Judith Gautier (1845-1917)

LE DRAGON IMPÉRIAL

A. Lemerre, éditeur, Paris, 1869, 314 pages.

  • Victor Hugo (1872) : "J'ai lu votre Dragon impérial. Quel art puissant et gracieux que le vôtre ! Cette poésie de l'extrême Orient, vous en avez l'âme en vous, et vous en mettez le souffle dans vos livres. Aller en Chine, c'est presque aller dans la lune. Vous nous faites faire ce voyage sidéral. On vous suit avec extase et vous fuyez dans le bleu profond du rêve, ailée et étoilée. Agréez mon admiration."
  • Journal des Goncourt : "Puis il [Théophile Gautier] me prend à part et me parle longtemps et amoureusement du Dragon impérial et de sa fille. On sent qu'il est fier d'avoir créé cette cervelle... Et, ajoute-t-il, elle s'est créée, elle s'est faite toute seule, on l'a élevée comme un petit chien, qu'on laisse courir sur la table, personne, pour ainsi dire, ne lui a appris à écrire."
  • Anatole France (1889) : "Son premier roman, je devrais dire son premier poème (car ce sont là vraiment des poèmes) est le Dragon impérial, un livre tout brodé de soie et d'or, et d'un style limpide dans son éclat. Je ne parle pas des descriptions qui sont merveilleuses. Mais la figure principale, qui se détache sur un fond d'une richesse inouïe, le poète Ko-Li-Tsin, a déjà ce caractère de fierté sauvage, d'héroïsme juvénile, de chevalerie étrange, que Judith Gautier sait imprimer à ses principales créations et qui les rend si originales. L'imagination de la jeune femme est cruelle et violente dans cette première œuvre, mais elle a déjà et définitivement cette chasteté fière et cette pureté romanesque qui l'honorent."

Extraits : Ta-Kiang se révolte contre la TerreLa Cité Chinoise de Pey-tsinL'exécution...... et le poème
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Ta-Kiang se révolte contre la Terre


C'était dans le grand champ de Chi-Tse-Po, à trente lis de Pey-Tsin. Le vent de la dixième lune effeuillait les arbres, les arbres peu nombreux, car il n'y avait qu'un orme dans ce champ, à côté d'un cannellier.

Vers l'orient s'élevaient les dix étages retroussés d'une pagode au delà de laquelle apparaissait une pagode encore, plus vague et plus lointaine. C'était tout ; l'œil pouvait s'emplir d'espace et arriver sans halte à la ligne vaporeuse et rose de l'horizon.

Sous le cannellier un homme était assis, riant à la lumière qui blanchissait la plaine d'un bout à l'autre, sans intervalle ni hésitation, et parfois grelottant un peu malgré les trois robes somptueuses dont il était vêtu ; car le soleil des jours d'automne réchauffe beaucoup moins qu'il n'éclaire et les premières froidures sont les plus sensibles au corps, comme le premier reproche d'un ami glace le cœur plus douloureusement.

Cet homme, jeune encore et d'agréable mine, était singularisé au plus haut point par l'extrême mobilité de ses traits qui ne laissaient aucun sentiment inexprimé, se tendant, se ridant, s'allongeant ou s'épanouissant sous les diverses influences d'un esprit sans doute très prompt ; ses petits yeux, que tour à tour couvraient et découvraient des paupières clignotantes, roulaient avec tant de vitesse tant de pensées joyeuses, malignes ou bizarres, qu'ils faisaient songer par leur palpitant éclat au miroitement du soleil sur l'eau ; et sa bouche bien faite, toujours entrouverte par quelque sourire, laissait voir deux rangées de jolies dents blanches, gaies de luire au grand jour et de mêler leurs paillettes claires aux étincelles du regard. Tout cet être était délicat, fluet ; on pressentait des dextérités infinies dans la frêle élégance de ses membres ; il devait monter aux arbres comme un singe et franchir les rivières comme un chat sauvage ; ses petites mains étroites, un peu maigres, aux ongles plus longs que les doigts, étaient certainement capables de tisser des toiles d'araignées ou de broder une pièce de vers sur la corolle d'une fleur de pêcher.

Comme lui-même, ses vêtements étaient clairs, pailletés, vivaces : sur deux robes de crêpe grésillant il portait un surtout en damas rosâtre qu'ourlait une haute bordure de fleurs d'argent et que serraient à la taille les enlacements d'une écharpe frangée d'où pendait un petit encrier de voyage à côté d'un rouleau de papier jaune ; un grand collet de velours tramé d'argent lui couvrait les épaules, et, sur sa calotte de soie violette, qu'ornait une mince plume verte, le bouton de rubis des lettrés de première classe rougeoyait fièrement comme la crête d'un jeune coq.

Quant à ses noms, qu'il devait à son bon goût, car le fait de son existence était la seule chose par laquelle il fût induit à croire qu'il avait probablement eu des parents, ils se composaient de trois syllabes aimables qui faisaient le bruit d'une petite pièce d'argent remuée dans un plat de cuivre, et son métier, si l'on peut dire que Ko-Li-Tsin eût un métier en effet, était celui des gens qui n'en pratiquent point d'autre que de causer agréablement à tout propos et d'improviser des poèmes chaque fois qu'un sujet favorable se présente à leur esprit. Son enfance avait joué dans les rues d'un village, profitant sans ennui des leçons d'un vieux lettré charitable, qui, dans de longues promenades, lui empruntait de la gaieté et lui donnait de la science ; sa jeunesse rieuse, aventureuse, rarement besogneuse grâce aux libéralités des personnes, innombrables dans ce temps, qui aimaient la poésie, courait de ville en ville, de province en province, au gré de cent désirs futiles. Pourquoi se trouvait-il à cette heure dans la solitude mélancolique des campagnes ? Pour l'amour d'une jeune fille qu'il n'avait jamais vue. Un jour (quelques lunes avaient crû et décru depuis ce jour) Ko-Li-Tsin, qui résidait alors à Chen-Si, fut prié à dîner, avec plusieurs personnes de distinction, chez le mandarin gouverneur de la ville. Celui-ci, vers la fin du repas, découvrit à ses convives qu'il était dans le dessein de donner sa fille unique en mariage à quelque poète très savant, ce poète fût-il pauvre comme un prêtre de Fo et eût-il les cheveux rouges comme un méchant Ye-Tioum. Après avoir vanté les grâces et les vertus de son enfant non sans vider un grand nombre de tasses, l'aimable gouverneur déclara même que celui d'entre les jeunes hommes ses hôtes, qui, en l'espace de huit lunes, composerait le plus beau poème sur un noble sujet de philosophie ou de politique, deviendrait certainement son gendre et, par suite, s'élèverait, sous sa protection, aux postes les plus enviés. Ko-Li-Tsin, en rentrant chez lui, s'était immédiatement mis en devoir d'assembler des rythmes et des consonances ; mais, au lieu de chanter les gloires d'un empereur ou d'éclaircir quelque obscure question de morale, il dépeignit dans ses vers le charme des nattes noires mêlées de perles, des sourcils fins comme des traits de pinceau et du sourire timide et doux que ne pouvait manquer d'avoir la fille du mandarin. Les jours suivants, Ko-Li-Tsin ne réussit pas mieux à diriger son inspiration dans la voie indiquée. Qu'était-ce donc qui le rendait distrait à ce point ? Ce pouvaient être les mille bruits et les aspects de la rue joyeuse qui s'agitait sous ses fenêtres. Il espéra que dans le calme des champs son esprit serait plus réfléchi et plus sérieux, et, tirant de sa bibliothèque les Annales historiques, avec les livres des philosophes, il se réfugia dans le pays de Chi-Tse-Po. Là, s'abritant, la nuit, dans une cabane solitaire, et, le jour, errant au soleil dans la belle plaine immense, il entreprit résolument la tâche prescrite. Hélas ! les grands épis souples et les blés de riz entrouverts, et les marguerites étoilant l'herbe lui fournirent trop de comparaisons neuves et charmantes avec la future épouse qu'il entrevoyait en rêve pour qu'il pût composer le moindre quatrain philosophique ou historique. Soixante jours s'écoulèrent. Cependant il ne perdit point courage. Chaque matin il s'éveillait avec la conviction intime qu'il pourrait, le soir, réciter aux étoiles son poème achevé. Et voilà par quelle suite de circonstances Ko-Li-Tsin grelottait au soleil, le premier jour de la dixième lune, dans le champ désert de Chi-Tse-Po, sous un cannellier.

A quelques pas de lui, sous l'orme, un laboureur bêchait ; il ne sentait certainement pas ce premier souffle de l'hiver qui faisait frissonner Ko-Li-Tsin, et, par instants, il essuyait du revers de sa manche son visage en sueur ; car bien des fois déjà sa bêche s'était enfoncée sous la pression de son pied pour ressortir brillante de la terre noire et humide.

Ce paysan, âgé de vingt ans à peine, était d'un aspect farouche : fort et hautain, il avait l'air d'un cèdre ; son front ressemblait à la lune sinistre d'un ciel d'orage ; ses longs sourcils obscurs s'abaissaient comme des nuages pleins de tempêtes ; de tyranniques puissances roulaient dans ses yeux sombres, et ses lèvres, souvent ensanglantées par des dents furieuses, témoignaient des pensées féroces qui mordaient son cœur. Cependant il était beau comme un dieu, bien qu'il fût terrible comme un tigre brusquement apparu au détour d'un chemin.

Il avait pour tout costume une courte chemise en coton bleu sur un pantalon de même étoffe, un chapeau de paille claire, retroussé comme le toit d'un pavillon, et, à ses pieds nus, des souliers à larges semelles ; mais ces vêtements vulgaires, tout dorés par le soleil, étaient splendides et paraient le jeune laboureur tout autant que l'aurait pu faire la robe de brocart jaune, traversée de dragons d'argent, que porte dans la Ville Rouge l'éblouissant Fils du Ciel.

Depuis quelques instants il bêchait avec rage, fouillant, tranchant, déchirant le sol pierreux. Cette furie déplut au lettré Ko-Li-Tsin qui attendait patiemment sous son arbre une pensée philosophique propre à être mise en vers de sept caractères.

— Laboureur, demanda-t-il, comment te nommes-tu ?

— Ta-Kiang, répondit le jeune homme d'une voix rude et sans interrompre sa violente besogne.

— Eh bien ! Ta-Kiang, dit Ko-Li-Tsin, je te conseille de ne pas mettre autant de colère dans ton travail.

Puis il rêva un instant en comptant sur ses doigts et, fidèle à sa coutume invétérée d'appuyer ses moindres discours par des improvisations poétiques, il ajouta, parlant en vers:

O jeune laboureur qui maltraites la terre, si la terre a de la rancune, elle te donnera d'affreux épis contrefaits,

Et tes blés de riz, au lieu de sourire coquettement, seront semblables à des bouches édentées ;

Si bien que les poètes, en quête de comparaisons gracieuses, se trouveront singulièrement désorientés.

Cesse donc, ô jeune laboureur, de brutaliser la terre bienfaisante.

— La terre ! Je la hais, dit Ta-Kiang en mordant sa bouche. Tu penses que je la creuse afin de me nourrir ? Tu te trompes. Je la frappe comme je frapperais un ennemi esclave sous mon talon. Ce sont des blessures que je lui inflige avec ce fer, et, si elle pouvait prendre un corps, comme je dévorerais sa chair et comme je boirais son sang avec délices !

— Eh ! qu'as-tu donc, qu'as-tu donc ? dit Ko-Li-Tsin. Il faut se résigner au sort que le ciel nous a fait. Vois, je suis poète, est-ce que je me plains ?

En ce moment Ta-Kiang heurta un caillou de sa bêche avec un tel courroux qu'elle se brisa dans un pétillement d'étincelles.

— Tant mieux ! cria-t-il. Ah ! terre détestée, je me suis trop souvent courbé vers ta face triste et noire ; je respire depuis trop longtemps le parfum p.008 malsain des plaies que je te fais ; c'est assez. Tu me reprendras un jour, terre vorace ; alors tu me rongeras et tu me détruiras ; mais jusqu'à ce jour du moins tu ne me verras plus, car je veux tourner désormais mon visage vers le ciel salutaire, vers le grand ciel salutaire et lumineux !

Ta-Kiang se dressa fièrement et, croisant ses bras sur sa poitrine, il se mit à marcher avec agitation.

— Prends garde ! s'écria Ko-Li-Tsin en riant de tout son cœur ; prends garde au mauvais génie qui te conseille la révolte !

Le poète cessa tout à coup de parler et jeta sa main sur sa bouche comme pour intercepter un cri. Ta-Kiang venait de passer devant lui, et, au soleil, l'ombre du laboureur s'était déformée : ce n'était plus le reflet d'un être humain qui se dessinait bleuâtre sur la terre grise, mais c'était le reflet gigantesque d'un dragon ailé. Or Ko-Li-Tsin n'ignorait pas que «si l'ombre d'un homme prend la forme d'un dragon qui suit humblement les pas de son maître, cet homme tiendra un jour dans sa main la poignée de jade du sceptre impérial. » Le poète fut donc sur le point de pousser un grand cri de surprise, mais il le retint sagement, parce qu'il savait aussi que « nulle bouche ne doit s'ouvrir pour révéler le miracle qu'ont vu les yeux ; car la destinée serait renversée et une nuée de malheurs descendrait du ciel. »

Ta-Kiang continuait de marcher, levant vers le ciel un front superbe.

— Frère, dit Ko-Li-Tsin encore stupide d'étonnement, tu auras raison de faire ce que tu te proposes. Pardonne-moi si j'ai ri tout à l'heure ; je n'avais pas vu ton front.

— Adieu donc, dit Ta-Kiang.

Et il s'éloigna à grands pas.


*

La cité chinoise de Pey-Tsin


Ta-Kiang était en tête. Il entra fièrement dans Pey-Tsin. Il n'avait pas parlé depuis trois jours. Il dressa le front, et dit :

— Il me semble que j'ai conquis cette ville.

Tout d'abord la Cité Chinoise a l'air d'être la plaine encore ; chétive, elle contraste singulièrement avec la majesté de son monstrueux rempart. Ses maisons rares, humbles, basses, aux toits de tuiles ternes, aux étroites fenêtres treillagées de roseaux, aux portes en saillie, que protègent mal de minces auvents d'ardoises, se dispersent parmi des terrains cultivés et tournent de ci de là, sans règle, leurs petites façades grises. L'Avenue du Centre, qui s'éloigne large et directe, semble une route à travers champs ; des ornières continues s'y approfondissent chaque jour dans un sol boueux, sous les lourdes roues des chariots. Mais, à mesure qu'on pénètre plus avant dans la Cité, les maisons se rapprochent, s'exhaussent et s'alignent ; les façades se revêtent de laque, des galeries finement découpées circulent autour des fenêtres, et les toitures, à chaque angle, se décorent de dragons ou d'oiseaux fantastiques ; on était dans un chemin, on se trouve dans une rue. Bientôt apparaissent face à face la Pagode du Ciel et celle de l'Agriculture ; leurs grands jardins, plantés de cèdres mornes, et fermés d'un mur bas qu'un petit fossé protège, laissent voir à travers les branches des dômes couleur d'azur, des murs dont l'émail bleu est parsemé d'étoiles d'or et de hardis escaliers d'albâtre. L'Avenue du Centre, naguère monotone et traversée à peine de quelques paysans, se colore et se peuple. Des banderoles multicolores frissonnent, attachées à des poteaux de bois rouge. Cent boutiques projettent verticalement leurs enseignes jaunes, bleues, argentées. Bruyantes et populeuses, des rues s'ouvrent sur la voie principale et y déversent leurs passants. Mille gens sortent de leurs maisons. On piétine dans la boue, on se coudoie, on crie. Des groupes de plaisants se forment çà et là, écrivant sur les murs des sentences facétieuses ou d'impertinentes épigrammes adressées à quelque grand dignitaire, et la foule autour d'eux les approuve et se pâme de rire. Des deux côtés de l'avenue, devant les maisons, des marchands de toute espèce ont dressé des baraques afin d'y installer leurs industries ; ils vocifèrent, hurlent, imitent des cris d'animaux, choquent des tams-tams, secouent des clochettes, et font claquer des plaques de bois pour attirer l'attention des chalands qui se pressent entre deux rangs d'étages bariolés. Des cuisiniers ambulants activent sans relâche le feu de leurs fourneaux ; le riz fume, la friture grésille, et plus d'un gourmand se brûle le bout des doigts. Un barbier saisit un passant qui ne s'attendait guère à cette agression, et, roulant autour de sa main la longue natte du patient, le renverse en arrière et lui rase le crâne avec vélocité. Des bandes de mendiants gémissent à tue-tête ; une troupe de musiciens fait un tapage assourdissant ; un orateur, monté sur une borne, s'égosille, tandis que des volailles égorgées glapissent aigrement et que des forgerons battent le fer, et que des marchands d'eau poussent leur cri aigu en laissant quelquefois tomber sur le dos de la foule le contenu de leurs vastes seaux. A droite, à gauche, les rues transversales roulent tout autant de gens et de vacarmes dans plus de boue et dans plus d'encombrement. Artère principale à son tour, chacune d'elle reçoit les flots tumultueux de vingt ruelles tributaires. Les principales embouchures ont lieu dans de grands carrefours où s'entassent des sacs de riz et de blé, des monceaux de fruits, des montagnes de légumes et d'immenses quartiers de viande crue ; au-dessus des victuailles, dans des cages d'osier suspendues à des poteaux, apparaissent, hideuses, des têtes de criminels récemment exécutés ; souvent les cages sont brisées, effondrées, et les têtes, retenues seulement par leurs nattes, se balancent horriblement, verdâtres, grimaçantes, effroyables. Ming-Tse a dit : « Il faut des exemples à la foule. » En suivant jusqu'au bout les rues transversales, les mille piétons arriveraient aux faubourgs latéraux de la Cité Chinoise, quartiers spacieux et peu bruyants où des maisons rustiques rampent misérablement dans de petits champs plantés de choux et de riz, où des enfants chétifs, sordides, loqueteux, et quelques chiens efflanqués, furetant dans des tas d'immondices, peuplent seuls des chemins défoncés. Mais les cohues ne se prolongent guère au delà des marchés ; gens affairés ou promeneurs curieux se hâtent, leurs affaires terminées ou leur curiosité satisfaite, de s'engager dans les longs passages tortueux qui, des carrefours, vont rejoindre obliquement l'Avenue du Centre. Ces passages, couloirs étroits, se signalent aux passants par les odeurs fétides et la vapeur noirâtre qu'exhale leur entrée obscure. Mal éclairé de quelques lampes qui fument et tremblotent, enduit d'une boue glissante où sont épars des débris informes de tessons, des morceaux de vieux souliers, des loques inconnues, leur terrain se bossèle périlleusement entre deux rangées d'affreux taudis branlants, construits de planches qui proviennent de démolitions et qui montrent encore çà et là un angle sculpté ou une ancienne dorure déshonorée par cent macules. Ce sont des boutiques, et, sous le prétexte de faire commerce d'objets d'art anciens, des brocanteurs y entassent d'horribles vieilleries poussiéreuses: porcelaines fêlées, pots écornés, costumes déteints, pipes noircies, bronzes bossués, fourrures mangées des vers, engins de pêche rompus, bottes moisies, arcs sans cordes, piques sans pointes, sabres sans poignées. Blottis, enfoncés, engloutis dans ces encombrements de viles antiquailles, les marchands s'efforcent de ne pas étouffer entièrement ; au-dessus de chaque étalage se dresse une vieille tête jaune, pointue, au crâne pelé, aux yeux cerclés d'immenses lunettes, qui célèbre sans relâche d'une voix glapissante les rares splendeurs de la boutique. Mais l'âpre fumée des lampes chatouille si désagréablement la gorge, les loques décolorées qui se balancent en guise d'enseigne et semblent des rangées de pendus, sont pleines de vermines si évidentes, que le passant le moins délicat résiste à l'éloquence des brocanteurs et se hâte de continuer son chemin vers l'avenue du Centre, claire, bruyante, directe, où les poumons se peuvent emplir d'air pur, les oreilles de bruits joyeux, et où le regard embrasse tant d'aspects souriants depuis la Porte Sacrée, par laquelle on débouche de la plaine, jusqu'à la Porte de l'Aurore, creusée dans le long mur transversal qui termine la populaire Cité Chinoise.

*

L'exécution...


Ta-Kiang, Ko-Li-Tsin et Yo-Men-Li, étant les plus coupables, devaient mourir après leurs complices. Comme la goutte après la goutte dans une horloge à eau, chaque tête, en tombant, comptait une minute de leur heure dernière.

Yo-Men-Li était affaissée sur les dalles, aux pieds de Ta-Kiang, et levait vers lui de grands yeux désolés. De temps en temps, avec la régularité du flux et du reflux d'une mer, un flot de sang venait mouiller les pieds et souiller la robe de la jeune fille ; mais elle n'y prenait point garde. Elle n'avait point le temps de prendre garde à cela. Elle ne songeait pas non plus que bientôt son tour viendrait, qu'il lui faudrait s'agenouiller devant le bourreau hideux, qu'elle sentirait la tiédeur du glaive ruisselant sur son cou pur comme le jade, que sa jolie tête tomberait et irait se mêler aux têtes fauves des soldats, ni qu'elle était une faible enfant irresponsable de ses actions, ni qu'elle avait seize ans et que la vie souriait. Ta-Kiang était vaincu : pour elle, le ciel venait de s'effondrer. Il faisait noir. Quelqu'un avait soufflé le soleil.

Ko-Li-Tsin, debout, s'adossait à un poteau doré qui élevait au-dessus des maisons la bannière impériale ; il parlait à Ta-Kiang, qui ne l'écoutait pas.

— Te souviens-tu, disait-il, du champ de Chi-Tse-Po ? le premier jour où je t'ai parlé, j'étais au pied d'un arbre, comme je suis au pied de ce poteau. Tu t'es dressé superbe, avec l'avenir dans tes yeux, et tu es parti ; je t'ai suivi. Yo-Men-Li aussi t'a suivi. Mais la foudre que tu portais a éclaté entre tes mains, et voici la fin. Ta pensée était trop sublime, ta tête était trop fière, trop haute ; ce glaive va tout niveler. Tu tombes. Mais quel ébranlement cause ta chute ! L'empire palpite, le Tartare lui-même a frémi. Un sillon glorieux brille où tu as passé. Le champ de Chi-Tse-Po était bien nommé le Champ du Lion, il semble qu'on avait prévu sa destinée. Un lion en effet s'en est élancé ; dans ses mâchoires terribles il brisait le joug des opprimés. Il leur disait : « Étant les loups, pourquoi tremblez-vous comme des moutons ! Étant les maîtres, pourquoi vous faites-vous serviteurs ? Pourquoi, étant Chinois, êtes-vous Tartares ? » Et ceux qu'il avait délivrés couraient derrière lui en cortège triomphal. Il a traversé la Patrie du Milieu. Il est venu jusqu'au cœur du monde. Tandis qu'il avançait, l'usurpateur devenait blême et s'efforçait de tenir plus solidement dans sa main tremblante le jouet de jade du commandement. Et le Lion de Chi-Tse-Po n'a pas été vaincu par un homme. Il était trop fort, trop beau, trop puissant ; il faisait peur aux plus formidables. Un Pou-Sah seul a pu le renverser. Maintenant le peuple qui l'acclamait courbe la tête ; les bouches se taisent. Mais les cœurs murmurent, et bientôt on cherchera les traces du Grand Laboureur. On dira : « Voici d'où il est parti, voilà par où il a passé. Là il y avait une ville, ici un peuple ; la ville est détruite, le peuple a disparu ; Ta-Kiang a écrasé l'une et égorgé l'autre. Pourquoi ? parce qu'au-dessus de la ville flottait la bannière jaune, et que le peuple était composé de Tartares, de Man-Kous ou de Men-Tchous. » On se remémorera ses paroles et on dira avec lui : « Dans notre propre palais nous couchons à l'écurie, tandis qu'un étranger dort dans notre lit somptueux ; au lieu de l'étrangler et de jeter son cadavre aux chiens, nous tremblons sur la paille entre les jambes de ses chevaux. Nous sommes dépouillés, bafoué, méprisés ; on nous refuse les hautes fonctions de l'État, on vole notre argent et l'on nous dédaigne. Si un Tartare prend pour femme légitime une Chinoise, il est aussitôt destitué de ses grades, ruiné, déshonoré, comme s'il s'était allié à une famille criminelle. Enfin, nous qui sommes les maîtres, nous ployons les reins, nous courbons la tête et nous disons : « Bien ! bien ! » à tout cela. Et vous tous qui répéterez ces paroles de Ta-Kiang, vous secouerez votre front, vous dresserez votre taille, et, croisant les bras, vous regarderez l'ennemi en face. Si vous êtes vaincus, d'autres se relèveront après vous et lutteront encore. Le talon qui vous écrasera se sentira mordu, dévoré, rongé, et, un jour, c'est vous qui écraserez le crâne de l'intrus, et vous redeviendrez fiers, nobles, puissants, vous redeviendrez Chinois. Vous pourrez appeler votre empereur Père, il sera de votre famille ; la tête sera d'accord avec le cœur, et, vous souvenant du passé, vous prendrez pour dieu Ta-Kiang le laboureur !

*

... et le poème


Ko-Li-Tsin, le front calme, les yeux brillants, trempa son doigt dans le sang encore chaud des rebelles et traça de gros caractères rouges sur la façade blanche d'une maison voisine :

O TRISTES ENFANTS DE LA VIEILLE PATRIE ! VOICI QUE NOTRE FACE EST DANS L'OMBRE ET QUE NOS YEUX NE RÉFLÉCHISSENT PLUS AUCUNE LUEUR. POURTANT NOTRE DOS EST ILLUMINÉ DU REFLET BRILLANT DES SPLENDEURS ANCIENNES, CES SOLEILS SUR L'HORIZON.

NOUS SOMMES PLUS DÉSOLÉS QUE L'OISEAU YOUEN SÉPARÉ DE L'OISEAU YANG. NOUS SOMMES DOMPTÉS. ON NOUS A DÉROBÉ NOTRE GLOIRE, NOTRE FIERTÉ, NOTRE PUISSANCE. O LÉGISLATEURS ! O AÏEUX ! NE RENIEZ PAS VOS FILS INDIGNES, CAR C'EST ENCORE LE SANG BOUILLANT AUTREFOIS AVEC ORGUEIL DANS VOS VEINES QUI, MAINTENANT, IMMOBILE DANS LES CŒURS, EST SEMBLABLE À UNE MER PRISE PAR LE FROID.

ET VOUS, N'HUMILIEZ PAS LE PASSÉ, O HABITANTS DE L'EMPIRE UNIQUE ! FAITES FONDRE VOTRE CŒUR AUX RAYONS DES ANCIENS JOURS. PRENEZ COURAGE ET FOI. SOYEZ COMME CET HOMME QUI, AYANT LAISSÉ CHOIR DANS LA MER UNE PERLE PRÉCIEUSE, VOULUT TARIR LA MER POUR RECONQUÉRIR SA PERLE. QUE TOUT CHEMIN VOUS SOIT BON S'IL CONDUIT À VOTRE BUT. SUIVEZ TOUTE INTELLIGENCE QUI, NE FÛT-CE QUE PAR AMBITION, SE DIRIGE VERS L'OBJET DE VOTRE ESPOIR, COMME LE VOYAGEUR LAS, RENCONTRANT LA CHARRETTE DUN MARCHAND QUI SE REND A LA VILLE POUR SON COMMERCE, NE DÉDAIGNE PAS DE S'ASSEOIR À CÔTÉ DE LUI.

AINSI PARLE, O CHINOIS ! KO-LI-TSIN, POÈTE ET GUERRIER, DE QUI LA MORT EST PEU LOINTAINE. GARDEZ-VOUS DE LAISSER ÉCHAPPER SES CONSEILS COMME LES DOIGTS LAISSENT FUIR L'EAU, MAIS QUE LE DÉSIR DE LA GLORIEUSE DÉLIVRANCE SOIT GRAVÉ DANS VOTRE ESPRIT, COMME JADIS FURENT GRAVÉS LES HAUTS FAITS DES TROIS SOUVERAINS SUR LA CARAPACE DE LA TORTUE DIVINE !

Pendant que Ko-Li-Tsin, trempant son doigt, comme un pinceau, dans le sang des vaincus, traçait de nobles caractères sur le mur d'une maison, la foule s'était silencieusement rapprochée, et lisait. Le poète n'avait point achevé d'écrire son premier vers, que les faces de tous les spectateurs étalèrent les signes de la plus vive admiration, « Bien ! bien ! » disait-on de toute part, et plus d'un, saisissant un encrier pendu à sa ceinture, se hâtait de copier sur son éventail les caractères du poème. Au second vers l'admiration s'exalta. « Quel est cet homme-ci ? cria fortement un lettré du Han-Lin-Yuè, égaré parmi la populace ; quel est cet homme qui dispose si ingénieusement les sonorités des rimes les plus rares, équilibre avec tant d'habileté la force et la mollesse des rythmes divers, emploie, à l'exclusion de tous autres, les caractères purs chers aux Sages anciens et enfin, prêt à mourir, se révèle philosophe comme Lao-Tse, poète comme Sou-Tong-Po ? » Le troisième vers, par ses comparaisons hardies, redoubla l'enthousiasme. Les soldats tartares eux-mêmes, bien qu'ignorants et vils, ne purent s'empêcher de joindre leur approbation à celle des Chinois, et quand, de sa belle écriture, Ko-Li-Tsin eut tracé le dernier vers de son poème, tous, d'une voix haute, s'écrièrent : « Non, nous ne laisserons pas s'échapper tes conseils comme les doigts laissent fuir l'eau, et le souvenir de Ko-Li-Tsin, poète et guerrier, est désormais gravé dans notre esprit, comme jadis furent gravés les hauts faits des trois souverains sur la carapace de la Tortue Divine ! »

...Et bientôt le bourreau montra aux assistants la tête du poète. Elle souriait.

En ce moment le soir venait. Une vapeur chaude s'élevait du carrefour. Çà et là, sur l'azur pâle du ciel, il semblait qu'on vît des éclaboussures de sang. Devant le soleil un grand nuage s'effrayait dans la lumière. Il avait la forme d'un animal ailé fait de fumée, de sang et d'or. Sinistre, il descendait au milieu d'un incendie. C'était le coucher du Dragon.

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