BRUCKER Joseph (1845-1926)

LA MISSION DE CHINE de 1722 à 1735

Quelques pages de l'histoire des missionnaires français à Péking au XVIIIe siècle

d'après des documents inédits

Revue des questions historiques, XXIX, 1er avril 1881, pages 491-532.

  • "Les informations contenues dans tous ces documents sont de deux sortes : les unes concernent les travaux scientifiques des jésuites de Chine ; les autres se rapportent à l'histoire de la mission au XVIIIe siècle. Toutes concourent, ce nous semble, à prouver que ces sujets sont beaucoup moins connus qu'on ne le pense généralement."
  • "Nous commençons par donner ce que nos pièces offrent de plus nouveau et de plus intéressant sur l'histoire de la mission, en particulier durant le règne de Yong-tching (1723-1735), qui inaugura le régime de la persécution pour le christianisme chinois. Il va sans dire que nous passerons rapidement sur les faits racontés par les Lettres édifiantes. Les points sur lesquels nos documents inédits apportent le plus de lumières nouvelles, ce sont les relations des missionnaires avec les gouvernants chinois, les mobiles auxquels ceux-ci obéissaient dans leur politique à l'égard du christianisme, la raison de l'ascendant que gardèrent toujours sur eux les jésuites de Péking et les conséquences qui en résultèrent pour toute la mission de Chine. Ce sont ces points que nous tâcherons de faire ressortir, en nous bornant, du reste, presque toujours à laisser parler les pièces."


Extraits :
Les Européens, vus par l'empereur Khang-hi
L'empereur Yong-tching et la fin de l'âge d'or des anciennes missions de Chine
L'ambassade portugaise de 1727 - Le tremblement de terre de 1730
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Les Européens, vus par l'empereur Khang-hi

Les difficultés commencèrent pour la mission de Chine dès le règne de Khang-hi. On sait trop quelles impressions fâcheuses fit sur ce prince la triste controverse des rits chinois. Cependant il ne serait pas juste de rapporter à cette seule cause le refroidissement de ses dispositions à l'égard du christianisme durant ses dernières années. Malgré son goût pour les arts et les sciences de l'Europe, et quelque désireux qu'il se soit montré parfois d'ouvrir son empire à la civilisation occidentale, le Louis XIV de l'Asie demeura toujours profondément chinois. Il ne dépouilla jamais entièrement cette défiance à l'égard des étrangers, et surtout des Européens, qui semble être le caractère propre de la politique du Céleste Empire. Nous en avons la preuve dans de curieuses réflexions sur les Européens qu'il rédigea vers la fin de son règne. Ce document, recueilli par le père Antoine Gaubil à Péking, en 1752, n'a jamais été publié, que nous sachions ; il nous paraît mériter d'être reproduit en entier. Le voici, d'après la version du père Gaubil :

« Les Orosse (Moscovites), les Hong mao (Hollandais), les Foulanki de Luçon (Espagnols) sont de vrais Européens qui dépendent de plusieurs puissances d'Europe.

Les Orosse ne faisaient ci-devant qu'un petit État en Europe ; ils y sont devenus puissants, et ont presque détruit la belliqueuse nation de Souecia (Suède) ; ils se sont étendus vers l'orient ; ils ont des ports de mer et des vaisseaux de guerre en Europe, à Cachan, à Astarahan, sur le lac Tengkis (mer Caspienne), en Sibir [Sibérie] ; ils ont d'armées nombreuses ; ils se sont rendus tributaires les hordes de Hyaki (Tourgout au nord de la mer Caspienne), et plusieurs autres; ils pensent à se rendre maîtres des Hoey hoey (mahométans), qui ont divers petits princes depuis Tengkis jusque Gachegar (Casgar) ; ils s'allient avec les Éleuthes (Tartares vers le nord-ouest et ouest de la ville de Hami) nos ennemis. Les Orosse sont devenus nos voisins du côté des fleuves Selinghe, Toula, Kerlon, Sachalien-oula, et ils ont dans ces quartiers-là des Tartares qui leur sont tributaires, des forts, des villes et des troupes ; ils sont munis de bonne artillerie. Ils continuent à s'établir au nord du fleuve Sachalien-oula jusqu'à son embouchure ; ils ont passé le cap Noshata et à la mer qui est vers l'embouchure de ce fleuve ; ils ont déjà des soldats sur les côtes ; ils pensent à y construire des forts et des vaisseaux pour venir dans les mers du Japon, de Corée et de nos provinces méridionales de Chine.

Les Hongmao (Hollandais) sont très puissants dans les mers des Indes ; ils [ont] détruit les Foulanki (Portugais), dont il y a quelques restes à Gaomen (Macao) ; ils ont parmi eux beaucoup de Chinois. Nous les avons chassés de Tayouan (île Formose), mais ils sont bien puissants à Soumentala (Sumatra), Kouaoua (Java), Manlakia (Malacca), Poni (Bornéo), Melyloki (Moluques) et autres lieux ; ils se font craindre à Mien (Ava), Sienlo (Siam), et autres lieux près de la province chinoise de Yunnan. Ils ont de bons soldats, un nombre infini de bons vaisseaux et beaucoup d'argent.

Les Foulanki de Luçon (Espagnols) ont beaucoup de Chinois ; ils peuvent aisément devenir très puissants aux pays voisins de la Chine et du Japon ; leur roi en Europe est très riche et possède de grands États loin d'Europe. Il est de la même famille que le roi de Foulan (France), nation puissante et belliqueuse, estimée et respectée par terre et par mer dans tout le monde.

Les Oross, Hongmao, Foulanki, comme les autres Européens, viennent à bout de tout ce qu'ils entreprennent, quelque difficulté qu'il y ait ; ils sont intrépides, habiles et profitent de tout. Tant que je régnerai, il n'y a rien à craindre d'eux pour la Chine. Je les traite bien, ils m'aiment et m'estiment et cherchent à me faire plaisir. Les rois de Foulan et de Porotoukal ont soin de m'envoyer de bons sujets habiles dans les sciences et les arts, qui servent bien notre dynastie. Mais si notre gouvernement devient faible, si on manque d'attention sur les Chinois des provinces du Midi et sur le grand nombre de barques qui en partent tous les ans pour Luçon, Calapa (Batavia), Japon et autres pays, si la division se met parmi nos Mantcheou et les princes de ma famille, si les Tartares Éleuthes nos ennemis viennent à bout d'attirer à eux les Tartares de Syhay (Kokonor) et les Calca et Mongou nos tributaires, que deviendra notre empire ? Les Oross au nord, les Foulanki de Luçon à l'orient, les Hongmao au sud feront de la Chine ce qu'ils voudront. Vous, princes de ma famille, grands mandarins, faites réflexion sur ce que je dis et dans des placets marquez-moi en détail ce que vous pensez. Faisons attention à ce qui peut arriver dans la suite.

Il n'est pas difficile de deviner quelle réponse Khang-hi reçut des conseillers auxquels il adressait ce mémoire ; il avait assez clairement indiqué celle qui devait lui agréer le plus : fortifier les barrières qui défendaient la Chine contre l'étranger, et les fortifier à la manière chinoise, c'est-à-dire par un isolement de plus en plus rigoureux, par de nouvelles entraves aux communications avec les Occidentaux.

« Il ne faut pas douter, observe le père Gaubil après avoir transcrit cette pièce, que les réflexions de Khang-hi, jointes aux accusations publiques et secrètes des grands mantcheou, mongou et chinois, n'aient été le vrai principe de la conduite des empereurs Yong-tching et Kien-long à l'égard des missionnaires... Ces deux derniers princes ont posé pour un de leurs points de leur gouvernement celui de ne jamais permettre qu'il y ait des missionnaires dans les provinces, et qu'à la cour de Péking ils fassent trop de chrétiens, surtout parmi les Tartares mantcheoux et les Chinois et Tartares mongou ou mongols, qui sont enrôlés en très grand nombre dans les bannières des Tartares mantcheoux.

Ce qui est certain, en tout cas, c'est que les mesures de Yong-tching et de Khien-long furent inspirées par le même sentiment qui avait dicté les réflexions de Khang-hi, c'est-à-dire la crainte qu'une influence étrangère, quelle qu'elle fût, ne prît en Chine assez de racines pour offrir un point d'appui à des entreprises dangereuses contre l'empire. Khang-hi était encore capable de comprendre que la politique n'était pour rien dans les visées des missionnaires ; ses successeurs, moins intelligents, ne le comprirent jamais. En vain on leur montrait à l'évidence que les chrétiens n'étaient ni moins fidèles ni moins paisibles que le reste de leurs sujets ; en vain les prédicateurs de l'Évangile faisaient observer qu'ils appartenaient à des nations différentes, rivales même, ce qui devait suffire pour éloigner les soupçons, si l'on ne se fiait pas à leur loyauté.

La reprise de cette politique chinoise ne se fit pas trop sentir à la mission de Péking du vivant de Khang-hi. Cependant les missionnaires purent déjà en constater quelque effet durant les longs voyages qu'il leur fallut entreprendre, par l'ordre de ce prince, pour lever la carte de la Chine, de 1708 à 1718. Khang-hi leur adjoignit des mandarins chinois et tartares qui devaient fournir aux géographes leur entretien et les secours matériels nécessaires. Mais ces fonctionnaires paraissent avoir eu autant pour mandat de surveiller les missionnaires que de les aider. Ils avaient des ordres, pense le père Gaubil, pour ne pas laisser les Pères aller où ils voudraient. Ainsi, par exemple, ils ne permirent pas de pousser les opérations géodésiques en Tartarie jusqu'aux frontières russes ni jusqu'à la mer Orientale. Le père Parrenin lui-même, malgré la faveur dont il jouissait, sollicita en vain Khang-hi de laisser compléter la carte dans cette partie si importante. Le père Jartoux, qui avait pris une très grande part aux levés et aux observations, et qui fut chargé de coordonner tous les résultats de cette longue campagne géographique, présenta une requête au même empereur, pour obtenir la permission de mesurer une méridienne de l'empire passant par Péking.

« Il voulait, écrit le père Gaubil, s'associer quelques autres Pères et faire partout des observations et une suite bien conditionnée de triangles. On voulait encore aller aux bouts orientaux de Tartarie et occidentaux de Chine et de Tartarie pour faire à loisir des observations célestes. L'empereur refusa net.

Évidemment, Khang-hi redoutait que les Européens ne vinssent à connaître trop bien la Chine. Et sans doute, c'est à cause de ces dispositions, qu'il eût été dangereux de heurter, que les missionnaires, en envoyant leur carte en France, demandèrent formellement qu'elle ne fût pas publiée jusqu'à nouvel ordre.


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L'empereur Yong-tching et la fin de l'âge d'or des anciennes missions de Chine

Khang-hi mourut le 20 décembre 1722. Avec lui finit l'âge d'or des anciennes missions de Chine. Son fils et successeur, Yong-tching, fort attaché, alors qu'il n'était que prince, aux bonzes bouddhistes et tao-sse, avait donné plus d'une preuve de son aversion pour la religion chrétienne. De plus, il était loin d'avoir le même goût que son père pour les sciences, les arts et les autres «curiosités» des pays européens. La crainte seule de marquer trop brusquement le contraste de sa conduite avec celle de Khang-hi, et de paraître ainsi blesser la piété filiale si chère aux Chinois, l'empêcha de proscrire ouvertement le christianisme et de chasser tous les missionnaires, dès le début de son règne. En attendant, il frappa le christianisme dans ses propres parents, en condamnant à un dur exil les princes chrétiens de la famille tartare de Sounou ou Sourniama, dont les nombreux membres avaient pour la plupart embrassé l'Évangile.

L'ère de la persécution s'ouvrit pour les chrétiens des provinces au mois de juillet 1723. Ostensiblement, l'initiative venait des mandarins locaux ; mais, on le vit bientôt, ceux-ci ne faisaient qu'exécuter les désirs peu déguisés, sinon les instructions positives du souverain. En effet, au mois de janvier 1724, ils obtinrent du tribunal des rites un édit, que l'empereur sanctionna aussitôt, interdisant la religion chrétienne dans tout l'empire chinois, enlevant toutes les églises au culte et reléguant les missionnaires, ceux de Péking seuls exceptés, à Macao, pour être à bref délai renvoyés en Europe. Nous nous contentons d'indiquer ici des faits qui sont racontés au long dans les Lettres édifiantes.

On peut voir, dans le même recueil, comment les missionnaires de Péking obtinrent pour leurs confrères la permission de se retirer à Canton. C'était une atténuation considérable du décret de proscription. Outre que la grande ville de Canton offrait encore un théâtre à leur zèle, les missionnaires y restaient, beaucoup mieux qu'à Macao, à portée de saisir les occasions favorables pour retourner à leurs chrétientés désolées. De fait, au bout de deux ou trois ans, beaucoup étaient parvenus à rentrer au milieu de leurs ouailles, et continuaient, bien qu'en cachette et à travers de continuels dangers, la plupart des fonctions de leur ministère.

Cet apostolat secret fut favorisé par un changement au moins apparent dans la conduite de Yong-tching. On a vu que les missionnaires attachés au service de l'empereur, c'est-à-dire tous ceux qui se trouvaient dans la capitale, avaient été exceptés des rigueurs de l'édit de 1724. La réserve plus que froide de Yong-tching à leur égard rendait leur position fort précaire. Heureusement, la cour de Péking avait besoin de leurs services. En 1725, il se présenta une occasion où ce besoin se fit sentir encore plus fortement aux ministres chinois et à l'empereur lui-même. Nous voulons parler de l'arrivée du comte Sava comme envoyé extraordinaire de la Russie à Péking.

Le but avoué de cette mission était de régler la question des limites entre les deux empires et de conclure un traité de commerce. Mais l'ambassadeur avait des instructions secrètes pour étudier la Chine de toute manière sur sa route et durant son séjour à Péking. C'est ce que le gouvernement chinois soupçonnait ; aussi ne vit-il pas sans inquiétude cette ambassade, qu'il n'osait pas, d'ailleurs, refuser de recevoir. On a déjà remarqué dans les réflexions de Khang-hi avec quelle défiance il suivait les progrès de la puissance russe en Asie. Comme lui, son successeur, et les ministres de celui-ci, redoutaient, non sans raison, de rencontrer bientôt un adversaire menaçant dans le colosse qui, maître d'une grande partie de l'Europe et de toute l'Asie septentrionale, pouvait atteindre de son bras jusqu'aux frontières du Céleste Empire, à quelques journées de Péking. Mais, pour se rendre un compte exact de ses forces, les politiques de Péking n'avaient d'autre ressource que les missionnaires catholiques. Nous résumerons tout à l'heure les conférences qui eurent lieu sur ce sujet entre les jésuites français et les ministres de Yong-tching. Nos compatriotes servirent d'interprètes durant les longs débats qui précédèrent la rédaction du traité de 1726 entre la Chine et la Russie. La rédaction elle-même leur fut confiée. Notons qu'ils n'oublièrent pas les intérêts de la France : le père Parrenin envoya au père de Linières, confesseur de Louis XV, pour être communiquée aux ministres du roi, une copie de ce traité, accompagnée d'amples éclaircissements.

C'est le père Parrenin qui eut le rôle principal dans le concours prêté par les missionnaires aux négociations avec la Russie, comme dans beaucoup d'autres affaires semblables. Yong-tching eut le mérite de lui en savoir gré ; s'il n'arriva pas, comme Khang-hi, jusqu'à honorer le missionnaire de son amitié, il lui accorda, du moins, et lui conserva toujours une véritable estime, avec une certaine déférence, que le Père sut faire servir aux intérêts de l'Évangile. Aussi le père Gaubil, parfaitement placé pour porter un jugement, écrit que le père Parrenin en 1724 et 1725 a sauvé la mission de Chine. Il faut ajouter que le père Gaubil, qui à cette époque assistait déjà très utilement le père Parrenin, n'avait pas peu contribué au même résultat.

Le 25 octobre 1725, Yong-tching voulut témoigner sa satisfaction aux missionnaires en leur faisant un honneur extraordinaire suivant les idées chinoises. Il les convoqua au nouveau palais qu'il venait de faire bâtir, à deux lieues et demie de la capitale, et, après leur avoir fait servir du thé, leur adressa un assez long discours. Le père Gaubil, qui était présent, et qui voyait ce prince pour la première fois, faisait de lui, deux jours plus tard, le portrait suivant : « Il est grand, gros, il parle bien, mais vite ; il paraît avoir de l'esprit et a assez bonne mine ». Sa harangue refléta les sentiments qui se combattaient dans son intérieur. Il chercha à justifier son éloignement pour la religion chrétienne en soutenant qu'elle n'était en rien supérieure au bouddhisme et aux autres sectes de la Chine. Il parla aussi du pape et des rois européens ; il le fit, observe le père Gaubil, «d'une manière fort embarrassée», qui le montrait bien moins instruit des choses d'Europe que son père Khang-hi. Du reste, à part sa sortie contre le christianisme, Yong-tching fut « très honnête » ; il fit donner à chaque Père un de ces fameux melons d'Hami, qui venaient de plus de quatre cents lieues, et comptaient parmi les délicatesses de la table impériale.

Cette audience avait lieu au moment où deux jeunes religieux carmes, envoyés par le pape, arrivaient en Chine avec des présents et deux brefs du Souverain Pontife pour l'empereur. Celui-ci ne voyait pas de trop bon œil cette ambassade, quoiqu'elle flattât son orgueil ; il était déterminé d'avance à ne rien accorder de ce qu'elle pourrait demander en faveur de la religion chrétienne. Le but principal de la harangue du 25 juillet était, sans doute, de le faire comprendre aux missionnaires. Au reste, des deux brefs, l'un ne contenait que des compliments, l'autre remerciait Yong-tching d'avoir tiré de prison le missionnaire lazariste Pedrini, et le priait de rendre encore la liberté à deux autres missionnaires, M. Apiani, lazariste, et M. Guigue, des Missions Étrangères, tous deux emprisonnés à Canton.


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L'ambassade portugaise de 1727

Il eût été non seulement inutile, mais dangereux de demander directement à Yong-tching de revenir sur ses décrets de proscription. La mission faillit l'éprouver à ses dépens lors de l'ambassade portugaise de 1727. Cette ambassade eut un grand éclat. La magnificence de l'envoyé Metello de Sousa, jointe à son tact parfait, éblouit et charma l'empereur, qui reçut fort bien le représentant du Portugal, jusqu'à le dispenser de certaines exigences traditionnelles de l'étiquette chinoise. Cependant, le jour même de la réception officielle (28 mai 1727), Yong-tching faisait lancer une proclamation « sanglante » contre le christianisme, comme pour signifier de nouveau sa ferme volonté de ne se laisser arracher aucune concession sur la liberté religieuse, ou pour contrebalancer les impressions trop favorables aux chrétiens qui pouvaient naître chez ses autres sujets à la vue des honneurs rendus par le Fils du Ciel à l'envoyé portugais. Celui-ci, pourtant, n'avait encore fait aucune démarche en faveur de la religion persécutée. Son mandat officiel ne comprenait, d'ailleurs, rien de semblable ; il se bornait à peu près à des politesses : l'ambassadeur devait simplement présenter à l'empereur des compliments sur son avènement au trône, en demandant la continuation des bons rapports qui existaient depuis longtemps entre la Chine et le Portugal. Toutefois, mû par un sentiment généreux, Metello ne put s'empêcher, un jour, d'adresser en son nom personnel une prière à l'empereur en faveur des chrétiens. On ne sait ce qui se passa entre lui et Yong-tching à cette occasion ; mais l'ambassadeur, à son départ, laissa entendre aux missionnaires qu'il regrettait de n'avoir pas entièrement suivi leurs conseils. En effet, les missionnaires connaissant bien le caractère soupçonneux du monarque chinois, avaient dissuadé Metello de tenter une démarche directe, dont ils n'espéraient rien, et qui pouvait devenir plutôt funeste à la religion ; ils l'avaient prévenu que son ambassade n'aurait de résultat utile que si elle laissait l'empereur pleinement satisfait jusqu'à la fin. La suite montra que ces avis étaient sages et seuls pratiques.

Le 21 juillet 1727, cinq jours après le départ de l'envoyé portugais, Yong-Tching convoqua de nouveau les missionnaires à son palais et leur adressa un second discours. Interpellant d'abord le père Parrenin, il se plaignit que ce Père n'eût pas bien instruit l'ambassadeur sur ce qu'il devait éviter de demander ; Metello l'avait prié de rendre les églises aux chrétiens des provinces, ce qu'il ne ferait jamais. L'empereur s'échappa jusqu'à blâmer son père, qui s'était « déshonoré », dit-il, par la liberté qu'il avait accordée au christianisme dans les provinces. Enfin, il revint à ses invectives contre la religion, et, à cette occasion, il formula contre les dogmes catholiques des objections dignes d'un libre-penseur européen ; en même temps, il s'efforça de justifier les Chinois du reproche d'idolâtrie, et soutint qu'ils avaient de la Divinité les mêmes idées que les chrétiens. Mais toute cette harangue est trop caractéristique pour que nous ne la donnions pas en entier. La voici, telle que le père Gaubil, qui l'a entendue, nous l'a conservée :

« Patomin (c'est le nom chinois du père Parenin, si tu avais bien mis au fait Mai-te-lo (M. Metello, l'ambassadeur) et si tu avais bien expliqué mes raisons et mes intentions, il ne m'aurait pas parlé comme il a parlé. Il m'a fait prier de rendre les églises et de laisser prêcher votre loi comme il se faisait du temps de Cam-hi, mon père. Il faut que vous tous qui êtes ici et m'écoutez, il faut que vous instruisiez bien les Européens d'ici et de Canton, et cela au plus tôt. Si d'autres ambassadeurs viennent, il faut auparavant les instruire et ils se garderont bien de parler comme Mai-te-lo. Quand il a su mes raisons, il les a approuvées (assurément M. Metello ne l'avait pas fait). Quand le pape et les rois viendraient ici eux-mêmes, je leur refuserais ce que Metello demande. Il n'y a pas de raison à cela, et s'il y en avait, je vous l'aurais déjà accordé quand vous me le demandâtes. N'allez pas mêler dans cette affaire les rois d'Europe. Je vous laisse ici et à Canton pour la correspondance d'ici à Canton et de là en Europe. C'est assez. Que d'accusations n'a-t-on pas faites contre vous ? Je vous connais, vous êtes bonnes gens : un prince moins instruit que moi vous aurait déjà tous chassés. Maitelo m'a fait proposer de donner des patentes pour m'assurer des bons ; je ne l'ai pas voulu, je saurai punir les mauvais, je connaîtrai les bons. Mais je ne veux pas des missionnaires [dans les provinces] : si j'envoyais dans vos provinces d'Europe des bonzes, vos princes ne le permettraient pas.

Du temps des Han, l'empereur Ming-ti fit valoir les bonzes des Indes ; du temps des Tang, l'empereur Tai-hong fit valoir les lamas du Tibet. Par là ces deux princes se sont rendus odieux aux Chinois. Mon père s'est déshonoré en vous bâtissant des églises dans les provinces. Je m'y opposais tant que je pouvais. Moi Mantcheou puis-je laisser ces monuments qui déshonorent mon père, et puis-je vous aider à introduire une loi qui condamne la chinoise, et l'étendre autant que le sont quelques autres ?

La religion des lamas approche le plus de la vôtre, celle des lettrés en est plus éloignée. Vous avez tort, vous n'êtes qu'une vingtaine de personnes et vous attaquez toutes les autres lois. Tout ce que vous avez de bon est chez les Chinois, et vous avez des points aussi ridicules que ceux des sectes. Le Ciel est appelé par vous maître du ciel : c'est la même chose. Les plus petits villages de mahométans ont un papa qui honore le Ciel et qui dit que sa loi est la meilleure. Comme nous, vous avez dix commandements ; cela est bon. Vous avez un Dieu fait homme, des peines éternelles, un bonheur éternel : ce sont des fables, rien de plus ridicule.

Les statues de Fo servent à se souvenir de Fo pour l'honorer ; on n'adore ni l'homme Fo ni la statue de bois. Fo est le ciel ou, comme vous dites, le maître du ciel. Et ne peignez-vous pas vous-mêmes votre maître du ciel ? Fo a, comme vous, l'incarnation ; il a encore la transmigration : c'est ridicule. La perche que nous Mantcheoux élevons dans nos cérémonies, est-elle moins (plus ?) ridicule que votre croix ? Parmi les lettrés, les lamas et les bonzes, très peu entendent leur loi ; de même parmi vous, très peu entendent la religion. Sans savoir ce qu'ils disent, la plupart des Européens parlent d'un maître du Ciel, de son éternité, de son immensité, de sa justice, du paradis, de l'enfer, etc. Qui a vu cela ? et qui ne voit que cela n'est bon que pour tromper le petit peuple. Venez ici de temps en temps, et je vous instruirai.

L'empereur, en prononçant ce discours, parlait très vite, et ne permit pas aux missionnaires de placer un mot en réponse à ses tirades contre le christianisme. Heureusement, l'intervention peut-être intempestive de Metello n'eut pas d'autres conséquences plus fâcheuses. La situation des missionnaires et des chrétiens n'en fut point empirée. Au contraire, les honneurs extraordinaires rendus à l'ambassadeur de Portugal ne laissèrent pas de produire un bon effet. Les faveurs impériales, que les missionnaires de Péking commençaient à recevoir plus fréquemment, bien qu'assez insignifiantes en elles-mêmes, firent certainement encore plus d'impression. Il en résulta que la plupart des mandarins des provinces n'osèrent plus que mollement poursuivre les missionnaires cachés, sachant comment leurs confrères étaient traités à Péking ; car on craignait, en pressant trop les ordres officiels de l'empereur, de dépasser peut-être ses vraies intentions. Jusqu'en 1730, les intrépides ministres de l'Évangile purent donc continuer leurs travaux, instruire les néophytes, consoler et fortifier les anciens chrétiens par les sacrements, évangéliser même les païens, tout cela en secret, bien entendu, et non sans de rudes fatigues.


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Le tremblement de terre de 1730

Dans les derniers mois de 1730, une effroyable catastrophe vint désoler la ville et la province de Péking, et faillit anéantir à la fois la mission catholique et les missionnaires.

Voici comment la relate le père Gaubil ; il écrit de Péking le 9 octobre 1730 :

« Le 30 septembre, à dix heures quarante-six minutes du matin, un violent tremblement de terre qui ne dura que quarante à cinquante secondes ruina cette maison (la résidence française) et faillit nous écraser tous. Nous étions tous dans une petite chambre à faire récréation (les pères Parrenin, Régis, de Mailla, Challier, Lacharme, le frère Rousset et moi). Le père Régis courut le premier à la porte, il ne put l'ouvrir. S'il l'avait ouverte, lui, le père Parrenin et le père Challier étaient écrasés. La grande horloge de la maison avait sonné onze heures, elle avançait d'un quart d'heure ; si elle était allée juste, nous étions tous au réfectoire, et nous étions tous perdus, car tout le réfectoire tomba. Le père Dentrecolles était dans sa chambre, et on ne sait comment il put se sauver. Tous nos domestiques étaient alors dans des lieux où ils ne devaient pas être ; pas un n'a souffert, quoique presque toute notre maison ait été renversée. »

Le père Gaubil raconte ensuite que « les mêmes traits de providence... ont sauvé les jésuites des autres églises et les missionnaires de la Propagande, ainsi que leurs domestiques ». Dans toute la chrétienté de la ville et des faubourgs, il n'y eut que sept chrétiens de tués, dont deux petits enfants, deux femmes de soixante-quinze ans et trois hommes « vivant très bien ». C'était une protection vraiment extraordinaire ; car,

« le quatrième de ce mois, on comptait soixante-quatorze mille personnes écrasées dans la ville ou les faubourgs. (Après le grand tremblement, il y eut cinquante ou cinquante-cinq secousses jusqu'au 5 octobre ; celles du 30 septembre au soir, du 1er et du 2 octobre furent violentes.) Les villages de Haytien et de Tchan-tchun-yuen, où il y avait plus de cent mille âmes, ont été détruits ; plus de vingt mille personnes y ont été tuées. Le palais de Yuen-min-yuen, au nord-est de Tchan-tchun-yuen, est presque renversé ; la moitié de la ville tartare (de Péking) est presque détruite... »

Si les vies des missionnaires et de l'immense majorité de leurs chrétiens demeurèrent sauves, néanmoins les pertes matérielles furent très considérables. « Nous voilà à l'aumône, écrit le père Gaubil, réduits à camper provisoirement dans un terrain ». Le 5 novembre 1730, plus d'un mois après la catastrophe, ce campement était encore l'unique abri des jésuites français de Péking. Leur église était ruinée, au point qu'on estimait au moins à trente mille livres la dépense nécessaire pour la réparer. La belle église du collège portugais avait été encore plus maltraitée ; celle de la résidence de Saint-Joseph des Portugais ne pouvait résister à un second tremblement de terre. En même temps que leur maison, les missionnaires français avaient vu disparaître presque tout ce qu'ils possédaient. Aussi le père Gaubil implorait « un prompt et puissant secours » de ses confrères de Paris, les pères Étienne Souciet, de Linières, de Blainville, Buffier, etc., secours sans lequel, disait-il « nous sommes tous perdus ». Parmi les objets que ce missionnaire regrettait le plus, se trouvaient beaucoup de papiers, fruit de longues études, et des instruments astronomiques précieux. Un petit observatoire, qu'il avait commencé à élever dans la maison française, non sans des peines presque infinies, était ruiné. Cependant le père Gaubil, aussi bien que ses confrères, était moins touché de ses pertes que de celles des néophytes :

« Je prévois, écrit-il au père Souciet, le 5 novembre 1730, que la chrétienté souffrira étrangement, et cela me fait plus de peine que le petit dérangement pour la prompte exécution de plusieurs choses (de travaux scientifiques) que je vous avais proposées. »

Les premiers secours vinrent aux missionnaires d'où peut-être ils les attendaient le moins, de l'empereur lui-même. Il semble que la Providence ait voulu se servir de cette catastrophe pour le rapprocher d'eux. Nous citons encore ici, en l'abrégeant un peu, la relation du père Gaubil.

« L'empereur était à Yuen-min-yuen au moment du tremblement [de terre] ; il se prosterna et adora le ciel, puis il gagna vite la rivière qui entoure le palais et se mit en barque... Le 1er octobre, il fait publier un édit où il dit que le ciel veut punir ses péchés ; il donne un million deux cent mille livres à ses troupes ; on fait (par son ordre) des catalogues des maisons ruinées... Le 3 de ce mois, l'empereur envoie un de ses eunuques voir si quelque Européen a souffert ; en particulier, il s'informe de la santé du frère Castiglione, peintre. Le 5 (octobre), les pères Kögler, Pereyra, Fridelli, Parrenin, Gaubil, Pinheiro, le frère Castiglione et le père Reynaldi, procureur de la Propagande, se rendent au palais de Yuen-min-yuen, pour demander [des nouvelles de] la santé de l'empereur ; le père Parrenin présente un mémorial pour sa Majesté. Ce mémorial ne contenait qu'un remerciement (compliment). L'eunuque demande plusieurs fois si nous n'avions pas autre chose à proposer ; on répond que non. Il porte notre billet aux grands mandarins préposés à cet effet. L'empereur, l'ayant vu, ordonne de nous conduire en barque au camp près de sa barque, à un quart de lieue à l'ouest du palais. Nous mettons pied à terre à dix heures un quart du matin près de la barque de l'empereur, à vingt ou trente pas de sa tente magnifique. L'empereur sort, s'asseoit sur un tabouret, ordonne de nous mettre tout près de lui. Le père Parrenin avait été averti par l'eunuque d'être le premier. Tous les missionnaires s'étant mis à genoux, le père Parrenin fit au nom de tous un petit compliment chinois plein d'esprit. L'empereur répondit : Il y a longtemps que je n'ai vu aucun Européen ; j'étais en peine de vous tous, je suis bien aise de savoir que vous êtes tous en bonne santé. Après cela, il demanda : 1° la cause du tremblement de terre, 2° ce qu'on en pensait en Europe, 3° s'il y en avait en Europe. Le père Parrenin répond en peu de mots, chacun de nous dit quelque chose. L'empereur, qui ne voulait que nous voir et nous faire un honneur extraordinaire, nous renvoie après un quart d'heure, ordonnant de nous faire dîner et de donner mille taëls aux pères Parrenin et Kögler pour distribuer aux autres églises et réparer les maisons. Les missionnaire sont reconduits en barque.

Nous ne vîmes, dit le père Gaubil en terminant, que jeunes eunuques qui tous nous venaient prendre les mains pour nous féliciter de l'honneur que nous avait fait l'empereur, honneur qui était effectivement des plus extraordinaires. L'eunuque de la présence de l'empereur, sur la barque, se mit à côté du père Parrenin et de moi (du père Gaubil), et voulut savoir au long ce qu'on avait dit en passant sur la construction de souterrains, sur les tremblements de terre de Naples, de Sicile, etc., notamment sur le dernier de Palerme. Il écrivit le nom de Sicilia, Palermo et l'année. Nous avions eu ici le détail [de cette catastrophe] dans plusieurs lettres de nos pères de Canton et je m'en souvenais. Le père Parrenin, à son ordinaire, tournait tout cela admirablement en p.526 chinois. L'eunuque, en partant, promet de remercier l'empereur pour nous et de lui dire que nous prierions Dieu pour la conservation de sa Majesté et l'avions remercié d'avoir protégé un si grand prince. »


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