Charles Cousin de Montauban (1796-1878)

Charles Cousin de Montauban (1796-1873). L'expédition de Chine de 1860. Souvenirs publiés par son petit-fils. Librairie Plon, Paris, 1932, 450 pages.

L'EXPÉDITION DE CHINE DE 1860

Souvenirs du général Charles Cousin de Montauban, Comte de Palikao, publiés par son petit-fils.
Librairie Plon, Paris, 1932, 450 pages.

Voir aussi, sur l'expédition franco-anglaise de 1860 et le pillage du palais d'Été :
Irisson, Journal d'un interprète en Chine ; Lucy, Lettres intimes sur la campagne de Chine en 1860.

  • "Plusieurs années se sont écoulées depuis que l'expédition de Chine a été terminée et bien des fois j'ai pris la plume pour en faire le récit. J'ai toujours été empêché de donner suite à ce projet dont l'exécution devait redresser des erreurs commises volontairement ou involontairement dans quelques ouvrages publiés sur cette campagne lointaine.
    Je possède seul tous les documents officiels sur cette entreprise et nul autre que moi ne peut donner les motifs qui ont dirigé tous mes actes dont la responsabilité m'incombe tout entière, la distance à laquelle je me trouvais du gouvernement ne lui permettant pas de me tracer une direction quelconque.
    Aujourd'hui, libre des préoccupations qui ont motivé le retard que j'ai apporté à cette publication et pressé par les instances de mes amis, je me décide à faire paraître cet ouvrage que je dédie à mon fils unique qui a partagé bien souvent tous mes travaux et qui mérite à tous égards ce souvenir de mon amour paternel.
    Tous les principaux acteurs de ce grand fait d'armes ont disparu de la scène du monde et j'ai le triste privilège de leur avoir survécu. Ce livre sera un dernier hommage rendu à leur mémoire.
    Paris, le... (Date laissée en blanc sur le manuscrit)."
    Général de Montauban, comte de Palikao.

Extraits : Le pillage du palais d'Été - La signature de la paix

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Le pillage du palais d'Été


Les paysans chinois interrogés avaient dit que les 12.000 cavaliers, qui avaient quitté la redoute, s'étaient retirés au palais d'Été de l'empereur de Chine, près d'un village appelé Yuang-ming-Yuan, à 2 lieues au plus de l'endroit où nous nous trouvions.

Nous résolûmes, le général Grant et moi, de détruire cette troupe avant d'établir notre camp devant Pékin, afin d'enlever ce dernier espoir de défense au gouvernement chinois. Après une courte halte, nous prîmes donc la direction de Yuang-ming-Yuan, qui nous avait été indiquée par les paysans, mais nous avions à traverser un pays couvert d'arbres, sur des routes de sable qui se croisaient en tout sens, de telle sorte que le général Grant, qui était à la droite de sa cavalerie, comme je l'ai dit, l'ayant perdu de vue, se jeta trop gauche et se rapprocha de Pékin avec son infanterie.

La cavalerie anglaise, continuant sa marche vers le palais d'Été, et ma colonne, se tenant toujours à sa hauteur et à sa gauche, suivaient naturellement la même direction. Nous fîmes, dans cet ordre, plusieurs contremarches qui nous éloignèrent et nous rapprochèrent successivement du but que nous cherchions à atteindre, jusqu'à ce que nous ayons pu saisir deux Chinois du pays qui, par crainte d'un traitement sévère, nous conduisirent à un très beau pont, qui faisait face au palais d'Été ; il était 7 heures environ.

Le brigadier Pattle, ignorant ce qu'était devenu le général en chef de l'armée anglaise et l'infanterie de cette armée, vint me demander de s'établir près de nous, ce que je m'empressai de lui accorder.

Le pont de Yuang-ming-Yuan était placé sur un très grand lac et reliait le village au palais, qui se trouvait en face de ce pont. Après avoir traversé celui-ci, une très large avenue, qui conduisait au palais, était bordée à droite de maisons destinées au logement des mandarins et employés de la maison impériale, et, à gauche, par un bois de très beaux et grands arbres. Avant de faire placer mes troupes au bivouac, je fis reconnaître le palais derrière lequel des troupes tartares pouvaient être cachées. J'envoyai deux compagnies d'infanterie de marine pour pénétrer dans l'intérieur, et je prescrivis à M. de Pina, lieutenant de vaisseau et mon officier d'ordonnance, de marcher avec ces compagnies, afin de venir me rendre compte de ce qu'il aurait vu. J'ordonnai aux troupes de rester sous les armes et bien m'en prit, car une décharge d'armes à feu étant partie de l'intérieur du palais, plusieurs balles vinrent frapper quelques hommes.

Les compagnies envoyées pour explorer l'intérieur du palais avaient trouvé les portes fermées ; le plus profond silence régnait dans l'intérieur ; mon officier d'ordonnance, M. de Pina, et M. Vincenon, enseigne de vaisseau, firent apporter des échelles pour escalader les murs. À peine étaient-ils sur la crête du mur qu'ils reconnurent les Tartares, armés de flèches, de fusils et de piques et qui paraissaient vouloir défendre l'accès de l'intérieur du palais. À la vue des deux officiers, ces hommes se retirèrent et M. de Pina franchit le mur afin d'ouvrir la porte d'entrée à la troupe. À ce moment, les Tartares revinrent sur M. de Pina, et il s'engagea entre lui et ces hommes un combat qu'il soutint bravement en tirant quelques coups de revolver.

Il fut d'abord légèrement blessé à la main gauche dont le pouce fut traversé par une pointe de flèche, mais il reçut une blessure beaucoup plus grave au poignet droit, dont l'articulation fut profondément entamée par un coup de sabre.

Pendant cette courte lutte, les soldats d'infanterie de marine, qui avaient franchi le mur ou qui étaient entrés par la porte ouverte par le lieutenant de vaisseau Pina, vinrent à son secours et à celui de M. Vincenon, leur officier, qui avait reçu un coup de feu dans le côté. Les Tartares, voyant toute résistance inutile, prirent la fuite en désordre, laissant derrière eux trois de leurs tués, et emportant plusieurs de leurs blessés.

Le bruit de la fusillade m'ayant attiré, je fis venir le général Collineau avec sa brigade et je lui fis occuper la première cour du palais, ne voulant pas pénétrer plus avant, pendant la nuit, dans un lieu inconnu. Un peu de désordre s'était produit, et plusieurs balles lancées du palais avaient atteint quelques hommes ou chevaux. Le cheval de M. de Bouillé, mon aide de camp, dans ce moment près de moi, eut le chanfrein traversé par une balle. J'ordonnai aux troupes de ne pas faire feu et tout rentra dans l'ordre.

Sept ou huit cents Tartares qui occupaient le palais se retirèrent derrière les derniers murs donnant sur la campagne.

Je fis placer les troupes au bivouac en prenant toutes les mesures de sécurité que la circonstance exigeait, et la nuit se passa sans événement.

Le lendemain, 7 octobre, je me rendis de grand matin au palais, accompagné des généraux Jamin et Collineau, de mon chef d'état-major, le colonel Schmitz, du général de brigade anglais Pattle, avec lequel était le major Ley, des dragons de la Reine, et le colonel Fowley ; une compagnie d'infanterie nous précédait pour assurer notre marche, mais les palais étaient entièrement évacués par les Tartares. Je tenais à ce que nos alliés fussent représentés dans cette première visite du palais, afin qu'aucun doute ne put germer dans leur esprit au sujet de notre bonne foi à leur égard.

Après avoir visité des appartements d'une splendeur indescriptible, je fis placer partout des sentinelles et je désignai deux capitaines d'artillerie, MM. Schelcher et de Brives, pour veiller à ce que personne ne pût pénétrer dans le palais et que tout fût conservé intact jusqu'à l'arrivée du général en chef anglais, sir Hope Grant, que le brigadier Pattle fit prévenir de suite ; le générai Grant avait fait tirer plusieurs coups de canon pour rallier sa cavalerie, dont il s'était séparé la veille.

À 11 heures, le général en chef de l'armée anglaise arrivait au camp avec lord Elgin, et ces messieurs pouvaient constater quelle avait été notre loyauté, en voyant tout en place et dans le meilleur ordre.

Il n'en avait pas été de même, quelques jours auparavant, le 18 septembre, à Tchang-kia-ouan où nos alliés avaient fait des prises importantes sans nous en faire part ; on disait qu'ils avaient trouvé des thés pour des sommes considérables. Chez les Anglais le plus grand ordre règne pour l'enlèvement des prises ; celles-ci sont emportées par des corvées commandées par des officiers, déposées en lieu sûr et vendues à l'encan, pour le produit en être partagé entre tous les capteurs. Malgré la surveillance apportée par les chefs à ce service, je pense qu'il doit se glisser beaucoup de contraventions ; les Sikhes, comme nos Arabes d'Algérie, sont très rapaces et la grande quantité de coolies attachés à l'armée anglaise rendait presque impossible cette surveillance.

Les chefs anglais arrivés, nous nous concertâmes sur ce qu'il convenait de faire de toutes les richesses renfermées dans le palais d'Été et, suivant les instructions que nous avions reçues, nous décidâmes qu'elles seraient partagées également entre les deux armées, sauf à ce que chacune de celles-ci en fît l'usage autorisé par les règlements. À cet effet, nous désignâmes, pour chaque armée, trois commissaires, qui furent chargés de faire mettre à part les objets les plus précieux comme curiosités, afin qu'un partage égal en fût fait ; il eût été impossible de songer à emporter la totalité des objets : nos moyens de transport étaient trop restreints. Dans le choix des objets, faits par lord Elgin, j'ai tenu à ce que la reine d'Angleterre eût le premier choix ; c'était un acte de galanterie de la France.

Lord Elgin choisit donc un bâton de commandement de l'empereur de Chine, en jade vert, et que les Chinois estimèrent d'une haute valeur ; plus tard un semblable bâton ayant été trouvé, fut destiné à Sa Majesté l'empereur des Français. Le partage ayant été fait avec la plus grande loyauté, la part revenant aux Français fut placée sous la surveillance des trois commissaires désignés.

J'avais été prévenu que l'on avait aperçu, à peu près à 2 ou 3 lieues derrière le palais d'Été, une masse de cavaliers tartares ; je montai de suite à cheval et je me fis accompagner par un peloton de 25 cavaliers d'artillerie pour me porter sur un point culminant, près du palais. Il y avait sur ce point une pagode magnifique qui renfermait un bouddha en bronze d'une hauteur de 70 pieds et qui avait 300 lames de sabre dans chaque main. Au milieu d'un lac, sur lequel il y avait plusieurs jolies gondoles, était une île artificielle, sur laquelle se voyait une très belle construction qui renfermait sans doute des objets précieux que l'on avait voulu mettre à l'abri de nos recherches. Ce qu'il y eut d'assez curieux, c'est que M. le commandant Blot, envoyé en reconnaissance avec son bataillon, avait trouvé dans l'île dont je viens de parler une grande quantité de bouteilles de vin de Bordeaux ; il m'en rendit compte le soir en me disant qu'il y en aurait en quantité suffisante pour faire une distribution le lendemain à tous nos hommes. Je chargeai le commandant Blot de retourner le lendemain matin pour s'emparer de ce vin, mais quantité de bouteilles cassées et la disparition des barques attestaient qu'un déménagement très accéléré avait eu lieu pendant la nuit.

Me trouvant sur la pagode élevée dont j'ai parlé, je vis dans la campagne un mouvement d'un assez grand nombre de cavaliers, et je jugeai prudent de retourner au camp pour prendre les mesures convenables contre cette troupe. Au moment où j'arrivais près du palais, un planton me remit un mot du général Jamin pour me prévenir que l'on venait de découvrir une cachette que l'on pensait devoir renfermer le trésor particulier de l'Empereur. Le général, en m'attendant, avait fait placer des factionnaires devant le lieu du trésor.

Je m'y rendis et je vis à gauche, dans le fond de la seconde cour du palais, une petite porte basse, qui paraissait donner l'entrée à une espèce de caveau, recouvert de terre et de mousse. Il paraît que des Chinois avaient indiqué ce caveau que personne n'aurait pu soupçonner de renfermer des richesses.

Le caveau fut ouvert en présence des mêmes commissaires qui avaient fonctionné le matin dans le palais, et la porte enlevée donna accès à une très petite cour ; à droite et à gauche de l'entrée se trouvaient, fermés par des doubles portes basses, deux caveaux dans l'un desquels on trouva de petits lingots d'or et d'argent pour une valeur d'environ 800.000 francs, plus des gaines renfermant des colliers de verroterie, de boules de jade et de perles, dit-on.

L'on a prétendu que des officiers avaient fait fortune avec ces perles ; la manière dont a eu lieu le partage de cette nouvelle trouvaille ne me permet pas d'ajouter foi à ces bruits ; les colliers trouvés étaient des cadeaux destinés par l'Empereur aux mandarins. Je n'ai jamais cru à leur valeur commerciale.

La commission m'ayant offert trois de ces colliers pour ma femme et mes filles, comme un souvenir de l'expédition, j'en ai fait faire pour S. M. l'Impératrice ce chapelet qui a fait tant de bruit.

Le partage de l'argent fut fait avec la même régularité que celui des objets, et il revint à chacune des deux armées alliées, environ 400.000 francs, ce qui produisait pour chaque soldat français une somme d'environ 80 francs.

Il fut nommé, pour cette distribution, une commission composée d'un officier, d'un sous-officier et d'un soldat de chaque corps : le général Jamin la présidait avec le général Collineau.

Le partage de l'argent ayant été fait, la commission consulta les différents corps pour savoir de quelle manière on procéderait au partage des objets capturés. L'armée émit alors spontanément le vœu que tous les objets précieux provenant du palais impérial fussent envoyés en cadeau à S. M. l'Impératrice, qui avait placé sous son patronage l'expédition de Chine, qu'elle avait pourvue d'objets nécessaires au pansement des blessés ou des malades. Cette preuve de reconnaissance était digne de braves cœurs, qui avaient montré tant de courage dans les périls de toute nature qu'ils venaient d'affronter.

Parmi tous les objets trouvés, quelques-uns furent mis à part pour être offerts à l'ambassadeur baron Gros, au ministre de la Guerre, au général en chef et à chacun des généraux Jamin et Collineau, à l'amiral Charner et aux deux contre-amiraux Page et Protet ; en tout sept objets ; le reste fut emballé dans des caisses à destination de S. M. l'Impératrice, sous le couvert de l'Empereur. Un officier d'artillerie fut chargé d'accompagner jusqu'à Paris le don de l'armée (M. Chorin).

Ce que l'on appelait le palais d'Été était un grand terrain carré d'environ 4 lieues de tour, planté de beaux arbres et arrosé par des cours d'eau qui, sur certains points, formaient quelques pièces d'eau sur lesquelles on pouvait se promener en bateau. Vingt palais destinés à divers usages existaient sur ce terrain, enceint d'un mur dégradé sur quelques points. Ces vingt palais avaient des destinations diverses. Le premier, le plus important et le plus élégant, était destiné à l'habitation de l'Empereur. Un autre renfermait des paons et des oiseaux rares : il avait le nom de palais des paons. Un troisième renfermait des quantités nombreuses de pièces d'étoffe de soie ; on m'a dit que chaque fabricant de soierie était obligé de faire hommage à l'Empereur d'une pièce de soie, d'une valeur déterminée ; à voir ce que renfermait ce palais, on eût pu croire que l'Empereur fournissait de soie tous ses sujets. Je pense qu'en outre de l'habillement des gens de sa maison, ces étoffes étaient données par l'Empereur à ses principaux mandarins. Les pièces étaient d'une telle longueur et en si grande quantité, qu'à défaut de cordes pour attacher nos chevaux au bivouac, nous les employâmes à cet usage. Elles nous servirent aussi à faire emballer tous les objets trouvés dans le palais ; le reste fut abandonné aux Chinois qui suivaient l'armée.

Le palais des voitures renfermait deux magnifiques huit-ressorts anglais, avec les harnais dorés et argentés pour huit chevaux. C'était l'un des cadeaux qu'en 1818 Lord Amherst, ambassadeur d'Angleterre en Chine, avait offerts à l'Empereur. Voitures et harnais étaient restés depuis le premier jour dans la même situation et tombaient en poussière. J'aime à croire que les Anglais avaient joint au cadeau des voitures, celui de huit chevaux d'attelage, car il eût été bien impossible aux Chinois d'employer leurs petits chevaux à tirer de pareils carrosses.

Je parlerai encore d'un palais dont je déplore le pillage ; c'était celui qui renfermait les archives de la Chine, consistant en de nombreux tableaux carrés de cinquante centimètres de côté, avec un cartouche indiquant le sujet auquel se rapportait le dessin du tableau ; l'histoire de la Chine devait se trouver tout entière dans cette collection de dessins dont les couleurs étaient encore aussi vives que s'ils venaient de sortir du pinceau. J'ai pu rapporter seulement quelques-uns de ces tableaux, et plusieurs officiers ont fait comme moi ; mais la presque totalité de ce musée intéressant a dû être détruite par les pillards chinois.

Les faits et gestes de ceux-ci ont contribué à égarer l'opinion publique sur le rôle joué par l'armée dans le pillage et la destruction du palais d'Été.

Je crois avoir dit déjà que l'armée était suivie dans sa marche par des bandes de Chinois, que l'on était obligé d'éloigner des campements à coups de fusil. Ces bandes s'étaient augmentées, aux approches de Pékin, de toute la populace inoccupée d'une grande ville, et quantité de ces misérables s'étaient introduits dans les jardins des palais, par les brèches faites dans les murs.

Ils avaient pillé plusieurs des maisons renfermées dans l'enceinte de ces murs, et ils emportaient dans de grands sacs les objets volés. Nos soldats, qui s'étaient aperçus de la manière de procéder de ces brigands, les attendaient aux diverses issues par lesquelles ils passaient et se saisissaient du butin qu'ils enlevaient ; de là cette grande quantité d'objets que l'on a supposé depuis, et à tort, avoir été pris par l'armée, dans l'intérieur des palais.

Ceux de ces Chinois qui parvenaient, la nuit surtout, à emporter le fruit de leur pillage, allaient le vendre aux marchands de la ville de Pékin ; ceux-ci, lorsque l'armée quitta cette ville, s'empressèrent de céder tous ces objets à des prix très inférieurs, dans la crainte qu'ils ne fussent trouvés en leur possession ; c'est ainsi que beaucoup d'officiers purent se procurer, à très bas prix, certaines curiosités d'une valeur artistique très supérieure.

Après un séjour de quarante-huit heures au palais de Yuang-ming-Yuan, je me préparai à quitter ce lieu avec l'armée pour rejoindre, devant Pékin, l'armée anglaise et la portion de l'armée française qui s'y était déjà rendue. Au moment du départ je fus prévenu que l'on avait trouvé, dans les maisons adjacentes au palais et destinées aux mandarins, les dépouilles de quelques-uns de nos compatriotes prisonniers.

Je me rendis de suite sur les lieux et je trouvai dans l'une de ces maisons, parmi les effets de nos malheureux camarades, un uniforme de M. le colonel d'artillerie Foullon-Grandchamps, un carnet et une selle ayant appartenu à M. Ader, l'officier comptable, 15 selles provenant de cavaliers sikhes et divers autres objets reconnus par des officiers anglais comme propriété de ceux des leurs pris par suite de la trahison du 18 septembre. Des habitants du village me firent voir une cour dans laquelle ils prétendirent que le cadavre de M. Bawlby, correspondant du Times, avait été jeté et dévoré par des porcs.

Ces nouvelle découvertes portèrent l'exaspération dans l'esprit des soldats des deux nations, et rien ne put arrêter leur fureur ; ils mirent de concert le feu dans ces maisons, témoins de crimes si odieux ; la plus voisine du premier palais lui communiqua l'incendie, mais il fut le seul, ce jour-là, qui fut sacrifié à la vengeance des armées alliées ; plus tard les Anglais la complétèrent par la destruction des autres palais.

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J'arrivai le 9 octobre devant Pékin, et je fis camper l'armée dans des baraques qui avaient dû servir de logement aux troupes tartares ; j'occupai moi-même, avec mes officiels, une pagode d'un faubourg près des casernes.

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J'appris qu'après notre départ du palais d'Été, les brigands chinois avaient achevé de piller les divers palais et y avaient mis le feu ; mais les Tartares étant survenus, plusieurs de ces bandits furent tués et le feu éteint ; il était malheureusement réservé aux Européens civilisés d'achever la destruction complète de ces chefs-d'œuvre de l'art oriental.

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La signature de la paix

Signature du traité de paix. Charles Cousin de Montauban (1796-1878) : L'expédition de Chine de 1860. Librairie Plon, Paris, 1932, 450 pages.
Lord Elgin et le prince Kong signant le traité.


Nous étions au 20 octobre, et la paix ne me paraissait plus devoir rencontrer d'obstacles ; je songeai à donner aux cérémonies qui devaient clore notre séjour devant Pékin un éclat digne de notre pays. La question religieuse se présentait pour moi en première ligne. C'était, en effet, à nos missionnaires catholiques que j'avais dû les meilleurs renseignements qui m'avaient guidé pendant les opérations militaires. C'étaient eux qui avaient entamé et suivi, avec le prince Kong, la série des relations diplomatiques. Je résolus donc de faire dire la première messe dans l'église restaurée de Pékin, dès que la paix serait signée. Le père de Lamarre, missionnaire interprète près le baron Gros, avait plusieurs fois cherché à sonder l'ambassadeur sur ses intentions en ce qui touchait les missions catholiques. Il l'avait trouvé un peu froid et pensait que cela tenait à la crainte qu'il avait de voir soulever quelque difficulté de la part de lord Elgin. Le père de Lamarre me fit part des inquiétudes que lui causait le silence du baron Gros, et me dit avec raison que notre plus grand contrepoids à l'activité commerciale des Anglais en Chine était l'autorité morale de nos missionnaires catholiques. Il cherchait à me décider à intervenir auprès de notre ambassadeur pour que le traité français contînt un article spécial relatif au rétablissement d'une mission catholique à Pékin. Ma position était délicate, puisque je n'avais aucune initiative diplomatique à exercer et que, cependant, je sentais tout l'intérêt que la France avait à favoriser nos missionnaires.

Je me décidai à prier l'abbé Trégaro, aumônier en chef de l'armée, de vouloir bien me servir d'intermédiaire dans cette affaire. M. l'abbé Trégaro était un homme jeune encore, instruit et intelligent ; il avait déployé sur le champ de bataille un courage héroïque et un sang-froid admirable, se transportant auprès des blessés malgré le danger ; chevalier de l'ordre impérial de la Légion d'honneur, sa belle conduite fut récompensée par le grade d'officier dans le même ordre.

M. l'abbé Trégaro voulut bien se charger de tous les préparatifs nécessaires à la mise en état de l'ancienne église catholique de Pékin pour que la messe pût y être célébrée après la signature du traité de paix.

Cet honorable ecclésiastique me rendit compte du mauvais état dans lequel se trouvait cette église abandonnée depuis trente ans, dont la toiture était en partie découverte, et dans laquelle on ne pouvait pénétrer qu'en traversant une cour remplie de ronces et de décombres. Je fis commander de suite une compagnie du génie avec les outils nécessaires, et, en quarante-huit heures tout fut remis en ordre, la cour nettoyée et sablée, les murs de l'église tapissés intérieurement avec de très belles tapisseries que s'empressèrent de mettre à ma disposition les Chinois catholiques ; la toiture fut restaurée et tout était prêt pour la cérémonie que je voulais organiser, sauf cependant la croix en fer qui surmontait l'édifice et que les mandarins avaient fait enlever, me disait-on, un peu avant notre entrée dans la ville. Je fis venir chez moi M. Le Maire, mon interprète, et je l'envoyai au mandarin Hen-Ki pour lui dire que j'exigeais que cette croix me fût remise dans la journée ou que je saurais bien la faire retrouver par tout autre moyen si elle ne m'était pas rendue volontairement ; deux heures après cette menace, la croix était rapportée et je la fis replacer sur le sommet de l'église ; j'y fis remettre également des cloches. Tout était complet pour le service divin.

Je devais également songer à faire préparer l'escorte d'honneur qui devait nous accompagner, l'ambassadeur et moi, le jour prochain de notre entrée dans Pékin pour la signature du traité de paix ; je donnerai plus loin, dans mon compte rendu de cette cérémonie à S. E. le ministre de la Guerre, le détail des mesures que j'avais prises pour maintenir la bonne tenue de nos troupes à la hauteur de celle de nos alliés, malgré les pertes que nous avions faites des effets de remplacement incendiés dans la Reine-des-Clippers.

Ce même jour, 21 octobre, je reçus la visite de Mgr Mouly qui vint me rendre compte d'une conversation qu'il avait eue avec le prince Kong. Déjà ce digne prélat avait parlé à mon fils de ce que lui avait dit le frère de l'Empereur. Le prince, toujours sous le coup de la crainte que lui causaient les traitements infligés à nos compatriotes, s'était enquis auprès de Mgr Mouly de ma pensée à ce sujet et lui avait demandé si l'on pouvait se fier à ma parole et si je serais d'accord avec le baron Gros pour la signature du traité de paix et les conditions qu'il renfermerait. Ce prince fut pleinement rassuré sur mon caractère et mes projets, et l'évêque lui fit connaître la différence du rôle du baron Gros et du mien, le premier devant être tout pacifique si la Chine acceptait les conditions que l'ambassadeur lui proposait au nom de l'empereur des Français, le mien devant être d'assurer par la puissance des armes la volonté de l'Empereur.

Le baron Gros se trouvait un peu trop éloigné de l'intérieur de Pékin au moment où les négociations avec le prince Kong prenaient plus d'activité et devaient amener une conclusion prochaine ; en conséquence, il avait demandé au prince de lui faire désigner dans la ville une habitation assez spacieuse pour contenir tout le personnel de l'ambassade et la garde pour sa sécurité.

Le 22, je reçus de notre ambassadeur la lettre ci-après :

Lamaserie de Kouang-tsin, 22 octobre 1860.

8 heures du matin.

Monsieur le général, j'ai l'honneur de porter à votre connaissance que les engagements pris par le prince Kong-tsin-houang, frère de l'Empereur et commissaire impérial, reçoivent aujourd'hui un commencement d'exécution.

Une somme de deux cent mille taels représentant à peu près une valeur d'un million cinq cent mille francs, sera prête à m'être remise aujourd'hui 22 octobre, à une heure après midi, dans Pékin. Son Altesse Impériale désire que je reconnaisse avoir reçu cette somme comme indemnité allouée par le gouvernement chinois aux sujets français arrêtés dans la journée du 18 septembre et qui sont revenus au quartier général français, comme aussi à la famille de ceux qui ont succombé pendant leur captivité, cette indemnité devant être répartie entre les intéressés par les soins du gouvernement français.

Je lui en donnerai donc quittance, mais cet argent devra être encaissé immédiatement et devant M. le comte de Bastard, premier secrétaire de l'ambassade, qui me représentera, par le chef de service du Trésor de l'armée ou par ses délégués, qui m'en donneront aussitôt un reçu, annulant, pour ma responsabilité, celui que j'aurai remis au gouvernement chinois.

Vous m'obligeriez donc, monsieur le général, si vous voulez bien donner les ordres nécessaires, pour que M. le payeur de l'armée, avec ses moyens de transport et une escorte de sûreté, se joignît à l'un ou à plusieurs officiers de votre état-major, et à M. de Bastard pour partir d'ici aujourd'hui vers midi, afin d'être au rendez-vous assigné dans Pékin avant une heure précise.

Je pense aussi, monsieur le général, pouvoir aller m'établir dans le yamoun que l'on me destine en ville. S'il est prêt demain, ce serait vers 11 heures que je voudrais m'y rendre.

J'ignore quelles sont les intentions de lord Elgin au sujet de la garde ou de l'escorte qu'il voudra prendre avec lui. Je crois que 300 hommes d'élite suffiraient et au-delà pour la sécurité de l'ambassade comme pour donner quelque apparat aux réunions qui auront lieu pour la signature et l'échange des traités.

Je serais heureux monsieur le général, si une partie de la vaste habitation que l'on prépare pour moi pouvait vous convenir et, si vous vouliez envoyer dans la journée examiner les lieux, vous pourriez me faire savoir si le local vous convient et si vous voulez le partager avec moi.

Si, comme je l'espère, rien ne vient désormais entraver la marche des négociations, tout peut être terminé dans deux ou trois jours, et notre retour à Tien-Tsin s'effectuera lorsque vous le jugerez convenable. Si je puis descendre par la rivière depuis Toung-tchéou, je prendrai ce parti pour éviter la fatigue d'un voyage comme celui que j'ai fait de Tien-tsin à Pékin.

Dès que la convention de paix sera convenue, entre les délégués chargés de l'établir, j'aurai l'honneur de vous en envoyer une copie.

Baron Gros.

Malgré toute la confiance que le prince Kong pouvait inspirer à notre ambassadeur, je ne crus pas devoir accepter l'offre si gracieuse qu'il me faisait de partager le palais qui lui était destiné dans l'intérieur de Pékin ; je lui témoignai toute ma reconnaissance de sa bienveillance, mais je lui représentai que, toute mon armée étant en dehors des murs de la ville, je ne croyais pas pouvoir m'en éloigner à cause des communications de service qui souvent étaient d'une urgente activité. Le véritable motif de mon refus était le peu de foi que j'avais dans le gouvernement chinois et dans le prince Kong lui-même.

Je reconnaissais cependant que ce prince avait agi loyalement depuis qu'il avait été mis à la tête des affaires, et que, s'il avait pris quelques détours dans la correspondance avec le baron Gros, il fallait imputer cette conduite à la position critique dans laquelle ses prédécesseurs l'avaient placé. Il lui avait fallu un grand courage et une grande abnégation pour se charger des affaires au moment où elles étaient le plus désespérées ; et, malgré son jeune âge (vingt-cinq ans), il avait pu ramener le tout à un état satisfaisant. Je restai donc logé dans la maison que j'occupais dans le faubourg du Nord.

Je donnai l'ordre au payeur de l'armée de prendre le nombre nécessaire de voitures pour encaisser l'indemnité destinée aux victimes de l'attentat du 18 septembre, et, malgré quelques difficultés de comptabilité qui s'étaient élevées au sujet du reçu à remettre par le payeur en chef au baron Gros, cette affaire fut terminée à la satisfaction de notre ambassadeur ; je crois qu'il fallut pour cela l'intervention de M. de Libou, inspecteur des finances, qui pendant toute cette campagne, contribua, par sa haute intelligence et sa connaissance des affaires, à écarter les obstacles dépendant d'une expédition aussi lointaine.

Le même jour, 23, le baron Gros m'écrivait ce qui suit :

Lamaserie de Kouang-tsin, le 23 octobre 1860.

Monsieur le général, je voudrais pouvoir me rendre demain mercredi, 24 de ce mois vers une heure, à la pagode qui a été disposée pour moi dans Pékin. Je signerai la convention de paix jeudi 25 à midi, et, dans la même séance, je procéderai avec le prince Kong à l'échange des ratifications du traité de Tien-Tsin. S'il vous convenait d'assister à l'entrevue que je dois avoir avec le prince, en vous y faisant accompagner par les officiers que vous jugeriez à propos de désigner, il serait plus simple, je crois, que vous ayez la bonté de passer à ma nouvelle demeure, d'où nous nous rendrions ensemble au Li-pou (tribunal des Rites), préparé pour recevoir les ambassadeurs.

Je voudrais entrer en ville avec un certain apparat, sans uniforme, puisque les miens sont au fond de l'eau, à Ceylan ; je me mettrai en noir avec plaque et cordon. Je prendrai l'escorte que vous me donnerez en passant devant vous ; il est inutile, je pense, qu'elle vienne me chercher.

Je répondis d'abord au baron Gros que des affaires de service ne me permettaient pas de profiter de l'offre qu'il me faisait de l'accompagner chez le prince Kong, mais le véritable motif de mon refus était la défiance continuelle dans laquelle j'étais du caractère chinois et je trouvais que la capture de l'ambassadeur et du général français eut pu changer du tout au tout la face des événements. Je préférai donc rester en dehors de la ville, toujours prêt à agir au besoin, et je fis commander une escorte convenable pour que l'ambassadeur de France se rendît avec une certaine pompe à l'entrevue arrêtée avec le prince Kong. Je laissai une compagnie d'infanterie dans la lamaserie, après que l'ambassadeur l'eut quittée pour habiter le yamoun qui lui avait été destiné dans Pékin, afin de garantir les bonzes contre les tentatives des Sikhes anglais qui n'auraient pas mieux demandé que de les piller.

Le 24 octobre, le baron Gros quitta la lamaserie et vint occuper sa nouvelle habitation dans la ville de Pékin. Le même jour, lord Elgin, accompagné de l'ambassade anglaise, se rendit au palais des Rites pour signer le traité de paix anglais ; il avait déployé un luxe éclatant pour cette cérémonie.

Dans une lettre datée du 25 que j'adressai au ministre de la Guerre en rentrant de la cérémonie semblable qui venait d'avoir lieu pour nous, je rendis compte à Son Excellence de tous les incidents de ces deux journées, à jamais mémorables dans les annales de la Chine :

L'entrée des Français à Pékin. Charles Cousin de Montauban (1796-1878) : L'expédition de Chine de 1860. Librairie Plon, Paris, 1932, 450 pages.
L'entrée solennelle des Français à Pékin. (D'après un tableau d'Alfred Mouillard).


Q. G. devant Pékin, le 25 octobre 1860,

Monsieur le maréchal, depuis ma dernière lettre du 20 octobre, il ne s'est rien passé de saillant ; les choses ont marché vers le but que j'avais l'honneur de vous faire pressentir, et la paix a été signée hier par les Anglais ; aujourd'hui nous l'avons signée à midi, mais, comme la cérémonie a été très longue hier et que le courrier part ce soir, je tiens cette lettre toute prête à être fermée dès que la signature aura eu lieu.

Hier, les Anglais ont déployé un grand luxe de troupes. Aujourd'hui notre cortège ne sera pas moins nombreux ; il aura sinon le brillant des Anglais, du moins l'air aussi martial.

Ils avaient une centaine de dragons de la Reine, qui sont une fort belle troupe, et une cinquantaine de Sikhes à cheval ; quant à leur infanterie, elle se composait de régiments anglais de 500 hommes chacun ; il y en avait deux, et le reste était formé de Sikhes à pied, dont la tenue laisse fort à désirer ; ils sont habillés avec des pantalons et des blouses en toile grise, mais on pourrait se demander de quelle couleur ils étaient. Lord Elgin est entré en chaise, entouré de seize porteurs habillés très élégamment : c'était la partie la plus brillante de l'escorte.

Aujourd'hui j'ai eu quelques détails sur ce qui s'est passé dans la salle où l'on a signé le traité anglais.

Lord Elgin a fait quelques difficultés pour le cérémonial ; il a exigé que le prince Kong vînt au-devant de lui, ce que le prince a fait avec une certaine hésitation ; ils se sont salués très froidement. Il y a eu quelques difficultés également pour savoir qui s'assoirait et qui se lèverait le premier ; il a fallu des pourparlers de l'un à l'autre pour régler cette cérémonie, et enfin on s'est assis et levé ensemble.

Au moment de la signature, les officiers qui étaient dans la salle se sont écartés et M. Benton, photographe très habile chez nos voisins, a fait l'ensemble du groupe composé du prince Kong, des ministres chinois et des mandarins, d'un côté de la table, et de lord Elgin, du général Grant et des deux brigadiers anglais de l'autre côté.

J'ai fait demander à M. Benton s'il voudrait venir aujourd'hui faire le même travail pour nous ; je n'ai pas encore de réponse. On a remarqué que le prince Kong, en donnant congé à lord Elgin, lui a lancé un regard des plus haineux. Aujourd'hui, à midi, nous partirons de ma maison, l'ambassadeur venant déjeuner chez moi avec tout son monde.

Notre cortège sera, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, tout aussi bien que le cortège anglais ; j'aurai pour cavaliers les spahis avec burnous rouges neufs, housses de selles neuves et les chasseurs d'Afrique, très bien tenus, avec casques garnis d'un turban bleu de ciel, le tout formant un demi-escadron, puis un escadron complet d'artilleurs à cheval, avec habits neufs et képis neufs, que j'ai fait faire à Shanghaï pour remplacer les effets perdus sur le Reine-des-Clippers, ainsi que j'ai eu l'honneur de vous en rendre compte ; leur tenue neuve, et avec les cordons rouges, fera très bon effet.

Je pense que ma cavalerie aura aussi bonne façon que la cavalerie anglaise ; on est obligé, dans ce pays, de parler un peu aux yeux des populations, qui jugent beaucoup sur l'extérieur.

Le 25 à 5 heures du soir. — Je rentre de la signature du traité. Tout est terminé. Le prince Kong a été fort gracieux pour l'ambassadeur et pour moi.

C'est un jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, d'une figure douce et spirituelle ; il paraît un peu fatigué du fardeau assez lourd que son frère lui fait porter depuis quelque temps. Notre cortège, qui était vraiment fort beau, a traversé la ville dans le plus grand ordre au milieu d'une population plus compacte que celle de Paris pendant les jours de fête. Cependant, il ne s'est pas passé le plus léger désordre. Les mandarins de tout grade faisaient écarter la foule, de manière à nous laisser libre le milieu des rues, qui ont, du moins celles que nous avons traversées, une largeur de 35 à 40 mètres.

Elles sont remplies de poussière et, lorsqu'il pleut, elles doivent être impraticables. À part quelques débris de beaux monuments et surtout le mur d'enceinte, bétonné à un mètre de profondeur et carrelé en briques magnifiques, Pékin est une ville assez sale.

Le rempart a 17 mètres de largeur et plusieurs voitures pourraient y circuler de front. La ville est immense ; ainsi notre cortège, parti de la porte du Nord que nous occupions, a mis une heure et demie sans s'arrêter pour arriver au yamoun du Lipou ou palais des Affaires étrangères, situé aux deux tiers de la ville.

La salle où le traité a été signé est très vaste ; une foule de mandarins à boutons de toutes couleurs, ainsi que les ministres, étaient à la gauche de la salle en entrant et du côté du prince Kong ; l'ambassadeur et moi nous étions à droite, c'est-à-dire à gauche du prince Kong ; en Chine, la gauche est la place d'honneur. L'échange des pouvoirs, leur ratification et le traité de paix ont fait durer la cérémonie pendant une heure environ ; tout s'est passé parfaitement ; au moment où le traité a été signé, j'ai fait tirer vingt et un coups de canon.

J'ai été extrêmement satisfait de tout mon monde. Officiers et soldats ont rivalisé de bonne tenue et de zèle pour que cette cérémonie puisse s'accomplir dans les meilleures conditions, et je puis affirmer à Votre Excellence qu'à la bonne tenue des troupes on ne se serait pas douté qu'elles étaient à 6.000 lieues de la patrie, et que nous avions perdu les effets de remplacement sur la Reine-des-Clippers.

Quant à leur santé, elle ne laisse rien à désirer, et comme elles ont une bonne nourriture et que je leur ai fait délivrer des criméennes et des habillements de peau de mouton pour la nuit, qu'elles ont tous les jours du vin et de l'eau-de-vie, rien ne leur manque.

Je fais faire de suite les préparatifs de départ pour Tien-Tsin. Je compte emmener une grande partie de mes troupes à Shanghaï ; je désirerais beaucoup pouvoir en faire hiverner une partie à Chusan, mais les Anglais, qui convoitent cette île si bien placée, m'ont d'abord proposé de l'évacuer en commun afin d'en hâter notre départ. Si j'avais eu quelque pouvoir diplomatique, je l'aurais gardée jusqu'à paiement définitif des sommes dues par suite du traité ; mais tout ce que je puis faire, c'est de prendre sur moi d'y laisser des troupes pendant trois ou quatre mois, malgré nos alliés, qui font tout au monde pour me faire quitter ce point.

Général de Montauban.

Voici quelques détails que je n'avais pas jugé nécessaire de consigner dans ma lettre au ministre.

L'ambassadeur et toute sa suite étaient venus déjeuner à mon quartier général ainsi que les généraux et leur état-major, et, après le déjeuner, nous nous dirigeâmes vers la porte du Nord, après que le cortège eut été formé dans le faubourg dans l'ordre suivant : une avant-garde de cavalerie ; la musique du 101e ; un peloton de toutes les armes, y compris les marins fusiliers ; le 4e bataillon de chasseurs à pied, ayant sa fanfare ; deux pelotons d'artilleurs à cheval ; les officiers sans troupe à cheval ; le colonel Schmitz, mon chef d'état-major général ; les officiers de l'état-major général et les officiers d'état-major des différentes armes ; le général en chef en grande tenue ; à ma droite, le général Jamin également en grande tenue ; à ma gauche le général Collineau, également en grande tenue ; les chefs de services et les chefs de corps à cheval ; mon état-major particulier ; les spahis et les chasseurs d'Afrique par pelotons ; la musique du 102e régiment ; les trois drapeaux des 101e, 102e et de l'infanterie de marine ; le traité de 1858 dans une magnifique couverture en velours bleu parsemée d'abeilles d'or enveloppé dans un coffret d'argent aux armes de l'Empereur et porté par quatre anciens sous-officiers décorés de l'armée de terre ; l'ambassadeur en palanquin porté par huit porteurs ; le premier secrétaire d'ambassade également en palanquin ; les membres de l'ambassade à cheval entourant les palanquins. Le cortège était terminé par deux pelotons d'artillerie à cheval, et, derrière ceux-ci, deux bataillons du 101e de ligne.

Ce cortège a passé au milieu d'une haie formée, depuis la porte du Nord jusqu'au palais des Rites, par le 102e de ligne et par le régiment d'infanterie de marine.

Un groupe de mandarins, armés de knouts, marchait en tête et dégageait le passage du cortège. J'avais donné l'ordre que les musiques et la fanfare des chasseurs joueraient alternativement pendant le trajet, afin de détourner l'attention des Chinois, mais un auxiliaire, sur lequel je n'avais pas compté pour les distraire, ce furent les cantinières des divers corps. Les Chinois regardaient avec une curiosité stupéfiée ces femmes avec des costumes mi-masculins mi-féminins, partie civils, partie militaires. jeunes pour la plupart et marchant au pas du tambour comme les soldats.

Ce fut ainsi que nous arrivâmes au palais des rites, comme je l'avais écrit au ministre. Lorsque nous fûmes assis, on servit le thé selon la coutume chinoise, mais j'étais toujours tellement en défiance contre la perfidie de mes hôtes que j'examinai attentivement si le thé que l'on nous servait provenait de la même théière que celui du prince Kong, et je ne me décidai à boire qu'après avoir vu le prince boire le premier.

De retour chez moi, après la signature du traité, je fus prévenu que huit porteurs, à la livrée du prince Kong et conduits par un officier du prince, étaient chargés de m'offrir un dîner que m'envoyait Son Altesse Impériale. Ce dîner était transporté dans quatre grandes caisses en laque rouge, dorées et surmontées des armes du prince ; elles étaient accompagnées de deux grandes dames-jeannes remplies d'un samchou (vin de riz fermenté) de première qualité. Trois des caisses contenaient chacune un service, la quatrième le dessert. Parmi les mets, j'en citerai quelques-uns peu connus en Europe, tels que des nids d'hirondelles comme potage, des œufs de vanneaux, des ailerons de requins, des espèces de vers de mer. Le reste ressemblait à quelques-uns de nos mets : dindon farci de marrons, canards, poulets, etc., etc., poisson et gibier. Le dessert se faisait remarquer par une grande quantité de gâteaux de toute espèce et par des fruits excellents, parmi lesquels le letchi, de la grosseur d'un abricot, qui contient une espèce de moelle d'un goût très fin. Le plus curieux de ce dîner, ce fut la coutume établie pour le recevoir. L'officier du prince me présenta une grande carte de visite rouge sur laquelle était écrit le nom du prince Kong en caractères chinois.

Mgr Mouly, qui m'avait prévenu de cet envoi, m'avait indiqué ce que je devais faire pour répondre à un tel honneur. On doit remettre à la personne qui vient au nom du prince apporter sa carte, cette même carte sur laquelle on doit inscrire le cadeau en argent que l'on fait aux porteurs. Plus la personne qui envoie est élevée dans la hiérarchie sociale, plus la somme d'argent doit être élevée elle-même. Je fus donc obligé de remettre 10 piastres à chaque porteur, ce qui me coûta 80 piastres, soit environ 440 francs. Je pense que j'aurais fait un meilleur dîner au café anglais pour le même prix ; mais, enfin, c'était une question de convenance et je m'exécutai ; j'invitai les généraux et mes officiers d'état-major à partager ce repas chinois dont quelques mets furent trouvés très bons ; il n'en fut pas de même du samchou, détestable liqueur qui ne peut être bue que chaude ; mais je la remplaçai par quelques bouteilles de bordeaux que j'avais apportées de France et qui furent bues, ainsi que du champagne, au succès de nos armes, alors triomphantes partout !

Cette journée qui mettait fin à la guerre, si heureusement terminée, a été la plus belle de ma longue carrière militaire et je ne puis encore me la rappeler aujourd'hui sans une vive émotion. Ma tâche n'était cependant pas entièrement terminée et, après avoir conquis la paix, il fallait assurer l'exécution des traités

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