Ernest MARTIN (18xx-)

Trois articles d'Ernest MARTIN (18xx-) parus dans la Gazette hebdomadaire de médecine et chirurgie, Paris, 1872 : Infanticide, avortement, prostitution dans l'empire chinois.

L'INFANTICIDE DANS L'EMPIRE CHINOIS. L'AVORTEMENT DANS L'EMPIRE CHINOIS.
ÉTUDE SUR LA PROSTITUTION EN CHINE

Trois articles parus dans la Gazette hebdomadaire de médecine et chirurgie, Paris, 1872, série 2, tome 09.
n° 12, pages 177-184 ; n° 14, pages 209-216 ; n° 25, pages 401-408 et 465-474.

  • "Tout d'abord, nous posons l'existence de cette pratique [l'infanticide] comme une chose indéniable dont la démonstration sortira clairement de l'ensemble de notre travail. Quelles en sont maintenant les proportions ?"
  • Avortement... "En Chine, rien de semblable, nulle intervention de la loi, nulle protestation de l'opinion publique ; la pratique suit son cours, en pleine liberté, à moins qu'elle ne cache un crime dont la loi l'isole pour atteindre spécialement ce crime."
  • "Si en Chine la prostitution est reléguée dans les échelons inférieurs de la société, c'est que dans les autres elle est matériellement impossible."


Extraits : Infanticide : conclusionsAvortement : molle moraleProstitution : établissementsEunuques : fabrication
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Infanticide : conclusions

Des considérations qui précèdent et la critique des opinions et des faits exposés dans ce travail, nous concluons :

1° L'infanticide existe en Chine ;
2° Le sentiment national ne le place pas au rang des crimes ;
3° La législation n'édicte qu'un châtiment léger, équivalent à celui des plus simples délits ; tandis qu'elle établit avec soin la hiérarchie des crimes, elle ne consacre à ce délit qu'un article succinct, très implicite et privé de commentaires et clauses ;
4° Le meurtre des filles est plus fréquent, parce qu'on les regarde comme incapables de subvenir aux nécessités des parents dans leur vieillesse et leurs infirmités ;
5° On ne peut inférer que ce soit l'amour du mal qui pousse à ce crime ; la misère en est le mobile ordinaire, elle-même appuyée par la superstition, qui consiste à admettre qu'en vertu de la transmigration des âmes, l'enfant voué à la misère ici-bas ne peut qu'être heureux de regagner au plus vite le monde des ténèbres ;
6° Lorsqu'on interroge un Chinois de la classe des lettrés, il est difficile de surprendre ce que recèle le fond de sa conscience. Sa sensibilité s'éveille ; il proteste, mais non avec cet accent de réprobation qui est celui d'une âme vraiment élevée. Il proteste, en un mot, dans la mesure des droits que lui donne une législation en harmonie avec le sentiment non originel, mais au moins acquis d'une nation qui, dans l'ordre des grandes passions, a visiblement rétrogradé, comme elle semble vouloir, dans l'ordre des grandes idées, se condamner à une éternelle immobilité.

Ainsi, la réalité de l'infanticide, le degré qu'il occupe dans l'échelle de la criminalité, la signification morale qui lui est attribuée, expliquent ce jugement sévère d'un des écrivains de notre temps : « La Chine est une humanité inférieure ».

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Avortement : molle morale

Dans la plupart des grands centres de l'empire, notamment à Pékin, les voyageurs peuvent remarquer l'innombrable quantité de petites affiches qui tapissent les murailles des principales rues, et, quand ils interrogent leurs compatriotes versés dans la connaissance de la langue chinoise, ils apprennent qu'elles contiennent souvent des indications de breuvages « infaillibles pour provoquer l'issue difficile du flux menstruel », manière adroite, comme on peut voir, de désigner des drogues abortives et de solliciter les appétits criminels : comme, d'autre part, la police ne semble pas s'occuper de ces annonces, on est en droit d'en conclure qu'il existe une entière liberté pour la vente de produits qui, en Europe, sont généralement l'objet de la plus active surveillance.

De cette conclusion à la tolérance pour l'avortement, il n'y a qu'une faible distance. Néanmoins il ne faut pas trop se hâter de la franchir : qu'on pousse plus avant la recherche et l'on arrivera à trouver que ces annonces cachent un procédé assez singulier et bien propre à donner une haute idée de l'astuce des mœurs policières de la Chine.

La mention de drogues abortives et les adresses clairement indiquées des débitants droguistes, ne sont pas chose contestable : mais aussitôt que la personne en quête du remède se présente chez le vendeur, celui-ci, fort adroitement, arrive à savoir le domicile et le nom de sa naïve cliente : après quoi il lui délivre la criminelle drogue.

Chaque officine a son secret : le nombre en est considérable. Les drogues abortives les plus employées, à Pékin, sont le Pediculus bovis séché, réduit en poudre et appliqué sur le col utérin, et une espèce de sangsue séchée, pulvérisée et placée au même lieu. Rarement on a recours aux opérations pratiquées à l'aide d'instruments.

Ainsi donc, la cliente est en possession du spécifique abortif, et dès lors et du même coup, le commerce et la justice sont satisfaits ; car le mandarin du quartier est aussitôt prévenu et s'enquiert de la situation réelle de la personne dénoncée. Mais dans quel but ?

Ce n'est pas, ainsi qu'on pourrait le croire, de l'avortement que s'occupe le magistrat, mais seulement des conditions dans lesquelles il a été accompli et des causes qui l'ont sollicité. En effet, la grossesse peut être le fait de relations illicites, d'un adultère, crime que la loi chinoise punit de la peine capitale ; il peut encore s'agir d'une fille qui a échappé à la surveillance de ses parents ou bien qui a été victime de violences. Dans ces cas encore la justice a pour mission de protéger l'honneur du foyer domestique. Mais s'il est question d'une femme mariée, qui, devenue grosse du fait de son époux, cherche à se débarrasser d'une grossesse qui l'incommode, la justice s'arrête et ne va pas plus loin.

À ne considérer qu'en eux-mêmes ces faits dont nous affirmons l'exactitude, on voit que l'avortement n'existe pas à l'état de pratique libre ; puis en allant au fond des choses, on aperçoit clairement que la loi ne vise pas l'acte criminel, mais les faits extrinsèques, indirects, qui l'ont fait surgir ; en un mot, si l'adultère et l'avortement se superposent et s'aggravent l'un par l'autre dans la plupart des codes européens, il n'en est pas de même en Chine, où l'adultère seul est frappé. L'opinion publique accorde-t-elle à l'avortement la même indulgence ? Ce point est difficile à élucider ; les livres de philosophie morale si abondants sont tous muets sur ce sujet.

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Les établissements de prostitution

Les établissements de Pékin peuvent se diviser en publics et privés.

La première catégorie ne se rencontre que très peu dans la ville tartare, par cette raison que le gouvernement (on sait que la dynastie actuelle est mantchoue) ne peut tolérer que la morale publique soit publiquement offensée dans la partie de la ville où s'élève le palais impérial ; mais il y a des établissements privés dont voici l'origine : Quand des voyageurs ou des marchands venaient à Pékin pour leurs affaires et sans amener avec eux leurs familles, ils louaient des maisons où ils séjournaient jusqu'à ce qu'ils fussent prêts à s'en retourner chez eux. Peu à peu les maisons sont restées affectées à cette destination, c'est-à-dire qu'elles sont devenues des espèces d'hôtels fournissant logement, nourriture et femmes. Telles sont aujourd'hui les maisons dites privées de la ville tartare. Leur nombre est considérable. Il n'y a guère de rues qui n'en contiennent au moins une et quelquefois plusieurs, ce qui produirait un total de quelques centaines. La porte de ces maisons est close ; mais, en réalité, ce qui se passe au dedans ne diffère guère de ce qu'on peut rencontrer dans les maisons dites publiques, si nombreuses dans les quartiers excentriques, mais qui sont surtout fréquentées par la clientèle ultra-plébéienne, et qui sont du plus repoussant aspect. Ces dernières sont vulgairement appelées maisons de boue, dénomination doublement justifiée, car la boue seule a servi à leur construction.

Voici maintenant pour la ville chinoise. Celle-ci a le privilège des maisons publiques. Les portes de ces établissements restent ouvertes jour et nuit ; elles ont pour enseigne une gigantesque lanterne.

Sur la porte s'étalent d'énormes caractères de la plus attractive signification, telles que les suivantes : Salle de la splendide prospérité, Salle de la parfaite vertu, Salle de la complète restauration, et autres devises toutes plus ou moins antinomiques.

L'intérieur est généralement assez luxueux et fourmille surtout d'attributs et de représentations obscènes.

En outre des établissements publics, la ville chinoise comporte également des maisons privées à l'instar de la ville impériale.

Il est difficile d'en estimer le nombre ; celui des prostituées n'est pas non plus très aisé à fournir. Cependant, ce n'est pas s'éloigner par trop de la vérité en disant que le chiffre des prostituées de la capitale s'élève actuellement à environ 15.000. Il va sans dire que dans ce nombre nous ne comprenons pas les courtisanes ; car, à l'exemple de Rome et d'Athènes, Pékin a aussi les siennes. Nous ne saurions dire si, par leurs talents et leur esprit, elles ont la même célébrité que leurs congénères de l'antiquité. Confucius, pourtant, en connaissait une fort distinguée : c'était une princesse ; elle s'appelait Nan-tze-tse.

Le grand sage, qui avait entendu parler de ses scandales, se rendit auprès d'elle dans le but de lui donner des conseils. Mais son éloquence ne parvint pas à convaincre la belle et folle Nan-tze-tse, qui continua à tenir sa maison ouverte à tous les dissipateurs dorés de l'époque. Ainsi, de tout temps, le monde des courtisanes a existé. L'antiquité a eu ses Cynthie, ses Délie, chantées par les poètes ; Pékin a eu et a aussi ses Nénuphars d'or, ses Lotus, ses Perles de jade, son demi-monde de femmes élégantes revêtues de riches étoffes de soie, de fleurs et de plumes d'Alcyon, et dont chaque pas répand sur le sol la poussière embaumée qui s'échappe des talons aigus de leurs microscopiques brodequins brodés d'or.

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Eunuques : fabrication

On fabriqua les eunuques. Cette industrie fit naturellement des progrès et arriva à une véritable perfection. En effet, les échecs sont très rares.

Voici le procédé qui, bien entendu, n'est décrit dans aucun ouvrage comme pour prouver le renom de chasteté que le père Grosier a fait à la langue sinique.

Un eunuque riche achète un enfant à une famille pauvre. Cet enfant doit avoir de sept à dix ans. Il reste enfermé quinze jours et soumis à un régime alimentaire très sévère ; il mange peu.

C'est là le premier temps de l'opération et les préliminaires indispensables à sa réussite. Quand on juge qu'il est suffisamment débilité et que la fièvre inflammatoire ne sera que faiblement à craindre, on procède au deuxième temps de l'opération. On prend une mixture composée généralement de dix plantes considérées comme spécifiques, c'est-à-dire ayant des propriétés altérantes et stupéfiantes. Nous nous dispenserons de les décrire.

Trois fois par jour, on verse sur les parties ladite mixture, et on les tient enveloppées d'un linge imbibé de ce liquide.

Vers le quatrième ou cinquième jour, l'insensibilité locale commence : le régime alimentaire diminue de rigueur.

Le troisième temps de l'opération est alors arrivé.

Il consiste en torsions graduées exercées sur tout l'appareil génital. Bientôt de petites eschares apparaissent disséminées çà et là, puis se rapprochant peu à peu. La coloration brune se généralise : la teinte se fonce de plus en plus ; les parties sont prêtes à se détacher. Une dernière torsion accélère leur chute, qui se produit du quinzième au vingtième jour.

Veut-on obtenir des résultats plus rapides ? Voici ce qu'on fait : Aussitôt que la couleur brunâtre apparaît, on pose sur la racine des parties génitales plusieurs fils de soie en forme de ligature ; celle-ci hâte la gangrène des parties, qui se détachent alors du quatorzième au seizième jour.

Pendant le temps que dure l'opération, on a soin de faire prendre à l'enfant des breuvages aphrodisiaques les moins dilués possible, car les boissons et l'eau sont presque complètement supprimés, afin que la miction devenant plus rare, ne vienne pas entraver la marche du travail éliminateur et produire des infiltrations qui donneraient lieu à des accidents graves. Ainsi, on le voit, tout est prévu, sagement conduit, et le plus souvent couronné d'un plein succès. La séparation une fois achevée, il ne s'agit plus que d'une plaie simple à panser. Une poudre hémostatique accélère le travail de cicatrisation.

Peu à peu la détersion s'opère, et, vers le deuxième mois, il ne reste plus, à la place des parties, qu'une cicatrice d'autant plus régulière que les précautions auront été mieux observées et que la main de l'opérateur aura mieux conduit les divers temps du travail. Cette régularité de la plaie est un point important qui entre pour beaucoup dans l'appréciation de la valeur du produit avec les autres qualités physiques. Quant aux qualités intellectuelles, on les développe par l'éducation, les arts d'agrément, les bonnes manières, etc.

Les eunuques, en Chine, répondent à la catégorie des castrats des Romains, c'est-à-dire qu'ils sont privés de la totalité des organes. À Rome, les spadones et les thlibiæ constituaient deux classes : chez eux l'organe viril était conservé ; les glandes testiculaires seules étaient détruites, tantôt par l'instrument tranchant, c'étaient les spadones, tantôt par le broiement, c'étaient les thlibiæ.

Chez les castrats chinois, tout est enlevé, seulement l'ablation n'atteint jamais la racine du membre viril et l'incontinence n'a pas lieu.

Un eunuque atteint un prix assez élevé, qui varie de 100 à 200 taëls, suivant la beauté locale et les autres qualités physiques et intellectuelles.

Les détails que nous venons de donner sur l'opération montrent qu'elle diffère du procédé employé chez les anciens. Hippocrate dit qu'on employait les bains, ce qui ne se fait pas en Chine. Le médecin grec ne mentionne pas non plus le très humain et très judicieux soin, consistant dans la séquestration et la diminution graduelle des aliments dans le but d'atténuer la sensibilité générale et locale.

La ciguë donnée en breuvage aux castrats d'Athènes pour produire le sphacèle des parties, est remplacée par les dix plantes chinoises qui remplissent admirablement cet objet.

Désormais affranchis des travaux de Vénus, les eunuques du Céleste-Empire n'ont pas pour cela renoncé aux charmes du mariage. Leur position sociale leur assure le bien-être et quelquefois la richesse. Ils recherchent donc la compagnie d'une ou de plusieurs femmes qu'ils ont soin de choisir bonnes musiciennes, jouant de la guitare et chantant agréablement.

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