René de Courcy (1827-1908)

L'INSURRECTION CHINOISE, son origine et ses progrès . Revue des Deux Mondes, Paris. Tome 34, juillet-août 1861.

L'INSURRECTION CHINOISE, son origine et ses progrès

Revue des Deux Mondes, Paris. Tome 34, juillet-août 1861, pages 5-35 et 312-360.

 

  • Insurrection Taï-ping 1860. "Je me suis trouvé plusieurs fois en contact avec quelques-uns des principaux acteurs de ce grand drame national, j'ai patiemment recueilli sur les lieux mêmes les documents où il faut en chercher l'histoire, et j'entreprends ici de les contrôler par mes souvenirs, mes observations et mes impressions personnelles.
  • Je sais par expérience qu'on n'y puise pas toujours des données authentiques. La Gazette de Pékin agrandit systématiquement les succès des armes impériales, et en atténue constamment les revers ; les proclamations des rebelles s'adressent aux populations qu'ils veulent gagner, ou aux étrangers qu'ils veulent séduire.
  • Dégager le vrai des exagérations officielles ou officieuses qui l'obscurcissent ou le dénaturent, raconter ce que j'ai vu moi-même, dire tout ce que j'ai pu apprendre sur des événements dont les conséquences touchent d'aussi près à l'avenir de nos relations diplomatiques et commerciales avec la Chine, telle est la tâche que j'essaierai de remplir. Les causes probables de l'insurrection, ses premiers progrès nous occuperont d'abord ; nous l'étudierons ensuite dans sa période récente, et à Nankin même, dont elle a fait sa capitale."

Extraits :
Les sociétés secrètes - Les progrès de l'insurrection - Vues et doctrine du chef des Taï-ping - [Quel avenir ?]
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Les sociétés secrètes

Les sociétés sécrètes ont joué dans l'histoire de l'empire chinois, pendant les deux derniers siècles, un rôle dont on ne saurait nier l'importance. Objets de la jalouse surveillance du gouvernement tartare, qui voyait en elles un danger permanent pour son autorité, elles ont eu la fortune de presque tous les persécutés : elles ont puisé de nouvelles forces dans la persécution. Nées de l'éloignement même où les fonctionnaires de la nouvelle dynastie cherchaient à tenir leurs administrés de toute préoccupation politique, et des entraves systématiques qu'ils apportaient à toute réunion populaire où les actes du gouvernement auraient pu être discutés, elles sont devenues d'autant plus puissantes que l'on a sévi contre elles avec plus de rigueur. Ce n'est pas cependant que ces sociétés fussent toutes des associations politiques. Les unes avaient des vues fort innocentes ; d'autres ne se proposaient qu'un but : assurer l'impunité des forfaits commis par leurs membres à la faveur de l'appui qu'ils se prêtaient mutuellement. Celles-là d'ailleurs n'ont acquis aucune célébrité ; l'indifférence populaire et administrative ou la juste sévérité des lois en a fait bientôt justice. Il n'en a pas été de même des sociétés qui ont conspiré, et entre autres de celles du Nénuphar blanc et de la Triade, dont l'une a failli expulser les Mandchoux, et dont l'autre placera peut-être, avant peu de temps, un empereur chinois sur leur trône.

La société du Nénuphar blanc (Pi-lin-kiaou) a probablement pris naissance peu après l'époque de la conquête, et se trouve ainsi contemporaine de la dynastie mandchoue. Nous trouvons en effet dans le code pénal de cette dynastie, à la section des « magiciens, chefs de sectes et propagateurs de fausses doctrines », son nom cité à côté de ceux des sectes du Nuage blanc, de l'Intelligent, et de l'Honorable, etc., contre lesquelles sont portées des peines d'une extrême rigueur. En 1734, elle attira de nouveau l'attention du gouvernement, et l'empereur Young-tching la proscrivit par un édit très sévère. A partir de ce moment, le nombre de ses adhérents s'accrut avec une rapidité extrême ; ils se répandirent sur tout le territoire de l'empire, et au commencement de ce siècle, pendant les premières années du règne de Kia-king, ils allumèrent la révolte dans cinq provinces : le Se-tchouen, le Kan-sou, le Chen-si, le Hou-pé et le Hou-nan. Ce ne fut pas sans peine que le gouvernement vint à bout d'étouffer ce mouvement, qui avait pris très promptement les proportions d'une guerre civile. Il dut, avant d'y réussir, le combattre plusieurs années. À la suite d'une semblable lutte, le gouvernement ne négligea aucun moyen de détruire les restes de cette redoutable association, et cependant la puissance ou tout au moins l'audace des membres du Nénuphar blanc ne parut point abattue par leur défaite. Elle se manifesta de nouveau, en 1812, par un complot qui eût rendu tout d'un coup à la Chine son indépendance, si un concours de circonstances fort heureuses pour les Tsing ne l'eût fait échouer. Les conjurés avaient médité l'assassinat de l'empereur Kia-king ; une embuscade lui avait été tendue sur la route qu'il devait suivre pour revenir du Jéhol, où il était allé passer la saison chaude. Le jour même où il serait tombé sous les coups vengeurs de quelques membres du Nénuphar, leurs associés devaient s'emparer par la force du palais impérial à Pékin et faire éclater un soulèvement général dans le Ho-nan. Des pluies inusitées à cette époque de l'année retardèrent le retour de l'empereur ; le courage personnel et la présence d'esprit du prince Min-ning, son second fils et successeur, sauvèrent le palais impérial, que soixante-dix conjurés avaient attaqué, et la vigilance du gouverneur du Ho-nan déjoua les projets des conspirateurs de cette province. Cette tentative audacieuse de l'association du Nénuphar blanc fut fatale aux autres sociétés secrètes, à celles même qui n'avaient aucun but politique. La haine soupçonneuse de Kia-king les poursuivit toutes impitoyablement, elle n'épargna même pas les catholiques, et néanmoins la vengeance impériale ne parvint qu'au prix de dix années d'efforts à l'entière destruction du Pi-lin-kiaou. On croit que, vers la fin du règne du tyran, les restes de cette société se fondirent dans celle de la Triade.



L'origine de la Triade remonte à une époque un peu moins éloignée que celle du Nénuphar ; elle se rattache à un fait historique du règne de l'empereur Kang-hi. La légende chinoise qui nous en a transmis le récit fait une large part au merveilleux. Les premiers chefs de l'association, auront sans doute senti la nécessité d'agir vivement sur l'imagination populaire, si naturellement portée en Chine vers la superstition. — En 1764, les prêtres du monastère de Chaou-lin, situé sur les collines de Kiou-lien dans le Fo-kien, s'illustrèrent par leur fidélité à leur souverain ; les armes de l'empereur Kang-hi, jusqu'alors accoutumées à la victoire, avaient essuyé un rude échec de la part des révoltés du pays de Si-lou. Les généraux et les troupes étaient démoralisés. Les prêtres de Chaou-lin offrirent leurs services, qui furent acceptés. Ils se rendirent sur le théâtre de la guerre, réorganisèrent l'armée, imaginèrent un nouveau plan de campagne, et firent si bien qu'en moins de trois mois tout le pays de Si-lou reconnut la domination impériale. Ils retournèrent ensuite à leur paisible demeure. Cependant la gloire qu'avait fait rejaillir sur leur monastère cette suite d'actions d'éclat avait éveillé l'inquiète jalousie du gouvernement. Les autorités du Fo-kien essayèrent de les dépouiller des privilèges qu'ils possédaient de toute antiquité, et, comme, en défendant leurs prérogatives, ces moines guerriers avaient tué un des officiers du vice-roi, on envoya pendant la nuit une troupe de soldats mettre le feu au toit qui les abritait. Tous périrent dans les flammes, à l'exception de dix-huit, qui se firent jour, les armes à la main, à travers les soldats et parvinrent à se sauver près de Tchang-cha-fou, dans le Hou-kouang. Là treize d'entre eux périrent de froid et de faim. Les cinq qui restaient, Tsaï, Fang, Ma, Hu et Li, furent recueillis dans une barque par deux pieux bateliers, Sié et Vou. Ils restèrent quelque temps avec eux, mais, traqués de tous côtés par les soldats, ils furent obligés de se réfugier au monastère de Ling-ouang. Quelques jours après, comme ils se promenaient au bord d'une petite rivière qui arrose le jardin du monastère, ils aperçurent sur le sable, à demi baigné par les eaux, un vase d'argent en forme de tripode. Sur le couvercle, que surmontait une large pierre précieuse, étaient gravés ces mots : « Renversez les Tsing, relevez les Ming ». Ils avaient à peine fait cette mystérieuse découverte que l'apparition d'une troupe de cavaliers les contraignit de s'enfuir sur une montagne voisine, où un nouveau prodige vint frapper leurs yeux. La terre qui recouvrait une tombe fraîchement comblée s'agita doucement à leur approche ; bientôt ils en virent surgir lentement une épée dont la poignée offrit à leurs regards surpris les mêmes caractères que le tripode d'argent : « Renversez les Tsing, relevez les Ming ». En même temps deux femmes parurent, et, se saisissant de l'arme merveilleuse, elles fondirent sur les cavaliers qu'elles mirent en fuite. Ces femmes étaient les parentes d'un Chinois mis à mort pour avoir embrassé la cause des cinq prêtres, l'infortuné Kiounta ; le tombeau d'où l'épée vengeresse avait surgi était son tombeau.

De retour à Ling-ouang, les prêtres y trouvèrent cinq marchands chinois, Ou, Hong, Li, Taou et Lin, qui faisaient le commerce des chevaux. Ils leur firent part de leurs aventures et se les attachèrent. Un nouveau personnage ne tarda pas à venir grossir leur bande, Tchin-ki-nan, ancien membre du conseil de guerre et du collège de Han-lin, sorte d'ermite conspirateur qui vivait ordinairement retiré sur la montagne de la Cigogne-Blanche, et qui les encouragea dans leur projet. Quelques jours après, réunis sur le sommet de la colline de Loung-fou, où ils s'étaient réfugiés, ces hommes hardis jetèrent les premiers fondements de leur association. Ils s'engagèrent par les plus redoutables serments à renverser la dynastie des Tsing, à venger la mort de leurs frères de Chaou-lin, et consacrèrent leur nouvelle union par le plus terrible des rites : ils trempèrent successivement leurs lèvres à une coupe où ils avaient mêlé quelques gouttes de leur sang. Au même instant, ajoute la légende, un violent coup de tonnerre retentit dans le sud, et on vit paraître dans les nuages, écrite en caractères de feu, la maxime suivante : « La cour céleste est le modèle de l'État ». Ils l'adoptèrent pour leur devise et l'inscrivirent sur leur drapeau.

La nouvelle société leva ouvertement alors l'étendard de la révolte. Les conjurés placèrent à leur tête, avec le titre d'empereur, un personnage du nom de Tchou-hong-tchou, qui se donnait pour le petit-fils de l'empereur Tsoung-tching, le dernier des Ming ; ils adoptèrent, pour tous les membres de la société indistinctement, la désignation de hong (puissant), empruntée probablement au nom de Hong-vou, le fondateur de cette dynastie, et pour leur mot de ralliement, le son I, qui veut dire patriotisme ; puis ils se distribuèrent les premières dignités du nouveau gouvernement qu'ils venaient de fonder. Le quatrième jour de la neuvième lune de 1764, ils se séparèrent après être convenus de signes de reconnaissance, et se rendirent chacun dans la province qui lui était assignée pour y faire des prosélytes et y attendre le signal définitif de la révolte. Ils créèrent alors dix loges, dont chacune prit le nom d'une province de l'empire. Les cinq prêtres, Tsaï, Fang, Ma, Hu et Li, furent mis à la tête des cinq premières loges. Leurs plus anciens compagnons, les marchands de chevaux Ou, Hong, Li, Taou et Lin, devinrent les chefs des cinq dernières. Quant à Tchin-ki-nan, il retourna sur la montagne de la Cigogne-Blanche. Tels furent, suivant la croyance populaire, les commencements de la société de la Triade.


...On peut l'affirmer en définitive, c'est dans le vaste foyer des conspirations entretenues par les sociétés secrètes, c'est dans les projets séditieux de la Triade contre la dynastie des Ming, c'est dans l'appui que la haine nationale, excitée par l'oppression des Mandchoux, prêtait, depuis quelques années surtout, à ces projets, qu'il faut chercher l'origine politique de l'insurrection chinoise. Les preuves historiques ne manquent pas. Des faits tout récents, et dont nous avons été le témoin, sont venus confirmer cette opinion. Ne savons-nous pas que les bandes d'insurgés qui ont pris Amoy et Shang-haï faisaient partie de la Triade, et n'avons-nous pas vu les chefs qui commandaient dans cette dernière cité réclamer énergiquement leur séditieuse parenté avec les rebelles du nord ? N'avons-nous pas vu aussi le symbole de la Triade, l'étendard aux cinq couleurs, flottant aux mâts des jonques qui portaient sur le Yang-tze-kiang des renforts aux armées de Taï-ping ? Enfin ne lisons-nous pas dans une proclamation de ses ministres un appel véhément adressé aux membres de la Triade comme à des frères et à des associés ?

Quant au caractère religieux de l'insurrection, on ne peut jusqu'à un certain point se refuser à le croire emprunté aux doctrines émises dans les écrits des missionnaires protestants, puisque dans les livres de Taï-ping-ouang, les seules preuves que nous ayons de ce caractère, on retrouve des formes, des expressions entières empruntées aux œuvres protestantes. Il se sera sans doute trouvé parmi les membres influents de la Triade un homme qui avait reçu quelques leçons des disciples de Morrisson, ou qui, avide de savoir, avait étudié les traités dont la propagande protestante a inondé le territoire chinois. Cet homme avait peut-être été l'élève du docteur Roberts, peut-être était-il le chef d'une troupe de Miao-tsé révoltés. Quoi qu'il en soit, il se sera d'abord servi de sa demi-science pour exploiter la crédulité publique au profit de son ambition ; mais ensuite, soit qu'enivré de ses succès et se faisant illusion à lui-même il ait cru vraiment posséder la doctrine céleste, soit plutôt qu'il ait senti le besoin de régénérer ses nombreux partisans, dans l'intérêt de sa cause, par de nouvelles croyances et surtout par une vie nouvelle, il a rédigé pour eux un code de préceptes religieux tirés des livres sacrés et appuyés sur des idées vraiment chrétiennes. Ce sont ces préceptes et ces idées qui ont éveillé l'attention du monde civilisé, et qui, triomphant avec Taï-ping-ouang, deviendraient peut-être la source d'une révolution morale pour un tiers de l'humanité.

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Les progrès de l'insurrection

Ainsi les provinces centrales et maritimes de la Chine proprement dite ont été successivement envahies par l'insurrection ; le mal s'est attaché d'abord au cœur et aux entrailles de l'empire, puis il s'est étendu avec une effrayante rapidité, et maintenant toutes les parties vitales sont atteintes. Le trésor est vide, et les sources qui devaient le remplir, — le commerce, l'industrie, les impôts, — sont presque taries. Les fonctionnaires sont en général corrompus et inhabiles, les soldats mal payés et mécontents, les populations inquiètes, et le journal officiel trahit lui-même les souffrances qui épuisent cette constitution vieillie. L'émission du papier-monnaie, ce stérile expédient d'un pouvoir aux abois, les abus déplorables signalés par le censeur Youn-paou, la franchise hardie de Ouang-mao-yin, ce reflet encore éclatant d'une civilisation qui avait devancé la nôtre dans la conquête des doctrines libérales, sont pour le gouvernement tartare d'accablantes révélations. Elles témoignent de l'épuisement de ses ressources au moment où les plus sérieux périls le pressent de toutes parts ; elles montrent son imprévoyance et son incurie en face de la vigilance et de l'activité de ses adversaires ; elles accusent en un mot des symptômes de décadence, indices presque certains d'une ruine prochaine. Pour sauver une cause si compromise, il faudrait que l'union du dévouement et du génie lui vînt en aide. La dynastie mandchoue a encore des serviteurs dévoués et habiles, mais le talent de ses fonctionnaires ne s'est élevé nulle part jusqu'au génie. Les intempéries des saisons, la constance de quelques officiers fidèles, peuvent encore prolonger la lutte ; l'entreprise de l'insurrection peut encore échouer sous l'influence des vices secrets qui la travaillent. On ne voit pourtant, à l'époque où nous sommes arrivés (1861) et dans les mesures adoptées récemment par le gouvernement impérial, aucun motif de douter du triomphe prochain de Taï-ping-ouang.

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Vues et doctrine du chef des Taï-ping

Les traités qui renferment l'explication du système de Taï-ping-ouang, l'exposé de ses vues et de sa doctrine, sont au nombre de huit. Le premier, intitulé : Livre des préceptes de la dynastie Taï-ping, est exclusivement religieux. Les sept autres, le Classique trimétrique, l'Ode pour la jeunesse, le Livre des décrets célestes et déclarations de la volonté impériale, le Livre des déclarations de la volonté divine faites à l'occasion de la descente du Père céleste sur la terre, la Déclaration impériale de Taï-ping, les Proclamations publiées, sur l'ordre de l'empereur, par Yang et Siaou, ministres d'État, et l'Ode de la dynastie Taï-ping sur la rédemption du monde, sont à la fois religieux et politiques.


Après avoir exposé ses préceptes religieux, Taï-ping-ouang a soin de justifier sa doctrine d'une redoutable accusation que ses adversaires ont portée contre elle, et il s'attache à combattre les répugnances nationales de ses partisans par des arguments tirés des classiques chinois.

« Quelques-uns, dit-il, ne craignent pas d'affirmer qu'en adorant Dieu nous ne faisons qu'imiter les étrangers, comme si nos annales historiques, que chacun peut lire, ne démontraient pas la fausseté de leur allégation. » Depuis le temps de Poan-khou jusqu'à l'ère des trois dynasties, les princes et les peuples honoraient et respectaient le grand Dieu. « Mencius dit : lorsque le ciel forma le genre humain, il institua des souverains et des sages qui pussent, en qualité de lieutenants de Dieu sur la terre, conférer gracieusement la tranquillité aux nations. » Selon le livre des Odes, Vou-ouang et Ouang-ouang, de la dynastie Tchao, ainsi que Tching-tang, de la dynastie Chang, rendaient leurs hommages à la Divinité, et « nous lisons dans le livre des Diagrammes que les anciens rois, après avoir inventé les instruments de musique dans le dessein de perfectionner la vertu, en jouaient principalement en présence du grand Dieu. » Nous vous le demandons, peut-on dire raisonnablement que ces respectables personnages imitaient les étrangers ? Il a été dit de toute antiquité que les hommes ne constituent qu'une seule famille dont le grand Dieu est le père. « Si nous n'avions pas perdu cette conscience naturelle » qui guidait autrefois les sages et que les étrangers ont su conserver, nous croirions encore que « tout dépend ici-bas de la volonté de Dieu », et nous eussions continué à marcher dans les mêmes voies que les nations étrangères ; mais il y a déjà quatre mille ans que Kiou (2219 ans avant Jésus-Christ) introduisit parmi nous le culte des esprits corrompus. Plus tard, sous la dynastie des Tsing, on adora les empereurs Chun et Yu ; puis vinrent Siouen (72 ans avant Jésus-Christ) et Vou (25 ans avant Jésus-Christ), de la dynastie Han, qui crurent également aux génies, Ming, de la même dynastie (58 ans après Jésus-Christ), qui fut le coupable protecteur des institutions boudhiques, et enfin Houi, de la dynastie Song (1107 ans après Jésus-Christ), qui surpassa les folies superstitieuses de ses prédécesseurs, et fut assez audacieux pour donner à Dieu le nom « d'empereur de perle ». Depuis ce moment, les ténèbres sont devenues plus épaisses, et nous nous sommes enfoncés de plus en plus dans l'erreur. Les choses en sont venues à ce point que « les pieds ont pris la place de la tête », que « la terre des esprits a été occupée par les démons », que « les Chinois ont été conquis par les Tartares. »

« Les démons tartares ont perdu de vue leur origine : ils ont oublié que leur race était issue d'un renard blanc et d'un chien rouge. Ils ont osé franchir les limites qui les séparaient de notre terre fleurie, et alors le renard est monté sur le trône impérial, et nos graves magistrats ont incliné leurs fronts devant lui. Ils ont contraint les Chinois à porter une longue queue qui les fait ressembler à des animaux, à revêtir des robes tartares et des bonnets de singe ; ils ont substitué leurs lois diaboliques à notre législation, leur patois à notre langue. Lorsque les fleuves grossis par les pluies ont rompu leurs digues, ils ont vu, sans s'en émouvoir, le peuple expirer de misère et de faim ; ils ont souillé nos couches pour pervertir les nobles instincts de notre race, ils nous ont ravi nos plus belles femmes pour en faire leurs esclaves et leurs concubines ; ils ont confié le pouvoir à des magistrats corrompus qui écorchent la peau et mangent la graisse du peuple. Le récit de telles abominations souille la langue. On userait tous les bambous des montagnes du sud à raconter les infamies des démons tartares, et tous les flots de la mer d'Orient ne suffiraient pas pour laver leurs crimes. »

« Cependant, lorsque le désordre est à son comble et que les ténèbres sont les plus profondes, c'est alors quelquefois que l'ordre et la lumière sont bien près d'en sortir. Le grand Dieu a trouvé que les iniquités tartares avaient comblé la mesure, il a manifesté sa colère contre ceux qui adorent les esprits corrompus et violent ses commandements ; il a suscité le roi céleste, à qui il a donné l'ordre de balayer la horde des démons tartares et d'en purger notre terre fleurie ! Secouons donc notre léthargie, déployons nos brillants étendards, jurons d'exterminer les huit bannières et de pacifier les neuf provinces ! Nous serons ainsi des héros en ce monde, et nous jouirons dans l'autre d'une félicité éternelle. »


Le violent manifeste dont on vient de lire l'analyse, et qui a été publié par les rois de l'est et de l'ouest, Yang et Siaou, sur l'ordre de Taï-ping-ouang, est le chef-d'œuvre de sa politique. Le chef de la nouvelle dynastie y rattache, par un enchaînement qui doit paraître logique à des hommes superstitieux, son entreprise insurrectionnelle à sa réforme religieuse : il confond l'une et l'autre dans une seule et même mission émanée de la Divinité, et c'est au nom de cette mission, au nom de Dieu de qui il la tient, qu'il fait un éloquent appel aux passions d'esclaves déshonorés contre des maîtres exécrés et persécuteurs ; c'est au nom de Dieu qu'il promet à la révolte triomphante la gloire ici-bas et des félicités infinies dans le ciel. Une fois engagé dans cette voie où l'ont précédé Mahomet et les autres réformateurs guerriers, il ira trop loin, il dépassera les bornes de la prudence, et il faudra que la foi religieuse de ses partisans soit bien robuste pour qu'ils ne comprennent point qu'il fait un abus calculé de l'intervention divine. Soit qu'il veuille déjouer les complots qui mettent en péril le succès de son entreprise ou se débarrasser peut-être de quelque dangereux rival, soit qu'il sente le besoin de maintenir l'union parmi ses partisans, de leur inspirer une confiance illimitée dans la bonté de sa cause et l'infaillibilité de ses paroles, de les maintenir par le frein d'une obéissance passive en leur imposant, pendant toute la durée de la guerre, cette dure pratique du communisme, si antipathique à la nature humaine et à la nature chinoise en particulier, Hong-siou-tsiouen appelle à son aide l'intervention de la Divinité. Il emploie comme un puissant levier, pour remuer ces masses indolentes ou indociles, la terreur religieuse, à laquelle il les a rendues accessibles par sa doctrine. On voit d'ailleurs que les grossières natures sur lesquelles il devait agir n'ont pas toujours cédé à la pression de ce levier, et qu'il lui a fallu, pour les exciter plus vivement, avoir recours à des moyens qui fussent plus à leur portée par cela même qu'ils étaient plus immédiats et plus directs : nous voulons parler de la menace des châtiments et de la promesse des récompenses, de l'institution de marques honorifiques et infamantes.


Par une autre proclamation publiée l'année suivante [1852], il promet à ses partisans d'en faire des ducs, des comtes et des marquis ; s'ils obéissent aux commandements du grand Dieu, il leur donne l'assurance qu'ils parviendront au ciel après leur mort et qu'ils y habiteront des palais dorés. Là, ajoute-t-il, les plus humbles sont vêtus de soie et de satin : les hommes portent des robes ornées de dragons, les femmes sont parées de fleurs éclatantes. A ces faiblesses complaisantes du roi céleste pour les vices de ses nationaux et pour leurs instincts de vanité puérile, il convient cependant d'opposer des maximes plus élevées et plus pures, qui ont fait l'ornement de sa doctrine, l'orgueil et l'espoir de ses admirateurs.

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[Quel avenir ?]

Taï-ping-ouang n'est pas chrétien : qui s'aviserait maintenant de le nier ? Son système religieux n'est plus qu'une confusion ridicule et sacrilège. Il n'y a sans doute dans sa politique ni sincérité, ni franchise, puisqu'elle est chinoise ; ses avances sont autant de calculs et d'appels intéressés faits à notre influente sympathie. Il n'en est pas moins vrai que ses soldats victorieux ont renversé partout les emblèmes du paganisme, que des préceptes vraiment chrétiens, des principes d'une philosophie élevée et pure, des maximes vraiment libérales ont été hautement proclamés par lui, et qu'en sollicitant notre alliance, il invoque le puissant patronage d'une foi commune. La race sur laquelle il aspire à régner est studieuse, intelligente et souple. Pourquoi les doctrines de Taï-ping-ouang, sanctionnées par son triomphe, épurées par nos enseignements, ne seraient-elles pas appelées à devenir un jour pour ses sujets la source d'une civilisation nouvelle ? Je craindrais d'exprimer ici une espérance et ne voudrais pas que mes conclusions fussent une utopie ; mais, si j'entrevois d'un côté quelques chances de régénération, je ne puis voir de l'autre que les symptômes affligeants d'une inévitable décadence, et je sais que l'occasion ne revient pas à qui l'a perdue. La prudence et notre généreuse loyauté envers un gouvernement malheureux qui nous a tant de fois trahis nous interdisent de prendre ouvertement parti pour l'insurrection : elles ne nous défendent pas d'accueillir avec intérêt ses démarches, d'entrer en relations suivies avec Taï-ping-ouang et ses lieutenants, d'étudier ses véritables dispositions et de lui faire connaître officiellement les nôtres, de formuler au besoin les avantages que nous promet sa réforme, de protéger ainsi, autant qu'il dépend de nous, par les obligations réciproques d'une convention solennelle, les intérêts de nos nationaux et ceux du christianisme contre les incertitudes et les dangers de l'avenir.

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