Joseph Brucker (1845-1926)

BENOÎT DE GOÈS

missionnaire voyageur dans l'Asie centrale (1603-1607)

Revue Études, 1879, A23 série 6 tome 3, pp. 589-612 ; 678-695.

  • "Benoît de Goès n'est pas un inconnu dans l'histoire des voyages et des découvertes géographiques. De nos jours, le père de la « science de la terre » au sens moderne, Karl Ritter, a rendu un loyal hommage à « cet héroïque frère de la mission des jésuites en Indostan, qui fut chargé de la tâche difficile de frayer et d'explorer la route continentale, alors complètement inconnue, de l'Inde au Catay par Caboul, Kachgar, Yerken, Aksu, Hami."
  • "Le voyage de Goès est de ceux qui méritent de n'être pas oubliés... L'ensemble du chemin qu'il a parcouru, de Lahore, dans le Pendjab, à Sou-tcheou, sur la frontière de Chine, en passant par Kaboul, Talikhan, Yarkand, Khamil, peut être évalué sans exagération, à près de 4.000 kilomètres ; et tout ce chemin il l'a fait à travers les pays les moins propices aux voyageurs, l'Afghanistan, la Boukharie et le Badakhchan, le plateau de Pamir, la Kachgarie et le Turkestan oriental, le désert Gobi."
  • "Mais l'expédition de Benoît de Goès n'est pas remarquable seulement pour la longueur et la difficulté de la route. Ce qui la rend surtout digne de figurer à jamais dans les annales de la géographie, c'est qu'elle a été poussée au milieu de contrées et de populations jusque-là presque entièrement inconnues ; c'est qu'elle a fait, pour ainsi dire, une brèche lumineuse à travers les épaisses ténèbres qui cachaient encore à l'Europe le centre de l'Asie."
  • "À la vérité, le voyageur jésuite avait été précédé sur ce terrain dès le XIIIe siècle, par le célèbre Vénitien Marco Polo... Mais... Marc Pol ne s'est pas préoccupé de donner à ses souvenirs un arrangement méthodique... Goès, au contraire, sans être un savant et sans songer aux exigences de la science, s'est appliqué de son mieux à rendre son voyage utile au progrès de nos connaissances sur la Terre et les hommes ; et il y a réussi, croyons-nous, d'une manière très remarquable."


Extraits : Le projet d'expédition vers le Catay - Mais qui ? et par quelle route ?
Jusqu'au « toit du monde » - Jusqu'à la Grande muraille, et au-delà - Le marbre luisant
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Le projet d'expédition vers le Catay

C'étaient les Pères employés dans la mission du Mogor qui avaient suggéré l'idée de cette expédition. Depuis plusieurs années ils entendaient parler d'un vaste pays presque entièrement chrétien, situé au nord-est de l'Inde. On le leur désignait sous le nom de Chatai et la ville principale, où le roi faisait sa résidence était appelée Chambalù. Un vieux marchand mahométan, qui affirmait avoir demeuré pendant treize années à Chambalù, fournit au père Xavier les détails les plus circonstanciés sur cette chrétienté prétendue. Ce missionnaire, digne cousin de saint François Xavier, comprit que, si le marchand disait vrai, un champ nouveau et magnifique s'ouvrait au zèle des apôtres. Après avoir contrôlé par différentes voies ces étonnants rapports, il se convainquit finalement qu'ils devaient avoir un fond de vérité. Ils paraissaient d'ailleurs moins surprenants, si l'on songeait que les relations de tous les voyageurs du moyen âge qui avaient visité l'Asie orientale, attestaient la présence de nombreux chrétiens dans tous ces parages, mais notamment dans un grand pays qu'elles appelaient Cathay et dont la capitale était nommée Cambalù.

Le père Xavier pensait surtout à Marc Pol et aux religieux franciscains et dominicains envoyés par le pape Innocent IV et par saint Louis comme ambassadeurs auprès du grand khan des Tartares-Mongols (1245-1253). C'étaient, en effet, ces religieux qui avaient les premiers parlé du Cathay à l'Europe, en y signalant l'existence de plusieurs chrétientés considérables, mais infectées de l'hérésie nestorienne et, de plus, très corrompues dans leurs mœurs. Quant à Cambalù, Marc Pol le donne sous la forme Cambaluc, l'intrépide fra Odorico d'Udine, moine franciscain, sous celle de Cambalec, et ces voyageurs, qui ont tous deux visité la ville à peu d'années de distance, — Marc Pol vers la fin du XIIIe siècle, Odorico au commencement du XIVe — en font la capitale de l'empire du grand khan (des Mongols), en même temps que la « maistre cité » du Catay.

Pour le dire tout de suite, Cambalec, Cambaluc ou Cambalu n'est qu'une altération du nom mongol Kaan-balikhi, lequel ne signifie pas autre chose que « la ville du Khan ». Pékin, qui occupe l'emplacement de cette ancienne capitale, a gardé ce nom auprès des Tartares et des mahométans occidentaux longtemps après que la Chine eut secoué le joug des successeurs de Djingis-Khan. Le Catay, comme le prouvera Goès, est un nom par lequel les Tartares et les mahométans de l'Asie centrale désignaient la Chine.

Quant au christianisme, il est sûr qu'il a été prêché dans la partie nord-ouest de la Chine propre dès le XIIIe siècle, et il a été protégé par les souverains chinois de ce temps-là. Au XIIIe siècle, beaucoup de chrétiens entrèrent en Chine à la suite des conquérants mongols, qui en comptaient eux-mêmes un bon nombre dans leurs rangs. Puis, sur la fin du même siècle, des missionnaires franciscains vinrent au Cathay, appelés par le grand khan, Koubilaï, lui-même, et les papes ordonnèrent des évêques pour la capitale, Cambalu. Mais cette mission, qui fut la première mission catholique de la Chine et de Pékin, ne survécut pas à l'expulsion des Mongols par les Catayens indigènes, c'est-à-dire les Chinois (1368). Enfin, lorsque les missionnaires jésuites vinrent, à leur tour, évangéliser la Chine au XVIe siècle, ils ne trouvèrent plus de chrétiens nulle part.

Le rapport du marchand mahométan, d'après lequel la plupart des habitants du Catay, à commencer par le roi, étaient chrétiens, reposait sur une illusion. Il avait été trompé par la ressemblance toute matérielle et extérieure qu'offre le bouddhisme chinois avec quelques rites du culte catholique. La même erreur a été commise par beaucoup d'autres de ses coreligionnaires ; aussi tous les voyageurs du XVe et du XVIe siècles qui ont cherché des informations sur le Catay chez les musulmans, ont entendu répéter exactement les mêmes fables sur le christianisme de ce pays. Du reste, les autres contrées où règne le culte bouddhiste, notamment le Tibet, ont été données, comme la Chine, pour être chrétiennes. Le père Xavier lui-même rapporte, qu'étant dans le royaume de Cachmir, où il avait suivi l'empereur Akbar avec le frère Goès, on lui dit que le « royaume de Tebat (Tibet), qui s'étendait à l'orient du Cachmir jusqu'au Chetai ou Catay, renfermait beaucoup de chrétiens et d'églises avec des prêtres et des évêques ».

Après tout ce que nous venons de dire, on reconnaîtra que le père Xavier et ses confrères pouvaient, sans trop de crédulité, attribuer quelque valeur à ces rapports. Un homme seul avait déjà deviné la vérité sur le Catay et ses chrétiens : c'était l'illustre père Mathieu Ricci. Ayant eu connaissance de la question agitée dans l'Inde, il écrivit à ses confrères, encore avant le départ de Benoît de Goès, que le Catay n'était pas autre chose que le nom de la Chine, et Cambalu celui de Pékin, chez les mahométans. Quant à ce que les marchands musulmans racontaient du grand nombre de chrétiens, c'était une fable. Le père Ricci ajoutait des preuves à cette assertion, preuves très bonnes, mais qui ne parurent pas alors suffisantes pour contrebalancer le témoignage si positif des marchands mahométans. Le père Pimenta jugea donc utile d'envoyer un de ses subordonnés à la découverte, ne fût-ce que pour dissiper toute incertitude sur cet intéressant problème. Une considération eut beaucoup de poids sur sa détermination : si l'expédition n'amenait pas la découverte d'un Catay différent de la Chine, peut-être, pensait-il, elle ouvrirait un chemin plus court pour atteindre ce dernier pays.

Avisé du projet, le roi d'Espagne et de Portugal réunis, Philippe II, lui donna aussitôt son appui. Le vice-roi des Indes, Arias Saldanha, reçut ordre de pourvoir aux frais de l'expédition, et il s'en acquitta libéralement. On pourrait observer ici, en passant, que les Espagnols et les Portugais avaient plus d'une raison de favoriser une pareille entreprise. En effet, c'était encore le temps où les Anglais et les Hollandais, jaloux du bonheur des découvreurs méridionaux, tentaient la fortune de leur côté, en se lançant dans ces navigations malheureuses au nord-est de l'Europe, où ils espéraient trouver un chemin nouveau et plus court vers des pays encore vierges et non moins riches que le nouveau monde ou l'Inde. Or, l'objectif principal de ces tentatives était précisément le Catay, ce Catay merveilleux de Marc Pol, que Christophe Colomb cherchait aussi quand il rencontra l'Amérique, ce Catay, « le but et la récompense de tous les navigateurs », où l'on ramasserait à volonté l'or, l'argent, les pierreries.


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Mais qui ? et par quelle route ?

Le voyage étant donc résolu, le père Pimenta songea à qui il pourrait en confier l'exécution. Personne ne lui parut plus capable de la faire réussir que Benoît de Goès : en effet, la connaissance parfaite que le frère possédait du persan, idiome alors courant dans toute l'Asie centrale, l'intelligence et la prudence dont il avait fait preuve dans la mission du Mogor, enfin, surtout, son talent remarquable pour traiter avec les mahométans, toutes ces qualités, accompagnées d'ailleurs d'une vertu éprouvée, le désignaient naturellement au choix de son supérieur. L'événement prouva qu'on n'avait pas trop présumé de sa valeur.

Restait à déterminer la route que le voyageur devrait prendre. Les informations que le père Xavier avait prises auprès des marchands lui avaient fait proposer d'abord le chemin du Tibet.

« Partant de Lahore, écrit-il en 1598, on rencontre d'abord le Cachimir (Kachmir), qui fait encore partie de l'empire d'Akbar. De là on va droit au royaume de Tebat (Tibet), dont le roi est grand ami d'Akbar et d'où, avec les lettres de ce prince, on arrivera facilement à Caygar (Kachgar). D'ici il n'y a plus que quelques milles jusqu'à la première ville de Chatai, qui est habitée par des chrétiens. »

Le Père se faisait illusion sur la distance de Kachgar au Catay ; c'était encore son marchand qui l'avait induit en erreur. Mais il y a lieu de remarquer que le père Xavier avait aussi pris conseil du Theatrum mundi, c'est-à-dire, sans doute, l'atlas d'Abraham Ortelius. Or, dans ce recueil, on trouve une carte de Russie, Moscovie et Tartarie, dressée en 1562 par Antoine Jenkinson, qui avait été envoyé, en 1558, par une compagnie de marchands anglais, pour découvrir le chemin de Catay à travers la Russie et le Turkestan. Jenkinson ne put pas pousser plus loin que Bokhara ; mais, d'après les informations qu'il avait prises dans l'Asie centrale, il marque, sur sa carte, Cascara (Kachgar) à trente jours de marche des frontières du Cathay.

Pour revenir à notre expédition, de nouveaux renseignements modifièrent le premier plan.

« Pour ce qui est du chemin (du Catay), écrit le père Xavier, au 1er août 1599, quelques-uns pensent qu'on pourrait prendre par le Bengale, c'est-à-dire par le royaume de Garagata (Calcutta), où se termine (à l'est) l'empire d'Akbar ; mais le plus commode est d'aller par Lahore et le pays de Cabul (Kaboul). Quoique un peu plus longue, cette route est plus battue et fréquentée des marchands. »

Le Père faisait remarquer que Kaboul était sous la domination d'Akbar. De là, ajoute-t-il, « on ira au Badaxan (Badakhchan) ; l'ancien souverain de ce pays vit dans les terres d'Akbar, et trois de ses fils ont été nos élèves, et c'est leur frère qui règne actuellement. » Il concluait, qu'avec l'appui d'Akbar, qui était assuré, le chemin était ouvert de ce côté jusqu'aux confins du Catay. C'était encore trop ignorer les obstacles. Finalement, on se décida pour cette dernière route.

Il fut convenu que le frère Benoît, pour voyager plus librement, se déguiserait en marchand arménien. Mais, s'il cache sa qualité d'Européen, il n'ira jamais, comme l'ont cru devoir faire les voyageurs venus après lui, jusqu'à dissimuler sa religion ; il prit même un nom qui marquait ouvertement sa foi, celui d'Abdullah Isaï (Isaï signifie « chrétien » chez les Persans). Abkar lui fit remettre des lettres de recommandation pour différents rois, ses vassaux ou ses alliés ; il y ajouta, pour contribuer aux dépenses du voyage, un présent de 400 écus, libéralité qui fut beaucoup remarquée, « parce que le roi était assez tenant de sa nature ». Pour soutenir son rôle de marchand et pourvoir à son entretien, Goès prit avec lui différentes marchandises. On lui donna comme compagnons de voyage deux Grecs, connaissant quelque peu le pays, l'un diacre (le père Trigault dit : prêtre), l'autre négociant, plus un Arménien, nommé Isaac, qui lui fut seul fidèle jusqu'au bout.

Ainsi pourvu de tout ce qui était nécessaire, notre voyageur devait s'adjoindre à une des caravanes de commerçants qui se rendaient chaque année de Lahore à Kaboul et de Kaboul à Kachgar. Dans cette dernière ville, il rencontrerait un autre convoi pour passer jusqu'au Catay.

Goès quitta la ville d'Agra, après avoir reçu les dernières instructions de son cher père Jérôme Xavier, le 2 octobre 1602.


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Jusqu'au « toit du monde »

Goès quitta la ville d'Agra, après avoir reçu les dernières instructions de son cher père Jérôme Xavier, le 2 octobre 1602. Il arriva le 8 décembre à Lahore, d'où il repartit avec la caravane, vers le 15 février 1603, se dirigeant au nord-ouest, sur Peshawer et Kaboul. Ses compagnons de voyage, mahométans pour la plupart, étaient près de 500 ; un grand nombre de bêtes de somme, de chameaux et de voitures portaient les marchandises. Les embarras inséparables d'un pareil convoi, joints aux autres difficultés des routes, rendirent la marche fort lente. On mit, semble-t-il, plus de six mois pour atteindre Kaboul.

« Ayant fait 102 cosses, qui valent autant de milles d'Italie (200 kilomètres environ), il écrivit au père Pinheiro, de la province de Gaçar, disant qu'ils enduraient un grand froid, à cause des montagnes couvertes de neige qu'ils côtoyaient. »

La « province de Gaçar » est sans doute le district montagneux de Hazar, à l'est de Peshawer, entre l'Indus et le Kachmir ; les « montagnes couvertes de neige » ne sont autres que les monts Himalaya. Dans une seconde lettre adressée au même Père, à Lahore, après six mois de voyage, Goès dit « qu'il se retrouvait parmi des gens fort cruels et inhumains : tellement qu'un de ces rois barbares le menaça de le faire fouler aux pieds des éléphants, parce qu'il confessait la foi de Jésus-Christ. »

La courageuse réponse du Frère, qui déclara qu'il serait heureux de donner son sang pour sa foi, désarma le tyranneau hindou. Nous verrons notre voyageur exposé plus d'une fois au même danger ; il ne se départira jamais, pour cela, de son intrépide franchise...

On n'était pas sorti des États d'Akbar depuis Lahore ; mais son autorité ne se faisait plus guère sentir depuis longtemps. Au delà de l'Indus, dans la région montagneuse qui commence près de Peshawer et qui est connue sous le nom de Khaïber, la caravane dut plus d'une fois se frayer son chemin par les armes. Cette région, alors comme aujourd'hui, était infestée de tribus sauvages, toujours à l'affût sur les abords de l'Inde et de l'Asie centrale, pour détrousser les voyageurs mal défendus. Aux environs de Djelalabad ou de Djagdalik, la caravane fut heureuse de recevoir une escorte de 400 soldats du chef qui commandait dans le pays au nom d'Akbar. Elle eut à soutenir, quelque temps après, un véritable combat, où il y eut de nombreux blessés. Ailleurs, tandis que les bêtes de somme, chargées de bagages, avançaient par la route tracée à travers les gorges de montagnes, les marchands étaient obligés de suivre en armes les hauteurs, afin d'en chasser les brigands et de les empêcher de rouler des rochers sur le convoi, comme c'était, paraît-il, leur habitude.

C'est sans doute aussi près de Djelalabad que Goès entendit parler d'une autre race d'hommes, non moins sauvages que ceux des passes de Khaïber, mais pourtant un peu plus dignes d'intérêt.

« S'acheminant, dit la relation de Trigault, en une petite ville, ils (la caravane) rencontrèrent un certain pèlerin anachorète, duquel ils apprirent qu'il y avait à trente journées de là une ville du nom de Capherstam, où il n'est permis à aucun sarrazin (mahométan) d'entrer, et ceux qui y entrent sont punis de mort. Toutefois les marchands païens ne sont nullement empêchés d'entrer dans les villes, mais l'accès des temples leur est défendu. L'ermite racontait que tous les naturels habitants de cette région n'allaient au temple qu'avec des habits noirs, que la terre était fertile et qu'on y trouvait abondance de raisins. Notre frère Benoît ayant goûté du vin que l'ermite lui présenta, reconnut qu'il était du tout semblable au nôtre. Laquelle chose étant inusitée entre les sarrazins de ces lieux-là, lui donna quelque soupçon que peut-être ce pays était habité par des chrétiens. »

On voit qu'il s'agit ici du Kâfiristan, district montagneux qui s'étend au nord-est de la vallée de Kaboul, entre le Kounar et les crêtes de l'Hindou-Kouch. Les indigènes, ennemis mortels des musulmans, contre lesquels ils ont toujours vigoureusement défendu leur vieux paganisme et leur indépendance, sont appelés par leurs voisins, tantôt Kâfirs (infidèles) à cause de leur religion, tantôt Siah-pouch (habits noirs), à cause de leur costume de peaux de chèvres noires.

Notons que Benoît de Goès est le premier à parler de cette curieuse peuplade, qui depuis lors a souvent occupé les ethnographes.

Le Frère dut faire, malgré lui, un assez long séjour à Kaboul. Plusieurs marchands, rebutés par les ennuis déjà endurés depuis Lahore, renoncèrent à pousser plus loin, et les autres n'osaient repartir avant d'être renforcés. Quand la caravane, enfin réorganisée, put se remettre en marche, deux des compagnons chrétiens du frère, le clerc grec Léon et le marchand Démétrius, refusèrent de le suivre ; l'Arménien Isaac, seul, lui demeura fidèle.

Il s'agissait maintenant de franchir la frontière du nord-ouest de l'Inde, le haut et large rempart de l'Hindou-Kouch, le Caucase indien des auteurs classiques. La grande chaîne, au nord de Kaboul, offre une vingtaine de passages praticables au moins dans la bonne saison. Le plus commode et le plus fréquenté est celui de Bamyan, qui suit une dépression entre l'Hindou-Kouch proprement dit et sa continuation occidentale, appelée Kohi-Baba. Mais la caravane choisit un autre passage, situé plus à l'est, par conséquent plus direct pour elle, quoique plus difficile...

En redescendant la grande chaîne, la caravane continua encore quelque temps à marcher vers le nord. À Talhan (Talikhan), elle rejoignit la route commerciale qui traverse la vallée de l'Oxus, de l'ouest à l'est ; à partir de ce point, elle allait aussi se diriger constamment vers l'orient. Mais avant d'arriver à Talhan, la relation nomme un « pays de Calcià », dans lequel Goès a fait des observations intéressantes.

« Les gens de cette contrée, dit-il, ont les cheveux et la barbe blonds comme les Belges. Ils habitent plusieurs villages. »

Quoique très courte et très simple, cette caractéristique est significative. Aux yeux des ethnographes, les cheveux blonds sont un indice presque infaillible de sang aryen ou indo-européen ; le peuple de Caltchà serait donc un de nos plus proches parents...

L'identification que nous proposons ici est confirmée par d'autres détails conservés dans la Relation du père Trigault. On y lit, en effet, que la caravane s'arrêta un mois entier à Talikhan, « à cause de la guerre civile qui désolait la contrée ; car on disait que, par suite de l'insurrection des peuples caltchas, les routes étaient peu sûres ».

Il est clair qu'il s'agit ici d'un soulèvement de la population indigène iranienne contre les dominateurs étrangers, les Uzbeks. Le peu que l'on connaît de l'histoire du Badakhchan donne lieu de penser que des mouvements semblables eurent lieu plus d'une fois dans ce malheureux pays ; ils n'étaient que trop justifiés par la conduite des chefs uzbeks, qui ont presque toujours exercé leur puissance moins en maîtres réguliers qu'en chefs de brigands... Malgré les précautions prises, la caravane ne put éviter la rencontre des Caltchas insurgés : l'incident, qui faillit devenir tragique, se termina par un tribut que les rebelles prélevèrent sur les marchandises...

Benoît arrivait maintenant au pied du célèbre plateau de Pamir, que les indigènes de l'Asie centrale appellent le « toit du monde » (Bam-i-dunya). Ce nom est assez bien justifié, puisque la hauteur moyenne de cette plaine élevée est de 4 à 5.000 mètres, c'est-à-dire presque la hauteur du mont Blanc, et que sa superficie embrasse 125.000 à 130.000 kilomètres carrés, soit à peu près le quart du territoire français...

Le Frère a expressément décrit sa traversée du Pamir, dans une lettre qu'il envoya de Yarkand à ses confrères de l'Inde et dont le père Guerreiro nous a transmis des extraits. En effet, voici, entre autres choses, ce que rapporte cet utile historien des missions portugaises, nous le citons d'après le père du Jarric :

« Benoît de Goès, étant encore à Hircande (Yarkand), écrivit qu'il avait passé le plus fâcheux et pénible chemin de tous, c'est à savoir le désert de Pamech, où lui étaient morts cinq chevaux à cause du grand froid qu'il fait en ce désert, sans trouver du bois pour se chauffer, et pour y être l'air si fort qu'il empêche la respiration des animaux, de sorte que les chevaux et les hommes mêmes tombent souvent roides morts à terre, pour ne pouvoir prendre haleine. Le remède duquel les hommes se servent pour obvier à cela, c'est de manger des aulx ou des oignons ou quelques abricots secs ; et pour les bêtes, on leur oint la bouche d'aulx. Ce désert se passe en quarante jours quand il y a neiges, et en moins quand il n'y en a pas. Il est fort hanté des larrons et voleurs, lesquels vont attendre là les caravanes des marchands et les détroussent, s'ils peuvent, ou même les tuent. »

...Il est donc sûr que Benoît de Goès a traversé le Pamir ; seulement, il n'est guère possible, avec le peu qui nous reste de son journal, de tracer d'une manière précise le chemin qu'il a suivi dans cette traversée...

Après être sortie du mauvais défilé de Tengi-Badakhchan et avoir subi une nouvelle attaque de pillards, « la caravane atteignit Ciarciunàr (Tchar-tchounar) ; elle y fut arrêtée par les pluies et forcée de séjourner pendant cinq jours en rase campagne ; pour comble d'infortune, elle fut encore une fois assaillie par des voleurs. De Tchar-tchounar on arriva en dix jours à Serpanil ; mais c'était un lieu désert, où l'on ne trouva ni habitants ni aucun moyen de ravitaillement... »

Au lieu de Serpanil, nous conjecturons qu'il faut lire Serpa-mil ou, plus exactement, Sar-i-Pamil, ce qui veut dire « tête, extrémité du Pamil ou Pamir ». Nous continuons à traduire Trigault :

« On arriva donc en une marche de vingt jours (comptés depuis Serpanil) dans la province de Sarcil, où l'on trouva beaucoup de villages rapprochés les uns des autres... On s'arrêta deux jours pour faire reposer les chevaux ; puis, en deux autres jours, on parvint au pied d'une montagne nommée Giecialith... La passe était couverte d'une grande quantité de neige ; pendant la montée, plusieurs des compagnons de Goès périrent de froid, et le frère lui-même échappa à grand' peine à la mort, car il fallut six jours entiers pour traverser ces neiges. Enfin, on atteignit Tamghetàr, qui fait partie du royaume de Cascàr : ici l'Arménien Isaac tomba de la rive d'une grande rivière dans les eaux ; [quand on l'eut retiré] il était sans connaissance et resta huit heures entières dans cet état, mais, finalement, grâce aux soins de Benoît, il reprit ses forces. »

...Les capitaines anglais Gordon et Trotter, qui ont longé le Tanghitar en se rendant au Pamir et en en revenant, dépeignent ce chemin comme « épouvantable » : c'est un étroit défilé, et souvent il n'y a pas d'autres ressources pour passer, que de suivre le lit même de la rivière, qui offre des fondrières dangereuses. Pour reprendre la vieille Relation, « après quinze jours, la caravane atteignit la ville de Iaconich » ; nous croyons qu'il faut lire Yakarik, nom d'une localité un peu à l'ouest de Yarkand, à laquelle les officiers anglais attribuent 700 maisons (environ 5.000 habitants).

« Le chemin avait été tellement mauvais, que six des chevaux du Frère succombèrent à la peine. » Laissant donc le convoi en arrière, Benoît se rendit seul à la capitale Hiarchan (Yarkand), où il parvint en cinq jours ; de là il envoya des chevaux de renfort ainsi que des provisions pour ses compagnons de voyage. Peu après, le reste de la caravane, avec ses bagages et ses marchandises, entrait aussi dans la capitale : « c'était au mois de novembre de l'année 1603 ». Si la date est exacte, il y avait environ dix mois que Goès était parti de Lahore.


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Jusqu'à la Grande muraille, et au-delà

Goès séjourna près d'une année à Yarkand, obligé qu'il était d'attendre la formation d'une nouvelle caravane. Comme le dit le père Trigault,

« le convoi des marchands de Caboul finit en cette capitale, et on y en dresse un nouveau pour aller vers le Catay, la capitainerie duquel est chèrement vendue par le roi (de Kachgar), qui donne au capitaine de ce convoi une puissance royale et absolue sur tous les marchands, tout le long du chemin. Devant qu'il pût être assemblé, un an entier se passa. Car ils n'entreprennent pas ce voyage long et périlleux, s'ils ne sont plusieurs de compagnie ; et ils ne le font pas tous les ans, mais lors seulement qu'ils sont assurés qu'on les laissera entrer au royaume de Catay. »

Il fallait user d'artifice pour obtenir l'accès tant désiré de ce Catay. Voici comment on s'y prenait, d'après le père Mathieu Ricci, qui joint ici ses propres observations à celle du frère Goès.

« Les marchands qui arrivent en cette ville (il s'agit de Soceu, Sou-tcheou, par où les caravanes de l'ouest entraient dans le Catay, c'est-à-dire en Chine), viennent pour la plupart de l'Occident sous de feintes ambassades. Ils ont obtenu par une paction ancienne de sept ou huit royaumes, faite avec les Chinois, que septante-deux des leurs viennent tous les six ans en qualité d'ambassadeurs, apporter au roi de Chine le tribut, qui est de ce marbre luisant (translucide, c'est le jade), des fragments de diamant, de l'azur (de la couleur bleue), et autres choses semblables, qu'ils portent de là (de Sou-tcheou) à la cour aux dépens du public, et sont défrayés, tant en allant qu'en retournant. C'est un tribut honoraire plutôt qu'utile ; car nul n'achète ce marbre plus chèrement que le roi même, qui croit être chose contraire à sa grandeur, de recevoir aucun présent gratuit des étrangers. Et certes, ils sont tellement reçus et traités aux dépens du roi, que c'est chose bien certaine que tous leurs frais étant payés, ils ont encore chacun plus d'un écu d'or de profit par chacun jour. De là vient que plusieurs briguent cette ambassade à l'envi l'un de l'autre, et l'impètrent à force de présents du capitaine des marchands, auquel la nomination en appartient, Quand le temps de l'ambassade approche, ils contrefont les patentes de leurs rois, par lesquelles ils rendent respect et hommage au roi de la Chine. Les Chinois reçoivent plusieurs telles ambassades de divers royaumes, comme de ceux de Caucincina (Cochinchine), de Sian (Siam), de Leuchieu (des îles Lieou-Kieou ou Formose), de Coria (Corée), et de quelques roitelets des Tartares, non sans une incroyable dépense du trésor public. Par lesquels artifices les Chinois mêmes, qui n'ignorent pas cette fraude, trompent leur roi, en le voulant flatter, comme si le monde entier payait tribut au royaume de la Chine ; tandis qu'au contraire, les Chinois paient plus véritablement tribut à ces royaumes-là. »

L'entrée de Benoît de Goès fit sensation à Yarkand. Le bruit qu'un marchand chrétien venait d'arriver se répandit dans toute la ville, et provoqua les mouvements les plus divers : surprise et curiosité chez la plupart, car on ne soupçonnait même pas qu'il y eût des pays professant une autre loi que celle de Mahomet, mais aussi, chez plusieurs, vive hostilité contre le téméraire infidèle. Le séjour de Yarkand ne fut donc pas sans danger pour notre pieux voyageur. Il est vrai que le roi, nommé Mahamethin (Méhemmed-eddin), auquel il alla rendre visite,

« le reçut gracieusement à cause du présent qu'il lui fit. Car il lui porta une montre d'horloge, pour pendre au col, des miroirs de cristal, et autres choses d'Europe, dont le roi fut tellement épris et réjoui, qu'il reçut le donnant en son amitié et protection. »

Mais la franchise avec laquelle le Frère découvrait partout sa foi de chrétien indisposait bon nombre des musulmans de la cité. Plus d'une fois des fanatiques s'emportèrent jusqu'à menacer sa vie ; en revanche, il trouva toujours, dans ces moments critiques, d'autres mahométans pour arrêter les bras qui allaient le frapper.

Parmi les lettrés du pays, quelques-uns provoquèrent Goès à la discussion sur sa croyance ; son éloquence naturelle, aidée de la grâce divine, le servit si bien en ces occasions, que les mullahs finissaient par avouer « que la loi chrétienne pouvait être bonne aussi ». Le roi lui-même prit plaisir à l'entendre parler longuement sur sa religion. C'était à propos d'un diurnal et d'une croix, que les officiers royaux avaient découverts parmi les bagages de Benoît et qui piquèrent vivement la curiosité du prince. Le Frère prit texte des explications qu'il dut donner à ce sujet, pour prêcher l'Évangile avec un zèle tout apostolique devant la cour de Yarkand.

Par une lettre datée de Yarkand, au mois d'août 1604, notre voyageur put enfin annoncer aux Pères de l'Inde qu'il était admis au nombre des soixante-douze « passagers » de « l'ambassade de Catay ». Le départ eut lieu le 14 novembre suivant...

À l'est de la Kachgarie proprement dite, c'est-à-dire de la plaine étroite, qui s'étend au-dessous du rebord oriental des grands plateaux de Pamir, commence une vaste région désolée, le Gobi, « plaine sans eau », des Mongols, le Chamo, « fleuve de sable », des Chinois. Ce désert ne laisse aux caravanes que deux grandes routes pour aller de Yarkand au Catay, c'est-à-dire en Chine. L'une, peu connue et aujourd'hui, ce semble, peu fréquentée, longerait le bord méridional du désert et pénétrerait en Chine par le Tibet ; l'autre suit le bord septentrional, en passant par les oasis d'Aksou, Koutcha, Kourla, Tourfan, Khamil ou Hami, et franchit le désert au sud de Hami, où sa largeur est la moins grande. C'est la seconde voie que Benoît de Goès a prise en 1604.

Pour se rendre à Aksou, qui est à environ 360 kilomètres N.-E. de Yarkand, la caravane paraît avoir coupé l'angle nord-ouest du désert, en laissant la ville de Kachgar sur sa gauche et profitant des oasis encore assez nombreuses dans cette partie. À propos du désert, notre voyageur observe qu'on l'appelait Caracathai (Kara-Katay), « ce qui veut dire terre noire des Catayens ; et cela parce qu'on dit que les Catayens y ont longtemps demeuré. »

En effet, le désert Gobi, avec les grandes oasis qui le bordent au nord, et même la Kachgarie, se sont trouvés, à différentes époques, englobés dans l'immense empire de Catay ou de la Chine. Notamment, pendant toute la seconde moitié du septième siècle de notre ère et la première moitié du huitième, des garnisons chinoises étaient établies dans les districts de Tourfan, de Ku-tse (Koutcha), d'Aksou, de Sou-le (Kachgar), d'Irguen (Yarkand), de Yu-tien (Khotan), pour tenir en respect les hordes turques qui sans cesse menaçaient les frontières septentrionales du « Royaume céleste »...

Après après avoir passé à Oitograch (Oi-toghrak), nom qui rappelle les peupliers (toghrak), si communs dans le Turkestan oriental, ...on s'arrêta à la « petite ville » de Cucia (Koutcha).

Durant la longue halte d'un mois qui fut nécessaire pour refaire les chevaux de la caravane, Goès n'eut pas peu à souffrir des « prêtres » musulmans. Tantôt ils prétendaient l'astreindre à leur jeûne du Ramadan, au moins pour lui extorquer une amende à titre de dispense, tantôt ils voulaient le forcer à aller prier dans leur mosquée.

De Koutcha on arriva vingt-cinq jours à Cialis, « ville petite mais très forte ».

[Puis Tourfan, Camul (Khamil ou Hami)...]

Il ne restait plus qu'une étape pour atteindre le Catay, et ce devait être une des plus courtes, mais non la moins pénible ni la moins périlleuse. C'est à Khamil que les caravanes de l'Occident changent leur route et tournent au sud pour franchir le grand désert qui seul les sépare encore de la Chine. Le grand ennui de cette traversée, ce sont les Tartares. Comme le dit notre Relation,

« toute la contrée comprise entre le pays de Cialis et l'empire de Chine est mal famée par suite des incursions des Tartares. Aussi, les marchands n'y passent qu'avec les plus grandes précautions ; car, le jour, ils vont en reconnaissance sur les hauteurs pour s'assurer s'il n'y a pas quelque bande de Tartares en campagne ; et lorsqu'ils jugent que le chemin est sûr, ils continuent de marcher la nuit à la faveur des ténèbres et en silence. »

La caravane rencontra sur sa route les cadavres de plusieurs mahométans qui avaient été misérablement massacrés pour avoir osé s'aventurer seuls dans ces parages. Cependant on apprit au Frère que les Tartares tuaient rarement les indigènes habitant le pays même, parce que, suivant leur propre expression, c'étaient là « leurs esclaves et leurs pasteurs », chez qui ils se pourvoyaient, à leur manière, de moutons et de bœufs. Au sujet des mœurs de ces Tartares, Goès observe encore

« qu'ils ne mangent aucun froment, ni riz ou autre légume, disant que cela est pâture de chevaux et non d'hommes. Ils ont donc accoutumé de vivre de seule chair, et n'abhorrent pas mesme celle des chevaux, mulets et chameaux ; et néanmoins le bruit est qu'ils vivent fort longuement et excèdent pour la plupart une vieillesse de cent années. »

Enfin, neuf jours après avoir quitté Camul, notre voyageur arriva au pied de la Grande muraille de Chine près de Chiaicuon (Kia-yu-koan). D'après les jésuites français qui levèrent la carte de la Grande muraille en 1708, Kia-yu-koan est un fort défendant l'extrémité occidentale de ce fameux rempart.

À Kia-yu-koan, Goès dut attendre pendant vingt-cinq jours la permission du vice-roi de la province de Chen-si avant de pouvoir passer la Grande muraille. Finalement admis sur le sol de la Chine, il atteignit en un jour de marche la ville de Socieu (Sou-tcheou), vers la fin de l'année 1605.

Le Frère était arrivé au terme de sa longue pérégrination. Tout ce qu'il vit et entendit à Sou-tcheou confirma les preuves qu'il avait déjà recueillies de l'identité du Catay et de la Chine.

À Sou-tcheou même, les mahométans, qui avaient dans la ville leur quartier séparé, ne désignaient leurs voisins chinois que sous le nom de Catayens. Ainsi donc se trouvait définitivement résolu le problème qu'il avait poursuivi, comme le dit un de ses historiens,

« au prix de tant de fatigues, par un voyage si extraordinaire et si périlleux, et sous la seule impulsion de l'amour de Dieu, de la sainte obéissance et du désir de découvrir une chrétienté si lointaine. »


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Le marbre luisant

Toujours observateur attentif et intelligent, notre Frère trouva [à Khotan] le moyen de recueillir certaines observations d'une sérieuse importance. Elles concernent cette espèce de « marbre luisant » déjà mentionné parmi les articles que les marchands mahométans portaient à l'empereur de Chine. Le jade (car c'est de cette belle pierre translucide qu'il s'agit) venait en première ligne dans les présents que le « roi du Catay » consentait à recevoir de l'Occident. Encore aujourd'hui, en Asie, ce précieux silicate, même brut, peut atteindre la valeur de son poids d'argent. Mais il était aussi fort apprécié de l'Europe antique, qui lui attribuait des propriétés merveilleuses. On l'a trouvé jusque dans les stations dites préhistoriques, au milieu de débris qu'on rapporte à l'âge des constructions lacustres, sous forme de haches polies : fait très curieux, puisque le jade ne s'est encore rencontré à l'état de roche sur aucun point de l'Europe. Dans l'Asie même, on n'en connaissait aucun gisement, il y a peu d'années. On savait seulement que les Chinois, qui travaillent cette précieuse matière depuis bien des siècles, la recevaient de l'Occident par la voie du commerce étranger.

Il vaut donc la peine de dire, à l'honneur de notre Frère, qu'il a été le premier de tous les voyageurs connus à visiter et décrire le pays qui paraît être le principal dépositaire de ce trésor naturel dans l'ancien monde. Voici ce qu'il en rapporte, suivant la relation du père Trigault :

« Il n'y a aucun trafic plus précieux ni plus fréquent en tout ce voyage (de Yarkand au Catay), que celui qui se fait des pièces de certain marbre translucide que nous avons coutume d'appeler jaspe, faute d'autre nom plus propre » (c'est ce qu'on appelle maintenant jade et jadéite). »

« Ils portent ces pièces de marbre au roi alléchés par la grandeur du prix, laquelle le roi du Catay estime être convenable à sa dignité. Tout ce qui ne plaît pas au roi, il est permis de le vendre à des particuliers. Ce qui se fait avec tant de profit, que la seule espérance d'icelui tient tous les dépens, peines et travaux d'un si long voyage être bien employés. Ils (les Catayens, c'est-à-dire les Chinois) font divers meubles de ce marbre, des vases, des ornements d'habits et de ceintures, où ils gravent fort artistement des feuilles et des fleurs, lesquelles embellissent et rendent l'ouvrage fort majestueux. Ces marbres, dont le royaume est maintenant tout plein, sont appelés tusce par les Chinois. »

Naturellement, cette dernière remarque est du père Ricci ; mais, au lieu de tusce, il est évident qu'il faut lire iusce ou yu-che, suivant notre orthographe. En effet, le nom chinois du jade est yu ; che signifie « pierre », de sorte que yu-che veut dire « pierre de jade ».

La relation continue :

« Et il y en a de deux espèces. L'un plus précieux qui se tire de la rivière de Cotàn (le Khotan darya), non loin de la cour royale (c'est-à-dire de la capitale du royaume de Cotàn ou Khotan, laquelle portait le même nom), presque à la même façon que les plongeurs pêchent les perles. Et on a coutume de ne le tirer ainsi que de gros cailloux. L'autre espèce, inférieure en prix, est tirée des montagnes et taillée comme de grandes pierres en lames, lesquelles ont quasi plus de deux aunes de largeur, et qui sont agencées après pour les pouvoir porter par les chemins. Cette montagne est éloignée de vingt journées de la ville royale (ab hac Regia) et appelée Cansangui-cascio qui veut dire mont pierreux : il est vraisemblable que c'est celui qu'on appelle de même nom en quelques descriptions géographiques de ce royaume. »

Le père Ricci (car il est clair que cette dernière réflexion est encore de lui) fait sans doute allusion à la « tour de pierre » qu'on rencontre dans l'itinéraire de l'Asie orientale décrit par Ptolomée d'après Maes Titianus, et qui figure comme une montagne (turris lapidea mons), un peu à l'ouest de Cascar et de Cotan, sur les cartes de Tartarie de Mercator et d'Ortelius. Du reste, la traduction de Cansangui-cascio par mons lapideus n'est pas exacte : cette expression, qui s'écrirait suivant notre orthographe kan-sang-i-kach, veut dire « carrière de jade », car le nom local du jade qu'on recueille dans la contrée de Khotan, est kach, et kan-sang signifie « carrière ».

Quant aux indications de ce passage qui appartiennent réellement à Goès, elles sont entièrement d'accord avec les informations récentes. Ainsi, MM. Adolphe, Robert et Hermann de Schlagintweit, dans ces hardis voyages où le premier a laissé la vie (1856-1857), ont constaté que le jade le plus estimé s'extrayait dans le voisinage de Khotan, sur les bords du Youroung-kach, branche orientale du Khotan-darya. Mais de plus, au sud-ouest de la plaine de Khotan, sur les pentes septentrionales du Kuen-luen, là où le Kara-kach, branche occidentale et la plus longue du Khotan-darya, coule encore à une hauteur de plus de 4.000 mètres, ils ont trouvé d'autres carrières importantes.

Dix ans plus tard, un mounchi, c'est-à-dire un de ces Hindous lettrés que le gouvernement anglais de l'Inde emploie à l'exploration des pays voisins, notait dans les mêmes parages une « carrière de jade » qu'on lui désignait, comme à Goès, sous le nom de kan-sang.

Après toutes ces coïncidences, il semble que notre Frère n'a pas dû être moins bien informé dans ce qu'il ajoute sur l'extraction de la pierre précieuse de Khotan.

« Ces fragments de marbre, continue-t-il, se tirent avec un travail incroyable, ou à cause de la solitude du lieu, ou pour la dureté du marbre, lequel on dit qu'ils amollissent un peu en faisant un grand feu dessus pour le tailler plus aisément. Le roi vend aussi à grand prix la permission de le tirer à certain marchand, sans le congé duquel il est défendu à tous autres marchands d'en prendre pendant le temps que dure son contrat. Quand on va là on porte des vivres pour un an afin de nourrir les ouvriers. Car on ne retourne pas plus tôt en aucun lieu habité des hommes. »


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