Jean-Pierre Abel-Rémusat (1788-1832)

Jean-Pierre Abel-Rémusat (1788-1832) : Mémoire sur la vie et les opinions de Lao-tseu, philosophe chinois du VIe siècle avant notre ère, Imprimerie royale, Paris, 1823.

Biographie

MÉMOIRE SUR LA VIE ET LES OPINIONS DE LAO-TSEU,

philosophe chinois du VIe siècle avant notre ère,
qui a professé les opinions communément attribuées à Pythagore, à Platon et à leurs disciples.

Imprimerie royale, Paris, 1823.

  • "Parmi les faits relatifs aux peuples de l'Asie orientale, ceux qui semblent attester entre ces peuples et les nations de l'Occident d'anciennes communications et des rapports antérieurs à ceux que le moyen âge a vus naître, nous paraissent mériter une attention particulière. Mais les conquêtes, les invasions, les émigrations, les courses des voyageurs et les entreprises fameuses et historiquement connues du commerce ou du prosélytisme, ne sont pas les seules circonstances qu'on doive envisager sous ce point de vue. Il peut exister dans l'accord des doctrines, et jusque dans le concours des erreurs, des traits frappants d'analogie, qui ne sauraient être attribués au hasard."
  • "Ceux des livres philosophiques des Orientaux où l'on retrouve des opinions qui ont été professées par les anciens, sont, à cet égard, des monuments dont il importe de discuter l'origine, l'âge et l'authenticité. Plusieurs missionnaires des plus versés dans les antiquités chinoises, les pères Prémare, Fouquet, Bouvet, ont été frappés, en rencontrant dans les plus anciens livres chinois, des idées qui leur ont paru avoir la plus étonnante conformité avec quelques-uns des dogmes du christianisme. Ils ont eu recours, pour expliquer cette conformité, à des suppositions qui ont paru un peu hasardées. J'ai pensé qu'un tel fait méritait d'être vérifié, et, après en avoir reconnu l'exactitude, je me suis livré, pour l'expliquer, à des considérations que je crois de nature à être avouées par la critique."
  • "Ces traits de ressemblance, et tant d'autres qu'on pourrait citer, ne nous semblent pas pouvoir être attribués au hasard... Ces analogies sont trop frappantes, trop positives, trop multipliées, pour qu'on puisse y voir autre chose que les effets d'une communication. Nous avons émis quelques idées sur la manière dont cette communication a pu avoir lieu. Quand bien même on trouverait nos hypothèses trop hasardées, ou nos explications trop peu satisfaisantes, ce jugement ne saurait porter sur le fait même que nous croyons avoir établi d'une manière incontestable et indépendamment de toute hypothèse."

Extraits : Lao-tseu, dragon ou Hérodote de la Chine ? - Le Tao-te-king - Le Tao - I-hi-weï ou IHV, IAO, ι̉αού, ̉Iαω, IAΩ
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Lao-tseu, dragon ou Hérodote de la Chine ?

Li-eul, plus communément appelé Lao-tseu, qui florissait au commencement du VIe siècle avant notre ère, est encore à présent considéré comme le patriarche et le réformateur de la secte des tao-sse, secte qui renferme à la Chine tous ceux qui, n'étant pas lettrés et par conséquent attachés à l'école de Confucius, n'ont pas non plus embrassé la religion que les bouddhistes ont apportée de l'Hindoustan. Honoré par les lettrés eux-mêmes, comme un philosophe très distingué, que Confucius leur maître n'a pas dédaigné de consulter, Lao-tseu n'est pas seulement pour ses sectateurs un sage du premier ordre, c'est un immortel, une créature parfaite, un esprit, ou même une manifestation de la suprême intelligence qu'adorent les tao-sse. De cette double manière de voir il résulte, dès les premiers pas, une assez grande difficulté pour recueillir les circonstances de la vie de celui qui en est l'objet. Les lettrés, persuadés que les sectaires font tort à Lao-tseu en lui attribuant des opinions qu'il n'avait pas, et une condition surnaturelle à laquelle il ne prétendit jamais, n'ont rassemblé, au sujet de cet homme célèbre, qu'un petit nombre de particularités qui leur ont paru cadrer avec l'idée qu'ils s'en étaient formée eux-mêmes. Les tao-sse, au contraire, ont fait de si grands efforts pour relever l'excellence du personnage qu'ils se vantent d'avoir pour maître, que sa vie est devenue un tissu de contes merveilleux et de fables extravagantes, dans lesquelles il est presque impossible de discerner la vérité. Nous ne pouvons pourtant nous empêcher d'analyser brièvement ces deux sortes de récits ; car, si celui des lettrés nous promet une plus grande fidélité historique, nous devons espérer de trouver dans l'autre, tout défiguré qu'il est par un merveilleux absurde, plus de traits propres à faire juger le caractère des sectaires, et il ne sera même pas impossible d'y recueillir quelques indications sur les sources où le philosophe a puisé sa doctrine.

S'il pouvait y avoir quelques doutes sur l'existence historique d'un personnage nommé, Lao-tseu, ces doutes, devraient céder à la force des témoignages qui attestent que Confucius eut des rapports avec lui ; et, pour s'en garantir tout-à-fait, il suffirait de remarquer qu'une notice sur Lao-tseu fait partie du Sse-ki de ce Sse-ma-thsian dont nos missionnaires n'ont donné qu'une idée imparfaite en l'appelant l'Hérodote de la Chine. Aucun personnage imaginaire, aucun fait controuvé ou merveilleux, aucune circonstance fabuleuse, n'ont été admis comme véritables dans l'ouvrage de cet écrivain, qui est le modèle des historiens à la Chine, et qui mériterait peut-être d'en servir ailleurs. On peut donc, dans notre opinion, regarder comme certains les faits suivants, qui sont tirés de la partie biographique du Sse-ki. Je n'y ajoute que le peu de mots qui est nécessaire pour les rendre plus intelligibles.

Lao-tseu naquit vers la fin du VIIe siècle avant J. C. dans le voisinage du bourg de Li, du ressort de Kou, ville du troisième ordre, qui dépendait de la principauté de Thsou, mais qui était alors soumise aux princes de Tchhin. Le nom de sa famille était Li, et son nom personnel, ou petit nom, Eul ; il eut le titre honorifique de Pe-yang, et le titre posthume de Tan. Il fut revêtu, à la cour impériale des Tcheou, d'un titre qui revient à celui d'historiographe et d'archiviste. Confucius fit exprès le voyage du pays de Tcheou pour consulter Lao-tseu sur les cérémonies, matière qu'on sait être aux yeux des Chinois de la plus grande importance, et du domaine de la plus haute philosophie. On a conservé le souvenir d'un discours que Lao-tseu tint en cette circonstance à Confucius, alors jeune encore, mais qui déjà avait posé pour principale règle de sa conduite l'exemple des anciens qu'il avait sans cesse à la bouche.

— Ces hommes dont vous parlez, lui dit Lao-tseu, ne sont plus depuis longtemps ; leurs os mêmes sont tombés en poussière, et il ne reste d'eux que de vaines maximes. Le sage doit suivre le temps et s'accommoder aux circonstances ; en profiter si elles sont favorables, céder à l'orage dans le cas contraire. On cache avec soin un trésor qu'on a découvert, et l'on n'en fait rien paraître; de même la solide vertu du sage consiste à dissimuler sa sagesse (mot à mot, à être comme un insensé). Éloignez de vous cet extérieur orgueilleux, ces prétentions excessives, ces projets qui ne sauraient vous mener à rien. Voilà l'avertissement que je puis vous donner : faites-en votre profit. »

On ne dit pas quel effet produisit sur l'esprit de Confucius cette leçon un peu sévère. En rendant compte de sa visite à ses disciples, il se servit de ces paroles énigmatiques :

— Je ne suis pas étonné de voir les oiseaux voler, les poissons nager, les quadrupèdes courir. Je sais qu'on prend les poissons dans des nasses, et les quadrupèdes dans des filets, et qu'on perce les oiseaux à coups de flèches. Quant au dragon, j'ignore comment il peut être porté par les vents et les nuages, et s'élever jusqu'au ciel. J'ai vu aujourd'hui Lao-tseu : il est pareil au dragon. »

Il faut remarquer que le dragon [loung] est, dans la mythologie chinoise, un animal merveilleux, emblème des génies célestes ; et qu'ainsi la comparaison de Confucius ne saurait guère être prise en mauvaise part.

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Le Tao-te-king

Si l'on veut examiner les choses sans préjugé, il n'y a pas d'invraisemblance à supposer qu'un philosophe chinois ait voyagé, dès le VIe siècle avant notre ère, dans la Perse, ou en Syrie ; ce livre singulier, sur lequel il nous reste à jeter un coup d'œil, fournit, en faveur de l'idée d'une communication, des arguments bien plus forts que les récits des mythologues et les traditions recueillies par les historiens.

On possède à la Bibliothèque du Roi deux éditions différentes du livre de Lao-tseu. L'une, de 1627, en deux volumes, contient les notes et le commentaire de Kao-chou-tseu de Sou-men. L'autre édition fait partie de la collection des Tseu, c'est-à-dire, des philosophes qui ont écrit avant l'incendie des livres : elle ne contient ni notes ni commentaire. En outre, nous avons, dans le CCXIe livre de la Bibliothèque universelle de Ma-touan-lin, une notice exacte sur le Tao-te-king, et sur dix-neuf éditions principales qui sont plus estimées des bibliographes chinois, avec des extraits des préfaces et des notes des éditeurs. En recourant à ces sources authentiques, nous avons tout lieu de compter sur l'exactitude des notions dont nous allons offrir le résumé.

Le Tao-te-king ou le Livre de la raison et de la vertu, le même que, suivant Tchao-chi, Lao-tseu remit à Yun-hi, porte d'un commun accord le titre de King, c'est-à-dire, classique, invariable, sacré, quoiqu'il ne soit pas mis par les lettrés au rang de ceux auxquels appartient proprement cette dénomination. C'est un hommage qu'on rend à l'antiquité de ce livre, à son authenticité, à la bonne doctrine qu'on y croit renfermée, à la sagesse profonde de l'auteur. Il est composé de deux parties, formant quatre-vingt-un chapitres, et contenant en tout cinq mille sept cent quarante-huit mots. Ceux qui ont cru que ce dernier nombre était celui des sentences ou maximes contenues dans le Tao-te-king, n'avaient pas vu le livre, et avaient mal entendu les termes des auteurs chinois qui en ont parlé. La division de tout l'ouvrage en quatre-vingt-un chapitres ou paragraphes rappelle les quatre-vingt-un ans que Lao-tseu passa, suivant les tao-sse, dans le sein de sa mère, et pourrait bien avoir quelque rapport à cette fable, ou peut-être y avoir donné naissance. Quant aux deux parties dont se compose le livre, elles étaient d'abord intitulées séparément Tao-king, Te-king, Livre de la raison, Livre de la vertu, moins à cause des matières qui y sont traitées, car le sujet de l'une et de l'autre est à peu près le même, qu'à cause de la première phrase de chacun des deux livres, où se trouvent les mots Tao et Te. C'est un usage chinois de désigner ainsi les parties ou chapitres des livres classiques par les mots qui se trouvent au commencement, sans avoir égard au contenu du chapitre. Pour celui-ci, on a fondu en un seul les titre des deux divisions, et depuis longtemps on ne désigne plus ce livre que par le titre unique de Tao-te-king, Livre de la raison et de la vertu. J'ai déjà averti que ces deux mots, et surtout le premier, devaient être pris dans un sens tout à fait spécial, comme nous le verrons bientôt.

Il n'est pas certain que le Tao-te-king ait échappé à l'incendie des livres, sous le règne de Chi-hoang-ti. On pourrait le présumer d'après la doctrine qu'il contient : car cet empereur, qui ne fit brûler les livres qu'en haine des lettrés et de leurs principes, était attaché à la secte des tao-sse; il croyait à la magie, à la divination, au breuvage d'immortalité, et aux autres chimères qui font l'occupation de ces sectaires. On sait qu'il excepta formellement de la proscription, outre l'histoire de sa famille, les livres qui traitaient des sorts, de l'astrologie et de la médecine. Mais, quand même le Tao-te-king aurait été compris dans l'arrêt porté contre les anciens monuments littéraires, il ne serait pas étonnant qu'il se fût conservé, comme tant d'autres de ces monuments qui furent sauvés de la destruction par différents moyens, et qui sont venus jusqu'à nous en tout ou en partie, soit parce qu'on en retrouva des exemplaires dans les provinces éloignées de la cour ou dans des lieux où les lettrés les avaient cachés, soit parce que des hommes qui les savaient par cœur, les récrivirent après la restauration des études. Depuis cette époque, et pendant la durée de la dynastie des Han, beaucoup d'auteurs ont écrit sur le Tao-te-king, pour le commenter et pour l'éclaircir. Quelques-uns des ouvrages faits dans cette intention se sont perdus ; d'autres ont été conservés. En les comparant, on s'aperçoit qu'il y a des différences entre les divers textes du livre de Lao-tseu. Ces variantes ont été recueillies, et l'on en trouve une table à la fin de l'édition que nous avons sous les yeux. Suivant un autre auteur, il y a dans le texte du Tao-te-king deux cents caractères qui sont l'objet de quelques variations dans les manuscrits, cinq qui manquent dans plusieurs textes, cinquante-cinq qui ont été déplacés, trente-huit qui sont corrompus. Le plus mauvais texte, ou du moins celui qui offre le plus de différences avec les éditions ordinaires, est celui qui a été publié au commencement du XIIe siècle, sous le nom de l'empereur Hoeï-tsoung ; mais ces différences, dont on a une table exacte, sont très peu importantes en elles-mêmes, et n'intéressent en rien le fond du livre. La plus ancienne édition connue, et par conséquent celle qui paraît mériter le plus de confiance, est celle qui fut donnée par un anonyme, sous le règne de Hiao-wen-ti, antérieurement à l'an 157 avant J. C. Toutefois il peut se trouver de bonnes leçons dans des éditions postérieures, et la critique chinoise a là matière à s'exercer. De toutes ces différences, et des altérations qu'elles supposent, doit-on conclure que le livre de Lao-tseu ait été essentiellement corrompu ? Je ne le pense pas, et je vois, dans le soin que les auteurs ont eu de les constater et d'en garder le souvenir, une garantie de leur sincérité, une marque des précautions qui ont été prises pour conserver aussi pur que possible un ouvrage respectable par son antiquité. Je suis surtout bien loin de croire, comme l'ont un peu légèrement avancé quelques missionnaires, que l'on y ait inséré en divers temps bien des maximes pernicieuses qui n'étaient pas dans l'original. Le livre, dans l'état où nous l'avons, ne contient aucun des principes, aucune des rêveries dont les tao-sse plus modernes ont rempli les leurs. Il renferme d'autres principes et d'autres rêveries. D'ailleurs les lettrés, qui accusent sans cesse les tao-sse d'avoir perverti les doctrines de l'antiquité, n'auraient pas manqué de leur adresser le même reproche à l'égard du livre de leur maître, si la chose eût eu le moindre fondement. Ils ne l'ont pas fait. Ils honorent Lao-tseu ; ils estiment son livre, et croient seulement que les sectaires ne l'entendent pas, ou l'expliquent mal. Quand on est d'accord sur un texte et qu'on dispute sur l'interprétation de ce même texte, c'est un grand argument en faveur de son authenticité : celui-ci, d'ailleurs, n'offre aucun anachronisme, aucune citation apocryphe, aucun signe enfin qui puisse nous autoriser le moins du monde à croire que l'ouvrage ait été interpolé. Il n'y a pas un livre à la Chine, il n'y a peut-être aucun ouvrage de philosophie en aucun pays, dont l'antiquité et la pureté soient aussi complètement à l'abri du soupçon que le sont celles du livre de Lao-tseu.

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Le Tao

Qu'il me soit permis de faire quelques observations sur le sens du mot de Tao, qui revient tant de fois dans son livre, qui y joue un rôle si important, et qui est comme la clef de toutes ses opinions.

Tao, suivant les plus anciens dictionnaires, le Choue-wen et le Eul-ya, signifie un chemin, le moyen de communication d'un lieu à un autre. De ce premier sens physique et matériel est dérivé le sens métaphysique, d'après le mode suivi dans toutes les langues pour attacher des signes aux idées abstraites. Suivant le Kouang-yun, c'est la route, la voie, la direction, la marche des choses, la raison et la condition de leur existence. Ainsi, suivant le I-king, l'union des deux principes fait la voie. La voie du ciel, ou la raison céleste, se compose des deux principes générateurs de l'univers. Le mou et le dur, ou les principales propriétés de la matière, sont la voie ou la raison de la terre. L'amour des semblables et la justice sont la voie ou la raison de l'homme. Dans le Chou-king, la raison se manifeste par l'intelligence humaine. Par une nouvelle extension, Tao signifie encore parole, comme dans ce passage du livre de l'Obéissance filiale [Hiao-king] : Il ne prononce pas une parole qui ne soit à l'imitation des anciens sages. Dans le Taï-hio, le mot de Tao est pris dans le même sens, et c'est aussi l'acception qu'on donné presque exclusivement à ce mot dans la langue de la conversation, et dans le style qui en offre l'imitation, où Tao signifie toujours parler, dire. Je ne m'arrête pas aux acceptions secondaires du mot Tao, qui sont toutes empruntées des précédentes ; mais je remarque que le caractère qui en est le signe est formé de deux images, dont l'une signifie marche, et l'autre, tête, principe ou commencement. Ainsi le sens primitif du composé pourrait se rendre, conformément à l'étymologie, par premier moteur, ou principe d'action. Cette observation a déjà été faite par le père Prémare. Il y a un auteur chinois qui lui prête un fondement solide quand il dit : Ce que le I-king nomme grand faîte, Confucius, dans son Tchhun-thsieou, l'appelle principe, et Lao-tseu, raison.

Telles sont les significations du mot Tao dans la langue commune. Mais le même mot a acquis, dans le langage des tao-sse, une acception bien plus relevée et bien plus étendue. Ces sectaires s'en servent pour désigner la raison primordiale, l'intelligence qui a formé le monde et qui le régit comme l'esprit régit le corps. C'est en ce sens qu'ils se disent les sectateurs de la raison, tao-sse ; qu'ils appellent leur secte tao-tao, loi du Tao, ou doctrine de la raison ; qu'ils consacrent leur vie à l'étude du Tao ; qu'ils assurent que celui qui connaît à fond le Tao, a la science universelle, le remède universel, la vertu parfaite ; qu'il a acquis un pouvoir surnaturel ; qu'il est capable de s'élever au ciel en traversant les airs ; qu'il ne meurt pas, &c. Il s'est formé de toutes ces idées, avec les notions indiennes sur l'émanation, sur l'anéantissement extatique, sur le retour à l'âme universelle, un mélange que nous n'entreprendrons pas d'éclaircir dans ce Mémoire. La métaphysique et la mythologie des sectateurs de la raison nous paraissent également déraisonnables, et j'ignore si les peines qu'il faudrait prendre pour démêler l'origine de toutes leurs opinions, seraient suffisamment récompensées par l'importance des résultats. C'est assez d'essayer en ce moment de faire connaître les idées qu'a émises, sur le point fondamental de leur doctrine, un philosophe, qui peut-être ne prévoyait guère, en écrivant, le parti que ses sectateurs tireraient de son livre, et auquel on a certainement fait tort, quand on l'a considéré comme le patriarche d'une secte de jongleurs, de magiciens et d'astrologues. En effet, ce ne sont pas des récits merveilleux et des fables absurdes qu'on peut lui reprocher, mais les subtilités d'une métaphysique raffinée, et l'abus du raisonnement, excès précisément opposé à celui dans lequel sont tombés ses prétendus disciples.

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I-hi-weï ou IHV, IAO, ι̉αού, ̉Iαω, IAΩ

J'arrive à un dernier passage du Tao-te-king, que je dois nécessairement rappeler, parce qu'il me paraît, plus qu'aucun autre, propre à faire remonter aux sources où l'auteur a puisé. Le père Cibot, qui l'a cité le premier, a commis, en le traduisant, quelques méprises que M. Montucci a trop fidèlement reproduites en y ajoutant plusieurs erreurs nouvelles.

Voici d'abord le texte original :

« Celui que vous regardez et que vous ne voyez pas, se nomme I ; celui que vous écoutez et que vous n'entendez pas, se nomme Hi ; celui que votre main cherche et qu'elle ne peut saisir, se nomme Weï. Ce sont trois êtres qu'on ne peut comprendre, et qui, confondus, n'en font qu'un. Celui qui est au-dessus, n'est pas plus brillant ; celui qui est au-dessous, n'est pas plus obscur. C'est une chaîne sans interruption, qu'on ne peut nommer, qui rentre dans le non-être. C'est ce qu'on appelle forme sans forme, image sans image, être indéfinissable. En allant au-devant, on ne lui voit pas de principe ; en le suivant, on ne voit rien au-delà. Celui qui saisit l'état ancien de la raison (c'est-à-dire, le néant des êtres avant la création), pour apprécier ce qui existe à présent, ou l'univers, on peut dire qu'il tient la chaîne de la raison. »

Voilà, je crois, la traduction la plus littérale qu'on puisse faire de ce passage ; elle diffère en plusieurs points de celle du père Cibot. Mais, sans m'arrêter à relever ces différences, il en est une qu'on ne peut passer sous silence : c'est la mauvaise lecture du mot I, le premier terme de la triade, que le missionnaire a lu khi. Cette méprise l'a empêché de voir de quoi il s'agissait, et a aussi induit en erreur M. Montucci, qui a torturé !es trois caractères du texte pour y trouver les sens les plus forcés. Khi, suivant lui, est l'énergie vivifiante qui donne l'existence à l'univers; hi signifie souffle léger, et oueï veut dire messager, envoyé. On voit sans peine à quel désir a cédé M. Montucci en donnant cette interprétation à ce passage. C'est celui qui a déjà égaré trois des plus habiles missionnaires de la Chine, les pères Bouvet, Fouquet et Prémare, et qui, leur ayant fait entreprendre, dans l'intérêt de leur système, la lecture de tous les monuments de l'antiquité chinoise, les a conduits, malgré leur profonde érudition et la pureté de leurs intentions, à des conséquences tellement erronées, qu'elles ne sont pas entrées pour peu de chose dans les vues que je me suis proposées en composant ce Mémoire. Les interprétations de M. Montucci sont, je dois le dire, pareillement dépourvues de fondement. Les trois caractères employés ici n'ont aucun sens ; ils sont simplement les signes de sons étrangers à la langue chinoise, soit qu'on les articule tout entiers i, hi, weï, soit qu'on prenne séparément les initiales, que les Chinois ne savent pas isoler dans l'écriture, I, H, V. IHV, dit le commentateur, signifie le vide, ou le rien ; ce qui doit s'entendre, non par opposition à l'être, mais par exclusion de la matière : car les Chinois désignent souvent l'esprit par ces mots hiu-wou, qui signifient proprement vacuum et nihil ; et l'on a cru trop facilement que les bouddhistes chinois, qui emploient ces mots aussi bien que les tao-sse, rapportaient au néant l'origine de toutes choses, et niaient même l'existence de l'univers ; ce qui est absolument vide de sens et contradictoire dans les termes, en disant qu'il était wou, c'est-à-dire, rien, tandis qu'ils se contentent de mettre en doute l'existence de la matière, comme de plus habiles métaphysiciens l'ont fait dans d'autres parties du monde, et de définir l'esprit, à la manière de quelques rabbins, par un terme négatif qui exprime qu'il n'est rien de ce dont nos sens nous donnent une idée. L'abbé le Batteux a très bien fait voir qu'il y avait aussi chez les anciens une distinction fondamentale entre le néant et le non-être.

Pour en revenir au passage de Lao-tseu, on peut remarquer que la notion de la triade y est plus explicitement exprimée qu'elle ne l'est en aucun endroit de Platon ou des philosophes qui ont adopté et étendu ses idées sur l'origine du monde. Il n'y a que Plotin dans les écrits duquel on peut trouver quelque chose d'approchant : encore faut-il, pour l'y voir, les yeux de Marsile Ficin, son commentateur. On peut croire qu'en ce point du moins, le platonicien de Florence ne s'est pas trop écarté du sens de son auteur. Du reste les passages des auteurs païens où se trouve clairement exprimée la même idée, ne nous ont été conservés que par des écrivains chrétiens, qu'on a peut-être un peu légèrement, ou du moins trop généralement, accusés de les avoir altérés, pour les accommoder à leurs vues. Ce qui pouvait contribuer à faire soupçonner ces modernes, c'est l'obscurité avec laquelle s'expriment, sur cette matière, les auteurs plus anciens dont nous avons les paroles. Mais Lao-tseu n'avait vraisemblablement pas, en enseignant sa doctrine, les mêmes motifs que Pythagore, pour l'envelopper de voiles impénétrables. Il n'était pas, comme Platon, obligé de s'expliquer par énigmes, de peur que ses écrits, venant à tomber en des mains inconnues, ne fussent compris par d'autres que ceux à qui il les adressait. Les idées dont il s'agit étaient répandues à la Chine à cette époque : on les retrouve dans plusieurs contemporains de Lao-tseu ; quoiqu'à dire vrai, je ne sache pas un seul passage aussi précis que celui qu'on vient de lire.

Le nom trigrammatique de I-hi-weï ou IHV étant, comme on l'a vu, étranger à la langue chinoise, il est intéressant d'en découvrir l'origine. On ne saurait, à mon avis, la chercher dans l'Inde, où les mêmes idées doivent incontestablement se retrouver, mais où elles paraissent être exprimées par des termes tout différents. Ce mot me paraît être matériellement identique à celui de IAO, qui est, comme on sait, le nom que diverses sectes orientales des premiers siècles du christianisme, qu'on a coutume de réunir sous le nom de gnostiques, donnaient au soleil, ou, pour mieux dire, au dieu dont le soleil était pour eux l'image et le symbole. À s'en rapporter aux auteurs qui ont pris le nom de IAO dans ce sens et à cette époque, ce mot serait formé, d'après des considérations astrologiques, de la réunion de trois des voyelles consacrées aux planètes, et combinées dans un certain ordre mystique propre à figurer la diffusion de la lumière du soleil, représentée par I, dans toutes les planètes, depuis la lune, qui est la première et qu'on désigne par A, jusqu'à Saturne, qui est la dernière et qui est marqué par Ω. Mais ce n'est là qu'une explication secondaire, trouvée postérieurement à l'introduction de l'alphabet grec dans les contrées orientales, et l'on peut regarder comme beaucoup plus vraisemblable l'opinion qui fait du mot Iαω une altération de tétragramme hébraïque. Les Pères de l'Église s'en sont souvent servis en ce sens. Hésychius explique le nom du roi Osée par les mots ι̉σχύν ̉Iαω, force de Dieu. S. Clément d'Alexandrie assure que le tétragramme mystique qu'on ne faisait connaître qu'à ceux qui étaient admis dans le sanctuaire, était ι̉αού, nom qui signifiait celui qui est et qui sera. Origène donne  ̉Iαή pour équivalent de l'hébreu Adonaï, et du grec Kύριος. Théodoret dit que les Samaritains appelaient Dieu  ̉Ιαбέ, et les juifs,  ̉Aïά, nom qui, suivant les interprètes, est le même que 'Iαω. Diodore de Sicile exprime par  ̉Iαω le nom que, suivant lui, les juifs donnaient à Dieu. Le même nom se trouvait écrit  ̉Iευώ dans la version de Sanchoniathon par Philon de Byblos, suivant Eusèbe. Des juifs, il paraît que ce nom avait passé aux nations voisines, et s'était introduit, avec des idées un peu différentes, chez plusieurs sectes religieuses ou philosophiques. Juba, nom que les Maures donnaient à leurs rois signifie Dieu dans leur langue ; ce mot, qui a été pris par les anciens pour celui d'un roi de Mauritanie mis au rang des dieux, par quelques modernes pour une altération de Jehovah, pourrait avoir été l'un et l'autre tout à la fois ; il diffère à peine de ceux que nous avons déjà rappelés. L'oracle de Claros nomme 'Iαω le plus puissant de tous les dieux. On a conjecturé, avec quelque vraisemblance, que le fameux τετρακτύς de Pythagore était l'ineffable tétragramme hébraïque ; ce dernier du moins pourrait bien avoir été le symbole de l'idée que Pythagore attachait à son quatre, principe de tous les êtres, τέσσαρα των πάντων ριζώματα. Enfin on a fait remonter plus haut encore l'origine de la connaissance que les païens ont dû avoir du nom de Jéhovah, en y voyant la racine du nom de Iovis employé, soit dans les cas obliques de Jupiter, soit au cas direct, comme on en trouve beaucoup d'exemples, ou même comme radical du nom de Jupiter, Iovispiter.

Il est toutefois bien remarquable que la transcription la plus exacte de ce nom célèbre se rencontre dans un livre chinois ; car Lao-tseu a conservé l'aspiration que les Grecs n'ont pu exprimer avec les lettres de leur alphabet. D'un autre côté, le tétragramme se trouve, dans le Tao-te-king, comme chez la plupart des anciens, réduit à trois lettres. Cela sans doute ne faisait rien à la prononciation, parce que, suivant toute apparence, [la dernière lettre] ne s'articulait pas. Néanmoins je suis porté à croire que cette altération d'un nom si sacré et à la constitution duquel on attachait tant d'importance, n'a pas eu lieu par hasard, et n'est pas l'effet d'une corruption arbitraire. Serait-il impossible que les philosophes, à quelque nation qu'ils appartinssent, qui ont donné à Platon et à Lao-tseu l'idée de leur triade, eussent cherché à la désigner symboliquement par un mot de trois lettres, soit pour représenter les trois période d'existence de celui qui est, qui a été et qui sera, ou ses trois principaux attributs, l'être, l'intelligence et la vie ! Les rêveries des gnostiques sur la formation du nom de IAΩ ne sont-elles pas une imitation grossière de cette altération primitive, dont l'intention est formellement exprimée dans le passage du Tao-te-king ? Quelque réponse qu'on fasse à ces questions, le fait d'un nom hébraïque ou syrien dans un ancien livre chinois, ce fait, inconnu jusqu'à présent, est toujours assez singulier, et il reste, je crois, complètement démontré, quoiqu'il y ait encore beaucoup à faire pour l'expliquer d'une manière satisfaisante.

C'était là un point essentiel sur lequel je ne pouvais trop insister : car il serait possible, à la rigueur, de conserver des doutes sur des points de doctrine plus ou moins obscurs, ou sur des distinctions métaphysiques plus ou moins vagues, qui doivent avoir été, dès ces siècles reculés, répandus dans diverses contrées, et dont l'origine sera encore longtemps incertaine. Mais ce nom, si bien conservé dans le Tao-te-king, qu'on peut dire que les Chinois l'ont mieux connu et plus exactement transcrit que les Grecs, est une particularité vraiment caractéristique : il me paraît impossible de douter que ce nom ne soit, sous cette forme, originaire de la Syrie, et je le regarde comme une marque incontestable de la route que les idées que nous nommons pythagoriciennes ou platoniciennes, ont suivie pour arriver jusqu'à la Chine.

Effectivement, si nous cherchons à déterminer de qui Lao-tseu a pu tenir les opinions qui sont exprimées dans son livre, nous serons ramenés, par des considérations de divers genres, aux contrées d'où ces opinions semblent originaires. Lao-tseu a voyagé très loin dans l'Occident, du côté de Balkh, peut-être en Perse ou même en Syrie ; mais, selon les meilleurs auteurs, c'est après avoir publié son livre, et il n'est jamais revenu dans sa patrie. Ce n'est donc pas, suivant ces auteurs, dans son voyage qu'il avait formé sa doctrine. Mais cette doctrine, ne l'avait-il pas reçue des pays occidentaux ? Quel motif l'eût entraîné, vers la fin de sa vie, si loin de la Chine, dans des contrées inconnues ? N'allait-il pas chercher l'explication et le développement de principes qui lui avaient été apportés précédemment ? Ne remontait-il pas, comme Pythagore et Platon dans leurs voyages en Égypte, aux sources d'où dérivaient les opinions qu'ils avaient embrassées ? Selon les tao-sse, l'âme de Lao-tseu avait anciennement voyagé dans les royaumes qui sont à l'occident de la Perse ; elle y avait enseigné le dogme de la raison primordiale. Cette fable n'est-elle pas un vestige de quelque tradition relative à l'origine de ce dogme ? Avant son voyage, Lao-tseu connaissait le nom de IHV : l'avait-il appris des juifs qui durent, vers ce temps même, se répandre en Asie par un effet de la dispersion des tribus, et qui purent pénétrer jusque dans la Chine ? ou bien le tenait-il des apôtres de quelque secte orientale qui ne nous est pas connue, et à laquelle durent appartenir aussi les philosophes qui furent les maîtres ou les précurseurs de Pythagore ? Voilà bien des incertitudes et des hypothèses bien vagues : il faut pourtant choisir entre ces hypothèses pour expliquer le fait, qui, pris en lui-même, est bien constant, et ne donne, ce semble, matière à aucun doute.

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