Hippolyte de Chavannes de la Giraudière (18xx-19xx)

LES CHINOIS PENDANT UNE PÉRIODE DE 4458 ANNÉES

Histoire, gouvernement, sciences, arts, commerce, industrie, navigation, mœurs et usages
Ad. Mame, imprimeurs-libraires, Tours, 1854, 380 pages + 4 illustrations.

  • [Après la guerre de l'opium (1840)]. Extrait de l'Avant-propos : La Chine, autant par sa position géographique que par la politique de son gouvernement, était demeurée jusqu'à nos jours complètement isolée du reste du monde. Un évènement inattendu vient de clore brusquement son histoire ancienne et de la lancer dans une ère nouvelle.

    Aveuglés par un amour-propre national poussé à l'extrême, les Chinois ne considèrent les autres nations que comme des barbares, dont l'histoire, la civilisation et les arts ne méritent aucune attention. Jaloux des fruits innombrables d'un sol qu'une incroyable fertilité, une étendue embrassant plusieurs climats, rend propre aux cultures les plus diverses, ils ne voient dans les étrangers que les habitants déshérités d'une terre ingrate, forcés de venir au delà des mers chercher le riz, le thé et la soie, ce pain, ce vin, cette toile de la Chine. Opposer à la rapacité et aux violences de ces étrangers une infranchissable barrière, tel fut donc pour les empereurs le seul et unique objet de la politique extérieure.

    Telle était la position de l'empire chinois, lorsqu'une brusque invasion vint porter un coup d'une incalculable portée à toute sa constitution civile et politique. Devant le canon des Anglais tomba, avec les murs de Canton, cette croûte d'ignorance et de préjugés derrière laquelle vivait la vieille Chine. Qu'elle tente aujourd'hui de rajeunir ses institutions en y infusant les idées qui dominent l'humanité, ou qu'elle s'efforce de soutenir contre elles une lutte impossible, une ère nouvelle va commencer pour ce pays.

    En effet, ses lois, son gouvernement, son culte, ses usages même, qui échappaient à la critique parce que toute comparaison était impossible, vont se trouver en parallèle avec la constitution religieuse, civile et industrielle de l'Europe. La liberté des échanges entraînera forcément la liberté des communications ; et l'envahissement de nos idées, de nos mœurs, ne tardant pas à s'accomplir, il est dans la nature des choses que la Chine ait bientôt son sultan Mahmoud.

    C'est parce qu'il est évident pour nous que la Chine va perdre sa physionomie native et originale, que nous avons pensé qu'il n'était pas sans intérêt de la saisir et de la fixer avant que ce type unique dans le monde s'altère et s'efface...

    ...Après la cruelle expérience que les Chinois venaient de faire de leur incapacité militaire, que pouvaient-ils, du moment où il fallait opter entre un traité ou une nouvelle guerre ? Rien, que se résigner à subir une humiliation presque sans exemple dans les annales de l'empire.

    A nos yeux, la dernière guerre entre les Anglais et les Chinois est un événement politique de la plus haute importance. On ne prouve pas impunément à un peuple de quatre cent millions d'hommes que trois mille soldats bien armés et bien commandés peuvent le forcer à demander grâce. Le gouvernement chinois, si confiant dans sa vieille supériorité sur ses voisins, si rassuré par ses vieilles conquêtes, ne voulait, ne devait pas croire aux prodiges de la stratégie moderne ; aujourd'hui qu'une rude et sanglante leçon lui a ouvert les yeux, un monarque qui préside aux destinées d'un des empires les plus florissants, les plus étendus de l'univers, consentira-t-il à rester à la merci de quelques régiments anglais ou français ?

    Au fond, que manque-t-il aux Chinois pour équiper et discipliner à l'européenne une armée telle que nul royaume n'en pourrait lever ?... Rien, absolument rien. Que demain l'empereur de Chine le veuille sérieusement, comme il le veut peut-être, et avant vingt ans il aura des flottes et des armées capables de faire trembler l'Angleterre jusque sur les bords du Gange, et de défier toute invasion, toute agression étrangère.

    Cette proposition peut paraître étrange aux personnes qui se doutent à peine qu'il existe au fond de l'Asie un peuple puissant et civilisé, mais nous espérons qu'elle semblera de la dernière évidence aux lecteurs de notre livre.


Extraits : Tai-Tsoung (627-650), un fondateur - Houng-Wou (1368-1398), un autre fondateur - Lois et Gouvernement
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Porte de l'Ouest à Pe-King.
Porte de l'Ouest à Pe-King.

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Tai-Tsoung (627-650), un fondateur

Quoique [Tai-Tsoung] ne fût pas le premier monarque de la treizième dynastie, il serait juste de le considérer comme son fondateur. S'il ne prit pas la couronne, c'est qu'il ne le voulut pas ; et, plus que Koung-Ti, il la plaça sur la tête de son père.

De même que nous avons exposé avec quelques détails le règne de Tshin-Chi-Hoang-Ti, nous essaierons de faire passer sous les yeux de nos lecteurs les principaux événements du règne de Tai-Tsoung, dont les conquêtes, les lois et les règlements peuvent donner une idée complète de la civilisation de la Chine du cinquième au dixième siècle.

Quand Tai-Tsoung prit les rênes de l'empire, ses premières mesures indiquèrent à la fois une sérieuse étude des devoirs imposés aux souverains et une ferme volonté de les remplir. Comme cela arrive toujours à la suite de longues guerres civiles, la plupart des lois fondamentales de l'État avaient été faussées, et toutes les garanties données aux citoyens pour les préserver des injustices et des exactions n'étaient plus considérées par les fonctionnaires que comme de vaines et puériles prescriptions bonnes pour le temps passé ; les charges et les emplois publics, au lieu d'être donnés au concours et de devenir la récompense de la vertu, du savoir et du mérite, se vendaient publiquement ; enfin les gouverneurs des provinces, véritables fléaux des peuples, n'avaient d'autre souci que celui de s'enrichir le plus promptement possible.

Tai-Tsoung, en entrant dans la voie des réformes, crut devoir commencer par le palais impérial. Ses prédécesseurs, ne songeant pour la plupart qu'à leurs plaisirs, en avaient fait un lieu de délices, où les fêtes et les festins, les danses et les spectacles se succédaient sans interruption.

Non seulement le nouvel empereur congédia la foule dissolue qui souillait la majesté de sa demeure, mais il en bannit jusqu'à l'apparence de la prodigalité. Il accueillit dans son palais les savants et les lettrés, dont les conversations instructives et les travaux lui semblèrent seuls dignes d'occuper les loisirs d'un monarque.

Après avoir réglé sa maison avec tant de sévérité, l'empereur porta successivement dans toutes les branches de l'administration des réformes importantes. Il s'occupa d'abord des impôts qu'il divisa en deux classes : ceux que supportaient les riches et les propriétaires, et ceux qui pesaient plus directement sur le pauvre et l'artisan ; il maintint les premiers, mais profita de toutes les économies qu'il put opérer en réduisant les traitements des hauts dignitaires de l'État, pour rendre les seconds aussi légers que possible. Il s'efforça aussi d'établir un mode de perception offrant le double avantage d'être à la fois très économique et de ne pas laisser aux collecteurs cette latitude dangereuse qui les rend presque toujours concussionnaires.

Il en résulta que les revenus de l'État, au lieu de baisser avec les impôts, s'accrurent au contraire dans une proportion assez forte pour que l'empereur pût rendre un édit par lequel toutes les provinces ravagées par l'intempérie des saisons furent autorisées à demander une diminution d'impôts proportionnelle à l'étendue de leurs pertes. Un second édit plus caractéristique encore suivit ce premier à quelques jours d'intervalle. Il intimait aux mandarins l'ordre de dresser une liste de tous ceux qui, soit par vieillesse, soit par maladie, soit par toute autre cause indépendante de leur volonté, se trouvaient dans le besoin, et de prendre immédiatement des mesures pour les entretenir aux frais de l'État aussi longtemps qu'ils seraient dans l'impossibilité reconnue de gagner leur vie.

Il soumit ensuite les lois civiles à une complète révision, coordonna leurs textes, simplifia leurs formules et réduisit toutes leurs prescriptions en cinq cents articles, d'une interprétation accessible aux plus humbles intelligences.

Le code criminel fut également modifié, et le même esprit qui présida à l'adoucissement des peines multiplia les récompenses affectées aux actions vertueuses.

Après les finances et la législation ce fut le tour de l'armée. Pour la première fois elle reçut une organisation méthodique et régulière. Tai-Tsoung la divisa en huit cent quatre-vingt-quinze corps portant le même nom (comme nos régiments) ; l'effectif de ces corps, selon qu'ils étaient de première, de seconde ou de troisième classe, variait de huit à douze cents hommes.

Contrairement à l'usage adopté par ses prédécesseurs, l'empereur ne voulut point confier la garde de la capitale et de sa personne à un corps privilégié ; tous les régiments de l'armée partageaient cet honneur à tour de rôle, et leur service ne durait qu'un mois.

A la fin de chaque hiver, des officiers supérieurs, nommés par le tribunal de la guerre, se rendaient dans les cantonnements pour exercer les fonctions des inspecteurs divisionnaires d'aujourd'hui ; c'étaient eux qui distribuaient les récompenses et les grades aux soldats dont la bonne conduite était attestée par leurs chefs, et dont ils reconnaissaient eux-mêmes l'aptitude à l'instruction militaire. Il est impossible de ne pas reconnaître la haute sagesse de cette disposition, qui rendait les passe-droits et les injustices excessivement rares.

Il est également remarquable que Tai-Tsoung rendit une ordonnance qui obligeait tout soldat à s'exercer alternativement comme cavalier et comme fantassin, tandis qu'aujourd'hui, chez nous, l'on commence à peine à initier nos dragons à l'école de peloton.

Des gymnases où l'instruction théorique et pratique était donnée aux officiers, d'immenses magasins affectés spécialement au service de l'armée et contenant des vivres, des armes, des approvisionnements de toute espèce, complétèrent une organisation militaire que nous ne saurions trop admirer en songeant qu'elle a quinze cents ans de date.

Au milieu des immenses travaux que nécessitaient ses réformes, l'empereur trouva encore le temps de s'occuper des sciences et des arts. Il attira à sa cour les poètes et les historiens, et logea dans son propre palais ceux dont le mérite était le plus éminent.

Pour donner plus d'ensemble à leurs productions et illustrer son règne par une œuvre capitale, il fonda une académie composée des principaux lettrés de son royaume. Cette académie fut chargée de donner une nouvelle édition des livres sacrés (historiques), enrichie de notes et de commentaires qui en fixassent invariablement le sens, et servissent de base aux leçons des professeurs.

Quant à l'instruction publique, elle reçut aussi une organisation nouvelle, et souvent on vit l'empereur parcourir les classes et les salles du grand collège de sa capitale, qui contenait dix mille élèves, pour s'assurer par lui-même si les maîtres qu'il avait choisis étaient à la hauteur de leurs devoirs.

Toutes les réformes de Tai-Tsoung, que nous avons groupées ensemble, ne se succédèrent pas aussi rapidement qu'on pourrait se l'imaginer ; elles se répartirent au contraire sur toute la durée de son règne. En Chine, quels que soient la popularité et le génie d'un monarque, il rencontre les plus sérieux obstacles à ses projets dès qu'il veut porter la main sur l'antique organisation de l'État. Le peuple, par habitude et pour ainsi dire par instinct ; les savants, par orgueil, entourent d'une espèce de culte toute loi, tout usage qui a pour lui la sanction des siècles. A leurs yeux une institution est respectable par cela seul qu'elle est ancienne. On dirait que la profonde vénération qu'inspirent les vieillards rejaillit sur les choses inanimées quand elles ont obtenu l'inviolable consécration de l'âge. C'est en tenant compte de ce sentiment de répulsion que l'on peut réellement apprécier la puissance réformatrice déployée par Tai-Tsoung. Bien différent de Tsin-Chi-Hoang-Ti, qui au besoin éteignit dans des flots de sang toutes les résistances qu'il rencontra, Tai-Tsoung acheva son œuvre par l'ascendant de sa capacité, de sa sagesse et de sa patiente énergie, sans avoir eu une seule fois recours à la violence. Il offrit enfin au monde le spectacle unique d'un législateur, d'un réformateur procédant uniquement par la voie de la persuasion.

Nous remarquerons encore que ce prince, dont les talents militaires étaient incontestables, qui devait sa couronne à son épée, ne se laissa jamais éblouir par le vain éclat des triomphes. Il disait hautement qu'un monarque n'ayant d'autres titres de gloire que des batailles gagnées et des provinces conquises devait peu compter sur l'admiration des sages, la seule qu'il ambitionnât. S'il prit deux fois les armes pour protéger les frontières menacées, ce fut, dit un historien, non pour se donner la satisfaction de cueillir quelques nouvelles palmes, mais pour entourer son front de cette auréole de gloire dont il connaissait la puissance sur l'imagination des peuples, toujours plus disposés à accepter des innovations que leur présente une main victorieuse.

Il laissa presque toujours à ses généraux le soin de contenir les royaumes tributaires, qui s'étendaient, à l'ouest, jusqu'à la mer Caspienne et la Perse, et, au nord, jusqu'aux monts Altaï.

Tai-Tsoung mourut la cinquante-troisième année de son âge, après avoir occupé le trône pendant vingt-trois ans. Sa mort fut un sujet de deuil non seulement pour l'empire, mais pour tous les pays tributaires, qui, dit un auteur chinois, payèrent à sa mémoire un immense tribut de larmes.

Nous terminerons cette notice sur Tai-Tsoung en montrant à nos lecteurs comment les Chinois apprécient ce monarque. Le trait est trop caractéristique pour que nous le laissions échapper. Après avoir rendu un éclatant hommage à son génie, à ses vertus,

« cet empereur, ajoutent-ils, n'eut qu'un seul défaut : son penchant pour les étrangers et pour les choses étrangères était trop vif. Au lieu de ne chercher de nobles exemples et de grands enseignements que dans les archives de l'empire, il affaiblit son antique constitution en y introduisant des éléments barbares, et fit de dangereux emprunts aux nations voisines. »

*

Houng-Wou (1368-1398), un autre fondateur

Construite au XVe siècle, sous les Ming.
Tour de Porcelaine à Nan-King.

Les traits les plus distinctifs du caractère de cet empereur étaient un dévouement absolu à sa patrie, et une abnégation personnelle dont les annales des peuples offrent si peu d'exemples. Le but constant de ses efforts fut de rendre la Chine heureuse et indépendante ; les honneurs et les dignités le cherchèrent plutôt qu'il ne les rechercha lui-même. Ce ne fut ni à des intrigues ni à de profondes combinaisons politiques qu'il dut la couronne ; elle vint naturellement à lui parce qu'il se trouva l'homme le plus digne et le plus capable de la porter. Dans sa haute position il resta toujours le même, simple et bon, ne s'écartant jamais du sentier de la justice, et travaillant avec une infatigable sollicitude à la prospérité de l'État. Les moyens violents, l'intimidation répugnaient à sa nature.

« Avec de la patience et de la douceur, disait-il, on fait ce que l'on veut des grands et du peuple ; mais il ne faut pas confondre, comme tant de gens le font, la négligence avec la douceur, l'exactitude avec la rigueur. Le peuple n'observe les lois, ajoutait-il, ne remplit ses devoirs que quand il est heureux ; le rendre heureux est donc la première tâche du souverain. » (Le P. Amiot.)

Qu'on nous permette encore une citation qui achèvera le portrait de Houng-Wou.

Quand, selon l'usage de l'empire, les mandarins, les gouverneurs et les magistrats vinrent, à l'occasion du nouvel an, lui adresser leurs hommages et leurs félicitations, voici la réponse qu'il leur fit :

« Vous me souhaitez toutes sortes de prospérités et un règne des plus heureux ; c'est de vous en partie que tout cela dépend. Aidez-moi de toutes vos forces à bien gouverner mes sujets, à faire le bonheur de mes peuples, vous me rendrez heureux moi-même. Je ne puis pas être partout en même temps, je ne puis tout voir ni tout entendre ; c'est à vous de m'instruire, c'est à vous de me ramener dans la bonne voie si je m'égare. » (Le P. Amiot.)

Il est facile de se figurer quel dut être le sort du peuple sous le gouvernement d'un tel prince. Jamais la Chine ne jouit d'un calme plus profond et n'atteignit un si haut point de prospérité.

Nous avons déjà parlé de l'activité et de la vigilance de Houng-Wou. Ni les fatigues d'une vie si remplie, ni les glaces de l'âge, ne ralentirent son ardeur ; jusqu'à sa dernière maladie aucun détail administratif n'échappa à sa surveillance, et, depuis ses ministres jusqu'au plus obscur de ses agents, aucun des fonctionnaires publics ne pouvait se flatter de commettre la plus légère injustice sans que le monarque en fût averti ; et comme, par compensation, ils étaient certains de voir leurs services dignement appréciés et récompensés, il régnait parmi eux une noble émulation qui tournait tout entière au bien général.

Nous ne pouvons, dans notre court résumé, mentionner les lois, les institutions, les règlements dont ce monarque dota la Chine. Ceux relatifs à l'avancement des mandarins l'instruction publique, à l'agriculture, aux secours dus aux vieillards et aux orphelins, pourraient encore aujourd'hui servir de modèles.

Il fit dresser une carte générale de l'empire, qui non seulement indiquait la position géographique des villes, des villages, des fleuves, des lacs, des montagnes, des vallées, mais renfermait des détails statistiques tellement minutieux, qu'en les consultant on connaissait la nature des terres et des produits agricoles et manufacturiers de chaque localité.

Houng-Wou mourut à soixante-onze ans, après avoir, dans un testament rendu public quelques mois avant sa mort, désigné l'un de ses petits-fils pour lui succéder.

Contemporain de Tamerlan, Houng-Wou compta ce dernier au nombre de ses tributaires, et il est assez curieux que le farouche conquérant qui ravagea une partie de l'Asie et de l'Europe, que le vainqueur de Bajazet, fût un vassal de l'empire chinois !

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Lois et Gouvernement

Li-Tseu-Tching détrône le dernier empereur Ming à la tête d'une bande de brigands.
Li-Tseu-Tching, sacrifiant le père pour convaincre le fils assiégé de se rendre.

Dans la constitution native d'un peuple se trouvent en germe toutes les conditions de sa force et de sa durée. C'est principalement en étudiant l'histoire de la Chine, qu'on est frappé de cette influence profonde qu'exercent sur les destinées d'une nation les principes invoqués par ses premiers législateurs. Mais s'il est vrai que la loi providentielle qui préside au développement de l'humanité, pousse tous les peuples, à travers les mêmes épreuves, vers un but déterminé, il n'est pas moins vrai que le point de départ d'une nation modifie profondément la nature des agitations et des vicissitudes qu'elle devra subir.

Ainsi, tandis que les Grecs, les Romains, les peuples modernes, ont tour à tour essayé de diverses formes de gouvernement, ont perpétuellement oscillé entre la république et la monarchie absolue, en passant successivement par toutes les phases intermédiaires de ces deux points extrêmes, la Chine, deux fois conquise et acceptant vingt-deux fois la domination d'un usurpateur, a toujours été gouvernée en vertu des mêmes principes ; elle a conservé intacte sa constitution politique et sociale, vieille de plus de 4.000 ans. Même en reconnaissant qu'il faut accorder une large part à l'influence de l'isolement dans lequel les Chinois ont vécu et grandi, isolement qui a dû les préserver de la manie d'imitation, il nous semble rationnel de chercher dans la base du gouvernement chinois, dans la forme de sa constitution primitive, la cause première de sa durée.

Or le principe fondamental du gouvernement chinois, le principe dont toutes les lois, toutes les ordonnances, tous les règlements dérivent, est l'autorité paternelle. Le gouvernement chinois est essentiellement patriarcal, et l'on peut dire que l'empereur règne sur ses millions de sujets, comme Abraham régnait sur sa famille, en vertu de ce droit naturel qui naquit avec le premier enfant. On concevra facilement la puissance d'une telle organisation sociale, et combien un peuple dont chaque individu est habitué dès ses plus tendres années à considérer l'empereur comme un père, doit être porté à l'obéissance. Bien plus, l'autorité du monarque étant à la fois la sanction et une délégation de l'autorité paternelle, il s'ensuit que chaque père de famille a un intérêt direct à donner à ses enfants l'exemple d'une soumission absolue aux volontés du souverain, afin d'être lui-même obéi et respecté par les siens.

Un autre caractère distinctif du gouvernement chinois, est la solidarité. Chaque père de famille est responsable, dans toute l'étendue du mot, des crimes et des délits commis par ses enfants, dont, par contre, les mérites ou les belles actions lui valent des honneurs et des récompenses. Le gouverneur d'une ville, d'une province est dans la même position ; on lui tient compte de la moralité de ses administrés ; que l'un d'eux se distingue par un trait éclatant d'humanité, de probité ou de courage, le gouverneur aura une large part dans la récompense ; mais aussi, en cas de révolte ou même d'un crime atroce commis dans sa juridiction, le gouverneur peut payer de sa tête des désordres que, d'après les idées chinoises, sa bonne administration aurait dû prévenir et rendre impossibles.

L'histoire nous fournit des exemples trop remarquables et trop curieux de l'application de ce système...

En 1831, le gouverneur de Canton reçut des marques éclatantes de satisfaction de la part de l'empereur ; il jouissait du plus grand crédit. En 1832, les montagnards du nord-ouest font une irruption dans sa province, et y causent une certaine fermentation ; ni les services que ce gouverneur avait rendus, ni les éloges dont il avait été précédemment l'objet, ne purent le soustraire à une disgrâce complète. Ses biens furent confisqués, il perdit ses grades et ses honneurs, et ne dut qu'à de puissantes protections d'échapper à la peine capitale, qui fut commuée en un exil perpétuel en Tartarie.

Si l'un des habitants d'une ville ou d'un district commet un crime atroce, comme un parricide ou un meurtre, accompagné de circonstances qui dénotent une profonde perversité, non seulement la famille entière du coupable est bâtonnée et exilée, mais toute la ville est punie par la perte de quelques-uns de ses privilèges. La plupart des magistrats qui l'administrent sont révoqués, et ses étudiants ne peuvent plus se présenter aux examens publics avant un certain nombre d'années. Enfin la maison du coupable est rasée, et la place où le crime a été commis est déclarée infâme.

La personne de l'empereur est, pour les Chinois, l'objet d'un véritable culte ; mais il faut reconnaître que ce culte remonte au souverain du ciel, dont il est le représentant sur la terre. Ainsi les Chinois adorent l'empereur, mais l'empereur adore le souverain du ciel, auquel seul il peut adresser des prières et des sacrifices.

Jamais un grand dignitaire et même un prince du sang ne s'adressera au monarque ou ne parlera de lui sans lui donner les titres de fils du ciel et d'unique maître du monde.

« Ses ordres sont réputés saints, ses paroles tiennent lieu d'oracles ; tout ce qui vient de lui est sacré. On le voit rarement, on ne lui parle qu'à genoux ; les grands de la cour, les princes du sang, ses propres frères, se courbent jusqu'à terre non seulement en sa présence, mais encore devant son trône. Il y a des jours fixés chaque semaine ou chaque mois pour les assemblées des seigneurs qui se rendent dans une des cours du palais, pour reconnaître par des salutations profondes l'autorité du prince, quoiqu'il n'y soit pas en personne.

Dès qu'il est malade, surtout si la maladie est dangereuse, le palais est plein de mandarins de tous les ordres, qui, en habits de cérémonie, passent le jour et la nuit à genoux au milieu d'une vaste cour, pour lui marquer leur douleur et pour demander au Ciel sa guérison. La pluie, la neige, le froid, ne sont pas des raisons pour s'en dispenser ; et tandis que l'empereur souffre, dès qu'il est en danger, ses sujets ne doivent pas s'apercevoir qu'il y ait pour eux autre chose à craindre en ce monde que sa perte » (Le P. Lecomte, Mémoire sur les Chinois).

Le jour de la naissance de l'empereur est donc la première et la plus grande fête religieuse et politique de Chinois. Ils la célèbrent avec une pompe et une magnificence extraordinaires ; le plus singulier, c'est que tous les grands corps de l'État viennent adresser leurs hommages à un trône vide ; l'empereur, peut-être pour mieux figurer la Divinité, reste invisible pendant toute la cérémonie, et laisse ainsi à son fauteuil le rôle principal.

Personne ne peut passer à cheval ou en voiture devant l'entrée du palais impérial ; les gouverneurs, les vice-rois et tous les magistrats ne décachètent jamais une lettre revêtue du sceau de l'empereur sans brûler de l'encens et sans se prosterner neuf fois jusqu'à terre, la face tournée vers Pe-King.

Le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel se résument en Chine dans la personne du monarque, considéré par la nation comme le représentant de la Divinité, le dernier échelon de l'humanité, l'intermédiaire entre Dieu et l'homme. Son autorité est sans limites, et n'a d'autre contrepoids que l'ascendant de l'opinion publique, que la vitalité des antiques traditions gouvernementales. Ce frein, qui paraîtra à nous autres Français bien léger et incapable d'offrir de sérieuses garanties contre les abus du pouvoir, semble à la nation chinoise le meilleur et le plus sûr gage d'une bonne administration.

Pour s'expliquer cette confiance, il faut se mettre au point de vue chinois. Un empereur, en montant sur le trône, a sa ligne de conduite toute tracée devant lui, et il ne peut s'en écarter sans soulever une animadversion générale. N'oublions pas que le mot progrès a en Chine une signification diamétralement opposée à celle que nous lui donnons. Il signifie, dans le Céleste-Empire, un retour en arrière, et non point un pas en avant : un retour en arrière vers les maximes gouvernementales des grands monarques de cette antiquité dont le prestige semble s'augmenter avec les siècles. Le prince chinois n'a donc qu'à modeler sa conduite sur celle de ses aïeux, et qu'à suivre les exemples légués par les premiers possesseurs de sa couronne, dont la politique, les lois et les règlements sont aujourd'hui encore regardés comme des types de perfection. Or, ces lois et ces règlements, consignés dans les livres canoniques, forment la base de l'éducation et des études classiques de toute la nation, sont cités à tous propos comme des axiomes, et rappellent sans cesse à l'empereur qu'il est le GRAND PÈRE de ses sujets, et que ses devoirs envers eux sont ceux d'un père de famille. D'un autre côté, vingt-deux changements de dynastie sont là pour lui prouver que l'abus de sa puissance ou l'oubli de ses devoirs recevront un terrible châtiment. Enfin, le prince trouve toujours dans les grands corps de l'État des censeurs sévères et incorruptibles, prêts, au besoin, à s'exposer à son ressentiment, à sacrifier leur vie pour l'éclairer et pour dessiller ses yeux obscurcis par les passions.

L'organisation judiciaire est d'une grande simplicité. Un tribunal suprême, siégeant à Pe-King et présidé par le ministre de la justice, connaît en dernier ressort de toutes les affaires criminelles entraînant la peine capitale. Ces affaires, ordinairement instruites par les tribunaux supérieurs des provinces, sont renvoyées à Pe-King, non pas sur l'appel des parties, mais parce qu'aucun jugement prononçant le dernier supplice ne peut être exécuté avant d'avoir reçu la sanction de la cour suprême. Outre le tribunal supérieur de la province, chaque district, chaque ville, chaque bourg, possède des officiers publics de différents degrés, qui cumulent à la fois les fonctions p.185 de nos juges de paix et de nos commissaires de police. Quant aux affaires civiles, quoique les tribunaux supérieurs ne jugent ordinairement que les affaires importantes et remplissent à peu de chose près le rôle de nos cours royales, cependant un Chinois peut de prime abord porter son affaire, quelle que soit son importance, devant ces tribunaux. Seulement, comme les frais augmentent en raison de la compétence du tribunal, les plaideurs préfèrent ne pas saisir de leur cause une juridiction plus élevée que celle qui peut rigoureusement connaître de la contestation.

Voici comment un jurisconsulte anglais apprécie les lois du Céleste-Empire :

« Le trait le plus remarquable de ce code est sa haute raison et son extrême clarté. Il est écrit simplement, sans emphase, et les classifications qui y sont adoptées n'ont rien d'abstrait ni d'arbitraire. C'est une collection de règlements concis, positifs, pratiques, et qui, pris sous un point de vue chinois, sont dignes de toute notre admiration. »

Tant qu'il ne s'agit pas de crimes de haute trahison ou de lèse-majesté, le code pénal chinois est, en général, assez doux. La gradation des peines est minutieusement calculée, et le législateur définit de la manière la plus claire et la plus distincte toutes les nuances du délit et des peines qui doivent le punir. Il en résulte que le juge n'a réellement aucune liberté d'action, et se trouve réduit à appliquer un texte positif. Or il est évident que, quelle que soit l'équité absolue de cette échelle de crimes et de châtiments, le législateur n'a pu prévoir toutes les circonstances atténuantes ou aggravantes qui résultent des p.186 débats, et modifient le degré de culpabilité d'un accusé.

Parmi les reproches que l'on aurait droit, selon nous, d'adresser au code pénal chinois, il en est deux principaux. Le premier, c'est de contenir quelques dispositions vagues et singulièrement élastiques, telles que celle-ci :

« Celui qui, sans enfreindre un article spécial de la loi, est coupable de mener une conduite répréhensible et contraire à l'esprit de la loi, recevra quarante coups de bambou pour le moins, etc. »

Avec cette large porte ouverte à l'arbitraire, il n'est point d'habitant du Céleste-Empire qui puisse se flatter d'être toujours à l'abri d'une poursuite dictée par un esprit de vengeance.

Le second reproche, beaucoup plus grave, s'adresse à la confusion que fait le législateur chinois de l'homicide volontaire et de l'homicide par imprudence. Tuer un homme est en Chine un crime capital, quelles que soient les circonstances qui aient précédé, suivi ou accompagné le meurtre. Le cas de légitime défense n'est pas même une excuse admise en pareil cas :

« Si un homme en tue un autre par un accident imprévu et inévitable, la loi le condamne à perdre la vie ; et quelque favorables que soient les circonstances pour sa justification, l'empereur seul a le pouvoir d'empêcher l'effet de la sentence ; pouvoir dont il n'use presque jamais pour accorder une grâce entière, mais seulement pour commuer la peine décernée par la loi. »

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