Ibn Batoutah (1304-1377)
VOYAGES... Chine
Traduction de C. Defrémery et le Dr B. R. Sanguinetti.
Tome quatrième des Voyages..., pages 254-304. Imprimerie Nationale, Paris, 1858.
- Extraits de la préface : "Le voyageur dont nous publions la relation était parti de sa ville natale, Tanger, à l'âge de vingt-deux ans, dans le but de faire le pèlerinage de La Mecque ; mais, possédé à un haut degré de la passion des voyages, il ne se borna pas à visiter les pays situés sur sa route..."
- "Sans doute Ibn Batoutah n'était pas très supérieur à ses contemporains, soit orientaux, soit occidentaux, en ce qui regarde la croyance au merveilleux. Il est trop disposé à voir des miracles jusque dans les circonstances les plus simples, les plus naturelles. Il est quelquefois d'une crédulité qui nous fait sourire ; mais, quant à sa sincérité, elle nous paraît au-dessus de tout soupçon..."
- "[Ibn Batoutah] n'a pas mis lui-même par écrit l'ouvrage qui porte son nom ; mais il se contenta de « dicter à un copiste la description des villes qu'il avait visitées, les anecdotes et les histoires qu'il pouvait se rappeler, etc. » D'après cela, nous devons nous attendre à rencontrer plus d'une inexactitude dans l'ouvrage du voyageur africain..."
Extraits :
Quelques détails sur les Chinois : porcelaine, poules, drachmes de papier,...
Du sultan de la Chine et du Kithâ, surnommé kân
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De la poterie
chinoise ou porcelaine
On ne fabrique pas en Chine la porcelaine, si ce n'est dans les villes de Zeïtoûn et de Sîn-calân. Elle est faite au moyen d'une terre tirée des montagnes qui se trouvent dans ces districts,
laquelle terre prend feu comme du charbon, ainsi que nous le dirons plus tard. Les potiers y ajoutent une certaine pierre qui se trouve dans le pays ; ils la font brûler pendant trois jours, puis
versent l'eau par-dessus, et le tout devient comme une poussière ou une terre qu'ils font fermenter. Celle dont la fermentation a duré un mois entier, mais pas plus, donne la meilleure porcelaine
; celle qui n'a fermenté que pendant dix jours en donne une de qualité inférieure à la précédente. La porcelaine en Chine vaut le même prix que la poterie chez nous, ou encore moins. On l'exporte
dans l'Inde et les autres contrées, jusqu'à ce qu'elle arrive dans la nôtre, le Maghreb. C'est l'espèce la plus belle de toutes les poteries.
Des poules de la Chine
Les poules et les coqs de la Chine sont très gros, plus volumineux même que l'oie de nos pays. Les œufs de la poule, chez les Chinois, sont aussi plus forts que ceux de l'oie parmi nous. Or l'oie
chez eux est très petite. Nous achetâmes un jour une poule que nous voulions faire cuire ; mais elle ne tint pas dans une seule marmite, et nous fûmes obligés d'en employer deux. En Chine, le coq
est aussi grand que l'autruche ; quelquefois ses plumes tombent, et il reste pour lors comme une vraie masse rougeâtre. La première fois de ma vie que j'ai vu un coq chinois, ce fut dans la ville
de Caoulem (côte du Malabar). Je l'avais pris pour une autruche, et j'en fus étonné ; mais son maître me dit :
— Certes en Chine, il y a des coqs encore plus gros que celui-ci.
Quand j'y fus arrivé, j'eus la preuve de ce qu'il m'avait avancé à ce sujet.
Quelques détails sur les Chinois
Les Chinois sont des infidèles, des adorateurs d'idoles, et ils brûlent leurs morts à la manière des Indiens. Leur roi est un Tartare de la postérité de Tenkîz-khân, ou Gengis-kan. Dans chacune
de leurs villes, il y a un quartier affecté aux musulmans, où ils habitent seuls, où ils ont leurs mosquées pour y faire les prières, tenir les réunions du vendredi, et autres ; ils sont honorés
et respectés. Les païens de la Chine mangent les viandes des porcs et des chiens, qu'ils vendent publiquement sur leurs marchés. Ce sont, en général, des gens aisés, opulents ; mais ils ne
soignent pas assez leur nourriture ni leur habillement. On peut voir tel de leurs grands négociants, si riche que l'on ne saurait compter ses trésors, marcher vêtu d'une grossière tunique de
coton. Les Chinois mettent toute leur sollicitude à posséder des vases d'or et d'argent. Ils portent tous un bâton ferré, sur lequel ils s'appuient en marchant, et qu'ils appellent la troisième
jambe.
La soie est très abondante en Chine, car les vers qui la donnent s'attachent aux fruits, s'en nourrissent et ne demandent pas beaucoup de soins. C'est pour cela que la soie est en si grande
quantité, et qu'elle sert à habiller les religieux pauvres et les mendiants du pays ; sans les marchands, la soie ne vaudrait absolument rien. Un seul vêtement de coton, chez les Chinois, en vaut
plusieurs en soie. L'habitude de ce peuple est que tout négociant fonde en lingots l'or et l'argent qu'il possède, chacun de ces lingots pesant un quintal, plus ou moins, et qu'il les place
au-dessus de la porte de sa maison. Celui qui a cinq lingots met à son doigt une bague ; celui qui en a dix y met deux bagues ; celui qui en a quinze est nommé séty, ce qui revient au même que
cârémy en Égypte (sorte de riche marchand, surtout en épices). Un lingot est nommé en Chine barcâlah.
Des drachmes de papier qui servent, chez les Chinois, pour vendre et pour acheter
Les habitants de la Chine n'emploient dans leurs transactions commerciales ni pièces d'or ni pièces d'argent. Toutes celles qui arrivent dans ce pays sont fondues en lingots, comme nous venons de
le dire. Ils vendent et ils achètent au moyen de morceaux de papier, dont chacun est aussi large que la paume de la main, et porte la marque ou le sceau du sultan. Vingt-cinq de ces billets sont
appelés bâlicht (bâlich), ce qui revient au sens du mot dînâr, ou de pièce d'or chez nous. Lorsque quelqu'un se trouve avoir entre les mains de ces billets usés ou déchirés, il les rapporte à un
palais dans le genre de l'hôtel de la Monnaie de notre pays, où il en reçoit de nouveaux en leur place, et livre les vieux. Il n'a de frais d'aucune sorte à faire pour cela, car les gens qui sont
chargés de confectionner ces billets sont payés par le sultan. La direction dudit palais est confiée à un des principaux émirs de la Chine. Si un individu se rend au marché avec une pièce
d'argent, ou bien avec une pièce d'or, dans le dessein d'acheter quelque chose, on ne la lui prend pas, et l'on ne fait aucune attention à lui, jusqu'à ce qu'il l'ait changée contre le bâlicht ou
les billets, avec lesquels il pourra acheter ce qu'il désirera.
De la terre que les Chinois brûlent au lieu de charbon
Tous les habitants de la Chine et du Khitha (Catay, ou Chine septentrionale) emploient comme charbon une terre ayant la consistance ainsi que la couleur de l'argile de notre pays. On la
transporte au moyen des éléphants, on la coupe en morceaux de la grosseur ordinaire de ceux du charbon chez nous, et l'on y met le feu. Cette terre brûle à la manière du charbon, et donne même
une plus forte chaleur. Quand elle est réduite en cendres, on les pétrit, en y versant de l'eau, on les fait sécher, et l'on s'en sert encore une seconde fois pour cuisiner. On continue d'agir de
la sorte jusqu'à ce qu'elles soient entièrement consumées. C'est avec cette terre que les Chinois fabriquent les vases de porcelaine, en y ajoutant une autre pierre, comme nous l'avons déjà
raconté.
Du talent pour les arts, particulier aux Chinois
Le peuple de la Chine est de tous les peuples celui qui a le plus d'habileté et de goût pour les arts. C'est là un fait généralement connu, que beaucoup d'auteurs ont noté dans leurs ouvrages, et
sur lequel ils ont fort insisté. Pour ce qui regarde la peinture, aucune nation, soit chrétienne ou autre, ne peut rivaliser avec les Chinois : ils ont pour cet art un talent extraordinaire.
Parmi les choses étonnantes que j'ai vues chez eux à ce sujet, je dirai que toutes les fois que je suis entré dans une de leurs villes, et que depuis il m'est arrivé d'y retourner, j'y ai
toujours trouvé mon portrait et ceux de mes compagnons peints sur les murs et sur des papiers placés dans les marchés. Une fois, je fis mon entrée dans la ville du sultan (Pékin), je traversai le
marché des peintres, et arrivai au palais du souverain avec mes compagnons ; nous étions tous habillés suivant la mode de l'Irak. Au soir, quand je quittai le château, je passai par le même
marché ; or je vis mon portrait et les portraits de mes compagnons peints sur des papiers qui étaient attachés aux murs. Chacun de nous se mit à examiner la figure de son camarade, et nous
trouvâmes que la ressemblance était parfaite.
On m'a assuré que l'empereur avait donné l'ordre aux peintres de faire notre portrait ; ceux-ci se rendirent au château pendant que nous y étions ; qu'ils se mirent à nous considérer et à nous
peindre, sans que nous nous en fussions aperçus. C'est, au reste, une habitude établie chez les Chinois de faire le portrait de quiconque passe dans leur pays. La chose va si loin chez eux à ce
propos que, s'il arrive qu'un étranger commette quelque action qui le force à fuir de la Chine, ils expédient son portrait dans les différentes provinces, en sorte qu'on fait des recherches, et
en quelque lieu que l'on trouve celui qui ressemble à cette image, on le saisit.
Le mot kân, chez les Chinois, est un terme générique qui désigne quiconque gouverne le
royaume, tous les rois de leur contrée ; de la même manière que ceux qui possèdent le pays de Loûr sont appelés Âtâbec. Le nom propre de ce sultan est Pâchâï et les infidèles n'ont pas, sur la
face de la terre, de royaume plus grand que le sien.
Le château de ce monarque est situé au milieu de la ville destinée pour sa demeure ; il est presque entièrement construit en bois sculpté, et il est disposé d'une manière admirable ; il possède
sept portes. A la première est assis le cotouâl, qui est le chef des concierges. On y voit des estrades élevées à droite et à gauche de la porte, où s'asseyent les mamloûcs perdehdâriyah, ou «
chambellans », qui sont les gardiens de la porte du château. Ils sont au nombre de cinq cents, et l'on m'a dit qu'auparavant ils étaient mille hommes. A la deuxième porte sont assis les
sipâhiyah, ou « les archers », au nombre de cinq cents ; à la troisième porte sont assis les nîzehdâriyah, ou « lanciers », au nombre de cinq cents aussi ; à la quatrième porte sont assis les
tîghdâriyah, ou « porteurs de sabres et de boucliers » ; à la cinquième porte se trouvent les bureaux du vizirat, et elle est pourvue de beaucoup d'estrades. Sur la plus grande de celles-ci
s'assied le vizir, au-dessus d'un coussin, énorme, élevé. On appelle ce lieu almisnad « le coussin, le trône, etc. » ; devant le vizir se voit un grande écritoire en or. En face se trouve
l'estrade du secrétaire intime ; à droite de celle-ci, l'estrade des secrétaires des missives, et à droite de l'estrade du vizir est celle des écrivains des finances.
Ces quatre estrades en ont vis-à-vis quatre autres ; l'une est nommée le bureau du contrôle, où siège le contrôleur ; la deuxième est celle du bureau de mostakhradj, ou « produit de l'extorsion
», dont le chef est un des grands émirs. On appelle mostakhradj ce qui reste dû par les employés ou percepteurs, et par les émirs, sur leurs fiefs. La troisième est le bureau de l'appel au
secours, où se trouve assis l'un des grands officiers, assisté des jurisconsultes et des secrétaires. Quiconque a été victime d'une injustice s'adresse à eux pour implorer aide et protection. La
quatrième, c'est le bureau de la poste, où est assis le chef de ceux qui rapportent les nouvelles, ou les nouvellistes.
À la sixième porte du château, on voit assis les gardes du monarque, ou les gendarmes, ainsi que leur commandant principal. Les pages, ou les eunuques, sont assis à la septième porte ; ils ont
trois estrades, dont l'une est pour les pages abyssins, l'autre pour les pages indiens, et la troisième pour les pages chinois. Chacune de ces trois classes a un chef, qui est chinois.