Mission lyonnaise d'exploration commerciale en Chine

Couverture. Mission lyonnaise d'exploration commerciale en Chine, 1895-1897. Récits de voyages. —  A. Rey et Cie, imprimeurs-éditeurs, Lyon, 1898.

RÉCITS DE VOYAGES, 1895-1897

A. Rey et Cie, imprimeurs-éditeurs, Lyon, 1898, pages 1-346.

  • "Au lendemain de la guerre sino-japonaise et du traité de Simonosaki (17 avril 1895), et en présence des problèmes que ces deux actes posaient, l'utilité d'une étude plus approfondie du grand marché chinois, de ses ressources, de son avenir, apparaissait nettement."
  • "La Mission lyonnaise d'exploration commerciale en Chine a pour objet de se rendre compte, en vue de leur développement dans l'intérêt général français, des ressources économiques et commerciales des provinces chinoises avoisinant le Tonkin et de celles de la province du Se-tchouan."
  • Henri Brenier, directeur : "J'avais été prié, par la Chambre, de rédiger avant notre départ un «programme général» destiné à servir de cadre à nos études, et à guider les délégués dans les travaux spéciaux dont ils étaient chargés. Voici ce questionnaire : I. Communications et transports : 1. ports ; 2. routes de terre : Nombre. Distances et durées des trajets. — État d'entretien. — Sécurité — Villes et marchés sur la route, Foires. — Nœuds de route. — Cols. — Barrières de douanes et octrois. — Modes de transport : porteurs, bêtes de somme, véhicules — Organisation (entreprises, empaquetages, poids transportés.) — Mouvement commercial. — Prix de transport (marchandises et personnes). — Chances d'amélioration. 3. Voies fluviales, etc..."
  • c.a. : L'ouvrage de la Mission lyonnaise d'exploration commerciale en Chine est un fort volume d'environ 850 pages divisé en deux parties à peu près égales : les récits de voyages en Chine des membres de la Mission, et les rapports économiques et commerciaux sur les provinces chinoises visitées. La présente numérisation ne reprend que les récits de voyages.


Extraits : Premiers jours en Chine. De Man-hao à Moung-tse
Les pagodes d'O-mi - Une note sur les ponts - Ta-tsien-lou - Les profits d'un mandarin
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Premiers jours en Chine. De Man-hao à Moung-tse

Un houang ko chou (figuier des pagodes) près de Moung-tse. - Mission lyonnaise d'exploration commerciale en Chine, 1895-1897. Récits de voyage. —  A. Rey et Cie, imprimeurs-éditeurs, Lyon, 1898.
Un houang ko chou (figuier des pagodes) près de Moung-tse.

Nous n'avions aucune envie de prolonger notre séjour à Man-hao. C'est un pauvre village qui doit toute son importance au fait que là commence la navigation du fleuve Rouge, et qu'il y a quelques gros entrepôts de marchandises, entre les mains de Cantonais. Mais Man-hao jouit d'une fâcheuse réputation d'insalubrité, surtout pendant la saison des pluies. La saleté de toute agglomération chinoise vient s'ajouter aux influences délétères du climat, à la chaleur malsaine qui s'accumule dans ce fond de vallée étroite, dont l'altitude ne dépasse pas 150 mètres, alors que les montagnes avoisinantes s'élèvent, sur la rive gauche, à plus de 2.000 mètres. Les chefs de caravanes ne couchent jamais, — ou presque jamais — à Man-hao. Ils s'organisent de façon à y arriver, descendant du dernier village sur le rebord du plateau, vers le milieu de la journée, chargent immédiatement, et repartent pour le village en question, Yao-t'ou, qu'ils atteignent à la nuit. Cela leur permet aussi de compter trois étapes de Man-hao à Moung-tse, alors qu'en les coupant mieux on pourrait s'en tenir à deux; c'est d'ailleurs ce qu'a fait la Mission lyonnaise. Il est possible que cette considération particulière soit pour quelque chose dans la terreur que leur inspire Man-hao. Cependant la localité est certainement une des moins saines du haut fleuve. Trois de nos camarades, MM. Duclos, Perre et Riault, souffrant de la fièvre depuis quelques jours, sont obligés de s'aliter complètement. Notre excellent docteur, M. Deblenne, les soigne avec le plus entier dévouement. Trop faibles pour se mettre en route, ils resteront en arrière pendant quelques jours, ainsi que le pontonnier Renault, que M. Rocher a obtenu d'attacher à notre ingénieur hydrographe, M. Perre, pour ses travaux sur le haut fleuve Rouge. Un Cantonais, Hoklen, grand entrepositaire d'étain, que connaissent bien tous les Européens qui ont passé par Man-hao, leur offre l'hospitalité dans une grande chambre de la maison, la plus riche du village, ce qui n'est pas beaucoup dire.

Quant à nous, nous avons hâte de tâter d'une vie plus active que celle des trois dernières semaines, et de sortir de ces bas-fonds. Aussi voyons-nous déboucher avec plaisir, sur la plage où sont amarrées nos jonques, dès le lendemain de notre arrivée (1er déc.), notre caravane de mulets et de chevaux. Depuis le matin, les muletiers sont occupés à fixer nos bagages, répartis par demi-charges d'une soixantaine de catties (36 kilogr. environ) de chaque côté du petit bâti qui est ensuite placé sur la selle, également en bois. Cette disposition permet de charger et de décharger très rapidement les animaux en cours de route, sans avoir à défaire les charges qui sont arrimées une fois pour toutes. Le reste du harnachement est des plus simples. La petite selle en bois, sous laquelle est quelquefois placée une couverture en laine grossière ou en fibres d'un palmier d'une espèce particulière (tsong chou) est retenue en avant par une courroie qui passe sur le poitrail, et en arrière par une sorte d'avaloire, plus large. Pas de sangles, l'équilibre des deux poids latéraux suffisant à maintenir la charge ; pas de bride, un élémentaire licol, souvent absent, ou remplacé par une simple corde allant de derrière les oreilles au museau, et au bout de laquelle est attaché une sorte de petit panier en bambou tressé pour empêcher la bête de brouter en route. Les étapes sont longues, et il ne faut pas perdre de temps.

Pour nous, ayant eu le tort pour la plupart de ne pas nous munir de selles européennes et n'ayant pas de selles chinoises à notre disposition, nous devons nous contenter de bâts chinois, c'est-à-dire de grands sacs oblongs en toile, à doubles poches, jetés sur la petite selle. On plie soigneusement ses couvertures de la longueur du sac, et on en insère plusieurs couches dans la première poche qui occupe toute la longueur du sac, de façon à éviter le contact direct avec la selle en bois ; puis, dans les deux grandes poches extérieures, on accumule au hasard de la hâte, de la nécessité ou de la fantaisie d'un chacun, le reste de sa literie et quelques objets indispensables, mais divers, depuis une paire de bottes de rechange jusqu'à ses brosses à dents et son couvert de voyage.

Voilà le paquetage fait. Il s'agit maintenant de se hisser dessus. L'opération est assez délicate. En dehors des objections, plus ou moins discrètement exprimées, que peut y faire votre monture, les protubérances latérales de votre bât-étui peuvent décourager vos efforts les plus persévérants, à moins que vous n'ayez quelque accoutumance des exercices de voltige. Si vous essayez de tourner la difficulté, et d'aborder votre cheval par le cou, il faut calculer avec précision votre manœuvre, car, surpris de ces tentatives, nouvelles pour lui, il baissera obstinément le cou, au moment où, d'un poignet solide, vous faites effort sur la crinière, et vous fera perdre une partie de votre élan. Le plus simple est d'amener tranquillement votre monture sans défiance auprès d'une borne ou d'une pierre ou de la faire passer en contre-pas de la route, de façon à pouvoir enjamber, sans fatigue et avec élégance, le volumineux paquet de vos couvertures et impedimenta.

Culture de l'opium. Moung-tse. - Mission lyonnaise d'exploration commerciale en Chine, 1895-1897. Récits de voyages. —  A. Rey et Cie, imprimeurs-éditeurs, Lyon, 1898.
Culture de l'opium hors des remparts de Moung-tse.

Une fois juché sur votre échafaudage plus ou moins moelleux, ne vous croyez pas au bout de vos peines : il faut maintenant vous y maintenir. Impossible de laisser pendre, avec un naturel et mol abandon, vos jambes de chaque côté de votre bât : le gonflement des poches latérales vous l'interdit ; ce serait un écartèlement lent, mais sûr. Les Chinois ramènent leurs jambes sur le devant du bât et enfoncent le talon, et non la pointe du pied, dans de larges étriers en osier suspendus à une corde de chaque côté du garrot du cheval. Ils se trouvent ainsi assis sur leurs bâts, les genoux en avant et à la hauteur des fesses. Il faut évidemment une initiation particulière pour apprécier ce mode d'équitation, dont les Chinois s'accommodent parfaitement. Il est surtout à recommander dans les montées ou les descentes à pentes invraisemblables dont abondent les routes de l'empire du Milieu. Les cavaliers s'accrochent alors désespérément à la crinière de leur monture dans le premier cas, ou se retiennent des deux mains à l'arrière du bât dans le second. Je ne sais plus qui a donné cette définition pittoresque des jockeys : « des singes tristes à cheval ». Cette définition me revenait toujours à la mémoire quand je voyais notre gros lettré se livrer à de véritables acrobaties équestres dans les pentes sus-mentionnées. Il avait l'air très mal à son aise. Quant à nous, nous nous sommes procuré des selles chinoises, dès Moung-tse. Elles sont lourdes et encombrantes, mais cela c'est l'affaire du cheval ; le cavalier peut au moins s'y asseoir dans une position normale. Après de louables et persévérants essais, la plupart de ceux d'entre nous qui avaient des bâts se résignèrent à faire à pied les deux premières étapes, de Man-hao à Moung-tse.

D'autant plus que, dès le premier jour, on se heurte à une des plus formidables montées que, pour ma part, j'aie rencontrées dans mes pérégrinations de dix-huit mois en Chine, et dont certains membres de la Mission n'ont trouvé, je crois, l'analogue, que sur les confins du Tibet, au nord de Ta-tsien-lou. C'est la fameuse route des « Dix mille escaliers » plusieurs fois décrite par les voyageurs. Sur une distance qui ne dépasse pas 30 à 35 kilomètres, on s'élève de 150 à 2.100 mètres (col). Une première escalade vous mène à une première ligne de faîte, d'où l'on redescend sur le hameau de Yao-t'ou. De ce palier, on passe à celui de Choui-tien, puis on aborde la grande chaîne qui forme le rebord du plateau, et on se trouve sur le col (les hauteurs avoisinantes doivent avoir de 2.200 à 2.300 mètres). On retombe ensuite, par des pentes plus douces que celles de l'autre versant, sur le plateau de Moung-tse qui n'est qu'à 1.375 mètres.

La route est assez mal entretenue, mais on retrouve, de place en place, la trace des « escaliers » qui lui ont fait donner son nom et qui sont alors assez réguliers, surtout sur le flanc montagneux que l'on aborde au sortir de Man-hao, et où se trouvent les plus fortes pentes. Sur cette route invraisemblable, passent néanmoins par an environ 87.000 bêtes, chevaux, mulets, et, dans les temps de presse, bœufs porteurs, ce qui fait près de 240 bêtes par jour, encore faut-il tenir compte de ce que, de juin à septembre, le mouvement se ralentit beaucoup, à cause des grandes pluies, sans être cependant jamais complètement suspendu.

Notre première nuit à Yao-t'ou nous fait faire la connaissance la plus édifiante avec les auberges chinoises. Nous arrivons à la nuit, notre caravane étant partie tard de Man-hao. L'hôtellerie se compose d'une unique pièce. Deux bas flancs courent le long du mur sans fenêtre, les pieds reposant sur le sol en terre battue, sans plancher. À côté d'une grande porte donnant sur la cour et d'où la pièce reçoit toute sa lumière, se dresse un immense fourneau en terre cuite, pouvant recevoir plusieurs marmites presque plates, en fer, et la marmite à riz. Comme il n'y a pas place pour tout le monde dans cet antre, d'ailleurs enfumé, on jette des fagots de bois par terre, sous une espèce de hangar, ouvert du côté de la cour, et nous étendons notre literie dessus. À côté de nous, et sous cette galerie couverte qui règne tout autour de la cour intérieure, une double rangée de mangeoires est dressée. Les chevaux et les mulets sont parqués devant elles, en groupes serrés, séparés par des planches ou de simples troncs d'arbres. On les rapproche le plus possible les uns à côté des autres, pour éviter qu'ils ne se démolissent mutuellement par des ruades, au moment où on leur sert leur maigre pitance. Car, malgré la fatigue des longues étapes et des routes impossibles, ces petites bêtes conservent, l'appétit aidant, une vigueur de tempérament incroyable, et sur laquelle nous aurons l'occasion de revenir.

Toute la nuit, nos muletiers hachent à côté de nous de la paille de riz, de blé et des tiges de maïs pour le repas du matin de leurs bêtes. Ils emploient à cet effet une grande lame pivotante et à poignée, fixée sur une planchette, et qui ressemble, en plus grand, au couteau dont se servent les boulangers pour couper le pain. L'un d'eux manœuvre le hachoir, pendant que l'autre présente, au fur et à mesure, la gerbe de paille à la lame. Le petit bruit sec que fait le couteau en tombant sur la planche ; le bruit sourd et continu des bêtes qui mâchent ; une planche de séparation qui tombe, des piétinements et des ruades intermittents ; des hennissements déchirants et féroces ; le bavardage de nos muletiers, qui ont commencé par nous empoisonner avec l'odeur fade de leurs pipes d'opium ; les visites imprévues de quelques porcs noctambules ; les miaulements d'un chat solitaire, mais expansif ; puis, vers le matin, l'appel claironnant ou enroué des coqs, et le gloussement des poules familières, installées sous votre lit ou à côté (heureux encore quand ce n'est pas dessus), telle est la musique qui accompagne notre première nuit sur le territoire chinois. Nous devions peu à peu nous familiariser avec elle jusqu'à y demeurer tout à fait indifférents.

Entrée de village au Yun-nan. - Mission lyonnaise d'exploration commerciale en Chine, 1895-1897. Récits de voyages. —  A. Rey et Cie, imprimeurs-éditeurs, Lyon, 1898.
Entrée de village au Yun-nan.

Nous arrivons à Moung-tse le 2 décembre, à la nuit faite, et recevons au consulat de France, l'accueil le plus aimable et le plus cordial de M. Dejean de la Bâtie. Quelques jours après, tous les membres de la Mission, sauf M. le consul Rocher, vont s'installer dans la ville même de Moung-tse — le consulat de France est en dehors des murs, à côté de la Douane — dans une vieille pagode (lao-miao), qui avait été occupée quelque temps auparavant par les membres français de la Commission d'abornement des frontières sino-annamites.

Cette pagode ne manque pas d'un certain pittoresque, mais elle est, comme tous les édifices chinois, dans un état d'abandon à peu près complet. En Chine, le particulier, et surtout la corporation ou l'association des gens d'une même province, seront volontiers magnifiques (car le sentiment religieux, sur lequel nous aurons l'occasion de revenir, n'y a guère de part) et bâtiront de belles pagodes ; mais, sauf de rares exceptions, ils ne les entretiendront pas, et, si elles s'écroulent, ils recommenceront sur de nouveaux frais. La faute en est surtout, il faut le reconnaître, aux bonzes, classe avilie et méprisée, qui n'ont aucun souci de la splendeur du culte, et encore moins de la propreté du temple. Quant à celle de leur personne, elle est hors de question. On les rencontre rarement, promenant sous les galeries extérieures, ou dans les profondeurs obscures du sanctuaire, leurs crânes complètement rasés, leurs figures généralement vicieuses ou abruties, leurs grandes robes légèrement ouvertes sur la poitrine, leurs sandales mal attachées. Aux heures rituelles, ils viennent allumer, dans de grands vases de bronze, de petits bâtonnets d'encens, frapper sur un gong fêlé, réciter des formules auxquelles ils ne comprennent rien, ou faire quelques ko t'eou devant les idoles bouddhiques. Ce sont des concierges crasseux, mais discrets.

D'après M. Rocher, on comptait, avant la rébellion musulmane, 80.000 habitants dans la plaine de Moung-tse. Actuellement la population a bien diminué. La ville peut bien contenir une dizaine de mille âmes au maximum, et les villages sont peu nombreux en somme aux alentours. Des immigrés de la province du Se-tchouan prennent peu à peu la place des Chinois natifs et des aborigènes, Lolos surtout, qui formaient autrefois une part notable de la population urbaine. Il y a aussi quelques marchands cantonais.

Le commandant des troupes de Moung-tse. - Mission lyonnaise d'exploration commerciale en Chine, 1895-1897. Récits de voyages. —  A. Rey et Cie, imprimeurs-éditeurs, Lyon, 1898.
Le « brave général » Li, commandant les troupes de Moung-tse.

À peu près tous les ans, à partir du mois d'avril, mais quelquefois en septembre seulement, la peste bubonique fait son apparition et exerce ses ravages. D'après notre compatriote, M. le Dr Michoud, du service des Douanes, le fléau serait dû aux miasmes apportés au moment des grandes pluies dans la ville par les eaux ayant traversé les innombrables tombeaux situés un peu en contre-haut de Moung-tse, dans la plaine qui s'étend à l'ouest, dans la direction de la capitale. Il est assez remarquable que les Européens demeurent jusqu'ici tout à fait indemnes, bien qu'ayant quelquefois des Chinois frappés autour d'eux et pour ainsi dire à leurs côtés.

Cette terrible maladie, qui éclate d'une façon sporadique dans le Yun-nan, mais semble dominer dans le Sud-Ouest, au delà d'une ligne allant de Ta-li fou à Moung-tse, paraît donc tenir surtout à des causes accidentelles, aux foyers d'infection des charniers humains où s'entassaient les victimes d'une rébellion qui a fait périr la moitié de la population de la province. Elle n'est pas attribuable au climat. Celui-ci est au contraire un des meilleurs de la Chine. M. Hancock, premier assistant de la Douane et botaniste distingué, fait des observations régulières depuis deux ans. Il nous dit qu'il n'a jamais vu plus de 80 degrés Fahrenheit (26 degrés centigrades) en été. À la capitale, les missionnaires ont relevé jusqu'à 36 degrés, mais rarement. Du milieu de juin au milieu de septembre tombent des pluies intermittentes. D'octobre, et surtout de décembre à mars, c'est la saison sèche. Le ciel est très découvert et le soleil est même assez chaud dans le milieu de la journée. Le grand inconvénient de cette dernière saison, c'est un vent violent qui souffle du S.-O., et se lève et se couche avec le soleil. Le 15 décembre par exemple, pendant notre séjour à Moung-tse, il soufflait véritablement en tempête. Une poussière fine se répandait partout à travers les carreaux de papier et les portes mal jointes.

Nous traversons tous les jours, à pied, une partie de la ville pour nous rendre de notre vieille pagode au consulat de France. La population est tranquille. La nouvelle de notre arrivée avait causé cependant une certaine émotion, surtout, paraît-il, dans la population musulmane des environs. Ce sera bien autre chose à la capitale, où le bruit s'était répandu que nous étions l'avant-garde d'une armée d'envahissement de 40.000 hommes !

En attendant l'arrivée du petit groupe resté à Man-hao (et qui nous rejoint le 9 décembre complètement guéri), nous commençons notre enquête commerciale par des visites à la Douane et chez quelques marchands, par des achats d'échantillons et des promenades au marché qui se tient tous les cinq jours, et qui offre un mélange pittoresque de costumes et de types d'indigènes des environs. M. Rocher échange des politesses avec le tao t'ai, ou intendant de circuit, et les autres autorités civiles et militaires.

Nous faisons, également à Moung-tse, connaissance pour la première fois avec nos compatriotes, les missionnaires de la « Société des missions étrangères » de Paris, qui devaient être pour nous des aides si cordiaux et souvent si utiles, sinon pour l'objet particulier de notre mission, au moins pour les renseignements généraux et les facilités de la vie de tous les jours. Notre bonne fortune nous mit précisément en rapports, pour nos débuts, avec ce qu'on pourrait appeler un « type » de missionnaire, le père Vial, un Dauphinois (de Voiron). C'est lui qui avait accompagné le voyageur anglais Colquhoun pendant la fin de son voyage de Canton en Birmanie en 1882. Depuis il a eu bien d'autres aventures. Il s'est consacré à l'évangélisation des tribus lolos situées dans les montagnes au nord de Moung-tse, près de la ville de Lou-nan, et il professe une tendresse particulière pour ses ouailles qu'il oppose continuellement, et de l'avis même de ses confrères avec quelque partialité, aux Chinois. Il est vrai qu'il a des raisons personnelles et assez bonnes pour professer un médiocre amour de ces derniers. M. Hancock me raconte qu'il a rencontré le père Vial, il y a trois ans (1893), à Man-hao, au moment où il allait se faire soigner à Hong-Kong, après avoir été attaqué dans sa propre maison par des voleurs chinois. Il avait 14 blessures ; la plus mauvaise était sur le côté, près du foie : ses deux mains étaient horriblement tailladées ; une blessure à la tête, près et au dessus de la tempe gauche, se voit encore. Il était si malade et avait perdu tant de sang que M. Hancock, qui l'avait vu bien souvent, ne l'a pas reconnu. Depuis, le père Vial est allé se rétablir en France et, au bout de trois ans, est revenu, comme un soldat fidèle, reprendre son poste. De pareils faits se passent de commentaires.

Le 18 décembre, après plusieurs jours passés à discuter les conditions de transports avec nos nouveaux caravaniers, nous quittons Moung-tse pour la capitale du Yun-nan, en deux groupes.

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Les pagodes d'O-mi

Gorge dans la montagne d'O-mi. - Mission lyonnaise d'exploration commerciale en Chine, 1895-1897. Récits de voyages. —  A. Rey et Cie, imprimeurs-éditeurs, Lyon, 1898.
Gorge dans la montagne d'O-mi.

...Nous quittons O-mi hien, le 2 juillet, au matin. La route immédiatement au sortir de la ville est garnie d'une double haie de mendiants criant sur tous les tons et vous écorchant les oreilles. Toutes les difformités, toutes les plaies sont réunies. Voici un mendiant (est-ce un homme ou une femme ? je ne puis le dire) dont le nez et les yeux ont disparu ; il ne reste plus qu'un trou béant et hideux. Il y a des nains, des bossus, des aveugles, des cul-de-jatte, etc. Jusqu'au sommet, nous rencontrons de ces parias qui viennent se placer sur la route des pèlerins. Quelques auberges sont placées de distance en distance à côté de houang ko chou (figuiers des pagodes) de taille gigantesque. Dans les champs, les mûriers sont toujours cultivés abondamment, mais ils cèdent peu à peu le pas aux pe la (arbres à cire) dont les rameaux semblent couverts d'une gaine de neige. Les collines qui précèdent la chaîne du mont O-mi se font proches, bientôt nous les côtoyons, pour nous engager ensuite au milieu des vallées qu'elles enserrent.

Nous passons au milieu d'une véritable procession de pèlerins, hommes et femmes, appuyés sur une canne et ayant en bandoulière le parasol, inséparable de tout bon Chinois. Faut-il croire qu'en Chine, comme en beaucoup d'autres pays, la dévotion se soit refroidie chez les hommes ? Ceux-ci sont bien rares, et c'est presque exclusivement des femmes que nous rencontrons. Elles sont en grand costume et vont péniblement, sur leurs petits pieds, comme si elles étaient hissées sur des échasses. C'est un véritable pèlerinage qu'elles accomplissent là. La marche leur est des plus pénibles ; les sentiers sont affreux et il faut monter jusqu'à 3.000 mètres de hauteur. En France, les pèlerinages sont en général plus commodes ; le train, l'omnibus ou le funiculaire déposent à côté même du sanctuaire. Toutes ces femmes portent en sautoir un sac en toile jaune renfermant de petits morceaux de bois parfumé que l'on brûle dans un vase placé sur l'autel bouddhique. Elles s'arrêtent de temps en temps en s'appuyant sur leurs bâtons pour reprendre des forces, puis les voilà qui repartent de nouveau. Les vieilles femmes sont les plus nombreuses, et même à peu près les seules. Les coutumes chinoises doivent surtout permettre aux veuves de faire ce pèlerinage. Nous croisons une de ces dévotes qui a les jambes aussi courbées qu'un cerceau et qui n'en poursuit pas moins fort allègrement son chemin. Le chapelet est d'un usage courant dans toutes les religions, car tous ces pèlerins en portent plusieurs sur eux. Voici plusieurs femmes qui montrent une énergie vraiment extraordinaire, elles font le pèlerinage avec leur enfant qu'elles portent attaché sur le dos. Suivant la coutume des femmes chinoises en voyage, les « pèlerines » ont le pantalon serré autour de la cheville, alors qu'habituellement il tombe simplement, comme une sorte de sac.

Passerelle au mont O-mi. - Mission lyonnaise d'exploration commerciale en Chine, 1895-1897. Récits de voyages. —  A. Rey et Cie, imprimeurs-éditeurs, Lyon, 1898.
Passerelle au mont O-mi.

Les collines au milieu desquelles s'engage la route sont très boisées, surtout en pins et vernes. Une rivière torrentueuse aux eaux limpides serpente à nos côtés au milieu d'un bois d'acacias très touffu. Cette rivière se subdivise, à mesure que nous avançons, en affluents descendant des différentes vallées ; la route, qui parfois est dans le lit même du torrent, s'élève plus loin sur les flancs des hauteurs, et alors le torrent coule dans une sorte d'abîme à 50 mètres au-dessous de nous. Le mont O-mi se dresse enfin devant nous avec ses flancs abrupts couverts d'une riche végétation. En pleine Chine, nous sommes brusquement transportés au milieu d'un paysage alpestre avec ses bois, ses eaux courantes et limpides. La route rappelle un peu celle de Saint-Laurent-du-Pont à la Grande-Chartreuse. Mais au milieu des sapins se mêle une flore tout à fait différente. Ici, nous avons de grands massifs de bambous, des camphriers, diverses espèces de camélias, etc. Dans le lointain, répétées par les échos de la montagne, résonnent les cloches plaintives des pagodes.

Au milieu d'une végétation luxuriante, nous gravissons un grand escalier de plusieurs centaines de marches, très abrupt, et nous arrivons à une grande pagode dans laquelle une foule de pèlerins s'agitent et s'occupent de leurs dévotions. Celles-ci sont bien simples : le croyant fait le tour de la pagode en faisant un salut à la chinoise à chacune des idoles. Devant le Bouddha principal, il s'agenouille et se prosterne plusieurs fois, en heurtant le front contre le sol. De son petit sac jaune, il tire un morceau de bois, et le place dans le brûleur spécial destiné à cet usage et placé au milieu de l'autel. Il allume en même temps des bâtonnets d'encens, en nombre plus ou moins considérable, suivant sa dévotion et sa fortune.

Au fur et à mesure que nous montons la route devient de plus en plus difficile, les flancs de la montagne étant de plus en plus abrupts. Tous les cinq lis (2,5 km environ), une pagode, avec son couvent de bonzes. La piété des fidèles ne doit pas être excessive, car la plupart ont l'air de tomber en ruines. Ces pagodes sont en bois, sans aucune fondation. Les colonnes qui en forment la base sont simplement posées sur le sol. L'aplomb n'existe pas toujours, mais cela importe peu, les constructions chinoises ressemblant en général à un système articulé, qui joue sans se rompre.

Malgré le relief très prononcé du sol, l'homme a essayé de conquérir celui-ci à la culture ; et en de nombreux points, sur des pentes qui nous semblent inaccessibles, on voit des champs de maïs, des pe la, recouverts de leur couche de cire. Il y a des interruptions entre les parties cultivées ; il y règne une végétation embrouillée et presque impénétrable. Sur la route, quelques ouvriers sculptent des bâtons de pèlerins qu'ils vendent pour un prix des plus modiques, 15 sapèques, soit environ un sou de notre monnaie. À 5 lis de là nous arrivons au Ouan-nien-sé (le temple des Dix Mille Années) terme de notre étape. Il y a à cet endroit trois ou quatre pagodes.

Les bonzes qui sont ici sont très empressés ; on constate avec étonnement que ce sont eux qui, en somme, reçoivent le mieux les étrangers. Il est vrai que leurs sentiments ne résistent pas à l'analyse. La foi de leurs coreligionnaires n'est pas assez vive pour leur assurer une aisance passable ; ils espèrent mieux de nous et comptent que nous leur saurons gré de leurs attentions. Quoi qu'il en soit, nous devons constater que les pagodes valent mieux que les auberges. Notre chambre est plus propre et, surtout — contrairement à une fatalité qui poursuit les salles d'honneur dans les auberges — se trouve à une grande distance des lieux d'aisance, avantage qui n'est point à dédaigner. Nous sommes ici à 1.000 mètres de hauteur et la température est beaucoup plus douce que dans la plaine. À quelque distance de nous est ouverte une mine de charbon qui fournit O-mi hien et les environs. L'aspect des montagnes est très variable suivant les terrains qui les constituent. Ici ce sont des grès : les hauteurs sont arrondies, les pentes douces ; là il y a des calcaires : la montagne semble taillée à coups de hache, les parois se dressent à pic comme des murailles, mais la végétation s'est implantée partout ; c'est une immense nappe verte qu'on a autour de soi.

Si les pagodes nous offrent un gîte plus convenable, en revanche elles sont loin de nous donner la tranquillité. Le soir, jusqu'à une heure assez avancée de la nuit, les bonzes se livrent à leur sabbat, chantant, frappant sur les gongs, sur les cloches, etc. Le matin, à 3 h ½, avant même que le jour ne se soit montré, ils recommencent leurs dévotions et les cloches sonnent à toute volée.

Le lendemain matin, nous laissons nos chaises à la pagode pour les reprendre au retour ; elles ne seraient vraiment pas de saison dans les sentiers abrupts qu'il nous faut escalader, et qui sont tellement raides que tous les cinquante mètres nous devons nous arrêter pour reprendre à la fois et l'haleine et les forces. Il faut croire que nous n'avons plus les mêmes forces qu'à notre départ de France, car nous marchons comme des escargots. Il est vrai que le soleil darde sur nous ses plus chauds rayons et qu'on ne peut faire quelques pas sans être inondé de sueur. Comme d'habitude, les abords de la pagode sont occupés par des mendiants. Nous en trouverons jusqu'au sommet. Il en est parmi eux qui sont cul-de-jatte. Comment ont-ils pu faire pour grimper jusque-là ?

Comme la veille, nous passons tous les cinq lis devant une pagode. Les pèlerins semblent plus rares aujourd'hui. Il est vrai que le pèlerinage comporte la visite des cinquante-cinq pagodes de la montagne sacrée, et quelques-unes se trouvent en dehors de la route. Si les femmes vont jusqu'au sommet, je les plains, car la route qu'il nous faut franchir aujourd'hui est un véritable calvaire. Nous avons parcouru seulement 35 lis, quand, à 5 heures du soir, nous arrivons fourbus et exténués de fatigue devant une pagode à 1.300 mètres de hauteur. Nous sommes encore à 25 lis du sommet, mais il est trop tard, et, d'autre part, nous sommes trop fatigués pour aller plus loin. Cette pagode, où nous allons passer la nuit, est en assez misérable état. Certainement, depuis sa construction, elle n'a pas été touchée. Les statues, l'autel de Bouddha, etc., subissent d'ailleurs le même sort. Jamais ils ne sont essuyés, en sorte qu'une épaisse couche de poussière les recouvre. Les tentures sont tellement recouvertes de crasse qu'on ne voit plus leur couleur. Le toit est couvert en chaume, mais celui-ci, sous l'action de l'humidité, s'est pourri.

Une pagode du mont O-mi. - Mission lyonnaise d'exploration commerciale en Chine, 1895-1897. Récits de voyages. —  A. Rey et Cie, imprimeurs-éditeurs, Lyon, 1898.
Une pagode du mont O-mi.

Après nous, arrivent de nombreux pèlerins qui vont y passer la nuit. Les bâtiments sont très étendus, il y a de grands dortoirs, de grands réfectoires, les uns pour les hommes, les autres pour les femmes. En raison de l'altitude, la température est fraîche, aussi des braseros sont-ils allumés dans toutes les pièces. Nous préférons ne pas en avoir et faire usage de nos couvertures, qui, jusqu'ici, ne nous servaient que de matelas. En arrivant, les pèlerins font leurs tchin tchin aux diverses idoles, et, s'ils sont généreux, laissent quelques sapèques dans un plateau placé devant l'autel de Bouddha. Ces offrandes sont censément pour l'entretien de la pagode, mais étant donné le peu de soins que reçoit celle-ci, il faut croire qu'elles sont affectées à un autre but, ou que la générosité des fidèles est des plus limitées. Après avoir fait ses salutations, le pèlerin va au dortoir ou au réfectoire. Dans celui-là, on voit en passant les dormeurs blottis dans les couvertures. Çà et là, de petites lampes dévoilent la présence de fumeurs d'opium. L'opium était autrefois interdit par les bonzes, mais il ne doit plus en être ainsi, car les bonzes eux-mêmes s'y sont adonnés.

Le lendemain, 4 juillet, la route est pratiquée au milieu d'un réseau inextricable de broussailles. On trouve en abondance des fraises sur le bord de la route. Nous en faisons ramasser par nos tchais, de manière à avoir un dessert à notre déjeuner. Il est curieux de constater que les Chinois dédaignent complètement la fraise et ne la cueillent pas. Le haut de la montagne est couvert de nuages au milieu desquels nous pénétrons après avoir monté d'une centaine de mètres. Se trouver au milieu du brouillard, avec une température de 10 degrés, alors qu'il y a deux jours nous gémissions sous un soleil torride avec 35 ou 36 degrés de chaleur, le contraste ne manque pas de charme ! Malheureusement, on n'y voit pas à deux pas. Le son des cloches, qui semble lugubre, vient augmenter la tristesse du lieu.

Nous parcourons une région fortement tourmentée ; la route passe parfois sur une sorte de digue bordée des deux côtés par des abîmes insondables. Avec les nuages qui nous entourent, nous ne voyons au-dessus de nous qu'une masse laiteuse. Parfois une éclaircie nous montre une gigantesque falaise calcaire recouverte d'une parure de verdure. Il paraît que de nombreux fanatiques se sont précipités au sein des abîmes que nous côtoyons. L'un d'eux aurait, dit-on, jeté d'abord 200 taëls et se serait précipité à leur suite, sans doute pour les retrouver dans l'autre monde. Ces 200 taëls auraient vivement excité la curiosité, et nombre d'individus auraient essayé, mais en vain, de les retrouver. Un tel suicide me paraît étonnant de la part d'un Chinois. Qu'il n'ait pas une sapèque et qu'il se tue, rien de plus naturel, mais être en possession de 200 taëls et se donner la mort, cela ne peut se croire.

Vers 2 heures (nous étions partis à 8 h ½), nous approchons du sommet, et les pagodes se succèdent à tous les pas. Enfin, à 2 h ¾, nous arrivons à la plus élevée ; qui nous frappe par la propreté qui y règne. Rien d'étonnant, c'est la plus renommée, celle où doivent venir tous les pèlerins qui ont fait le vœu d'accomplir le pèlerinage, c'est celle où s'exerce le mieux la générosité des fidèles. On nous donne une assez belle chambre, très propre, où, quelques mois avant nous, ont couché MM. Monnier et Bleton. Les bâtiments de la pagode sont très étendus et tous très bien entretenus quoique entièrement en bois. Dans les couloirs se pressent un grand nombre de pèlerins, hommes et femmes, et devant l'autel de la pagode placée au fond de la cour, c'est un défilé continuel. Les tentures sont propres, les statues brillantes ; celle de la déesse Kouan-in est revêtue d'une superbe robe de soie brodée et ornée de passementeries. Sur l'un des côtés, dans un grand cadre, brûlent de nombreuses bougies de cire, tandis que sur l'autel même fument les petits bâtonnets. En avant est un banc sur lequel s'agenouillent et se prosternent les fidèles.

Cette pagode a un avantage sur les autres : on y découvre son destin. Devant le banc sont des boîtes en bois renfermant des fiches sur lesquelles sont inscrites des prophéties. Le fidèle s'agenouille, et en se prosternant agite les fiches dans la boîte, puis en tire une sur laquelle il lit s'il a du bonheur ou du malheur en perspective. D'autres, qui sont agenouillés sur le banc, envoient à leurs parents dans l'autre monde des lettres de change sur Bouddha. On trouve partout en Chine des feuilles de papier découpées en forme de sapèques. Il suffit de brûler ces papiers devant un autel de Bouddha en adressant des invocations à celui-ci pour ouvrir un crédit dans l'autre monde à un parent mort. Le papier n'est pas cher, en sorte qu'il en coûte fort peu pour expédier des milliers de ligatures à ses ancêtres, pour leur adoucir l'existence. Cet envoi de sapèques en papier dépeint très bien le caractère chinois. Bouddha sert non seulement de banquier ; il cumule aussi les fonctions de facteur des postes et de dieu de la justice, et c'est là une des ressources des bonzes. Dans chaque pagode, un bonze se tient auprès d'une table avec un écritoire et des pinceaux, prêt à écrire les lettres que les fidèles veulent adresser à leurs parents, à leurs amis défunts, ou au Bouddha lui-même. Il suffit de brûler ces lettres devant l'autel pour être assuré qu'elles arrivent à destination. On écrit à ses parents pour leur envoyer de l'argent, pour leur donner des nouvelles de ce monde.

En écrivant au Bouddha, on lui annonce les méfaits de certains individus, qu'on assigne à son tribunal en demandant leur mort, etc. Je ne sais pas si elles le demandent par lettre, mais en raison de la croyance à la métempsycose, les femmes demandent toutes, paraît-il, de renaître en changeant de sexe, d'être des grands hommes dans leur future existence.

On est étonné du nombre de pèlerins rencontrés en cette pagode ; il faut qu'ils sortent de terre, car nous n'en avions pas remarqué autant sur la route. Il en résulte une grande animation. Les gongs, les cloches sonnent sans discontinuer. Les cérémonies se succèdent, les chants criards viennent nous impressionner fort désagréablement le tympan. À ces bruits s'en mêle un autre, qui vient d'une pièce voisine de celle que nous occupons ; c'est la chambre des femmes, et celles-ci crient et parlent toutes à la fois, faisant un atroce vacarme.

Je profite des premiers moments pour consulter mon baromètre Fortin, qui me donne environ 3.000 mètres, alors que Baber avait indiqué 3.385 mètres comme altitude du mont O-mi. La pagode que nous occupons n'est pas la dernière ; derrière, à 20 mètres au-dessus, et tout à fait au sommet de la montagne, on est en train d'en reconstruire une autre qui avait été brûlée il y a environ quatre ans. Les objets qui restent de l'ancienne montrent qu'elle devait être fort belle et fort riche. Construite à une période où existait pour ainsi dire la folie des pagodes, elle aurait été érigée par des donations fort importantes. C'était une époque analogue, un peu à l'an mille en France. Les pagodes absorbaient complètement la fortune publique. On fut obligé d'y mettre le holà, car les sapèques, seule monnaie, avaient complètement disparu, le cuivre étant presque exclusivement employé pour la construction des pagodes. Actuellement, la foi a bien diminué. Pour reconstruire la pagode brûlée, les bonzes n'ont d'autre aide que l'aumône des pèlerins. Ils se sont adressés à l'empereur et aux mandarins, qui n'ont pas voulu donner une seule sapèque. La pagode se reconstruit néanmoins, et cette fois en pierre pour la mettre un peu à l'abri du feu.

Une partie de la précédente était entièrement en cuivre, toiture et murs, ainsi que les statues qu'elle renfermait. Dans les autres salles, d'autres panneaux de cuivre ornaient les murs. Ces panneaux absolument semblables, portant une série de Bouddhas accroupis, avaient été donnés par les diverses provinces de la Chine. Il y avait également de petites tours à plusieurs étages en cuivre, servant de brûleurs. Plusieurs des pièces ont été détériorées lors de l'incendie et à moitié fondues. Derrière cette dernière pagode, c'est le vide, la montagne tombe à pic, mais nos regards se perdent dans la masse laiteuse des nuages, au milieu desquels est enveloppé le sommet.

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Une note sur les ponts

Le pont de Lou-ting-kiao. - Mission lyonnaise d'exploration commerciale en Chine, 1895-1897. Récits de voyages. —  A. Rey et Cie, imprimeurs-éditeurs, Lyon, 1898.
Le pont de Lou-ting-kiao.

Près de Ya-tcheou fou nous traversons un affluent du Ya-lio sur un pont en pierre avec une seule arche, en plein cintre, de 8 mètres environ de portée. Les pierres de la voûte sont fort bien taillées et ajustées ; ce pont n'a certainement pas demandé le concours d'ingénieurs, etc., et pourtant rien ne le distingue des ponts que nous avons en France. Le tablier a 4 à 5 mètres de largeur ; sur les côtés sont des parapets en pierre, ornés de distance en distance de figures allégoriques sculptées. Au-dessus le pont forme le dos d'âne. On accède à la partie centrale qui seule est horizontale, par un escalier de sept ou huit marches. La construction des voûtes en Chine est assez curieuse. Au lieu de se servir de cintres en bois, on fait au-dessous une sorte de construction en pierres sèches ayant exactement la forme de l'ouverture ; la partie correspondant à l'extrados est soigneusement façonnée au moyen d'une couche d'argile ; c'est ensuite là-dessus que l'on place les voussoirs, après quoi on démolit la construction intérieure. La forme de plein cintre est assez rare, plus généralement on rencontre la forme gothique ; la voûte surbaissée est tout à fait exceptionnelle. Dans le cas de plusieurs arches, la construction est assez bien comprise, les piles portent un poitrail assez important qui sert à briser les eaux.

D'ailleurs, il existe un assez grand nombre de genres de ponts. Au Yun-nan, les grands ponts étaient surtout constitués par des voûtes ; ici, au Se-tchouan, on a une série de piles entre lesquelles sont jetées de grandes dalles en pierre ayant jusqu'à 5 ou 6 mètres de longueur. Le pont suspendu n'existe pas seulement sur les frontières du Tibet (on ne sait trop à quelle époque il remonte) : nous en avons vu plusieurs au Yun nan, en particulier un de 100 mètres à Lao-oua-t'an ; d'autres, encore plus grands, se trouvent sur les rivières qui sont à l'ouest de Ta-li fou. Ils sont tout simplement constitués par des bancs de fer de 1 mètre de longueur réunis par des anneaux à leurs extrémités. Il y a une douzaine de chaînes par pont ; elles sont solidement fixées sur les berges.

En suivant le torrent qui descend du mont O-mi, nous avons vu un de ces ponts suspendus qui avait environ 50 mètres de longueur, mais présentait cette particularité que les câbles étaient formés d'une barre de fer d'une seule pièce. Chaque barre de 5 centimètres de diamètre avait 80 à 100 mètres de longueur ; c'est un travail de forge important pour la Chine ; pour l'obtenir, il a fallu un nombre de soudures considérable. Le nombre des barres était de six : quatre tendues au ras du sol supportaient des planches transversales constituant le palier ; deux autres, une de chaque côté étaient surélevées par des piles en pierre et servaient de parapets en même temps qu'elles étaient reliées aux barres inférieures par des tringles.

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Ta-tsien-lou

Route en pays tibétain. - Mission lyonnaise d'exploration commerciale en Chine, 1895-1897. Récits de voyages. —  A. Rey et Cie, imprimeurs-éditeurs, Lyon, 1898.
Route en pays tibétain, entre Ta-tsien-lou et Mong-kong t'in.

De Kouan-hien à Ta-tsien-lou, ou plus exactement de Tien-ts'uen à Lou-ting-kiao, MM. Deblenne, Riault et Waeles suivent un chemin qui n'avait été parcouru par aucun Européen, et pour cause, et qui traverse de belles forêts. Leurs chaises furent brisées, deux thermomètres et un baromètre fracassés ; le docteur faillit être précipité au fond d'un ravin ; un éboulis vint créer des obstacles presque insurmontables à leur marche en avant ; et, en un certain point, le sentier était constitué par une série de troncs d'arbres appliqués contre la paroi de la montagne, avec des encoches en guise d'escaliers. Un cheval n'aurait pas pu passer, et il fallut hisser les chaises avec des cordes. Aussi ces messieurs, fourbus, firent-ils un séjour de douze jours à Ta-tsien-lou, retenus en outre par le mauvais temps et la pluie.

La ville de Ta-tsien-lou se trouve à une hauteur de 2.700 mètres ; mais, malgré cette altitude, la température était encore de 25 degrés. Nous avons prévenu les missionnaires, au moment de notre arrivée, en leur demandant où nous pourrions loger. Près de la porte, un de leurs boys me remit un billet dans lequel les pères nous souhaitaient la bienvenue et nous disaient de suivre leur homme à l'« Hôtel de l'Europe », un des meilleurs de Ta-tsien-lou. Je fais signe au boy de rester là pour attendre mes deux camarades et de donner l'adresse de l'auberge à mes porteurs. Deux ou trois minutes après, on déposait ma chaise dans la cour d'une maison mi-chinoise, mi-tibétaine, et j'en sortais à peine que j'avais devant moi M. Coffiney, que nous avions vu à Tchoung-king, où il était arrivé avec M. le consul Haas. Comme nous, il loge à l'« Hôtel de l'Europe » et occupe l'une des ailes ; nous occuperons l'autre. Ce nom est des plus fantaisistes, mais il est naturel en ce sens que tous les Européens qui ont passé à Ta-tsien-lou ont logé dans cette auberge : M. Bonvalot et le prince Henri d'Orléans, Baber, Prat, Bonin, etc.

Ta-tsien-lou. Porte de lamaserie. - Mission lyonnaise d'exploration commerciale en Chine, 1895-1897. Récits de voyages. —  A. Rey et Cie, imprimeurs-éditeurs, Lyon, 1898.
Porte de lamaserie à Ta-tsien-lou.

Ta-tsien-lou étant complètement sous la dépendance des Chinois, sous l'autorité du vice-roi du Se-tchouan, nous nous attendions à trouver une ville surtout chinoise, n'offrant qu'un vague caractère tibétain. C'est le contraire qui s'est présenté ; les maisons ont bien un peu le caractère chinois, mais plus du tout le même que dans la Chine proprement dite ; il y a quelque chose d'indéfinissable qui les transforme complètement. Dans les rues circulent une foule de Tibétains drapés dans leurs robes de laine rouges, chaussés de grandes bottes, laissant derrière eux une odeur sui generis de beurre rance. Ce sont de grands gaillards, fortement musclés, portant les cheveux de différentes façons, tantôt ras, tantôt formant une queue, tantôt épars autour de la tête. Leur teint, parfois plus clair, est en général plus foncé que celui du Chinois. Il est vrai qu'il est difficile de se prononcer ; le Tibétain ne se lave jamais qu'avec le beurre dont il enduit ses vêtements et sa figure, comme préservatif contre le vent des hauts plateaux. Il a l'épiderme recouvert d'une épaisse couche de crasse. Et les habits, quelle saleté ! quelle vermine doit se loger là !

Il y a bien quelques Chinois à Ta-tsien-lou, mais ils sont certainement en minorité sur les 30.000 ou 40.000 personnes qui composent la population. La grande majorité sont des métis ; les Tibétains purs ne sont ici que de passage. En général, ils viennent en caravanes pour vendre leurs produits et s'approvisionner en certaines marchandises, surtout en thé. Après un séjour d'une durée variable, un mois environ, ils repartent et regagnent leurs plateaux. Dans la ville, les femmes sont surtout des Tibétaines. Ce sont elles que l'on voit travailler aux métiers les plus pénibles, portant l'eau dans de petits barils ovales fixés comme une hotte sur leur dos, charriant d'énormes fagots de bois, etc. Elles sont plus grandes et surtout plus robustes que les Chinoises. Naturellement, elles n'ont pas les pieds mutilés.

Les Tibétains ont énormément de préjugés et de superstitions, qu'entretiennent soigneusement les lamas pour conserver leur autorité. D'après une de leurs croyances, il ne faut pas ouvrir de mines dans le sol, surtout pour l'or, car en enlevant les richesses minérales on rend la terre inféconde et impropre à toute culture. Il y a, paraît-il, près de Ta-tsien-lou des mines d'or importantes que les Chinois regardent d'un œil d'envie et qu'à maintes reprises ils ont tenté d'exploiter. Mais l'autorité supérieure a dû intervenir et interdire tout travail de ce genre, pour éviter un soulèvement de la population tibétaine.

L'ambassadeur de Chine, retour de Lhassa. - Mission lyonnaise d'exploration commerciale en Chine, 1895-1897. Récits de voyages. —  A. Rey et Cie, imprimeurs-éditeurs, Lyon, 1898.
1. Tireurs de chaises. — 2. L'ambassadeur de Chine, retour de Lhassa. — 3. L'escorte de l'ambassadeur.

Ta-tsien-lou est occupé par un petit roitelet vassal de la Chine. D'ailleurs toute cette partie occidentale du Se-tchouan comprend une série de principautés où le roi ne l'est pour ainsi dire qu'en titre, l'administration se faisant surtout par les mandarins chinois. Le roi de Ta-tsien-lou est en lutte en ce moment avec un roitelet voisin, soutenu en sous-main par les lamas de Lhassa. Le premier a réclamé l'aide des Chinois, et plusieurs milliers d'hommes de troupes sont en présence, paraît-il, à trois ou quatre journées d'ici. Il y aurait eu, il y a quelques jours, un combat sans autre résultat que deux ou trois morts de chaque côté, mais chacun des partis se serait déclaré victorieux, et ici, à Ta-tsien-lou, on a tiré force pétards pour la circonstance. Le roi de Ta-tsien-lou ne serait pas d'un sang pur, car les alliances auraient introduit dans sa famille pas mal de sang chinois. Son sérail comprend toute une bande de femmes, lesquelles, en principe, devraient être tibétaines, mais il s'y trouve plusieurs Chinoises volées, puis vendues. Ce roitelet aime beaucoup les objets européens. Sa maison est très jolie, sa maison de campagne serait une merveille.

Malgré cela, il administrerait bien sa principauté, et ses sujets pourraient se déclarer très heureux à côté de ceux des principautés voisines et aussi à côté des Chinois.

En hiver, où le soleil ne se montre pas, le climat est assez rigoureux, la température est presque toujours au-dessous de zéro, allant jusqu'à — 12° ; la neige tombe avec abondance pendant cette saison. Septembre est très pluvieux. Le vent du S.-O. souffle d'une façon continue de 4 heures du soir à 9 heures du matin, de novembre à mai.

La plupart des maisons de la ville portent des étendards tibétains. Il y en a deux ou trois dans la cour de notre auberge. Ce sont de longues et étroites bandes de toile blanche (plutôt grise) couvertes de prières, écrites en caractères tibétains et fixées le long d'une perche verticale qui sert de hampe. Il y a, en plus, au-dessus du mur de la cour, une corde tendue à laquelle sont attachés de petits lambeaux d'étoffe couverts aussi de prières. Ces cordes tendues sont très nombreuses au-dessus du torrent ; il y en a qui traversent toute une vallée et qui vont d'une montagne à l'autre. Chaque fois que le vent agite ces inscriptions, on peut considérer les prières comme dites et l'effet bienfaisant s'en répand sur toute la vallée. Le moulin à prières est une sorte de boîte cylindrique dans laquelle sont enfermées les prières. Celui qui est portatif est fixé au bout d'un manche, comme un bilboquet ; une masse pesante est attachée au cylindre et permet de le faire tourner en agitant l'appareil. À chaque tour, les prières sont dites. On peut s'éviter cette fatigue, en plaçant le moulin près d'un torrent et en le faisant marcher par une roue hydraulique.

Les Tibétains fabriquent beaucoup de beurre, dont ils font un grand usage dans le thé, mais ce beurre est fort mal préparé et encore plus sale que le lait lui-même. Celui-ci est d'un goût un peu acre ; mais, en le faisant bouillir, on a un liquide analogue à celui que nous avons en France. Chez les Chinois, le lait est presque complètement inconnu, du moins le lait de vache. Quand il est ordonné (ce qui est assez fréquent) par les médecins chinois, on emploie alors le lait de femme. Quand un vieillard tombe dans l'enfance, on lui donne une nourrice.

Une lamaserie. - Mission lyonnaise d'exploration commerciale en Chine, 1895-1897. Récits de voyages. —  A. Rey et Cie, imprimeurs-éditeurs, Lyon, 1898.
Une lamaserie.

D'après ce que nous disent les missionnaires, les mœurs des Tibétains seraient des plus dissolues, mais en raison de la bestialité des individus la démoralisation serait en somme moindre que celle des Chinois. Il existe une coutume bizarre, moins fréquente qu'on ne le dit, c'est la polyandrie. Certains voyageurs sont allés jusqu'à dire, en parlant du Tibet, que la polygamie régnait dans la plaine, la polyandrie sur les plateaux, comme si l'altitude jouait un rôle. La polyandrie existe bien sur les plateaux, mais à côté de la polygamie, apanage des riches. Elle résulte surtout de la crainte qu'ont les Tibétains de voir se diviser les fortunes. Plusieurs frères, afin de maintenir intacte la fortune de la famille, épousent la même femme ; les enfants appellent l'un petit père, l'autre grand père, etc. Un jour, trois frères étaient en dispute, et il allait en résulter le partage des biens. L'affaire fut portée devant les lamas qui condamnèrent deux des frères encore célibataires à épouser la femme du troisième. Il est évident que les mœurs ne peuvent que souffrir de cet état de choses. D'ailleurs les lamas sont loin de donner le bon exemple : ils se livrent dans leurs monastères à toutes sortes de débauches sans se soucier des vœux qu'ils ont prononcés. En général les lamas, comme les bonzes, ne doivent pas se marier ; il y a pourtant quelques couvents où cette règle n'existe pas.

Le Tibet est considéré comme un pays tributaire de la Chine ; celle-ci a une influence assez restreinte dans le Tibet proprement dit. Mais, tous les ans, une ambassade tibétaine va saluer l'empereur, et l'orgueil du Chinois se trouve satisfait. Mais il lui en coûte fort cher, car c'est avec les ressources des autres provinces que sont entretenus les nombreux postes disséminés dans le pays, ainsi que les mandarins qui représentent la Chine. Les lamas sont censés prier pour la dynastie actuelle, mais l'empereur doit payer ces prières. Tous les ans les couvents reçoivent des sommes considérables de Pékin. Il est vraiment drôle de voir le souverain payer le tribut à ses tributaires. Ainsi entretenus, les lamas se soucient fort peu d'être appelés des vassaux de la Chine, étant donné surtout qu'ils mènent, comme bon leur semble, le peuple tibétain qu'ils ont réduit à un état d'abrutissement à peu près complet. Ils sont les maîtres du pays et punissent les habitants à leur gré. Pour conserver leur pouvoir théocratique, ils ont bien soin de maintenir le pays dans l'ignorance la plus complète. Le Tibétain, contrairement au Chinois, n'apprend jamais à lire. Il existe, paraît-il, parmi les lamas, des individus fort intelligents et de plus très instruits dans leurs livres, mais ils sont rares. Plus une chose est absurde et ridicule, plus elle a de chance d'être acceptée par les Tibétains.

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Les profits d'un mandarin

Ce serait ici sans doute le lieu de donner quelques détails sur les profits que peut faire un mandarin pendant qu'il est en place. Nous avons dit que ces profits étaient en somme moindres qu'on ne pourrait l'imaginer. Mais il s'agissait du bénéfice net restant entre ses mains, une fois ses frais de premier établissement payés ; et comme ses frais se renouvellent à chaque instant, et qu'ils sont très lourds et doivent être payés à une série d'intermédiaires, on comprend que le résultat final ne soit pas brillant, bien que les sommes manipulées soient souvent considérables et les revenus de certaines charges, énormes.

Sans parler des grosses places provinciales, on peut en juger par les quelques détails suivants. Ils sont nécessairement très sommaires, ne rentrant pas tout à fait dans le cadre de ce volume ; mais j'espère y revenir dans une autre occasion. Je choisis deux exemples différents.

Le premier est relatif au budget d'un sous-préfet du Se-tchouan, dont je crois inutile de désigner clairement la sous-préfecture, pour éviter tout désagrément éventuel à ceux dont je tiens les renseignements. J'ai tout lieu de croire ces renseignements authentiques et exacts, dans la mesure où un fonctionnaire chinois sait lui-même quels sont ses revenus. La sous-préfecture en question compte 55.000 familles inscrites au yamen (275.000 habitants) pour une superficie de 1.500 km² environ (180 habitants au km² environ).

Ce sous-préfet reçoit — en théorie — 200 taëls (1.000 francs environ) de paie impériale, et doit garder — toujours théoriquement — 5.279 taëls, soit environ 25.000 francs (je compte le taël à 5 francs parce que son pouvoir d'achat a beaucoup moins diminué dans l'intérieur que par rapport au change sur l'étranger) sur les 17.300 taëls d'impôts réguliers pour lesquels la sous-préfecture est inscrite aux registres du trésorier provincial à Tchen tou. Ces impôts réguliers et pour ainsi dire impériaux sont au nombre de quatre : le ty t'in (impôt foncier) avec ses deux superpositions, sortes de centimes additionnels : le kiuen chou et le tsin tié ; et le tch'à ko ou impôt sur le thé.

Mais notre fonctionnaire perçoit en outre : un impôt sur les contrats de terrains, enregistrés au yamen (choui k'y), la plus grosse source de revenus après les impôts réguliers ; un droit annuel sur les entrepôts de sel et sur les monts de piété et un droit spécial et très fort lors de leur ouverture ; un droit sur les mines de charbon (il y en a cinq dans la sous-préfecture) ; des frais pour chaque procès qu'il juge ; des droits lors des examens ; et enfin il vend, lors de son arrivée, une infinité de charges dans les six bureaux dont se compose son yamen. Avec quelques autres menues ressources, et tout bien compté et sans être considéré comme un prévaricateur, il peut percevoir de 40 à 45.000 ligatures de sapèques par an, environ 30.000 taëls (150.000 francs), soit six fois plus que l'impôt provincial.

Il est juste d'ajouter que ces mandarins ont à leur charge tout le personnel inférieur de leurs yamens, car nous avons vu qu'ils vendaient les places de chefs de bureaux.

Mais les profits suivants sont des bénéfices nets pour les mandarins du Se-tchouan (pour plus de détails voir IIe partie, Rapport sur les Mines) :

Depuis une quinzaine d'années les mandarins se sont réservé le monopole de la vente du sel appelé ko pa, sel en gros blocs, par opposition au sel en grains (hoa yèn). Ce sel se vend, à l'usine, 630 ligatures le tsay (tsay = 6 tchang, 1 tchang = 50 pao, 1 pao = 150 livres, 1 tsay = donc 45.000 livres). La livre revient donc à 14 sapèques. C'est le prix auquel l'achètent les mandarins, qui gagnent encore sur la balance, car ils achètent à celle de 22 onces à la livre et revendent à celle de 16. Ce sel de monopole mandarinal est en outre exempt de tout droit de douane ou li kin.

Pour faire le commerce du sel de monopole (et d'ailleurs pour tout commerce de sel, mais dans ce cas le droit n'est pas réglé), il faut verser au mandarin préposé au sel une sorte de cautionnement fixé à 10.000 taëls. Ceci est le droit théorique ; en fait il est certainement supérieur.

Les commerçants ainsi patentés pour le sel doivent l'acheter au prix fixé par le mandarin, et le prix de revente est également réglementé : le bénéfice ne peut être que de 2 sapèques par livre.

Enfin ces mêmes commerçants doivent payer un droit spécial appelé koué ko, qui est de 6 taels par tchang (50 pao de 150 livres). Ce droit est perçu au profit de l'empereur.

On aura une idée des bénéfices que peuvent faire les mandarins quand on saura que ce sel acheté 14 sapèques la livre de 22 onces à Tse-liou-tsin se vend plus de 48 sapèques la livre de 16 onces à Yun-lin. Or ce sel, nous l'avons vu, est exempt de droits. Le prix de transport, par eau, d'un point à l'autre, est négligeable et monte au maximum à 8 sapèques par livre. D'autre part, le bénéfice du commerçant est limité, nous l'avons vu, à 2 sapèques par livre. Toute la différence, c'est-à-dire 100 pour 100 (et je ne compte pas la balance), va dans la poche du mandarin et il passe tous les ans par Yun-lin seul de 20 à 25 millions de livres chinoises (15.000 tonnes) de sel !


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