Édouard Chavannes (1865-1918) : Le calendrier des Yn


Journal Asiatique
, Novembre-décembre 1890, pages 463-510.

  • Il peut paraître au premier abord assez osé de prétendre retrouver chez un historien de la fin du IIe siècle avant Jésus-Christ le calendrier de l'ancienne dynastie des Yn, qui s'éteignit dès le XIIe siècle avant notre ère. C'est cependant ce calendrier qu'un examen attentif nous permet de reconnaître dans le quatrième traité des Mémoires historiques de Se ma T'sien. Certains critiques chinois en ont déjà fait la remarque ; le célèbre mathématicien Mei Wen-ting dit : « Le système que donne le duc grand astrologue (c'est-à-dire Se ma T'sien) n'est pas celui qui avait cours à son époque. » C'est en effet le calendrier des Yn et non le calendrier des Han. Mais, pour prouver son assertion, Mei se contente d'une ou de deux observations très brèves qui ne peuvent tenir lieu de démonstration. C'est donc une hypothèse dont il convient de vérifier l'exactitude par l'analyse et la discussion des textes.

Extrait : La constitution du calendrier.
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La constitution du calendrier

Notre première tâche doit être de montrer comment ce calendrier est constitué.

Il est intitulé : Li chou kia tse pien, c'est-à-dire « Tableau des kia tse disposés en calendrier ». On appelle kia le premier terme d'une série périodique de dix caractères, et tse le premier terme d'une série périodique de douze caractères ; ces deux séries, en se combinant ensemble, forment un cycle sexagésimal où chaque terme de la première est répété six fois, tandis que chaque terme de la seconde est répété cinq fois.

Ce cycle sert aujourd'hui à désigner les années, les mois et les jours. Mais, au temps de Se ma T'sien, il n'était employé que pour noter les jours. C'est donc de cycles de jours qu'il est question dans le titre de ce calendrier, et nous pouvons prévoir dès lors que le cycle de 60 jours jouera un rôle important dans cette méthode.

D'autre part cependant, outre le jour, le calendrier doit tenir compte de deux autres facteurs, les lunaisons et les années. Le problème consiste à combiner ensemble ces trois éléments de telle façon qu'au bout d'une certaine période de temps, les nombres de ces trois unités soient des nombres entiers. Le tableau suivant donne la suite de ces 60 combinaisons.

E. Chavannes, Le calendrier des Yn, utilisé par Se-ma Ts'ien dans les Mémoires historiques. Le cycle sexagésimal.
La suite des 60 combinaisons.

En premier lieu, les lunaisons et les années tropiques sont mises d'accord par l'institution des mois intercalaires. Dès avant la dynastie des Han, la lunaison était évaluée à 29 jours 499/940 tandis que l'année était estimée à 365 jours et ¼. Douze lunaisons ne faisaient donc que 354 jours et 348/940. Au bout de moins de trois ans, la différence entre l'année lunaire et l'année solaire devenait supérieure à la durée d'une lunaison, et alors on ajoutait un mois intercalaire. Or, en partant des mesures assignées plus haut à l'année et à la lunaison, si en 19 années on admet 7 mois intercalaires, à la fin de la dix-neuvième année les lunaisons et les années seront toutes deux exprimées par des nombres entiers et embrasseront le même espace de temps. En effet :

19 années solaires : (365 + ¼) x 19 = 6.939 + ¾ jours ;

19 années lunaires : [(29 + 499/940) x 12 x 19] + (29 + 499/940) x 7
= 6.733 + 32/940 + 206 + 673/940 = 6.939 + ¾ jours.

Cette période de 19 années au bout de laquelle l'accord était rétabli entre les temps de la lune et ceux du soleil s'appelait une période tchang. Elle est l'équivalent exact de l'ennéadécaétéride que Méton introduisit au Ve siècle avant notre ère dans le calendrier grec, qui, comme le calendrier chinois, était à la fois lunaire et solaire.

Il est essentiel de remarquer que cette coïncidence entre les commencements de la lunaison et de l'année, c'est-à-dire dans le système chinois, entre la syzygie de conjonction et le solstice d'hiver, ne se produit pas toujours à la même heure. En effet, l'année comprend 365 ¼ jours ; si donc, au début de la première année du premier tchang, la coïncidence s'est produite à minuit, la première année du second tchang commencera après le temps suivant :

19 x (365 + ¼) = n + ¾ jours.

En d'autres termes, la syzygie de conjonction et le solstice d'hiver coïncideront à 6 heures avant minuit. La première année du troisième tchang commencera après le temps suivant :

38 x (365 + ¼) = n + 2/4 jours.

En d'autres termes, la syzygie de conjonction et le solstice d'hiver coïncideront à midi. Enfin la première année du quatrième tchang commencera après le temps suivant :

57 x 365 ¼ = n + ¼ jours.

En d'autres termes, la syzygie de conjonction et le solstice d'hiver coïncideront à 6 heures du matin.

L'application de cette théorie constitue ce qu'on appelle la méthode des quatre principes. En pratique, les quatre principes se réduisaient à trois, puisque la coïncidence à midi entre la syzygie de conjonction et le solstice d'hiver était inobservable. Plus tard on crut que la constatation de cette coïncidence devait se faire seulement à 6 heures du soir, mais les anciens avaient connu les trois moments d'observation.

La méthode des quatre principes est mentionnée dans le calendrier des Mémoires historiques ; cependant cette indication est fort concise, et elle est rendue plus obscure encore par une faute de texte qui s'y est glissée. Les Mémoires historiques nous apprennent qu'au commencement de la première période tchang, c'est le nord ; que la dix-neuvième année, c'est l'ouest ; que la trente-huitième année, c'est le sud ; que la cinquante-septième année, c'est l'est. Se ma T'sien veut dire par là que le nord est la direction qui correspond au moment où la syzygie de conjonction et le solstice d'hiver coïncident au début de la première période tchang. De même, l'ouest, le sud et l'est doivent être des directions qui correspondent respectivement aux diverses époques où la syzygie de conjonction et le solstice d'hiver coïncident, c'est-à-dire au commencement des trois autres périodes tchang. C'est donc le début de la vingtième année et non le début de la dix-neuvième qui est indiqué par l'ouest ; c'est aussi à la trente-neuvième année et non à la trente-huitième, c'est à la cinquante-huitième et non à la cinquante-septième qu'il faut assigner les deux autres points cardinaux.

Maintenant, que signifie le texte ainsi corrigé de Se ma T'sien ? Pour établir une correspondance entre une direction et une époque il faut un moyen terme. Ce moyen terme est fourni par la série cyclique de 12 caractères. Dune part, en effet, ces 12 caractères servent à désigner le temps ; en particulier, ils marquent les 12 heures doubles dont l'ensemble forme la journée ; le caractère tse étant minuit, mao sera 6 heures du matin, ou sera midi, yeou sera 6 heures du soir. D'autre part, ces mêmes caractères sont distribués sur l'horizon de manière à le diviser en parties égales :

Chavannes. Le calendrier des Yn. Dans les mémoires Historiques.

ou indique le sud ; yeou désigne l'ouest ; mao, l'est, et tse, le nord. Ainsi, dire que le commencement du premier tchang correspond au nord, c'est dire qu'il se produit à l'heure tse ou à minuit ; de même, le commencement du second tchang correspond à l'ouest parce qu'il se produit à l'heure yeou ou à 6 heures du soif ; le commencement du troisième tchang correspond au sud parce qu'il se produit à l'heure ou ou à midi ; le commencement du quatrième tchang correspond à l'est parce qu'il se produit à l'heure mao ou à 6 heures du matin. Les quatre points cardinaux attribués à la première, à la vingtième, à la trente-neuvième et à la cinquante-huitième année ne sont donc que l'énoncé sous une forme particulière de la loi des quatre principes.

Pour achever le calendrier, il restait à trouver le nombre d'années nécessaire pour obtenir un nombre entier, non seulement de mois et d'années, mais aussi de jours. Il fallait accorder les jours, d'une part avec les années lunaires, d'autre part avec les années tropiques.

L'année de 12 lunaisons compte 354 jours et 348/940 ; elle comprend cinq cycles de 60 jours avec un surplus de 54 jours et 348/940. Les 54 jours sont ce que les Mémoires historiques appellent le Grand reste ; les 348/940 de jour sont ce qu'ils appellent le Petit reste. Ce surplus s'ajoute au total de la seconde série de 12 lunaisons qui comprend donc un nombre de jours égal à :

354 + 348/940 + 54 + 348/940 = 408 + 696/940

Or ce nombre peut se décomposer en six cycles de 60 jours et il y a un surplus de 48 jours et 696/940, qui doit se reporter sur la troisième série de 12 lunaisons. Mais d'autre part on a été obligé d'ajouter à la seconde année un mois intercalaire. La troisième série de 12 lunaisons se trouvera donc grevée, outre le surplus dont nous venons de parler, d'une lunaison supplémentaire; par conséquent, elle comprendra le nombre de jours qu'exprime la formule suivante :

354 + 348/940 + 48 + 696/940 + 29 + 499/940 = 432 + 603/940

Or ce nombre peut se décomposer en 7 cycles de 60 jours et il y a un surplus de 12 jours et 603/940.

En continuant ces opérations, on trouve que le surplus des jours reste un nombre fractionnaire jusqu'à la soixante-seizième année, où le surplus est de 39 jours exactement. Cette période de 76 ans, qui est nécessaire pour mettre l'accord entre les jours et lunaisons, s'appelle pou ; elle présente cette particularité remarquable qu'elle est quatre fois la période tchang.

Nous abordons la dernière phase du problème : il faut concilier les jours avec l'année tropique ; celle-ci compte 365 jours et ¼ ; comme les Mémoires historiques supposent une division du jour en 32 parties, ils expriment la valeur en jours de l'année tropique par le nombre 365 + 8/32.

Puisque la fraction de jour qui se répète chaque année est ¼, il est évident qu'au bout de 4 ans le nombre des jours sera un nombre entier. Plus tard, les Chinois s'aperçurent que cette fraction n'était pas aussi simple, et l'ancienne méthode, qui est celle que nous trouvons dans Se ma T'sien, resta connue sous le nom de « Méthode de la division par quarts ». Elle est identique à la méthode du calendrier julien qui, de chaque quatrième année fait une année bissextile de 366 jours.

On ne peut pas cependant s'arrêter après la quatrième année, puisqu'à ce moment, si les nombres des jours et des années sont des nombres entiers, il n'en est pas de même du nombre des lunaisons. On poursuivra donc l'addition des jours que l'année tropique renferme en plus d'un nombre exact de cycles de 60 jours jusqu'à ce qu'on arrive à une époque où les nombres des jours, des lunaisons et des années soient tous trois des nombres entiers. La première année compte 365 jours et 8/32, c'est-à-dire six cycles de 60 jours, plus 5 jours et 8/32 ; 5 est le Grand reste, 8/32 est le Petit reste ; ce surplus s'ajoutera à l'année suivante qui comptera donc 370 jours et 16/32 c'est-à-dire six cycles de 60 jours, plus 10 jours et 16/32 ; ce surplus s'ajoutera à l'année suivante qui comptera 375 jours et 24/32, c'est-à-dire six cycles de 60 jours, plus 15 jours et 24/32 ; la quatrième année aura un surplus de 21 jours exactement, puisque la fraction sera devenue 32/32 = 1. On continue ces opérations jusqu'à ce que le surplus des jours dépasse 60, et on ne compte alors comme surplus que les jours au delà du soixantième.

Il est évident qu'à la soixante-seizième année le surplus des jours sera un nombre entier, puisque tous les quatre ans ce nombre est entier et que 76 est un multiple de 4. Il est certain d'autre part que ce surplus sera le même que le surplus des jours par rapport aux lunaisons, puisque ces deux surplus sont le nombre qui s'ajoute à une quantité déterminée de cycles de 60 jours pour former le total des jours d'un seul et même laps de temps. Ces deux surplus sont tous deux de 39 jours. Ainsi la période pou est celle au bout de laquelle on obtient des nombres entiers de jours, de lunaisons et d'années, c'est-à-dire au bout de laquelle on trouve des quantités exactes des trois unités qu'il s'agissait de concilier. Cette période comprend :
76 années ;
(12 x 76) + (4 x 7) = 940 lunaisons ;
(462 x 60) + 39 = 27.759 jours.

Cette période est celle même par laquelle l'astronome grec Callippe compléta le calendrier de Méton vers 330 av. J.-C.

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