enfoncés dans la partie interne des cuisses. D'autres reçoivent la bastonnade sur les deux côtés des cuisses, à droite et à gauche. La cruauté de ces supplices leur faisait perdre connaissance à tous, et nous supposions qu'ils avaient rendu le dernier soupir.

Vers. « Si tu restes pendant cent ans en enfer, tu n'éprouveras de la part de Malik que de mauvais traitements. Puisque ce bas monde est une geôle pour les vrais croyants, n'y séjourne pas à l'exemple des voleurs ; puisque tu reconnais que cette terre est une prison pour les fidèles, celui qui n'en fait pas l'objet de ses désirs est seul le vrai croyant. Réfléchis à ton origine ; tu dois comme nous désirer la vie éternelle ; voici la voie qui t'y conduira. Ce monde doit-il être ta patrie? mais tu n'y es venu que pour y travailler pendant deux ou trois jours. Si tu crois qu'il est pour toi comme le paradis, sois certainement convaincu que tu n'es qu'un infidèle et c'est la condition la plus affreuse. Si tu es parvenu à la connaissance de la vérité, tu dois être persuadé que tu es ici bas dans un cachot, les pieds chargés d'entraves. Fais tous tes efforts pour t'échapper, car c'est dans l'autre monde que tu trouveras la vie. La connaissance approfondie de la religion sera pour toi la source de la vie de l'âme ; si tu te rends compte de cela, tu sauras que la vérité est là. Personne ne peut se réjouir d'être enfermé dans un cachot ; celui qui s'y plaît ne peut être qu'un ignorant. Si tu meurs dans cette prison, sans avoir connu tes devoirs, tu seras condamné à l'avilissement et au séjour de l'enfer. Fais tous tes efforts ! tâche de sortir de cette geôle. Tant que tu seras plongé dans l'ignorance (des devoirs de la religion) tu gémiras dans la captivité. »

Nous autres qui étions innocents, nous avions le spectacle de ces tribunaux, de ces jardins et de ces vergers, et nous voyions les magistrats. Il passait devant nos yeux une foule de gens que l'on conduisait aux tribunaux ou que l'on entraînait pour leur appliquer toutes sortes de tortures. Témoins de ces choses extraordinaires, nous marchions tout tremblants et saisis de crainte. Nous comparûmes enfin devant un tribunal, le plus important de tous ceux qui étaient dans la prison, et les magistrats qui y siégeaient étaient considérés comme l'expression des paroles mêmes du Khâqan. Il était réservé pour connaître des fautes commises par les officiers attachés au service particulier du Khâqan. Nous jouissions du même privilège qu'eux, parce que dans la salle d'audience du Khâqan, on nous plaçait non loin de son trône, et pour ce motif, nous étions traités comme ses officiers.

Lorsque nous fûmes introduits dans le tribunal, nous nous assîmes en face des juges, parce que ceux-ci nous considéraient comme des gens grossiers et sauvages, et desquels on ne doit exiger ni politesse, ni égards, ni respect, ni observation des rites. À leurs yeux, leur pays est le seul qui soit civilisé. On nous mit les fers aux pieds et aux mains lorsque nous prîmes place ; on nous conduisit ensuite à notre prison. À la porte, on nous fouilla encore ; on examina nos chaussures et nos manches, dans la crainte que nous n'y eussions caché quelque arme, de l'or ou des objets de prix. Puissent ceux qui entendent ce récit voir loin d'eux un pareil malheur ! Nous passâmes, lorsqu'on nous emmena, entre deux rangées de longues galeries couvertes et nous vîmes un grand nombre de malheureux plongés dans des cachots, couchés sur le ventre et attachés sur des planches au moyen de quatre et cinq clous. Les chaînes dont leurs pieds et leurs mains étaient chargés étaient, à leur extrémité, fixées à ces clous ; leur tête était assujettie par leurs cheveux et de façon à la rendre immobile ; on avait fait passer leurs pieds à travers des planches. D'autres, couchés aussi sur le ventre, avaient le haut du corps entouré de chaînes d'une longueur de cent coudées, et l'on pouvait craindre que les os de leur poitrine ne fussent brisés. Tous ces infortunés faisaient retentir l'air de leurs cris.

Des criminels garrottés et enchaînés étaient enfermés dans des caisses. Dieu est témoin de la vérité de ce que j'avance ; je ne me livre à aucune exagération, je ne rapporte que des faits réels.

Les malheureux qui sont enfermés dans des caisses sont ceux qui se sont rendus coupables du meurtre de leur père ou de leur mère. Ces caisses ont une forme triangulaire ; elles sont très basses et très étroites ; elles ont une coudée de hauteur. Grand Dieu ! comment avait-on pu faire tenir ces misérables dans un si petit espace ! On enleva le dessus de l'une de ces caisses, et je vis un homme dont les membres avaient été rongés par les entraves et par les chaînes : on avait usé de force pour le faire entrer dans un espace aussi resserré et pour l'y renfermer et faire tenir sa tête au niveau de ses membres ; on devait croire que ses os à force d'être comprimés étaient devenus aussi mous que sa chair. Lorsque l'on ouvrit cette caisse, un homme chargé d'entraves et de chaînes se dressa sur son séant : son aspect était si effrayant qu'il fit sur nous la plus vive impression.

J'ai dit que l'on nous avait chargés de chaînes ; nous les gardâmes pendant cinq jours. Au bout de ce temps, on apporta un rescrit du palais ; l'empereur donnait l'ordre de nous les enlever et de nous en débarrasser complètement.

« Ces étrangers, était-il dit dans ce rescrit, n'ont jamais subi un châtiment pareil et ils n'ont pas la force de le supporter. »

On nous enleva donc sur le champ nos entraves et nos chaînes et nous eûmes, dans notre prison, la liberté de nos mouvements.

On nous fit voir, par une ouverture semblable à une fenêtre grillée, les femmes qui étaient détenues. Nous nous informâmes de leur nombre auprès d'un portier ; il nous répondit que le Chin pou en renfermait quinze mille.

Notre captivité dura vingt-six jours. Que Dieu préserve ceux qui m'écoutent d'un malheur pareil au nôtre ! Pendant ce temps, presque chaque jour, on faisait sortir de nombreux prisonniers : on les conduisait dans les différents quartiers de Pékin ; on faisait une enquête sur leur conduite, et on les punissait selon le degré de leur culpabilité établie par les tribunaux. Nous étions témoins de la rigueur avec laquelle ils étaient châtiés et je m'imaginais que nous aussi nous allions recevoir la mort dans cette prison.

Grâce à Dieu, nous ne fûmes ni bâtonnés, ni mis à la torture, car on faisait subir ces supplices seulement aux Chinois que l'on amenait. Que Dieu nous en préserve !

La ville de Khan Baligh est tellement grande qu'il nous fallut marcher une journée pour arriver au tribunal du quartier où avait été commis le crime (pour lequel nous avions été arrêtés) ; un jour fut consacré à l'enquête que l'on fit sur notre compte, et nous employâmes une journée pour revenir à la prison.

Lorsque le moment de notre délivrance approcha, on nous fit comparaître devant des juges qui siégeaient à l'intérieur de la prison. Que Dieu me garde de les comparer aux nôtres ! Jamais la beauté des jardins et des vergers au milieu desquels s'élevait le tribunal où nous comparûmes ne sortira de ma mémoire. Lorsque nous fûmes conduits en présence de ces juges, on leur remit les dépositions faites à notre sujet et recueillies dans les tribunaux des quartiers de Khan Baligh. Elles étaient écrites en caractères chinois sur des feuilles de papier de Chine de la grandeur d'une natte qui sert à faire la prière. On donnait dans ces rapports le nom de celui qui avait commis l'acte de violence ; on ajoutait qu'il avait avoué son crime, que ses compagnons étaient ses complices et que pour ces motifs, ils avaient tous été arrêtés avec le criminel, enchaînés et emprisonnés.

Ces juges, que je suis loin de comparer aux nôtres, étaient des vieillards qui, après avoir rempli des emplois administratifs, avaient été investis de ces fonctions à cause de leur complète et parfaite connaissance des lois et des règlements. Ils devaient leur situation à leur science et à leur pratique des affaires. La plus haute fonction que peuvent remplir les magistrats chinois est celle de chef des tribunaux des prisons, car la charge qui donne le droit d'enchaîner, d'incarcérer et de condamner à la peine capitale, est considérée comme la plus importante. C'est grâce à l'observation de ces lois qu'on réussit à gouverner le Khitay.

Lorsque ces vieillards, remplis d'expérience et de maturité, eurent pris connaissance des papiers qui leur furent remis et qu'ils se furent rendus compte de ce qui nous concernait, ils nous dirent :

— Vous êtes innocents ; mais votre compagnon a frappé à coups de bâton un Tibétain et a occasionné sa mort. C'est un méchant homme. Vous payerez chacun une amende de trois mesures de millet. Quant au meurtrier, nous lui appliquons, par notre sentence, la peine du talion. Il sera, au bout de trois ans, puni de mort, et jusqu'à cette époque, il sera retenu ici. Quant à vous, vous serez très prochainement rendus à la liberté.

Les juges rédigèrent leur jugement et l'expédièrent au palais de l'empereur. Le lendemain la réponse impériale arriva ; elle ordonnait de détenir le meurtrier et de nous relaxer, car à Khan Baligh toutes les affaires de grande et de minime importance sont soumises au Khâqan. Dans les provinces, elles sont portées devant les eunuques qui en sont les gouverneurs. Si le cas a peu de gravité, ceux-ci en décident ; si l'affaire est de grande conséquence, ils en réfèrent au Khâqan qui en prend connaissance et on agit selon ses ordres.

Lorsque les prisonniers sont sur le point d'être relâchés, après avoir été longtemps enchaînés et traités avec une extrême rigueur, on les conduit par troupes dans les marchés et dans les rues fréquentées. On leur passe autour du cou des colliers formés de plaques de plomb fondu ; on leur met aux mains et aux pieds des entraves en fer, et on les suspend par dessous les aisselles, de telle façon que leurs pieds ne touchent pas la terre. On leur fait subir ces supplices pour inspirer de la terreur au peuple : s'ils ont, pendant un mois, la force de supporter ces tourments et de conserver la vie, on leur rend la liberté après leur avoir donné cent coups de bâton sur les fesses. Les Chinois ont pour règle de donner la bastonnade aux hommes après les avoir dépouillés de leur pantalon ; les femmes, lorsqu'elles sont battues, conservent le leur. Ils infligent aussi des amendes : elles consistent en un certain nombre de mesures de riz blanc, de blé ou de millet. Si l'individu qui est condamné n'a pas le moyen de payer, il est contraint, pour expier sa peine, de rester pendant quelques années dans une tour de garde ou bien d'être veilleur de nuit ou agent de police. À l'expiration de son temps de service, il se présente devant le préfet de police de la ville et, par une requête, il lui fait connaître sa situation. Celui-ci, après en avoir pris connaissance, lui fait appliquer cent coups de bâton sur les fesses et lui remet un papier constatant sa mise en liberté.

Les amendes en Chine sont de la nature que je viens d'expliquer. Il n'est point de règle de les faire payer en or ou en argent. Lorsqu'on relâche des prisonniers, ils sont remplacés par d'autres auxquels on fait subir les mêmes traitements que ceux dont je viens de parler : il y a une grande variété de supplices.

Dans toutes les villes du Khitay, dans les marchés, dans les carrefours, dans les rues et sur les routes, on voit des criminels qui sont enfermés et torturés dans les postes de police. Quand les prisonniers sont conduits au dehors pour subir ces tourments, ils en manifestent de la joie, car ils savent que le moment de leur délivrance est proche.

Les prévenus qui sont incarcérés dans les grandes prisons comparaissent le jour même, sans qu'il y ait le moindre délai, devant les tribunaux : on fait une enquête sur leur conduite ; ils sont bâtonnés et mis à la torture et leurs aveux sont recueillis. Chaque accusé est soumis à son tour une fois par mois, à un interrogatoire (il se renouvelle donc douze fois dans l'année), et ses réponses sont consignées à ces différentes reprises par écrit. Au Khitay l'administration des prisons est considérée comme celle qui a le plus d'importance. Le Khâqan demande continuellement des renseignements sur l'état des détenus.

Lorsque nous étions dans la prison de Chin pou, il y mourut, en un seul jour, trois prisonniers par suite du poids des chaînes dont ils étaient accablés et des mauvais traitements qui leur avaient été infligés. Toutes les fois qu'un prisonnier meurt, le Khâqan en est informé par un rapport. L'empereur envoya, en conséquence, un rescrit conçu en ces termes :

« La mort de ces trois personnes en un seul jour doit avoir pour cause la négligence apportée dans l'administration de la prison.

Les mandarins furent saisis de crainte ; ils entrèrent tous ensemble dans les cachots et visitèrent tous les prisonniers ; ils firent mettre à quelques-uns des chaînes moins lourdes ; d'autres en furent débarrassés complètement, et d'autres enfin obtinrent une nourriture plus abondante.

L'empereur fournit une fois par jour un repas aux détenus ; ceux qui ont des parents reçoivent de ceux-ci leur subsistance. Elle leur est apportée dans des corbeilles marquées de certains signes et portant une adresse écrite. On dispose ces corbeilles en tas au milieu de chaque prison. Personne ne serait assez hardi pour commettre la moindre fraude, et celui qui ferait tort à un autre de la valeur d'un pois chiche serait considéré comme voleur et félon. Chaque jour, on accorde par deux fois quelques instants de liberté aux prisonniers, pour qu'ils puissent satisfaire leurs besoins naturels et prendre leur nourriture. Il faut alors que chacun reconnaisse la marque et l'adresse mises sur chaque corbeille et enlève la pitance qui lui est destinée. Le repas terminé, on remet les chaînes aux détenus et on les reconduit en prison.

Le Khâqan est constamment mis au courant de la situation de tous les prisonniers, car chacun d'eux comparaît une fois par mois devant le tribunal pour y être l'objet d'une enquête. Un rapport rédigé par les greffiers et dans lequel on rend compte de l'état de chaque individu, de ses aveux et de ses dénégations, est soumis à l'empereur une fois par mois : on y fait connaître le genre des tortures infligées, la durée de l'enquête, enfin tout ce qui est relatif au détenu. Cette règle permet à l'empereur de connaître le nom de tous ceux qui sont incarcérés, hommes et femmes, et d'être instruit et informé de tout ce qui les concerne. Les rapports et les registres des tribunaux extérieurs et ceux émanant des tribunaux des provinces de toute la Chine sont conservés dans le palais intérieur de l'Empereur. Grand Dieu ! Quelles lois et quelle observation des rites ! C'est au respect et à la vénération qu'ils ont pour les lois que les Chinois doivent, depuis des milliers d'années, la stabilité de leur empire ; c'est grâce à ces sentiments qu'ils n'ont jamais été subjugués par leurs ennemis. Personne, ni enfant de sept ans, ni vieillard de soixante-dix ans, ni pauvre, ni prince, n'oserait transgresser la loi, ou apporter le moindre retard dans son exécution.

Le Khâqan du Khitay tient tous les ans une audience pour examiner le procès des criminels qui ont mérité la mort. Les meurtriers, au nombre de plusieurs milliers, sont introduits, dix par dix, tenus par la main par les bourreaux qui les interpelle chacun par son nom ; on les fait sortir après qu'ils ont fait l'aveu de leurs crimes.

Ce n'est point commettre un acte d'impiété que de rapporter ce que font les infidèles ; je dois donc faire savoir que les païens du Khitay ont pour le souverain une telle vénération, qu'ils l'adorent comme un dieu. Ils disent, puisse ce blasphème être détourné de ceux qui m'écoutent ! qu'il y a trois cents dieux et que le Khâqan est l'un d'eux. Un Dieu unique qui est Allah a créé ces trois cents divinités. Telles sont leurs doctrines impies et mensongères. Cette croyance au caractère divin de l'empereur leur enlève toute assurance pour mentir ou nier leurs crimes.

Il est cependant avéré que le Khâqan ne partage pas ces croyances. Il n'adore qu'un seul Dieu unique ; quelques-unes de ses actions le prouvent et j'ai mentionné ce fait ailleurs.

Les aveux faits tous les mois par les criminels coupables de meurtre ne leur permettent pas de nier les forfaits qu'ils ont confessés devant les tribunaux dans les enquêtes faites sur leur compte dans l'espace de trois ans. Les rapports sont soumis au Khâqan qui connaît ainsi par leurs noms les criminels qui sont en prison, et spécialement les assassins qui chaque année ont comparu en sa présence, et lui ont fait l'aveu de leurs méfaits. À l'expiration de la période de trois ans, l'empereur appose son seing à l'encre rouge sur les rapports qui lui ont été présentés pendant cet espace de temps. Lorsque cette période est arrivée à son terme, il donne l'ordre d'exécuter les criminels, et, le jour du supplice, on met sur la tête de plusieurs milliers de condamnés des marques d'étoffe rouge ; puis on les fait sortir du palais par troupes, pour les conduire au lieu de l'exécution. Il y a un jour fixé dans l'année pour l'application de la peine capitale : le calendrier le fait connaître dans toutes les provinces. La coutume de mettre à mort pendant le jour était observée dans tout le Khitay depuis plusieurs milliers d'années ; mais vers l'an 902 (1496), une grande famine sévit dans le Cheng si, une des douze provinces de la Chine, et fit périr un grand nombre d'habitants. On chercha un moyen de conjurer ce fléau. Des sages conseillèrent de procéder dorénavant aux exécutions capitales pendant la nuit, au lieu du jour. On inflige donc la peine de mort, en une seule nuit, dans toute l'étendue de la Chine, et particulièrement à Khan Baligh, à plusieurs milliers de criminels. Le matin, le peuple est témoin du spectacle de misérables dont tous les membres ont été coupés et séparés du corps ; d'autres ont eu la tête tranchée et leurs corps ont été mis en monceaux ; quelques-uns ont été dépecés en morceaux ; d'autres ont été écorchés et pendus la tête en bas. Chaque catégorie de criminels subit un supplice différent.

Une particularité des plus étranges est la suivante : après l'exécution, les têtes de plusieurs milliers de condamnés sont, après avoir été détachées du corps, serrées séparément dans de petites caisses, avec un écriteau faisant connaître que la tête est celle d'un tel, habitant tel quartier. On donne son nom, on indique ce qu'était son père ; on mentionne le crime qu'il a commis et la durée de son emprisonnement. On fait connaître le nom des juges qui, tous les mois, ont procédé aux interrogatoires, ainsi que les aveux qu'il a faits, tous les ans, en présence du Khâqan. Cette pancarte, relatant tous ces faits, est attachée au cou du criminel, et après sa mort, elle est mise avec soin dans la petite caisse qui renferme sa tête ; celle-ci est pendant trente ans gardée dans un magasin. Si, pendant ce laps de temps, quelqu'un fait appel en disant : Un tel, mon parent, a été injustement mis à mort, on tire, sur l'ordre du Khâqan, la tête du magasin, et on prend connaissance de ce qui est écrit sur la pancarte afin d'examiner sa réclamation.

Au bout de trente années, il y a prescription ; aucun appel n'est pris en considération et toutes les têtes sont jetées dans la mer.

On voit dans le Khitay bien des choses singulières du même genre ! Tous les ans on fait évacuer en une seule fois les prisons par les détenus qui y sont restés pendant trois années. Les uns sont envoyés à la mort, d'autres sont relégués aux tours de garde, d'autres enfin sont constitués veilleurs de nuit ou agents dans les postes de police. Quelques-uns sont conduits chargés de chaînes dans les marchés, dans les rues, sur les routes et dans les carrefours, et ils y subissent des tortures et des châtiments extraordinaires, afin de servir d'exemple au peuple, et de lui inspirer une terreur salutaire, ainsi que je l'ai dit plus haut.


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