Paul Bonnetain (1858-1899)

Couverture. Paul Bonnetain (1858-1899) : L'opium. — G. Charpentier et Cie, éditeurs, Paris, 1886, 607 pages.

L'OPIUM

G. Charpentier et Cie, éditeurs, Paris, 1886, 607 pages.

  • Paul Bonnetain, écrivain et journaliste, part en 1884 au Tonkin, comme correspondant du Figaro, pour accompagner les troupes coloniales françaises en lutte contre les Chinois et les Pavillons Noirs, dans les régions montagneuses entre Yun-nan et fleuve Rouge.
  • Rentré en France, Bonnetain publie en 1886, avec un grand succès, L'Opium, un roman tiré de son expérience de vie tonkinoise, et mettant en scène un personnage, Marcel Deschamps, "écrivain désœuvré, dilettante, voulant analyser les mouvements intimes de son âme et réveiller ses rêves d'autrefois en recourant aux voyages et à l'opium" (Nguyên Van Phong).
  • Au-delà des critiques littéraires sur l'exotisme, l'orientalisme, le naturalisme, la littérature coloniale, Bonnetain remet en lumière l'opium, pour la vente duquel l'Angleterre avait fait cinquante ans auparavant la guerre à la Chine, et qui ne va pas tarder, en retour de Chine et d'Inde, à envahir l'Europe par ses ports.

Extraits :
Ainsi c'était cela, l'opium ? rien que cela ? - [Lendemains]
Venez voir mon vrai nid... - Et puis après ?... - Mon cher, vous vous tuez !
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*

Ainsi c'était cela, l'opium ? rien que cela ?

En arrivant au premier étage, Deschamps crut rêver.

Il entrait dans un salon, un vieux petit salon de province avec d'honnêtes meubles d'acajou, revêtus de velours d'Utrecht, sous des housses au crochet. Au plafond, pendait une lampe à pétrole, enguirlandée de pendeloques cristallines dont les prismes jetaient des feux. La Chine ne se retrouvait qu'au-dessous, avec la table en bois de trac, massive, à pieds droits, recouverte de marbre blanc, et plus loin, avec une série de kakimonos déroulés aux murailles et chargés de maximes de Confucius peintes sur soie en énormes caractères pareils à des pieuvres noires. Coudoyant les bandes étroites de ces longs rouleaux, des gravures sur bois coupées dans l'Illustration pendaient, violemment banales. La cheminée supportait, entre des flambeaux de zinc, trois globes de verre qui abritaient une pendule ornée d'un Galilée vert-de-gris, et des bouquets de lys artificiels.

Tchang déposa ses lunettes rondes sur sa boîte à compter et souriant, s'avança, la main tendue. Le chancelier à peine présenté, il l'entraînait à ses côtés sur un sopha poussif rempli d'un crin végétal à l'odeur forte.

Cinquante ans, ce Céleste, et si maigre, d'ailleurs, si sec, que Marcel n'eût osé le heurter de peur qu'il en jaillît des étincelles. De physionomie intelligente, il s'exprimait dans un français très pur, mais louchait déplorablement, d'un air de duplicité falote. Il portait le costume de sa nation et des commerçants riches, de soyeuses robes gorge de pigeon découvrant un linge neigeux.

Sans ordre, en serviteurs bien dressés, les boys avaient servi de la bière. On trinqua comme on trinque au faubourg, puis, avec une déférence très chinoise pour les fonctions civiles de son hôte, le négociant l'interrogea sur son voyage et lui offrit une pipe d'opium.

Impuissant à parler, Deschamps accepta d'un signe de tête : il sentait à ces surprises dernières une migraine endolorir son ahurissement.

Tous deux passèrent dans une seconde pièce, que séparait du salon une cloison de bois ajouré, aux ornements d'un art charmant et fantaisiste, mais doublée d'un vitrage dépoli.

En cet intime et nouveau réduit, luisait, sous un lustre au pétrole, un petit lit de camp, de bois laqué de rouge, relevé de moulures d'or. Des nattes excessivement fines et souples y protégeaient deux matelas habillés de soie rose, entre lesquels reposait un plateau incrusté de nacre contenant au milieu d'ustensiles vagues une veilleuse coiffée d'un chapeau de cristal et des rangées de pots d'ivoire ou de corne. Tchang s'étendit sur un des matelas, en fit faire autant son convive et, gracieux, lui poussa sous la nuque un imperceptible coussin très dur. Il avait déjà pris sa pipe. Couché de côté, face à son hôte, il s'appuyait sur son bras gauche dont la main tenait l'instrument, et de la main droite il lavait le fourneau de terre avec une éponge humide, quand Marcel poussa une exclamation : à côté de la fumerie, il venait de découvrir la dernière livraison de la Revue des Deux Mondes.

Le Chinois souriait, louchant plus fort.

Et Deschamps ouvrit la brochure au Bulletin Politique que marquait un couteau d'écaille.

— Votre monsieur de Mazade est bien intéressant, soupira le négociant.

— N'est-ce pas ! acquiesça le jeune homme stupide.

Machinalement il regardait le sommaire et, sans comprendre, il épelait : DU RÔLE FUTUR DE LA TORPILLE... LE LIBRE ÉCHANGE DANS LES PAYS À RÉGIME PARLEMENTAIRE DONT LA REPRÉSENTATION EST ÉLUE AU SUFFRAGE RESTREINT... LA PRESQU'ÎLE DES BALKANS ET LA POLITIQUE AUTRICHIENNE...

Cependant, dans la pièce voisine, un whist s'organisait et peu à peu les voix des officiers s'assourdissaient, avec des paroles plus rares. Le Céleste expliquait à son nouvel élève l'usage des outils épars sur le plateau.

À la pointe d'une longue aiguille, il prit dans un flacon d'ivoire une goutte d'opium, brune et sirupeuse, et la suspendit sur la lampe dont la flamme aussitôt monta. La goutte grésillait, se boursouflait, menaçant toujours de tomber, toujours retenue, et, dans son gonflement, demeurant sphérique sous la rotation continue de la tige d'acier entre le pouce et l'index de l'opérateur. Elle devenait, à la fin, pareille à une noisette de résine ; mais il l'allongeait en la modelant au bord de l'instrument. Ensuite, il la recuisit et, toute épaissie, la remalaxa, puis, en piquant son aiguille à l'orifice du fourneau et en la retirant d'un coup sec, il y colla enfin la boulette d'opium maintenant réduite au volume d'une perle, et cylindrique.

Cela durait deux minutes au moins, deux minutes très longues.

Paternel, le bon Tchang, son travail fini, installait commodément son nouvel ami, la tête de côté sur le coussin dur, le corps tourné de même.

— Nous y voilà, monsieur ! il faut maintenir l'instrument au-dessus de la flamme en appuyant le bouquin contre vos lèvres... C'est cela même... On doit tirer à perte d'haleine... Avec l'aiguille, j'empêcherai le canal de se boucher... Allez !

Marcel aspira. On n'entendait dans la pièce que les tétements précipités de sa bouche et le grésillement de la veilleuse.

D'abord, une fumée chaude lui titilla le palais, le caressant d'une saveur à la fois acre et douce. À ce contact, ses papilles lui semblaient s'arrêter de saliver. Puis, ce fut un chatouillement de ses bronches, puis, un sentiment d'oppression comme on en éprouve au bain, dans un plongeon, ou sur les lèvres amoureuses d'une femme pâmée quand son baiser boit votre souffle le temps d'un spasme. Et il étouffa. Ses yeux s'élargissaient, ses narines se pinçaient, ses tempes se lustraient de sueur. À bout, il rejeta quelques flocons par les narines, sans cesser d'aspirer et, tout à coup, plus rien ne vint à sa succion. La pipe enlevée, il dégonflait ses joues, sa poitrine, et chassait de gros nuages bleus, dont les volutes fugitives l'embuèrent, dont son regard éteint suivit l'agonie jusqu'au plafond. Et il savoura le fort parfum, si étrange, si neuf de cette fumée distrayante.

— Est-ce bon ? demanda Tchang.

— Je ne sais pas. C'est bizarre en tous cas, et... très amusant, répondit-il abasourdi.

Sa désillusion rapprochait les quinze courtes secondes qu'avait duré la pipe des si longues minutes de sa préparation.

— Alors, je vais vous en servir une autre...

— Non, permettez-moi plutôt d'essayer de la charger moi-même.

Une curiosité le tenait, impérieuse, qu'il ne raisonnait point, noyé dans la stupeur de ses découvertes. À cette heure, sa fièvre vivait plusieurs vies, et il relisait en lui les féeries des poètes, les impressions de leurs voyages au pays des rêves. Une sorte d'ivresse multipliait et paralysait à la fois son intelligence. Toutes ces choses d'ailleurs étaient confuses ; il notait seulement un vacarme sous son crâne, un roulis de pensées, comme il en avait ressentis, enfant, en s'endormant après des heures de chemin de fer, dans la réentente des trépidations du train et du vacarme des plaques tournantes.

— Essayez ! fit le Chinois en riant.

Il s'apprêtait à jouir de la maladresse du Français, sachant combien difficile et compliqué cet art de confection des pipes qui demande un long apprentissage, mais Deschamps le déçut, refaisant sans se tromper et avec la même prestesse des doigts, tout ce qu'il avait vu faire à son professeur. Même, il n'hésitait point, l'œil fixe, la main ferme, comme habitué déjà, ou retrouvant d'anciennes habitudes. Seulement, il avait mis une plus forte dose d'opium.

— Bravo ! vous avez attrapé ça du premier coup !

Sans entendre, Marcel refumait. Il enlevait l'aiguille des doigts de son voisin, et seul, il ménageait le tirage, ramenait à l'ouverture l'opium en fusion. Bientôt, la boulette consommée, il n'y resta qu'une sorte de croûte en couronne qu'il jeta dans la sébile niellée, tout en chassant la fumée lourde emplissant sa bouche et sa gorge.

Une sueur perlait à son front. Il était pâle, mais son anxiété n'avait point de souffrance, et il demanda :

— C'est toujours ainsi ?

— Toujours ! répondit le Chinois sans comprendre, mais avec un rire fallacieux. Pourtant beaucoup d'Européens ne supportent pas cela tout de suite comme vous. Tenez : de vos amis qui sont là derrière, le capitaine seul est capable de fumer... La plupart vomissent aux premières tentatives. C'est comme pour le tabac...

— Oui, reprit Marcel pensif, c'est comme le tabac !

Il trempa la petite éponge dans une tasse de porcelaine impériale et lava le fourneau dont l'ocre reluisait d'un joli brun d'or culotté. Et déjà, il saisissait l'aiguille, lorsque le Céleste l'arrêta :

— Pardon, laissez, je vous prie, reposer la pipe...

— Ah !... murmura-t-il, si préoccupé, du reste, qu'il ne trouvait point d'excuse pour l'indiscrétion dont il se sentait coupable.

— Il faut en changer souvent... Prenez donc plutôt celle-ci !

Le chancelier remercia ; son sourire marquait le retour d'un espoir, tandis que sur le tuyau neuf, il vissait un des fourneaux rangés au bord de la fumerie. Mais de la pièce voisine, des voix appelaient. Tchang se leva, disparut, revint avec une bouteille, un verre, un paquet de cigarettes :

— Si vous le permettez, puisque vous n'avez plus besoin de moi, j'irai jouer avec ces messieurs... Voici qui vous dispensera de vous déranger... La cigarette est très bonne avec l'opium...

Resté seul, Deschamps but d'abord un grand verre de bière. C'était une décoction hambourgeoise, alcoolique et âpre, dont la relative fraîcheur parut exquise à son palais brûlé. Ensuite, il examina le logis. Sans plus un étonnement pour la confusion bâtarde des choses, il allait de l'image pieuse et caricaturale devant laquelle, dans une niche, brûlait un lumignon, à une seconde cloison vitrée dont les carreaux flamboyaient multicolores.

Aux autres murs s'étalait une série d'innombrables dessins représentant des vues lithographiées de la Suisse, avec légendes en cinq langues. Le mobilier par contre demeurait chinois, composé de petites tables à thé, encadrées chacune de deux fauteuils, comme elles à dessus de marbre, et qui, collées à la muraille, faisaient le tour de la pièce.

Il vida un second verre, se réaccouda sur le plateau. À présent, il voulait penser, mais la cuisson de l'opium en étant compromise, il se tut, puis, fuma, religieusement. Et les pipes succédèrent aux pipes.

À chaque fois que s'évanouissait l'odorant nuage bleu, Marcel, soulevant sa manche et cherchant son pouls sur sa peau moite, mesurait les ralentissements et les galopades brusques de son sang. À chaque fois, il se sentait plus léger, mais son front restait grave, avec la barre entêtée d'une volonté fixe entre les sourcils, et ses yeux disaient sa désillusion, sa poursuite inutile du rêve. Un moment, il aperçut devant lui deux bouteilles vides, et s'étonna, non de leur présence, mais seulement de les avoir bues. Ainsi c'était cela, l'opium ? rien que cela ?...

Dans sa déception, des colères parfois passaient, qu'il adressait à ce vitrage de kiosque bête, dont flambaient les carreaux multicolores. Mais elles étaient brèves, ces colères, car les choses se brouillaient et vite il fermait les yeux, ou refumait pour que ses perceptions redevinssent lucides.

Ainsi c'était cela ?... La chose étrange que la vie ! On vivait pour briser chaque jour une fiction et percer un mirage, et il en restait encore, lorsqu'on mourait !... Voila ! l'opium, dont on parlait tant, ne valait pas plus que le reste !... Comme aussi cette Indo-Chine, où des laideurs européennes s'accouplaient dans la fange avec les misères locales et des dégradations invétérées ! La civilisation ? un échange de vices !... On voyageait pourtant afin de sortir du déjà vu !... Quant à la Chine, s'il en jugeait par cet appartement, elle devait être pire encore ! La propreté même du carrelage, des murs et des meubles l'exaspérait. À cette Asie familière manquaient seuls des concierges ! Certainement elle les aurait sous peu, avec des Académies sans doute !...

Il ouvrit la Revue des Deux Mondes, se contraignit à la feuilleter.

« DU PESSIMISME DANS LA JEUNESSE DE CE TEMPS ». À ce titre, il éclata de rire. Pessimisme ! Pessimistes ! Ô la manie des étiquettes et des mots ! Donc, ces choses étaient vraies ?... Des gens avaient lu Schopenhauer pour s'apprendre à mépriser la nature et les hommes, comme si vivre ne suffisait point à ce résultat !... Sa pensée bégayait ; il s'endormit.

*

[Lendemains]

Cette même nuit, — l'Éclair avait mouillé par peur des échouages, — Deschamps, à qui le commandant avait fait faire un lit sur son canapé, dans l'unique cabine de la canonnière, se réveilla, l'épigastre douloureux et souffrant à perdre la respiration. D'abord il demanda quelque soulagement à l'eau de la gargoulette acidulée de rhum ; mais la brûlure survivait, plus intolérable. Sommeillant encore, dans sa fatigue, il s'imaginait qu'une main gantée de fer lui labourait l'estomac, lui raclait les côtes. Discrètement, il sortit, évitant de déranger son hôte, et, sa cigarette allumée, se promena sur le pont. La lune avait disparu derrière les berges plus hautes et les digues; tout était noir autour de l'Éclair, et le bateau lui-même dormait dans les ténèbres, avec ses feux de position autour desquels tournoyaient les phalènes et les chauves-souris. Pourtant, le malade vit filtrer à l'avant, sous la culasse d'un canon drapé d'un prélart, un rayon falot de lumière, et s'avança vers lui, moins par curiosité que par besoin de ne plus souffrir sans se plaindre. Enjambant les corps des marins ronflant sur le parquet, il atteignit la pièce et découvrit derrière la toile, couchés en plein air, le boy chinois du commandant et le pilote annamite qui, la tête sur l'affût, bienheureux et tranquilles, fumaient béatement l'opium.

Effrayés d'abord, ils rirent vite en reconnaissant ce promeneur étranger au bâtiment, partant incapable de les mettre aux fers. Deschamps, du reste, les rassurait d'un mot, les invitait à poursuivre, puis comprimant des deux mains son estomac torturé, les regardait aspirer à nouveau la fumée odorante. Dans l'air calme, elle montait droit, toute bleue dans le rayon de la veilleuse, et plus haut, dans la nuit, toute blanche. Elle fleurait divinement, grisante, artificielle, étrange.

Et il débattit le projet de jeter quelques piastres à ces gens, de s'étendre près d'eux, sur les planches, en plein air, d'emprunter leur pipe commune, leur grossier plateau, pour aspirer à son tour et pour voir monter droit la fumée toute bleue devant la veilleuse, et plus haut, dans le noir, toute blanche, la distrayante fumée qui fleurait divinement, grisante, artificielle, étrange. Peut-être cette fois, son rêve ne serait-il pas cauchemar ?

Lancinante, la douleur le mordait plus fort. Haletant, il pressentait qu'une bouffée, une seule, longuement tirée de cette vapeur floconneuse le guérirait tout de suite, anesthésierait la main qui le suppliciait.

Il n'osa pas. Son orgueil se cabrait. Ces gens étaient ses domestiques, et de race inférieure, des esclaves. Ils riraient ; en dépit du gain, ils colporteraient sans gratitude cette fantaisie maladive du passager noctambule. Pourtant, il ne s'en allait point, tenté physiquement, malade comme une femme grosse prise d'envie. Peut-être allait-il céder, tant l'obsession devenait pressante quand, tout à coup, les fumeurs éteignirent leur lampe et disparurent, entendant un bruit de pas.

Le commandant réveillé faisait une ronde, s'approchait de l'avant. Marcel lui dit son mal. Inquiet, l'officier l'interrogea plein d'expérience, seul médecin de son humble bâtiment...

— Alors, ce n'est pas la cholérine !... Mais, dites-moi, avez-vous fumé de l'opium, hier ?

— Oui... un peu...

— À cette même heure, n'est-ce pas ?

— Justement...

— C'est bien cela ! Cet essai s'expie, voyez-vous. On endure la petite mort, les vingt-quatre heures écoulées, et pour se guérir on refume. Le remède est bon, mais on entre de son fait dans la servitude de la pipe...

Marcel pensait à Blanche, prêt à souffrir héroïquement. Le lieutenant de vaisseau le ramena dans sa chambre, lui versa quelques gouttes de laudanum dans un verre d'eau sucrée, et le contraignit à s'étendre sur son divan.

— Méfiez-vous de l'opium !

Deschamps, repentant et guéri, rentrait dans le sommeil.

*

Venez voir mon vrai nid...

Un matin, revint de Son-Tay un administrateur, qu'il ne connaissait pas encore, et qui l'intéressa tout de suite. Vieux Tonkinois, plus vieux Cochinchinois, vivante gazette, causeur curieux, Herthol le frappait par son air de dur-à-cuire autant que par ses récits. Ceux-ci le montraient, tour à tour, capitaine dans la marine marchande, explorateur, chef de guérillas, amenaient Deschamps à rêver surtout du passé que cet homme devait taire, d'autant que le conteur ne gasconnait point, précisant sans prétention, de quelque coin de la terre qu'il parlât.

Et ils se lièrent à leur bureau, dans le far niente des heures oisives, dans la fumée des cigarettes. Le jeune homme se distrayait à écouter ces souvenirs de bord et de bivouac, dans un regret vague de n'avoir pas, dès ses premiers dégoûts de vivre, cherché l'oubli par une vie pareille, toute de péril et de liberté. Sans doute il eût plus tôt trouvé l'amour, — le Messidor ne lui montrait-il pas dans l'Océan le cadre idéal ? — et libre ainsi, et fort, il aurait violé le bonheur, n'aurait jamais connu sa souffrance actuelle...

— Venez-vous passer la soirée chez moi, aujourd'hui ? lui proposait Herthol au bout de la semaine.

Il accepta.

Chinoise aussi, la maison de son collègue se composait d'une suite de bâtisses et d'étroites courettes où des jarres recueillaient l'eau des gouttières entre des murs moisis. Les premières pièces, vides de leur ancien matériel de négoce, abritaient une détresse de malles, de bardes et de choses indistinctes. Tout au fond du logis, dans l'ancien foyer du premier propriétaire, s'ouvrait un appartement européanisé. La chambre d'Herthol, un immense salon, une troisième salle pour l'instant close, formaient deux cotés d'une assez large cour, surplombée, des deux autres, par des murs très hauts, blanchis de neuf. Des cloisons chinoises ouvragées et fantaisistes, se repliant sur des charnières, laissaient bailler d'énormes baies arrondies sur cette cour-jardin au milieu de laquelle un jet d'eau chantait dans une vasque, entre des palmes et des fleurs...

Herthol présenta son « épouse » à son hôte qui d'abord ne vit rien d'autre, surpris que cette Annamite fut jolie, très avenante, les dents blanches, l'œil drôle, et le saluât en bon français.

— Une métis !... lui chuchota le lieutenant Saylor. Elle est fille d'un officier de marine qui l'oublia chez sa mère, congaï réputée de Saïgon. Les religieuses de la Sainte-Enfance l'ont élevée là-bas, mais Herthol la leur a fait demander comme femme de chambre, par un ami marié, puis, l'a prise avec lui, en venant au Tonkin !... Ah ! si nous imitions tous le père de Loulou, nos successeurs s'ennuieraient ici moins que nous autres !

— Avez-vous fini de dire du mal de moi ?...

Loulou se penchait, coquette et câline. Elle zézayait. Sans son costume annamite, Deschamps l'eut prise pour une quarteronne des Antilles, car elle restait un peu jaune, et seuls ses traits disaient son sang européen.

— Monsieur, voulez-vous du thé ? des gâteaux ? des sirops ? de la bière ?

Avec une enfantine joie d'Orientale trop cloîtrée, toujours seule, elle allait et venait, sérieuse dans son rôle de maîtresse de maison. Son buste ferme se cambrait sous les blouses de soie, et gonflant l'étoffe collante, ses hanches et ses flancs ondulaient, lascifs, rythmant sa traînante démarche alourdie par ses galoches. Sur le bois verni de la plate chaussure, Marcel remarqua son pied, un joli pied, s'étonna de lui voir des bas, des bas blancs, dont elle semblait fière.

À côté de Saylor qui lutinait Loulou sans respect, il retrouvait dans le salon un interprète français, Rémy, vieux bohème à tête de squelette, vétéran de Cochinchine, Bernardet, un jeune élève-administrateur, et le docteur Chalon. Un second officier s'installait devant le piano, commençait un morceau d'opérette, mais Herthol tira le chancelier par sa manche :

— Venez voir mon vrai nid...

Il ouvrait la porte de la dernière pièce restée close, et Deschamps, surpris, pénétrait dans une salle étroite, qu'un énorme lit de camp laqué de rouge et miroitant sous ses dorures occupait presque tout entière. Au milieu de ce lit, entre deux nattes s'étalait une fumerie d'opium, sa lampe allumée.

— Je ne fumerai certes pas ! pensa-t-il.

Il se remémorait ses essais chez Tchang et la leçon reçue à bord de l'Éclair ; mais déjà, son hôte enlevant sa jaquette, s'installait, et d'un air de triomphe, brandissant un pot d'opium :

— Mon ami, je vais vous initier au grand-œuvre, au Mystère !...

— Je n'en fumerai qu'une, qu'une seule !.. se dit Marcel sans lui répondre.

Et cédant au soudain et puéril désir d'étonner son hôte, de se révéler initié de longue date, il s'étendit, conscient de sa sottise et s'en amusant, puis, souriant à Herthol stupéfait, il chargea une pipe, l'alluma.

Une heure après, il fumait encore, avec un plaisir croissant. Mais il s'étonnait de ne pas s'endormir, de ne pas retrouver ses rêves de Haï-phong. Alors, c'était donc cette bière trop alcoolique involontairement bue, et non l'opium qui l'avait transporté dans le pays des songes ?

Cette désillusion l'attristait, sans que son espoir disparût tout à fait de revivre d'une vie meilleure, fantaisiste, une fois ses yeux clos ; et un vague plaisir, un contentement physique coloraient cet espoir, atténuaient sa surprise chagrine.

*

Le lendemain, il revint chez son collègue. Cette envie l'avait prise en sortant de table, à cette heure navrante où l'ennui l'écrasait le plus fort. Il rentrait et tremblait, chemin faisant, devant la perspective de sa morne soirée solitaire. Rioux était à la Citadelle. Où aller tout seul ? Chez qui ?... Et puis trouver les mêmes figures devant des bouteilles de bière ou des cartes !... Canoter ? Le ciel était sans lune. Lire ? Écrire ?... Au milieu des moustiques ! Il s'arracherait la peau ; d'ailleurs, il ne ferait rien avec, comme toujours, la hantise de Blanche sur les pages...

Il bâilla, puis, à grands coups de son rotin, décapita les herbes dépassant sur la route l'alignement des terrains vagues. Devant sa porte, le souvenir lui revint de sa soirée de la veille si vite coulée. Au fait, s'il retournait là-bas ?...

Hésitant, il marcha de long en large devant l'entrée, Son boy attendait immobile, étonné, ne sachant s'il devait monter allumer la lampe, ou aller démarrer la yole au bord du lac. Et cette statue dont les yeux bêtes le suivaient comme ceux d'un portrait sans que frémît le reste du visage, l'agaça tout à coup.

— Va-t'en ! cria-t-il exaspéré.

L'enfant disparut, et lentement Marcel reprit sa marche, mais dépassa sa maison, celles de Rioux et de Saylor, sans les voir.

Voilà ! s'il allait chez Herthol, son collègue le croirait attiré par Loulou. Déjà, hier, il avait trop curieusement examiné cette femme. Donc, il faudrait qu'il fumât...

Et s'étant de la sorte tout de suite prouvé que la pipe serait inévitable, nécessaire, il laissa courir ses pensées devant lui.

Fumer !... Certes, ce serait bon, bien bon... Elle lui revenait à cette heure, l'odeur si âpre, si tendre de l'opium... L'indéfinissable parfum lui titillait les narines, lui amollissait le cœur. Oui, ce serait doux, très doux de s'étendre et, si le rêve ne venait pas, comme il était venu à Haï-phong, de ne plus sentir du moins le spleen dans sa tête... La veille, il avait oublié de souffrir, oublié de songer à Blanche, et cela surtout était bien doux, infiniment bon, infiniment doux !... Oui, mais s'il fumait ce soir, demain il fumerait encore, et après-demain, et toujours ! On le lui avait bien dit sur l'Éclair. Et Blanche, en arrivant rougirait de lui, douterait de son amour, à le voir comme Herthol. Est-ce qu'il n'avait pas remarqué, quand celui-ci s'était déshabillé, sa maigreur atroce, ses côtes saillantes, ses monstrueuses clavicules, et les cordes tressées, hideuses des muscles de son cou ! Alors, il aurait cette face émaciée, cette pupille effrayante, cet air précoce de vieillard ?

Il frissonna, s'arrêta l'œil dans le vide, repartit.

Était-il enfant !... Comme si la passion de l'opium venait si vite ! Là ! parce que, tout seul, il savait se confectionner une pipe, il se croyait fumeur et vétéran ! Quelle folie ! mais il n'était pas un officier, un fonctionnaire, un Européen quelconque qui n'eût essayé de l'opium et n'en eût essayé maintes et maintes fois. Pourtant, combien comptait-on de fumeurs européens, de vrais fumeurs comme Herthol, dans toute l'Indo-Chine française ? Le même Herthol le lui avait dit : Cinq ou six, une dizaine au maximum ! Enfin, si par hasard, il contractait l'habitude du poison au point d'en dépérir, ne possédait-il pas le docteur Chalon, un ami, capable, affirmait-il, de guérir tout fumeur doué d'un peu de volonté ? Sans doute, il se savait faible, lui, mais quelle énergie lui rendrait la présence de Blanche ! Certes, il ferait d'autres miracles que celui de vouloir guérir, si, arrivant demain par exemple, elle devait l'en payer de ses lèvres ! Ensuite, tout cela c'était revenir à la légende. Avait-il eu de véritables hallucinations chez Tchang ? Non ! son cauchemar était fils de l'ivresse, de la fatigue, de la nouveauté. L'opium lui procurait-il du moins les sensations exceptionnelles qu'il devait donner aux gens comme Herthol pour les asservir à ce point ? Non ! son plaisir était vague. Donc, il était rebelle à la drogue, préservé par sa névrose, par son imagination, vacciné par l'abus du tabac, et il ne risquait rien...

Cependant, au coin de la rue du Chanvre, il rebroussa chemin, brusquement, prit la première rue qu'il trouva, et il se demandait si ses raisonnements n'étaient point des sophismes. Et même, son sang-froid reparu en découvrant qu'assurément il ne courait aucun danger, il tergiversa de nouveau. Tout à l'heure, il songeait à Blanche. Lui avouerait-il, lui qui lui disait tout, que, pour l'attendre plus patiemment, il s'était adonné à l'opium ? Elle ne lui reprocherait pas cette faiblesse, mais elle le plaindrait de n'avoir pas su lutter, d'avoir manqué de cet orgueil hautain, de cette fierté courageuse qu'elle aimait, et de n'avoir pas été assez homme, — comme elle disait à bord.

Là-dessus, il relut en lui sa dernière lettre. Elle-même le décourageait ! Il pourrait se justifier en lui citant ses propres phrases...

Il retourna sur ses pas ; il entrait dans la rue du Chanvre, quand une nouvelle objection lui fit continuer sa route. Si, au lieu d'anémier son corps, comme son collègue, il s'appauvrissait l'intelligence ? s'il s'idiotisait ? s'il perdait l'orgueil de se sentir supérieur au vulgaire ? Si de dilettante, d'artiste, il devait devenir une de ces brutes dont était composée la majorité de l'humanité ? Penser par l'opium, c'est risquer de ne plus bientôt penser sans lui !..

Allons ! il recommençait ! Il ne penserait point par l'opium, mais dans l'opium, ce qui n'était pas la même chose... Sottise d'abord que de débattre s'il fumerait ou non. Tantôt, à l'heure des pipes de la veille, ce serait, comme sur l'Éclair un besoin physique, une souffrance qui le pousseraient vers la fumerie. Donc, il ne lui restait qu'à attendre.

Et, sans plus vouloir penser à la tentation, il rôda par les rues désertes, dans l'ombre où les chiens indigènes hurlaient, flairant le blanc. Toutes les cinq minutes, il faisait sonner sa montre. La veille, à neuf heures et demie, il avait aspiré sa première pipe. À neuf heures et demie ce soir, à dix heures au plus tard, son estomac souffrirait, et il frapperait alors chez Herthol, et sa jouissance serait plus profonde, succédant à la torture des crampes furieuses.

Neuf heures et demie, dix heures passèrent. Aucune douleur ne lui venait, aucune, et sa chair demeurait calme, sans que la moindre de ses fibres vibrât. Alors, il haussa les épaules — et entra chez son ami.

*

Et puis après ?...

Il n'avait pas refumé non plus chez ses autres camarades, s'arrachant brusquement à l'opium.

Mais comme elle avait été singulièrement douloureuse, cette brusque désertion du plaisir !

Dès le premier jour, il constatait que quelque chose se cassait en lui, que ce renoncement sans transition amenait une perturbation générale dans toute l'économie de son être, en soustrayant d'un coup son système nerveux à l'action calmante de la chère fumée. Un défaut d'équilibre, un emportement de l'incitation, nerveuse, des colères sans motif alternaient avec une angoisse précordiale, des frissons en plein soleil, des faiblesses, des sueurs froides, des somnolences, des crampes d'estomac.

Vingt fois, il fut sur le point de courir fumer pour ne plus souffrir : la pensée de Blanche le retint, et l'imagination des futures caresses mit une volupté dans sa torture physique. Chalon d'ailleurs, devenu son grand ami, le soignait, le relevant avec de vieux vins, du café fort, lui apportant, les premiers soirs, les potions bromurées au fond desquelles il retrouva le bon sommeil. En sortant enfin de la pagode, où pendant des heures il s'était fatigué, il remontait à cheval, sautait sur les avirons, se contraignait à de violents exercices. L'appétit revenait, les orbites creusaient moins la face, mais plus significatives encore, des ardeurs traduisaient le mieux...

* * *

...Lorsque ses convives furent partis, il s'étendit dans son hamac sur le balcon, et très inopinément songea que cette installation le laisserait sans argent jusqu'à la fin du mois. L'opium était cher ! Mais aussitôt il éclata de rire en constatant de quelles compensations s'atténuerait sa dépense : plus on fumait et moins on mangeait. Le compte : Rêve, dans le budget des fumeurs, empruntait au compte : Réel, d'où naissait un parfait équilibre ; quoi de plus commode ?

Elle revenait en effet, son inappétence des derniers mois. À sa suite, une apathie physique le déprimait, accentuait sa tristesse.

À cette heure, balancé dans son hamac, les yeux rivés au toit de la pagode, il se rendait compte nettement de cette réapparition du mal. C'était bien la déchéance prédite par le docteur, la fuite continue de sa santé ; mais, comme avant l'arrivée de son amie, il ne s'en souciait point, ou coupait court l'examen douloureux :

— Et puis après ?...

* * *

...Cependant, même momentanément dégagé de l'opium où se décuplait en une morbide misanthropie sa désespérance d'amour, le rêveur, à présent intoxiqué, ne retrouvait point son ordinaire vision des hommes et de la vie, sa tristesse normale sans exagétion d'injustice. La pipe ne modifiait ni son état d'âme, ni les choses, lui rendait seulement celles-ci intéressantes à l'excès, le passionnait pour leur examen. Il ne souffrait pas moins qu'avant sa rechute à la fumerie, mais il se complaisait à sa souffrance, et son cerveau la caressait voluptueusement, touched with pensiveness...

* * *

...Puis, il écrivit un sonnet : À ma pipe. « Je le lui dois bien ! » pensait-il. Car il se rendait compte du travail de l'opium dans ce retour aux plaintes enfantines de ses premières révoltes et dans sa façon de tout percevoir à travers ses propres deuils. Elles l'amusaient, les lucidités de son ivresse qu'il comparait aux pataugeages d'après boire. L'alcool excitait la partie sensuelle de l'homme, l'opium au contraire enfiévrait la pensée seule. Ivre de vin, il n'aurait pas eu cette conscience de son ivresse qui en décuplait le plaisir : déraisonner n'était une jouissance que si l'on s'entendait déraisonner.

Au fond, bien bas, tout bas, il comprenait encore que ses actions de grâces à l'opium montaient surtout les jours où s'en expiaient physiquement les voluptés passagères, lorsqu'il lui fallait oublier la plainte de son estomac rebelle aux digestions, prompt aux nausées, ou la cuisson céphalalgique encerclant son crâne. Ces douleurs restaient d'ailleurs matinales, duraient une heure ou deux ; mais elles lui laissaient la bouche sèche, les amygdales resserrées, la soif violente. Son appétit à peu près aboli, les repas lui étaient un supplice ; elle s'éteignait, son activité musculaire, et souvent, à son bureau, il tombait dans une apathie d'où il ne sortait qu'en s'échappant un quart d'heure pour aller refumer.

Dès la première pipe, un bonheur entrait en lui, un apaisement matériel d'une reposante douceur. Son cœur régularisait ses palpitations, son souffle reprenait son rythme tranquille, puis, le corps bienheureux, les sens affinés, il goûtait en dilettante la perversion de ses facultés intellectuelles et affectives, chassait enfin le souvenir de son malaise, remerciait l'opium d'exalter sa personnalité.

Et plus il fumait, plus il constatait qu'en cette exaltation se résumait l'influence de la chère drogue. Il lui semblait posséder plusieurs cerveaux. Elle n'était pas neuve en effet, sa puissance d'évoquer des images dans le noir de ses paupières, sans dormir. De tout temps, il s'était ainsi représenté ses rêveries matériellement. Cette puissance aujourd'hui profitait seulement du décuplement de toutes ses propriétés mentales, fonctionnait d'elle-même sans intervention de sa volonté. Aussi l'orgueil n'était-il pas pour peu dans son croissant abandon. Il eût été honteux d'abdiquer sa volonté par contrainte, de noyer sa conscience dans une vulgaire ivresse, de penser malgré lui-même. Au contraire ce lui était par les bleuâtres nuages de sa pipe une satisfaction singulière de librement consentir à ne plus vouloir, de demeurer conscient, capable de se reprendre, et de toujours enfin librement penser, les suggestions extérieures, même étranges, ne cessant point de correspondre à son état d'âme.

* * *

...Oui, c'était la même impression avec seulement un nouveau facteur, l'opium, qui jusqu'à cet instant lui soufflait, en l'intéressant aux objets extérieurs, les passagères diversions qu'à Paris, il avait demandées au travail. Sa visite à Chalon, n'était-ce pas une mise en bière ? Au lieu d'écrire, il avait fumé, cette fois pour tuer son cerveau, — pour mourir. La folie seule était venue, l'ivresse noire, un cauchemar durant lequel il comptait ses pipes par une survivance d'intelligence ; Blanche était finie, il voulait finir aussi... Puis, on lui apportait l'ordre de partir, l'ordre qu'il avait sollicité le matin par une démarche dont, à cette heure, il ne se souvenait plus. Il émargeait sur le registre du planton, se recourbait sur sa fumerie ; mais Chalon arrivait, lui apprenait qu'appelé par télégramme, l'Ouragan partait le soir même avec de Pontailly et un demi-bataillon, qu'on allait attaquer les Chinois et qu'il lui fallait rejoindre son poste. Hébété, il regardait le docteur, remplir lui-même les cantines, emballer la sellerie, envoyer enfin le boy prendre chez Rioux le cheval du chancelier pour le conduire à la jonque de Pontailly. Il se levait alors, secoué par un cordial et des aspersions d'eau, secoué surtout par ce mot du médecin : « C'est pour elle que je vous en supplie... » Et debout, devant le balcon, d'où il découvrait la pagode, la lumière de Blanche, il succombait à l'excès de son désespoir en en reprenant l'entière conscience.

— Mon Dieu ! mon Dieu !... sanglotait-il, et il se tordait les mains.

— Mon enfant, du courage...

— Du courage ?...

Sur sa table brillait un revolver ; il l'empoignait, l'appuyait sur sa tempe. On sautait sur lui, pour le désarmer ; il frissonnait au froid de l'acier sur sa chair, pressait la détente et la balle passait entre Chalon et lui, trouait le mur. Soudain, dans la fumée de la décharge, il se sentait redevenir lâche ; ses doigts plus mollement serraient la crosse, se la laissaient arracher... Ensuite, pendu au bras du docteur, il partait dans la nuit, sans plus un mot, le cerveau réenvahi par l'opium sous la fraîcheur de l'air. Seulement dans sa douleur, derechef pareille à de l'abrutissement, une gêne passait, la crainte qu'ayant deviné sa faiblesse, le marin le méprisât. Ils arrivaient au quai.

*

Mon cher, vous vous tuez !

...Semblables, des mois suivirent. Marcel nommé Sous-Résident à Hanoï, avait repris sa vie d'antan, une vie solitaire, ses derniers camarades ayant été remplacés durant son absence. Chalon lui-même, enfin nommé médecin de la Légation de France au Japon, partait un beau jour. Dès lors, plus rien ne retenait le fonctionnaire, qui fuma nuit et jour, dépérit de nouveau à vue d'œil.

Sa maigreur devenant extrême, sa face portait bientôt le sceau de la cachexie. Dans sa paresse physique et intellectuelle, dans son universelle inappétence, il lui fallait déployer un courage surhumain pour saisir sa fourchette, pour ouvrir son courrier. Son air hébété, son insouciance pour tout ce qui l'entourait, son humeur noire, ses brusques ricanements, le resserrement de ses pupilles, sa tendance à se blottir, engourdi, dans l'obscurité et le silence, frappaient à la fin ses chefs. Il fuma davantage, ne se sentant capable de leur répondre et de s'acquitter de sa besogne que sous le coup de fouet d'une absorption d'opium. Maintenant, il tombait à la dose d'une pipe par vingt-cinq lignes à écrire. Aussi percevait-il à peine, en quittant le bureau, les battements de son cœur et, tous les dix pas, s'arrêtait-il, le souffle rare, afin d'effectuer une inspiration profonde. Rentré chez, lui, sa glace lui montrait son nez pincé, ses pommettes, trouant la peau, ses lèvres violettes. Elle peuplait enfin ses sommeils d'hallucinations douloureuses, sa constante morosité. Ce n'était plus le défilé des horreurs anciennes, les ruisseaux de sang, la guerre, et l'image de Blanche flottant au-dessus, mais la revision de choses plus récentes, des souvenirs de Canton, de Macao, de Shanghaï, de Tien-tsin, de Pékin, choisis parmi les pires laideurs. Souvent, au fond d'une fumerie nauséabonde, au milieu de mendiants, une femme l'appelait : madame Verdier. Il entrait, fumait avec elle, puis la saisissait, et c'était alors miss Scott, puis successivement, toutes les Américaines qu'il avait vues à Shanghaï et à Hong-Kong, une incessante fuite de fantômes qui se dérobaient à ses caresses jusqu'à ce qu'il s'éveillât, désespéré.

Il ne souffrait point cependant, et sentait que s'il avait pu manger, sa santé physique se serait à peine ressentie de l'usage de l'opium. Mais dans sa misère organique, l'abus de la pipe avait enrayé les fonctions digestives, rendant la nutrition insuffisante, et c'était sans profit que, contraint, il se décidait à s'alimenter.

Un jour, il ne put sortir de son lit.

— Mon cher, lui dit le successeur de Chalon, vous vous tuez ! Un de ces matins, vous succomberez à l'inanition, au marasme, à moins que vous n'expiriez brusquement, après une syncope, car vous êtes cardiaque et anémié au dernier point. Aujourd'hui, vous ne résisteriez pas à la moindre bronchite, à un bobo de rien du tout !...

Marcel haussa les épaules : croyait-on qu'il tînt à l'existence ?

— Docteur, déclara-t-il, je ne renoncerais à ma pipe pour rien au monde, — pour rien !

Le médecin le fit porter à l'hôpital...

* * *

Au moment de mettre sous presse, nous apprenons la mort de M. Marcel Deschamps dont les lecteurs de l'Écho du Japon n'ont pas oublié les beaux vers que nous avons publiés à son arrivée parmi nous, l'autre année. Notre compatriote, dont la perte sera pleurée par tous les lettrés, a rendu le dernier soupir, hier au soir, dans sa petite maison de Mississipi bay, entre les bras du docteur Chalon, médecin de notre Légation à Tokio, et de son ami M. le colonel de Pontailly le chef de notre Mission militaire. Le regretté poète a succombé à une anémie arrivée à son dernier point et entretenue par l'usage de l'opium qu'il avait contracté au Tonkin la fâcheuse habitude de fumer.

Nous ferons connaître demain la date et l'heure des obsèques auxquelles assisteront le personnel de la Légation, celui du consulat de France, et toute la colonie européenne de Yokohama.

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