Joseph-Marie Amiot (1718-1793)

J.-M. Amiot (1718-1793) : Extrait d'une lettre du 1er mars 1769, de Péking, contenant l'éloge du frère Attiret, & le précis de l'état de la peinture chez les Chinois Journal des Savants, juin 1771


ÉLOGE DU FRÈRE ATTIRET
et précis de l'état de la peinture chez les Chinois

Extrait d'une lettre du 1er mars 1769, de Péking

Journal des Savants, juin 1771, pages 406-420.



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Sur les peintres européens en Chine et les peintres chinois, voir entre autres dans la Bibliothèque Chineancienne : Feuillet de Conches : Causeries d'un curieux. La Chine. et : Les peintres européens en Chine et les peintres chinois. — Gherardini : Relation du voyage fait à la Chine sur le vaisseau l'Amphitrite, en l'année 1698. — Amiot : Éloge du frère Attiret. — Delécluze : Atelier d'un peintre chinois.

Le frère Attiret, dont le père était peintre, est né à Dôle. Il apprit l'art de la peinture sous son père, ensuite sous les auspices du marquis de Broissia, il alla faire son cours à Rome. De retour en France il passa par Lyon où il fit plusieurs portraits qui le firent connaître ; tels sont ceux du cardinal d'Auvergne, archevêque de Vienne, de l'archevêque de Lyon, du prévôt des marchands, M. Berrichon, &c. Arrivé à Dôle, il continua de s'occuper de la peinture. Il entra ensuite dans la Compagnie de Jésus. Il était alors âgé d'un peu plus de 30 ans. Pendant son noviciat il peignit les quatre pendants du dôme de l'église du noviciat à Avignon, quelques autres morceaux estimés des connaisseurs.

Dans ce même temps les pères Parennin & Chalier, missionnaires à Péking, demandèrent qu'on envoyât quelque habile peintre pour la maison Française, comme le frère Castiglione italien l'était pour la maison Portugaise. En conséquence le frère Attiret fut envoyé à la Chine il partit sur la fin de l'année 1737.

Arrivé à Pékin, il offrit à l'Empereur pour son coup d'essai, un tableau représentant l'adoration des Rois, & ce Prince en fut si content qu'il le fit placer honorablement dans l'intérieur de son Palais. Le frère Attiret qui n'avait peint jusqu'alors que l'histoire & le portrait, fut obligé de se livrer à tous les genres. Le premier sujet qu'il traita, fut à son choix, à la vérité, mais l'Empereur lui fit ôter & rajouter tant de choses, qu'il en résulta une espèce de mixte qui n'était d'aucun genre, & qui tenait de tous. De plus l'Empereur n'aimait pas la peinture à l'huile à cause de son trop luisant ; les ombres quand elles étaient un peu fortes, lui paraissaient des taches. #Il fallut que le frère Attiret se conformât au goût de ce Prince qui préférait la détrempe.

— Elle est plus gracieuse, disait-il, & elle frappe agréablement la vue, par quelque côté qu'on la regarde : ainsi il faut qu'après que ce tableau sera fini, le nouveau peintre peigne de la même manière que tous les autres. Pour ce qui est des portraits il pourra les faire à l'huile : qu'on ait soin de l'instruire.

C'est avec quelques difficultés que le frère Attiret fut contraint de se défaire de sa vivacité européenne qui ne plaisait pas aux Chinois, & qui dénotait, selon eux, un fond d'indocilité qu'il était à propos de réprimer.

Mortifier cruellement, sans paraître en avoir l'intention, & sans fournir à celui qu'on mortifie le moindre prétexte de se plaindre légitimement, le mortifier de façon qu'il ne puisse en quelque sorte se dispenser honnêtement de témoigner sa reconnaissance, est un art qu'on possède à Péking au suprême degré : on ne tarda pas à en faire usage à l'égard du frère Attiret. Il avait témoigné de la répugnance pour peindre à l'eau, on faisait naître mille occasions de peindre de cette façon, & il était forcé de savoir gré à ceux qui lui procuraient cet avance. Il avait paru trouver mauvais qu'on ordonnât aux peintres chinois de l'instruire, les instructions lui furent prodiguées, & il devait non seulement les recevoir comme des bienfaits, mais encore les solliciter. Dans le temps qu'il était le plus occupé de quelque sujet, des eunuques apportaient un ordre de l'Empereur pour peindre sur-le-champ quelques fleurs sur un éventail ; souvent le frère Attiret impatienté & de mauvaise humeur leur répondait, je ne vous entends pas : le frère Castiglione modérait ces vivacités.

Quelques jours après un de ces ordres, il en vint un autre beaucoup plus honorable en apparence, mais infiniment mortifiant. Il s'agissait de se transporter dans un des appartements de l'intérieur du Palais pour y retoucher une peinture chinoise qui était, disait-on, gâtée en beaucoup d'endroits.

Il s'y rendit avec le frère Castiglione qui était chargé de lui expliquer ce qu'il devait faire, & comment il le devait ; il s'agissait de mettre de nouvelles couleurs sur les anciennes, & de renouveler ainsi cette vieille peinture qui remplissait tout le fonds d'un appartement. Une simple table sur laquelle on mit une chaise fut tout l'échafaudage qu'on lui permit. On sent combien il devait être gêné, soit pour le bas du tableau, soit pour le haut ; il courrait risque de tomber, pour peu qu'il perdît l'équilibre. Il était encore incommodé par des eunuques qui sous prétexte de le servir, n'étaient là proprement que pour le garder, l'observer, & faire à son égard l'office de maître des cérémonies, en lui indiquant à propos & hors de propos tous les usages minutieux qui sont d'étiquette au Palais.

Chaque jour, vers les sept heures du matin, il fallait qu'il se trouvât à la première porte de l'enceinte intérieure, là il attendait que les gardes eussent donné avis de son arrivée aux eunuques qui présidaient à ce quartier, afin d'être introduit par quelqu'un d'eux. Dès qu'il était entré, on fermait la porte sur lui, on lui faisait traverser en silence une vaste cour, au bout de laquelle il attendait encore jusqu'à ce que d'autres eunuques fussent avertis. Enfin après avoir passé par plusieurs portes, toujours avec le même cérémonial & la même lenteur, il entrait dans le lieu où il devait peindre, il y restait jusqu'environ vers les cinq heures du soir, alors on le congédiait avec la même cérémonie. L'Empereur lui envoyait chaque jour des mets de sa table, mais avant qu'ils fussent parvenus jusqu'à lui, ils étaient déjà refroidis & propres à dégoûter un étranger, dont l'estomac n'est point encore fait à la nourriture du pays : aussi se contentait-il pour l'ordinaire, surtout dans les commencements, de manger quelques fruits avec quelques petits pains cuits au bain marie. Il finit le tableau du Palais, acheva ensuite celui qu'il avait commencé, en peignit plusieurs autres, s'appliqua au costume des Chinois, & à prendre leur manière dans ce qu'elle a de bon, avec tant de succès que tout le monde voulait avoir de ses ouvrages. Il allait travailler chez les grands, chez les ministres pendant les jours de repos.

Le travail qu'il faisait au Palais était d'autant plus pénible qu'il était accompagné de tout ce qu'une bienséance de nécessité peut imposer de gênant & de rude. Une espèce de salle isolée, au rez de chaussée, comme sont tous les appartements chinois, entre cour & jardin, exposée à toutes les incommodités des différentes saisons était le lieu destiné à l'atelier des peintres. Là n'ayant d'autre feu en hiver que celui d'un petit réchaud sur lequel il mettait ses godets, pour empêcher que les couleurs ne gelassent, il souffrait le froid le plus piquant. Il n'avait pas moins à souffrir en été par l'épuisement où le réduisaient les chaleurs excessives, dans un lieu que les rayons d'un soleil brûlant qui entrait par tous les côtés, rendaient comme une espèce de fournaise. Au reste les autres peintres étaient dans la même position que lui, ainsi il n'avait pas à se plaindre.

Le frère Attiret ne pouvant suffire à tout, il se contentait d'esquisser les sujets & de peindre lui-même les carnations, il distribuait le reste de l'ouvrage aux peintres chinois dont il dirigeait le pinceau. Il avouait lui-même que pour ce qui regarde la coiffure, l'habillement, le paysage, les animaux & en général le costume du pays, les Chinois dirigés le faisaient infiniment plus vite & beaucoup mieux qu'il n'aurait pu le faire. Il apprenait tous les jours quelque chose de nouveau dont il faisait usage dans l'occasion, & il reçut de ces peintres des instructions utiles. Il venait d'achever au Palais un tableau dont il était passablement content. Dans le fond était un paysage où il y avait entre autres un de ces arbres très communs à la Chine, & qui dans la peinture forme toujours une assez jolie perspective. Les principales figures représentaient des dames chinoises & quelques suivantes. Les peintres qui travaillaient dans le même lieu, venaient de temps en temps jeter quelque coup d'œil sur son ouvrage, & se retiraient sans dire mot. Le frère Attiret était surpris de ne recevoir aucun compliment de leur part, car ils avaient coutume de lui en faire pour la moindre bagatelle. Il les pressa plusieurs sois de lui en dire leur sentiment ; enfin le plus ancien prenant la parole lui dit :

— Votre précieux pinceau est sans contredit beaucoup plus brillant & plus moelleux que le nôtre, mais vous n'êtes pas au fait comme nous des usages & des choses de notre pays ; je prendrai donc la liberté de vous faire part de mes craintes, puisque vous voulez savoir ce que nous pensons : votre tableau pèche trop visiblement contre le costume pour que l'Empereur puisse le goûter. Premièrement les feuilles & les rameaux de cet arbre ne sont pas arrangés comme dans le naturel ; en second lieu, il n'y a pas dans chaque feuille le nombre des principaux filaments qui leur convient. Il doit y en avoir tant, & vous en avez mis tantôt plus, tantôt moins, suivant que le hasard vous l'a dicté.

— Eh ! je ne suis pas botaniste, répondit aussitôt le frère Attiret, il me suffit de représenter en gros ces feuilles ; s'il n'y a que de pareils défauts, je puis me flatter que l'Empereur ne désapprouvera pas ce tableau.

— Je le souhaite, repartit le Chinois, vous ne tarderez pas d'en être éclairci, puisqu'on annonce que ce Prince arrive.

En effet, l'Empereur entra aussitôt & alla voit l'ouvrage du frère Attiret. Ce Prince demanda si les femmes représentées sur le tableau étaient des femmes européennes, le frère Attiret lui répondit que non.

— Elles ne ressemblent guère, répondit l'Empereur, à des femmes chinoises, il faut les changer ou les retoucher.

Il jeta quelques coups d'œil sur les autres peintures & se retira.

Le frère Attiret qui avait voulu peindre des Chinoises fut déconcerté. Il eut recours à son peintre chinois, & le pria de continuer de lui donner des avis.

— Très volontiers, répondit celui-ci, mais à condition que vous ne regarderez ce que je vous dirai que comme un trait d'amitié de ma part. La remarque que je vous ai communiquée tantôt vous paraît une bagatelle, à la bonne heure ; vous n'en jugerez pas tout à fait ainsi dans la suite, voici quelque chose de plus essentiel.

Les principaux objets qui figurent dans votre tableau sont des femmes habillées à la chinoise. Parmi ces femmes il y a des maîtresses & des suivantes. Vous avez cru distinguer assez les unes des autres par l'habillement, la coiffure, par le plus ou le moins de majesté dans l'attitude, & peut-être par bien d'autres petites différences dont nous ne sommes point au fait, ou que nous ne comprenons pas ; mais vous avez oublié les différences essentielles, celles qui constituent pour ainsi dire l'état des personnes, & qui font dire au premier coup d'œil : voilà des maîtresses, voilà des suivantes, voilà des dames, voilà des personnes de service ou de travail. Or ces différences caractéristiques, quant à la figure, consistent principalement dans les mains. Ne trouvez pas mauvais que j'entre avec vous dans quelque détail sur cela. Vous êtes étranger, il est très probable que de long temps vous ne verrez de dames chinoises, si vous en voyez jamais.

Les mains d'une femme de qualité ou de toute autre qui peut avoir sous ses ordres des esclaves ou des domestiques, sont toujours d'un beau rouge, si ce n'est naturellement, c'est du moins par artifice : ses doigts qui sont de même couleur, doivent être minces, arrondis & se terminer en pointe. Ils sont outre cela toujours armés de longs ongles qui sont arqués dans leur largeur, rouges sur la partie qui couvre le doigt & de couleur de perle dans tout le reste, leur longueur n'est pas indifféremment la même. Celles des ongles du pouce du petit doigt l'emportent considérablement sur celles de tous les autres ; de là vient qu'ils sont pour l'ordinaire revêtus d'un ongle artificiel d'or ou d'argent, pour les préserver des accidents fâcheux auxquels ils seraient exposés sans cette précaution. Il est bon que vous soyez instruit de tout cela : car un peintre qui dans un tableau représenterait par exemple une dame chinoise, travaillant à quelque petit ouvrage de main, ou ayant quelques petits enfants qui folâtrent autour d'elle, ce peintre ferait une faute, si en donnant à cette dame des ongles de la longueur requise, il ne les lui revêtait pas en même temps de l'étui dont je viens de parler. Nos dames ont la prudence de ne pas exposer mal à propos un de leurs plus beaux ornements : elles savent ce qu'il en coûte de temps & de patience pour parvenir à avoir des ongles d'un bon pouce de longueur bien façonnés. Elles ne doivent pas paraître moins prévoyantes en peinture, qu'elles ne le sont dans la réalité ; mais ce n'est presque rien que tout cela en comparaison de ce qu'il me reste à vous dire.

Les airs de têtes que vous avez donnés à ces prétendues Chinoises sont totalement manqués. Ces yeux vifs & brillants, ces joues vermeilles, cette physionomie hardie, ces bras qu'on voit presque jusqu'aux coudes, ce cou découvert jusqu'à la naissance de la gorge, tout cela n'est d'usage parmi nous, que lorsque nous peignons des femmes d'une vertu médiocre ou de jeunes filles avant l'âge de puberté.

La modestie, la timidité, la douceur sont les principales qualités extérieures que nous exigeons en général dans les personnes du sexe ; ce n'est qu'en les possédant qu'elles peuvent nous plaire. Elles le savent très bien & elles en sont si convaincues, qu'elles emploient tout leur art pour se procurer au moins une apparence de ce que la nature leur a quelquefois refusé de ce côté-là. Ainsi ne pas leur donner en peinture un air de modestie, de timidité, de douceur, c'est manquer de les peindre au naturel & dans la décence qui leur convient, c'est pécher contre le costume ; & ce défaut n'est pas moins ridicule à nos yeux que le serait une contenance de petit maître dans un magistrat.

Voulez vous, ajouta-t-il, que l'Empereur goûte votre tableau, couvrez le col de ces femmes jusqu'au menton & leurs bras jusqu'au poignet. Un collet de longues manches vous tireront d'affaire pour le présent. Adoucissez le coloris de ces visages, affaiblissez-en l'éclat par des demi teintes qui ne laissent presque point voir de rouge ; car nous avons pour maxime qu'une femme qui a la face enluminée est sujette au vin : que cela soit vrai ou non, n'importe, nous l'avons toujours ouï dire ainsi, nous le disons nous-mêmes à notre tour, il paraît que tout le monde en est persuadé comme d'une vérité constante. De là vient que celles de nos dames qui ont un teint un peu haut en couleur prennent autant de soin de le masquer, qu'elles en prendraient pour cacher une difformité réelle : elles poussent même les choses si loin, qu'elles préfèrent dans le fard dont elles font usage, la couleur de la craie à celle du vermillon.

Au reste, ces remarques n'ont lieu que pour les femmes chinoises, & je n'ai pris sur moi de vous les communiquer sans détour, que pour vous instruire d'un point essentiel de notre costume dont vous n'aurez peut-être jamais occasion de vous mettre au fait par vous même. D'ailleurs l'ordre de l'Empereur est formel, il faut que vous corrigiez votre tableau, ou que vous permettiez qu'on le corrige pour vous. Vous serez un peu plus à l'aise quand vous aurez à peindre des femmes d'une autre nation, même des femmes tartares. Car quoique les Tartares soient depuis longtemps à la Chine, dont ils sont aujourd'hui les maîtres, ils n'ont pas encore adopté en entier toutes les mœurs chinoises ; cela viendra petit à petit. Pour ce qui est des autres choses qui sont de goût parmi nous, l'expérience vous apprendra insensiblement à vous y conformer. Je me ferai toujours un vrai plaisir de vous communiquer mes faibles lumières sur tout ce que je dois savoir, & que vous ne pouvez pas deviner.

Le frère Attiret qui avait écouté avec attention le peintre chinois, resta de son aveu comme un homme pétrifié. Les corrections qu'on exigeait de lui n'étaient propres qu'à gâter son tableau, il obéit cependant, & sa docilité forcée lui valut l'approbation de l'Empereur & l'amitié des peintres du Palais. Ils ne le regardaient plus que comme un très habile homme à la perfection duquel ils pourraient concourir en même temps qu'ils se perfectionneraient eux-mêmes. La peinture par leur bonne intelligence prit une nouvelle forme à la Cour dans la Capitale. Le goût du Prince pour cet art fit d'abord naître celui des courtisans ; celui-ci se communiqua bientôt à la ville. Il se forma deux Écoles qui eurent pour maîtres les frères Castiglione & Attiret. Ce dernier fit plusieurs beaux tableaux d'Église, une quantité d'autres pour les chrétiens, plus de deux cents portraits de personnes de différents âges & de différentes nations.

C'est assurément quelque chose de bien pénible & de bien dur que d'être obligé de peindre à la hâte, contre son jour, dans des lieux peu commodes, quelquefois obscurs, souvent trop éclairés, au milieu d'une foule de courtisans qui ont toujours quelque chose à dire, ou au peintre pour le détourner de son attention, ou au modèle pour lui faire perdre sa contenance, d'être forcé de peindre vite & longtemps, de peindre sans avoir ni couleurs propres ni pinceaux préparés pour cela, faute d'avoir été prévenu, de peindre dans les circonstances critiques d'une maladie imprévue qui ôte au corps ses forces & à l'esprit sa vigueur ; de peindre enfin lorsqu'on est le moins en état de le faire. Les Caraïbes & les Hurons n'oseraient, ce semble, rien exiger de pareil. C'est cependant chez ce peuple, un des plus polices de l'univers, que cela se voit, & c'est par les ordres d'un très grand Prince, d'un Prince sage & éclairé que cela se pratique souvent ainsi.

L'Empereur est plein de bonté pour les étrangers qui sont avoués dans son empire, pour ceux surtout qui travaillent à son service. Il ne prétend rien exiger d'eux qui ne soit raisonnable, & il ne l'exige même qu'autant qu'ils voudront bien s'y prêter, mais l'Empereur n'est pas instruit de tout, & il n'est pas possible de l'en instruire. On doit se taire, ou pour ne pas exposer la fortune de quelqu'un de ceux qui approchent du Trône, ou par une bienséance de Cour contre laquelle on n'agit jamais sans les plus grands inconvénients. Les intentions les plus droites pouvant être mal interprétées, on se garde bien de les manifester ; les excuses les plus légitimes pouvant être prises pour des prétextes, on n'en apporte aucune. Pour donner une idée de ces travaux & de la promptitude avec laquelle on doit les exécuter, je vais rapporter quelques anecdotes qu'on ne sera pas fâché de connaître.

Les années (depuis 1753 jusqu'en 1760) les plus brillantes du règne de Kien-long, ces années dont chaque mois a été marqué par quelque victoire, ou par la soumission volontaire de quelque chef de horde, & où les limites de la domination tartare chinoise ont été portées jusqu'aux extrémités de la petite Boukharie, au-delà des montagnes de Badakhschan ; ces années, dis-je, ne feront pas moins l'admiration de la postérité, par ce que l'histoire lui en racontera, que par ce que la peinture mettra sous ses yeux.

D'abord Taouatsi regardé comme usurpateur du Trône des Éleuths, combattu, défait, pris prisonnier & conduit à Péking ; son arrivée à la Cour où malgré ses disgrâces il est reçu avec tous les honneurs dûs à son rang, où pour lui adoucir la perte du royaume dont on venait de le dépouiller, on le décore du titre de Tsin-ouang, c'est-à-dire de Prince du premier ordre, & où cependant sous le spécieux prétexte du cérémonial on le garde à vue, & on le retient dans une honorable prison.

En second lieu, Amoursana auquel on avait fourni des troupes pour l'aider à détrôner Taouatsi son concurrent, déclaré lui-même rebelle pour avoir refusé de venir à la Cour, afin d'y recevoir, disait-on, les honneurs dont on voulait le combler ; attaqué en conséquence & poursuivi jusque sur les frontières de la Russie, où après avoir traîné de déserts en déserts & de cavernes en cavernes une misérable vie que tant de milliers d'hommes armés cherchaient à lui ravir, mourut de la petite vérole, abandonné de ses plus fidèles sujets, auxquels ce terrible fléau du genre humain parut encore plus redoutable que toutes les armées du vaste Empire de la Chine.

En troisième lieu, le grand & le petit Hotchom qui se disaient les successeurs légitimes d'Amoursana, après avoir ramassé tous les débris des troupes vaincues & fugitives, après avoir excité le courage & ranimé la valeur d'un petit nombre de hordes de Tartares mahométans pour tâcher avec leur secours, d'empêcher la ruine totale d'un État ébranlé jusque dans ses fondements, après avoir livré des batailles, soutenu des sièges, après avoir été battus par le grand nombre, chassés d'Ouché, d'Ily, d'Irguen, & de Casgar contraints de se réfugier chez le sultan de Badakschan lequel ne voulant ni les livrer, ni empêcher les troupes impériales d'entrer dans sa ville, les laissa se défendre seuls, & mourir en braves les armes à la main.

En quatrième lieu, le cadavre du premier des Hotchom insulté, sa tête coupée, apportée en triomphe à Péking & placée avec appareil sur une des portes intérieures du Palais de l'Empereur, en présence de Sa Majesté & de toute la Cour ; là exposée aux yeux de tout le monde, elle était bien moins un trophée pour les vainqueurs, qu'un objet de terreur pour les vaincus : elle instruisait tous les Mandchous, Mongous, Chinois & Tartares mahométans du triste sort qui les attendait, s'il leur arrivait jamais de faire d'inutiles efforts pour tâcher de relever un royaume qui venait d'être réuni à une des provinces de l'Empire, en attendant qu'on daignât l'ériger lui-même en province particulière.

En cinquième lieu : enfin l'entrée triomphante du général Tchao-hoei, principal instrument des conquêtes de Sa Majesté. À la distance d'environ six lieues de la Capitale, au milieu du grand chemin, par où le général devait passer, on avait dressé un pavillon dans lequel on avait mis un autel & un trône. C'est là que l'Empereur se rendit avant le lever du soleil, pour y attendre dans tout l'appareil de la majesté impériale celui qui avait si bien mérité de l'Empire. Le général qui est censé ignorer ce qui se passe, arrive & est tout étonné de se trouver si près de Sa Majesté ; il se jette à bas de son cheval pour aller se prosterner aux pieds de son maître ; en même temps l'Empereur sort du pavillon, lui tend la main, l'empêche de se mettre à genoux & l'invite à entrer dans le pavillon, afin de faire de concert avec lui les cérémonies respectueuses en l'honneur du Ciel & en présence des esprits. Ils entrent l'un & l'autre, se prosternent devant l'autel, frappent la terre du front, suivant le rit déterminé. L'Empereur se lève seul, verse du vin dans trois coupes qui sont rangées sur l'autel, les offre, en fait la libation, les remplit de nouveau de sa propre main, les présente l'une après l'autre au général qui en boit la liqueur.

Après avoir vidé la dernière coupe, le général se lève à son tour & debout à côté de Sa Majesté, il fait un court exposé de ce qui s'est passé de plus essentiel durant le cours de la guerre, comme pour avertir les ancêtres que la génération présente tâche de marcher sur leurs traces, & qu'elle n'a point dégénéré de leur valeur, non plus que de leur vertu. Après cette cérémonie on en commence une autre, c'est celle de la marche lorsque l'Empereur conduit lui-même son général jusqu'au plus prochain de ses Palais. Les drapeaux & les étendards de toutes les couleurs & de toutes les formes, portés par des hommes à cheval, vêtus de robes longues, tous les instruments de parade qui sont d'étiquette pour le grand cérémonial, portés de même par des hommes à cheval vêtus de robes longues, précédent la marche. Les uns & les autres sont rangés de file, sur deux lignes parallèles, & marchent gravement au son des instruments guerriers qui sont placés parmi eux à des distances égales ; viennent ensuite ceux qui représentent les différents corps de la milice, & après eux les grands officiers de la couronne, chacun dans le rang qui lui convient avec les marques distinctives qui lui sont propres. Quelques officiers des gardes terminent cette première division.

Après un intervalle d'une vingtaine de pas, les eunuques du Palais commencent la seconde : ils sont rangés dans le même ordre que ceux qui les précèdent & à cheval comme eux ; car tout le monde est à cheval dans cette cérémonie. Parmi ces eunuques, les uns portent des cassolettes d'or, dans lesquelles ils font brûler des odeurs exquises qui embaument l'air, les autres tiennent à la main des vases de même métal qui sont remplis de thé & de quelques liqueurs rafraîchissantes. Ils sont suivis par deux chœurs de musiciens, eunuques comme eux, qui marient leurs voix mélodieuses au son des instruments, & célèbrent par l'hymne le triomphe & les victorieux & les victoires qu'ils ont remportées.

La troisième division commence par une partie des officiers des gardes, ils précèdent immédiatement l'Empereur. Le général ayant le casque en tête & revêtu de son armure, est au côté droit de Sa Majesté. Le Premier ministre & quelques grands de l'Empire forment le cortège. L'autre partie des officiers des gardes suit & ferme la marche.

Les princes de tous les ordres, les mandarins des grands tribunaux de l'Empire, les chefs des tribunaux subalternes de la Capitale, les lettrés & les militaires qui ont un grade au-dessus du quatrième degré, les ambassadeurs des petits souverains tributaires de la Chine que le hasard, la politique ou leurs propres affaires avaient conduits à Péking, à genoux sur une même ligne, à l'un des côtés du grand chemin, sont les seuls témoins d'un triomphe dont la majestueuse simplicité & l'ordre merveilleux qui y règne sont au-dessus de toute expression. Comme les missionnaires européens sont réputés être au service de la Cour, ils ont l'honneur d'être mêlés parmi les mandarins dans ces sortes de cérémonies, où il s'agit de témoigner son zèle pour la personne de l'Empereur ou pour la gloire de l'Empire. Nous étions par conséquent au nombre des spectateurs, & je ne dis rien ici que je n'aie vu de mes propres yeux.

Tels sont en gros les principaux événements consignés dans les fastes avec toute l'exactitude & la prolixité des détails, & mis en tableaux dans leurs différentes parties, dans celles du moins qu'on a cru les plus propres à relever la gloire du conquérant ou à flatter l'amour-propre du souverain.

Pendant tout le temps, que cette guerre a duré contre les Éleuths & les autres Tartares leurs alliés, dès que les troupes de l'Empire avaient remporté quelque victoire, pris quelque ville, ou soumis quelque horde, aussitôt ordre aux peintres d'en faire la représentation. Ceux d'entre les principaux officiers qui avaient eu le plus de part à ce qui venait de se passer étaient choisis de préférence pour figurer en peinture, comme ils l'avaient fait dans la réalité. Mais comment peindre des modèles qui n'étaient pas présents, qu'on n'avait jamais vus, & dont par conséquent on ne pouvait se former une idée suffisante pour les représenter du moins à peu près ? Ce qu'on regarderait partout ailleurs comme moralement impossible, ne souffre ici aucune difficulté. Ceux qui devaient servir de modèles étaient absents, ils étaient quelquefois dans des endroits éloignés de la Capitale de plus de huit cents lieues de chemin, n'importe ; on les mandait à la Cour, & ils s'y rendaient avec cette célérité, dont les seuls Tartares sont capables. Le jour même de leur arrivée, ils étaient admis en présence. L'Empereur les interrogeait sur ce qu'il voulait savoir, faisait tirer leurs portraits & les renvoyait aussitôt à l'armée, pour y continuer le service comme auparavant. Tout cela se faisait de part & d'autre avec tant de précipitation que l'arrivée de ces officiers n'était souvent sue à la Cour qu'après qu'ils étaient repartis. Les peintres n'avaient tout au plus qu'une heure ou deux pour mettre sur la toile des figures pour lesquelles il leur aurait fallu deux ou trois jours au moins.

Je ne dois pas laisser ignorer que cela ne se pratique ainsi que par un raffinement de politique. Faire tirer les portraits de plusieurs de ceux qui se sont trouvés dans les différentes actions, est le prétexte ; mais la véritable intention de l'Empereur est de se procurer l'occasion de savoir par lui-même, de la bouche de plus d'un témoin, si les relations de ses généraux ne s'écartent pas de la vérité, ou si ses ministres ne lui en imposent pas. La seule crainte d'être découvert ou de se trahir soi-même, retenait tout le monde dans le devoir, & l'Empereur, exactement instruit, pouvait donner des ordres à propos.

Ce qui se pratiquait à l'égard des officiers, avait lieu à peu près également à l'égard de quelques prisonniers de marque que l'on avait faits en combattant, & de plusieurs chefs de horde qui sans vouloir combattre avaient subi volontairement le joug. Les uns & les autres étaient conduits à Péking ou dans quelqu'une des Maisons impériales, on les interrogeait, ou pour mieux dire on les faisait parler sur les affaires de la guerre, sans qu'ils pussent soupçonner qu'il y avait de l'affectation, on tirait leurs portraits, on les mettait à portée d'être témoins de tout ce qui pouvait leur inspirer du respect pour l'Empereur & de l'admiration pour la puissance dont il est environné : on les admettait au festin de cérémonie, & après les avoir comblés d'honneur & chargés de présents, on les renvoyait dans leur propre pays pour y vivre à leur manière, mais sous l'autorité des officiers de l'empire. Cette sage conduite, dans laquelle les Éleuths reçurent en général des gages certains de la clémence ou de la libéralité du grand Prince dont ils étaient devenus les sujets, ne se démentit qu'envers ceux qui refusèrent opiniâtrement de se soumettre, ou qui, après avoir semblant d'être soumis, reprirent les armes, dès qu'ils crurent pouvoir le faire avec avantage. Les terribles châtiments qu'on leur fit essuyer, après les avoir vaincus, achevèrent de contenir dans les bornes du devoir ceux qu'on ne pouvait y fixer par les bienfaits.

Tous ces portraits faits ainsi à la hâte, étaient mis en réserve dans un lieu particulier, d'où on les tirait ensuite, quand on en avait besoin pour les tableaux dans lesquels ils devaient entrer. Il arrivait souvent qu'un même peintre devait faire pour sa part trois ou quatre portraits par jour, & quand je dis par jour, il faut entendre cinq ou six heures seulement, parce que le reste du temps se passait ou en pures cérémonies, ou à attendre, ou à se transporter d'un lieu à un autre.

L'extrait de quelques lettres du frère Attiret achèvera de confirmer ce que j'avance. Il avait été appelé en Tartarie par l'Empereur pour exercer son talent.

« À mon arrivée à Gehol, je descendis à l'Hôtel du Premier ministre aux soins duquel l'Empereur m'avait confié. Le quatre du mois de Juillet 1754, c'est-à-dire deux jours après mon arrivée, ce ministre étant dans mon appartement, me dit que vraisemblablement j'aurais à peindre le Ta yen yen (la cérémonie du grand festin) qu'on devait faire incessamment. À onze heures du soir, on m'ordonna de me rendre au Palais avant la pointe du jour. En effet, le lendemain on me conduisit au jardin où l'on préparait tout. On me dit que les régulos tartares étaient arrivés pendant la nuit, & qu'aujourd'hui même l'Empereur leur donnait le festin avec toute sorte de splendeur, que l'intention de Sa Majesté était que j'en fisse le dessin, & qu'on le lui présentât le jour même. C'est là que je reconnus le besoin de ce qu'on reproche quelquefois aux peintres d'avoir trop. Mon imagination à la glace ne me représentait les objets que j'avais vus que dans un confusion & un chaos où je ne pouvais rien débrouiller. Enfin aiguillonné par la nécessité, je saisis moment de l'arrivée de l'Empereur dans le lieu du Ta yen yen. Il y a dans ma composition une centaine de figures. L'Empereur approuva mon dessin qui lui fut présenté le même jour. Le lendemain à la pointe du jour, nouvel ordre de me rendre au Palais pour y peindre ceux des Mongous que l'Empereur a élevés au rang de princes du 1er, 2e, 3e & 4e ordres, & ceux qu'il a faits grands de l'Empire. J'en ai déjà peint cinq ; l'ordre est que j'en peigne au moins deux par jour. On sait que ces Tartares ne sont pas trop patients, on craint de les ennuyer en les retenant trop longtemps, dans des lieux d'où probablement ils voudraient déjà être bien loin... Le 20 de la cinquième lune je tombai malade, on m'envoya les médecins de l'Empereur ; le 21 & le 22 je fus obligé d'aller peindre deux portraits, & trois le 23 malgré ma maladie. L'endroit où je peignais était le lieu où étaient les régulos & les grands pour entendre la comédie. Ils étaient par conséquent toujours sur mes épaules, augmentant infiniment mes peines, par leurs caresses, leurs politesses & leurs questions. Ce qui les engageait à ces considérations était la manière honorable avec laquelle l'Empereur me traitait. On m'envoyait chaque jour des mets de sa table par un mandarin en cérémonie.

Le 28 je fus appelé pour mettre en grand le petit dessin du Ta yen yen. À peine je fus arrivé, qu'un eunuque m'apporta deux pièces de soie de la part de l'Empereur. Sa Majesté arriva elle-même peu de jours après. Elle me fit l'honneur de me demander si j'étais bien remis de ma maladie ; il fallut lui répondre qu'oui. Elle trouva que je n'étais pas bien dans l'endroit où j'étais, & me fit transporter dans le Ta tien ou la grande salle. Peu de temps après le hou cha kie (nom du principal eunuque de la Présence) vint avec une feuille de ce papier sur lequel l'Empereur a coutume de peindre, & m'ordonna de la part de Sa Majesté de dessiner sur le champ un Tartare à cheval, courant après un tigre, l'arc bandé pour le tuer.

Le 29 le même eunuque vint m'apporter l'ordre de faire le dessin de quatre cheou-kuen : on appelle ainsi une pièce de soie aussi fine mais plus serrée que le cha. Elle est large d'environ deux pieds & d'une longueur indéterminée. On la met en rouleau & on la tient à la main, c'est ce que son nom désigne. J'allai au jardin pour y choisir les sites qui devaient servir de fonds. L'Empereur s'approcha de moi & s'informa de ma santé.

Le deux de la sixième lune l'Empereur est venu à moi & a trouvé que les dessins que j'avais faits de sa personne, soit à cheval ou porté en chaise étaient trop renversés en arrière. Il s'est assis sur le trône qui est dans la salle où je travaille, & m'a ordonné de le dessiner tel qu'il était. Comme il faisait fort chaud, il m'a permis d'ôter mon bonnet & de m'asseoir, car on est toujours à genoux, lorsqu'on fait quelque chose en sa présence.

Le matin du trois de la sixième lune, il m'a fait voir ce qu'il avait peint sur le dessin que je lui avais fait, & m'a fait corriger quelque chose sur l'attitude du Tartare qui tire de la flèche. Le soir il m'a envoyé ce tableau pour l'achever. Il me fit demander si j'avais un yeou-ti-tsé ou une toile empreinte, ou pour mieux dire du papier de Corée avec une couche d'huile. Ce papier est plus fort & plus uni que la toile. Comme je n'en avais point, on fit partir un courrier pour en aller chercher au Joui-kouan (l'endroit où travaillent les peintres) ; le courrier revint une heure après.

Le neuf je fis le portrait de l'Empereur en grand, & tout le monde en fut content. Le dix je reçus l'ordre de me rendre au jardin pour y choisir un site selon mon goût & d'en faire le dessin, pour servir de fond à un tableau, dans lequel l'Empereur sera représenté s'exerçant à tirer la flèche. Ensuite le Prince de son propre mouvement me créa mandarin avec des appointements ; mais malgré toutes les instances du ministre je persistai à refuser cet honneur.

Le frère Attiret a composé encore plusieurs magnifiques tableaux qui sont déposés dans le Palais de l'Empereur, où en général il n'est permis à personne de les aller voir, à moins que quelque commission particulière ne vous porte de ce côté. J'ai eu occasion d'en voir quelques-uns.

Le premier est un plafond représentant le temple de la Gloire, non de celle qui s'acquiert en prenant ou en renversant des villes, mais de celle qui résulte des différents services qu'on rend au genre humain en lui procurant de quoi satisfaire à ses besoins, en pourvoyant à sa sûreté ou en augmentant son bien être, & en multipliant ses plaisirs.

Le second est un tableau d'environ cinq pieds de haut sur trois & demi de large. Il représente une dame qui vient d'achever sa toilette. Quatre autres tableaux représentent les quatre saisons.

Le printemps s'annonce par un paysage d'arbres à fleurs. Quelques femmes jouissent du beau spectacle de ces arbres déjà tout fleuris, d'autres en coupent quelques rameaux.

L'été fait voir un étang couvert en partie de nénuphars, dont plusieurs sont en fleurs, d'autres en bouton, le reste n'offrant encore que le beau vert de ses feuilles. Au milieu de l'étang est une petite nacelle dans laquelle il y a une dame & deux suivantes. La dame est assise, une des suivantes lui présente une fleur de nénuphar, l'autre pousse la nacelle au moyen d'un aviron à la manière chinoise, c'est-à-dire en appuyant fortement l'aviron au fond de l'étang.

L'automne représente une mère de famille assise à côté d'une treille, ayant autour d'elle plusieurs petits enfants. Un de ces enfants tient une grappe de raisin & en porte un grain à sa bouche. La mère donne une grappe au second & en montre une autre au troisième.

L'hiver offre un appartement meublé à la chinoise. Au milieu est une grande bassine dans laquelle il y a des charbons. Un jeune enfant accroupi auprès du brasier s'amuse à remuer les cendres avec un petit bâton. La mère est assise sur un fauteuil au fond de la chambre, plus occupée de son fils, qu'elle voit badiner auprès du feu, que de la tasse de thé qu'elle boit. Une servante est debout devant elle, tenant le petit bandége sur lequel elle a apporté le thé. Elle a la tête un peu penchée sur l'épaule & tournée du côté de l'enfant. Un autre petit enfant avec son habit fourré vient d'un coin de la chambre pour prendre quelques bonbons qu'il voit sur le bandége.

Après tout ce que l'on vient de rapporter, on voit que les peintres qui travaillent pour l'Empereur ne sont pas toujours libres dans le choix & dans l'ordonnance du sujet. Ils ne peignent rien qui n'ait été vu & approuvé par ce Prince, qui fait retrancher ou ajouter à sa volonté, en sorte que l'imagination de l'artiste est souvent enchaînée. Cette gêne le rend un véritable esclave.

Le frère Attiret qui eut beaucoup à souffrir pendant tout le temps qu'il fut ainsi occupé, mourut le 8 décembre 1768, âgé de soixante-six ans & quelques mois, étant né le 31 juillet 1702.

L'Empereur fit donner 200 taels ou onces d'argent (1.500 livres de notre monnaie) pour aider aux frais de ses obsèques. Le prince son frère envoya son fils aîné s'informer du jour auquel on ferait la cérémonie, ce jour venu un de ses principaux eunuques vint le pleurer sur le cercueil, & voulut l'accompagner jusqu'au lieu de la sépulture. Nous le priâmes de ne point exécuter les ordres de son maître, & il se borna à l'accompagner quelque temps à pied.

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