Camille Imbault-Huart (1857-1897)

Camille Imbault-Huart (1857-1897). Le journal et le Journalisme en Chine. Bulletin de la Société de géographie commerciale de Paris, volume XV, 1892-1893, pages 37-65.

LE JOURNAL ET LE JOURNALISME EN CHINE

Bulletin de la Société de géographie commerciale de Paris, volume XV, 1892-1893, pages 37-65.

  • Si les Chinois, nos précurseurs en tant d'inventions utiles, n'ont pas su se servir de l'imprimerie pour créer le journal tel que nous le comprenons aujourd'hui, ils ont pensé, longtemps avant nous, qu'il était nécessaire d'avoir un recueil spécial contenant les actes du gouvernement, les décrets impériaux, les rapports des hautes autorités provinciales, afin de les faire connaître au public et de fournir des documents à l'histoire. Et leur gouvernement imagina, de bonne heure, le journal officiel : la date exacte de sa création remonte si loin dans les âges qu'elle est inconnue, même des Chinois. Mais des ouvrages chinois font mention de son existence dans les années 713 à 741 de notre ère, sous le règne d'un des empereurs de la dynastie des T'ang.

Extraits : La lecture de la Gazette de Pékinget celle du Chen-paô.

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Camille Imbault-Huart. Journal et journalisme en Chine.
La lecture de . . . la Gazette de Péking ?


La lecture de la Gazette de Péking

La lecture de la Gazette de Péking est fort instructive ; c'est un véritable panorama non seulement de la vie officielle, mais aussi de la vie sociale des Chinois. On y peut apprendre mille détails inconnus sur les faits et gestes de l'empereur, sur les cérémonies impériales, sur le système administratif ou législatif, sur les mœurs et coutumes, superstitions, idées populaires, etc. Ces documents sont en outre de véritables modèles de style officiel.

Il serait trop long d'énumérer les matières passées en revue par la gazette : je citerai toutefois les décrets impériaux relatifs aux cérémonies à accomplir lors des funérailles d'un empereur ou d'une impératrice, ou des anniversaires de naissance des souverains et souveraines ; aux costumes destinés à être portés à l'occasion de telle ou telle fête, — tout est réglementé en Chine avec le soin le plus méticuleux et l'on ne peut porter telle ou telle botte, tel ou tel pantalon que si l'on y est autorisé par les règlements, selon la classe de la société à laquelle on appartient ; — aux cérémonies impériales qui doivent avoir lieu aux temples des dieux de l'agriculture, aux temples de Confucius, du Ciel, de la Terre, des ancêtres, etc. ; aux voyages impériaux, aux chasses impériales, aux revues de troupes, aux audiences accordées aux représentants des puissances étrangères... quand elles ont lieu, etc.

Je glanerai en passant quelques détails qui ne sont pas sans intérêt. Depuis un temps immémorial, on doit, dans tout l'empire, à certaines dates fixées par un décret, changer de chapeaux ; c'est ainsi qu'on prend le chapeau de paille conique, le chapeau d'été, au printemps, et on ne le quitte que par la volonté impériale qui décide qu'il est temps de porter le chapeau d'hiver. A cet effet, deux fois par an, au printemps et au commencement de l'hiver, le département des cérémonies prie Sa Majesté de vouloir bien penser à la question des chapeaux et de fixer le jour important où l'on doit en changer. L'empereur, sans se soucier de la température, sans considérer si la saison est précoce ou tardive, fixe alors une date par un décret spécial qui est aussitôt promulgué par le télégraphe dans tout l'empire.

Quand il est besoin de faire des réparations aux mausolées impériaux, un décret impérial enjoint à l'observatoire de Péking de choisir un jour propice, un jour fas, dans tel mois, pour qu'on commence les travaux sous d'heureux auspices.

Chaque année, en hiver, quand la neige, désirée par les cultivateurs pour assainir le sol, ne se décide pas à tomber, l'empereur annonce qu'à telle date il se rendra en personne au temple du Ciel pour dire les prières usuelles et implorer le ciel afin que la neige tombe. En même temps, il charge des princes du sang de faire des cérémonies identiques dans d'autres temples. Le ciel, disent les Chinois, ne manque jamais d'accueillir favorablement la requête du souverain, qui est considéré comme son fils. Cependant, quelquefois, la neige n'est pas en quantité suffisante : l'Empereur retourne alors au temple du Ciel et récite des prières jusqu'à ce que les cultivateurs soient satisfaits.

Les décrets de canonisation ne sont pas moins curieux. Les habitants d'une localité qui a donné le jour à un grand homme, mandarin civil ou militaire, littérateur, etc., adressent une pétition collective au vice-roi ou gouverneur de la province à l'effet d'obtenir que leur illustre concitoyen passe à l'état de génie ou dieu tutélaire de l'endroit et qu'on lui élève un miao ou temple, ce desideratum de tout Chinois patriote. Avoir un temple élevé en son honneur est, pour un Chinois, ce qu'est une place au Panthéon pour nous. De plus, pour une ville, un village, un hameau, c'est une gloire que d'avoir un ancien habitant canonisé ; c'est un honneur qui rejaillit sur tous, que d'avoir produit un grand homme. La pétition, apostillée par les hautes autorités provinciales, qui renchérissent encore sur les mérites du candidat à l'immortalité, est transmise à l'empereur. Si ce dernier est suffisamment éclairé par les renseignements qui lui sont soumis, il rend un décret approuvant la requête dont il s'agit, sinon, il charge un ministère de faire une enquête sérieuse et de lui en faire connaître le résultat.

Voici un fait de ce genre : on sait que le fleuve Jaune a toujours été et est encore une terrible calamité pour la Chine centrale. Ce majestueux cours d'eau est souvent en furie : il rompt ses digues et inonde les plaines voisines. Quelquefois même, il change subitement de direction et, se précipitant sur les campagnes, emporte dans un tourbillon, hommes, maisons, moissons. Pour le calmer, on a coutume de placer les digues qui ont été construites pour le contenir, sous l'égide, la protection de génies ou dieux. D'ordinaire, ces génies sont d'anciens fonctionnaires des provinces traversées par le fleuve Jaune qui ont prévenu des inondations ou arrêté les flots impétueux, et que la reconnaissance publique a jugé mériter la canonisation. Il y a quelques années, un de ces génies, ancien gouverneur de la province du Chan-toung, ayant montré une protection efficace lors d'une forte crue des eaux du fleuve Jaune, le gouverneur de la province s'empressa de prier l'empereur de lui conférer, à titre de gratitude, un nouveau titre honorifique. Ce fils du ciel répondit par décret que sa religion n'était pas tout à fait éclairée sur les titres du génie, et qu'il convenait d'attendre qu'il s'en fût montré plus digne. Peu après, le gouverneur adressait au trône le rapport suivant :

« Le gouverneur du Chan-toung fait connaître que, dans le courant du sixième mois de la présente année, comme des mandarins sous ses ordres examinaient l'état des digues du fleuve Jaune, les eaux s'enflèrent tout à coup, et secouèrent les digues. Le danger était grand, on craignait qu'elles en fussent rompues. Tout le monde s'empressa de se mettre au travail pour les consolider, mais ce ne fut que lorsque l'effigie ou la statue du génie protecteur fut apportée sur la rive, que l'eau se calma comme par enchantement et que tout danger disparut. Dans une autre circonstance critique, durant le neuvième mois, les digues allaient céder sous la force impétueuse des eaux : tous, mandarins civils et militaires, soldats et citoyens, étaient à genoux sur le bord du fleuve, suppliant le ciel de les secourir ; leurs prières étaient sans succès. On se décida à apporter la statue du génie sur la rive : aussitôt, les eaux se calmèrent et reprirent leur cours ordinaire. Deux autres fois encore, comme, vu l'insuffisance de l'eau, les jonques portant le tribut de riz annuel à Péking ne pouvaient entrer dans le grand canal impérial qui met en communication les provinces du Sud et celles du Nord, le gouverneur, en grande tenue, se prosterna devant l'effigie du génie et lui adressa une fervente prière. Immédiatement elle fut exaucée : les eaux montèrent sans tarder et les jonques purent pénétrer dans le grand canal. Ces marques répétées de la protection du génie semblent suffisantes pour que l'empereur accorde le titre honorifique sollicité.

Enfin convaincu par tant de preuves accumulées, le souverain se décida à accueillir favorablement la requête du gouverneur.

Imbault-Huart. Journal et journalisme en Chine. La gazette de Chang-haï.
ou du Chen-paô, la gazette de Shanghaï ?


et celle du Chen-paô ou gazette de Shanghaï

Je prendrai pour prototype du journal chinois le Chen-paô ou gazette de Shanghaï. Les autres feuilles dont je viens de parler sont presque identiques. Voici l'économie de ce journal : il se compose d'une longue feuille de papier mince, imprimée d'un seul côté et pliée en deux, divisée en pages ayant 30 centimètres de haut sur 27 de large ; la longueur de la feuille et le nombre des pages varient un peu suivant l'abondance ou la rareté des matières : généralement, la feuille a 1 m. 30 de long et comprend huit pages simples. Le titre occupe le haut de la première page ; les deux grands caractères sont le nom du journal : à droite et à gauche on lit, en petits caractères, la liste des agences ou des correspondants du journal dans les diverses provinces de la Chine : tout à fait à droite, se trouve indiqué le nom des années, de l'empereur régnant et le mois. Tout à fait à gauche, le quantième du mois, puis en colonne verticale, le numéro du journal. Sous les grands caractères, on voit la date européenne ; à droite, le prix du numéro, soit dix sapèques à Shanghaï même, ou un peu moins d'un sou au change actuel. A gauche, une ligne qui signifie que pour les autres localités le prix est augmenté des frais de poste.

En tête du journal paraissent généralement, en petits caractères, des avis de la direction du journal annonçant la mise en vente de reproductions par la phototypie d'anciens ouvrages chinois aujourd'hui introuvables, d'inscriptions, de peintures, de cartes ou de modèles d'écritures, exécutées par les soins du Chen-paô.

Vient ensuite un article de fond dont le sujet est très varié. Ces articles, soignés, bien écrits, sont dus à des lettrés habiles et présentent d'élégants modèles de style moderne. Bien que le journaliste chinois n'ait pas encore émis la prétention, comme Émile de Girardin, d'avoir une idée par jour, ces articles ne laissent pas que d'offrir un grand choix de dissertations, de considérations sociales et politiques qui surprennent parfois par la hardiesse, la profondeur des vues, ou par leur bon sens. Toutes les questions à l'ordre du jour y sont traitées et, chemin faisant, les rédacteurs chinois ne craignent pas de donner des conseils au gouvernement, d'indiquer les abus à réprimer, d'émettre des réflexions sagaces sur les moyens pratiques d'augmenter la puissance de la Chine, etc. La politique étrangère, ce caméléon de tous les instants, n'y est pas reléguée au second plan et les principaux incidents qui se produisent sur la scène du monde y sont commentés avec justesse : ils inspirent souvent des réflexions qui plaisent par leur étrangeté, j'allais dire par leur caractère exotique.

Après l'article de fond, on lit la reproduction des décrets impériaux, dont les plus importants sont transmis à Shanghaï par la voie télégraphique, puis celle des rapports les plus intéressants adressés à l'empereur par les autorités provinciales.

La partie qui suit est consacrée à ce que nous appelons les faits divers ; on y relate les bruits de ville, les incendies, les inondations, les naissances, mariages et décès, les meurtres, les suicides, les petits scandales, les prodiges, les pluies de pierres, de feu et de sang, les longévités ou fécondités extraordinaires, les émeutes, les exécutions, les banqueroutes, les procès, les résultats des courses qui ont lieu à Shanghaï deux fois par an et que les Chinois, peuple joueur par excellence, suivent avec intérêt, car, eux aussi, ils engagent des sommes parfois considérables sur les chevaux montés par les « barbares ». Les sujets traités sont multiples : on ne saurait en faire une liste complète, d'autant que la Chine est le pays de l'imprévu. On y trouve en un mot tout ce qui alimente la presse parisienne.

Dans cette partie se trouvent insérées les nouvelles traduites des journaux anglais, ainsi que les télégrammes transmis par l'agence Reuter, les proclamations des autorités chinoises, grandes et petites, les correspondances des provinces, les récits des reporters, notamment les comptes rendus des séances des cours mixtes siégeant sur les concessions étrangères et françaises et chargées de juger les différends qui s'élèvent entre les Chinois, habitants de ces quartiers ou entre Chinois et étrangers, quand le Chinois est défendeur.

A chaque journal, en effet, sont attachés des reporters chinois qui ont pour mission de recueillir des nouvelles dans les rues, dans les maisons et dans les yamen ou palais des magistrats. Le reporter chinois, — bien que le métier soit nouveau, — n'est pas moins habile que ses collègues anglais ou américains dont il a la finesse et l'audace : il a le talent de se faufiler partout où il y a quelque chose à glaner ; s'il y a des meurtres, des incendies, des émeutes, il est le premier sur le théâtre de l'incident : à l'occasion, il se déguise et se grime. Il pénètre chez les personnages en vue, il fait causer les domestiques ou les petits fonctionnaires qui assistent aux négociations officielles ou diplomatiques et qui sont par suite bien renseignés. En effet, en Chine, les conversations d'affaires ont lieu autour d'une table sur laquelle on sert, outre la tasse de thé et le verre de champagne classiques, des gâteaux, des fruits, etc., et pendant les entrevues les plus graves, il circule autour de vous une foule de valets, d'aides de camp, etc., dont les oreilles ne sont pas plus closes que leurs bouches, ce qui fait que le public n'est pas long à connaître les détails des conférences. De plus, quand des diplomates ou consuls étrangers causent affaires avec des mandarins, les portes de la salle d'audience sont obstruées de mille curieux appartenant à la suite, aux bureaux ou aux cuisines des mandarins, qui, avides de voir des barbares en uniforme, se bousculent et se poussent. Quelquefois même, derrière un store discret, on entend des voix de femmes, des petits rires argentins étouffés : on apprend ainsi que les femmes des mandarins, — la femme est curieuse dans tous les pays du monde, — sont cachées derrière le store et cherchent à entrevoir les barbares, se moquent de leur accoutrement officiel, de leur tournure ou de leurs paroles. On voit par là que les négociations n'ont presque jamais, en Chine, un caractère confidentiel et qu'il ne doit pas être difficile au reporter d'être exactement renseigné sur les questions qui en font l'objet.

L'interview n'existe pas encore chez les Chinois : les grands personnages et les célébrités ne semblent pas disposées à se prêter à ce genre de conférences. Peut-être aussi le reporter, né d'hier, n'a-t-il pas encore assez d'aplomb pour se lancer dans cette voie. Il est probable qu'avec le temps, il arrivera à faire des interviews et à obtenir les mêmes succès que ses collègues européens et américains.

La dernière partie du journal, le verso de la feuille double, est généralement rempli par les programmes des théâtres et par les annonces qui, en Chine comme chez nous, constituent la base même de l'existence du journal. Partout, la publicité est la vie d'une feuille périodique.

Les annonces tiennent donc à peu près la moitié du journal ; il y en a sur tous les sujets, pour tous les goûts, pour toutes les professions. « Les annonces sont au commerce, a dit un historien anglais, ce que la vapeur est aux machines. » Aussi sont-elles entrées rapidement dans les mœurs chinoises. Au début, il n'y avait guère que les négociants étrangers qui, pour faire connaître leurs produits, inséraient des avis commerciaux. Mais, bientôt, les commerçants chinois ont compris l'importance et l'utilité de la réclame, et ils ont vite suivi l'exemple des étrangers. L'annonce chinoise s'étale à la lumière du jour ; elle n'est pas encore masquée par des ruses ingénieuses ; elle ne se dissimule point sous un fait divers à sensation ou un écho piquant.

Dans un numéro du Chen-pao, que j'ai sous les yeux, on lit des annonces de pharmaciens étrangers et chinois, de négociants qui ont des armes ou des machines à vendre, de compagnies d'assurances, de libraires, etc. On y trouve aussi des avis de ventes de terrains, de maisons ou de mobiliers, de récompense honnête à qui rapportera des objets perdus ou découvrira la retraite d'un associé en fuite ou d'un caissier infidèle. Quelquefois l'annonce est illustrée et une vignette reproduit le modèle d'objets mis en vente.

Après les annonces viennent les listes des prix courants des principales marchandises, le taux du change, les cours des valeurs, les jours et heures d'arrivée et de départ des navires, etc.

Je ferai, à propos du journal, la même remarque que j'ai faite plus haut au sujet de la Gazette de Péking : les matières variées qui y sont traitées, histoire, géographie, mœurs et coutumes, vie officielle et vie privée, superstitions, en rendent la lecture intéressante et instructive, et, si l'on avait la patience de dépouiller les collections des journaux chinois, on ferait une ample moisson de faits et de détails qui jetteraient un nouveau jour sur la Chine et les Chinois. En effet, si, contrairement à ce qui a lieu chez nous, le journal ne donne pas le ton à la société, il en est du moins le miroir fidèle et impartial. Il est, en outre, une école de morale, et il ne manque pas de citer avec éloges les bonnes actions et les actes de dévouement.

Gazette de Péking, ou Chen-paô, gazette de Shanghaï.
Après la lecture des gazettes ?


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